L'ANTI-ALIÉNISTE



L'Anti-Aliéniste est un journal rédigé en 1893 - écrit à la main et à l'encre violette, qui a depuis pâli en bien des endroits - par un malade de Bicêtre.


Ce journal de quatre pages était polycopié à l'alcool à quelques dizaines d'exemplaires.
Il n'a pas dépassé le cinquième numéro, daté du mois d'août : son auteur, Charles Etlinger, obtint sa sortie du service de Sûreté de Bicêtre en ce même mois d'août 1893.

Etlinger fut réadmis en avril 1897, puis de nouveau en février 1901, mais ne semble pas avoir alors repris ses activités de journaliste.


L'Anti-Aliéniste, dont il est fait mention dans l'ouvrage de Philippe Chaslin paru en 1912 et intitulé Eléments de séméiologie et clinique mentales, est sans doute l'une des plus anciennes publications antipsychiatriques en France, sinon au monde.

Gilles Leray a consacré à ce journal et à son auteur sa thèse de doctorat en médecine (Lecture d'un journal de 1893 ou un mouvement antipsychiatrique en 1893. Paris Saint-Antoine, 1978, n°270), et, en collaboration avec Françoise Chancel-Cano, un article dans le journal Synapse (1986, n°20; 68-75), intitulé : « Scoop : un aliéné criminel témoigne ».


L'ANTI-ALIÉNISTE

1ère Année N°1 - Paraît le 1er de chaque Mois - Samedi 1er Avril 1893
Rédaction. Sûreté de Bicêtre. Prix de l'abonnement 0 fr. 25 le numéro

Rédacteur en Chef : Charles Etlinger.

Adresser lettres et manuscrits à la Rédaction. Annonces et réclames.

Notre But

Nous nous étions bornés jusqu'ici à remplir nos devoirs de citoyens sans prendre part aux discussions politiques, et fort occupés de nos affaires nous nous sommes toujours abstenus de nous mêler à la lutte qui divise les partis mais le situation ayant complètement changé il ne s'agit plus de repousser ou de reproduire la candidature de tel ou tel individu, c'est le droit et l'humanité qui se trouvent en présence de l'injustice [illisible]ssion [illisible] puissants, ou la prospérité d'un [illisible] un peuple se trouvent engagés [illisible] rester inactifs et silencieux; voi[illisible]dons ce journal qui servira comme son titre l'indique à combattre les médecins aliénistes ces ennemis jurés de la liberté, ces chevaliers d'industrie qui ne vivent que de rapines.

Nous apporterons dans ces colonnes autant de ferveur à vous mettre en garde contre cette paresse de l'intelligence, cette fatale indifférence pour ce qui est juste et vrai, à laquelle prospérité vous dispose, et nous vous adjurerons, comme citoyens d'un pays libre de maintenir l'inviolabilité de vos principes, et de travailler sans cesse au développement de la liberté des nations et des individus.

Vous ne pouvez pas extirper d'un seul coup le poison qui s'est infiltré dans toute la France, mais vous pouvez empêcher qu'il n'atteigne les membres restés jusqu'à présent à l'abri de sa pernicieuse influence; vous pouvez préserver de toute souillure ces sources vives qui rendront un jour à la République, la vigueur et la santé.

Devez-vous souffrir que sur ce territoire s'établisse une institution fatale qui condamne à jamais une partie de ses habitants à l'esclavage et au déshonneur. Votre sol fécond entre tous doit-il devenir la propriété de maîtres fainéants? Doit-il en arrêter le progrès dans sa course, imposer silence à la vérité et l'homme devra-t-il étouffer les plus nobles penchants de sa nature?

Que vous l'empêchiez tous, vous qui pouvez d'un mot ou d'un vote prévenir pour votre part cet effroyable malheur. Qu'il ne soit pas dit que le poison a pénétré jusqu'au siège de la vie, et qu'au centre d'un pays éclairé et libre comme le nôtre, il existe des hommes qui trahissent la liberté.

Unissez-vous, opposez des convictions profondes aux conseils perfides dont vous êtes assiégés, et que le parti que vous représentez proclame au moins par ses votes la liberté de la France.

Nous ne fondons pas ce journal dans le but de vous exciter, mais pour vous convaincre, nous ne voulons pas seulement éveiller vos sentiments généreux, mais vous sommer d'agir conséquemment à vos principes et de prêter ainsi votre concours à l'extension de la liberté. C'est parce que l'ensemble de la nation paraît indifférente à la crise que nous traversons, et qui se renouvellera tant que nous serons divisés sur ce point important que nous nous efforçons de vous faire comprendre la grandeur de la question qui s'agite, et où votre responsabilité est profondément engagée. Faites voir en citoyens honnêtes et sincères que dans vos cœurs aussi bien qu'à votre foyer, dans les actes de votre vie privée comme au scrutin vous conservez ces principes sacrés de la liberté approuvés également par une saine politique.

La Rédaction

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Dans notre prochain numéro nous parlerons de la Séquestration arbitraire considérée à tous ses points de vues.

FAITS DIVERS

Un singulier quadrille

On a arrêté hier, dans un bal musette quatre personnages qui exécutaient un quadrille des plus échevelés. Ce sont les nommés Forban âgé de dix huit ans, souteneur et récidiviste dangereux, sa maîtresse une fille Desongle dite Nini la blonde, âgée de vingt et un ans, Lamiral vingt ans et la fille Collin dite Coupe en deux, âgée de dix neufs ans. Ces quatre singuliers danseurs qui sont accusés de vols importants commis avec effraction dans le quartier du Bel Air, ont été envoyés au dépôt où il a été reconnu qu'ils donnaient des signes évidents d'aliénation mentale. M. le docteur Paul Garnier, l'aliéniste bien connu de l'infirmerie spéciale du dépôt chargé de les examiner a conclu dans son rapport à leur entière irresponsabilité. En conséquence, ces quatre danseurs seront dirigés sur une maison d'aliénés.
Est-ce que l'on reniera encore la science de M.M. les aliénistes?

Hanneton vole!

Un gamin qui baillait hier devant la porte de l'hospice de Bicêtre a recueilli un hanneton qui paraissait tout étonné de se trouver en plein air. A la suite de l'enquête à laquelle il a été procédé, il a été établi que ce coléoptère s'était échappé du crâne de l'un de nos plus éminents aliénistes de Bicêtre, le docteur Charpentier.

Un client qui reviendra

L'on apprend que le nommé Graveleau, qui avait été interné à l'asile de Bicêtre, au commencement de l'année dernière à la suite d'attaques épileptiques sur la voie publique, vient d'être mis en liberté après avoir avoué à M. le docteur Charpentier, l'éminent aliéniste de Bicêtre, qu'il n'était pas épileptique le moins du monde, qu'il ne faisait ce commerce que depuis 1879 afin d'implorer la charité des passants et de vivre sans travailler.
Toutefois il est bon de dire que M. le docteur Charpentier ne l'a lâché qu'avec la certitude qu'il lui reviendrait, Graveleau étant un de ses meilleurs clients.
C'est égal, monter le cou à un docteur pendant quatorze ans, à un spécialiste encore, c'est un peu raide!

TRIBUNAUX

L'affaire Plista

Dans le courant du mois de Mars, la cour d'assises a jugé Virgile Plista, "l'homme aux bottes", qui assassina l'an dernier la nommée Marie Molles, la bonne d'un de ses oncles qui demeurait à Fontenay-sous-Bois.

On se souvient que Plista avait comparu une première fois déjà, devant les jurés de la Seine, en janvier dernier, et l'on n'a pas oublié peut-être qu'au cours des débats, le défenseur de l'accusé Me Labori obtint que son client fût examiné par le docteur Mottet l'aliéniste. L'inspiration était bonne, Plista, en effet a eu la chance d'être pris pour un déséquilibré par l'aliéniste, qui a conclu à la responsabilité atténuée du jeune assassin.

Celui-ci s'est défendu comme la première fois, avec une prétention et une absence de sincérité complète. C'est un phraseur et un poseur peu intéressant, qui tente de se donner des allures mystérieuses et faciles, n'a pas l'air fou le moins du monde.

Je ne suis pas un criminel, s'est-il écrié à la fin de son interrogatoire.

Pourtant, lui a fait observer le président Pilet Desjardins, vous avez assassiné Maria Molles.
Si mes mains l'ont tuée, ce n'est pas ma tête qui a voulu le crime, a répondu Plista qui d'un ton mélodramatique, a ajouté : si ce que j'ai fait mérite la mort, donnez la moi, je ne la crains pas, j'aime mieux çà, que ce soit fini tout de suite.

A retenir dans les dépositions celles du docteur Mottet :

Virgile Plista, a-t-il déclaré, résumant son rapport, n'est pas un aliéné de folie morale, de folie affective, mais il n'est pas douteux que son intelligence n'est pas normale. Il a présenté l'ensemble des caractères cliniques, des troubles intellectuels, des prédispositions héréditaires.
Il y a, chez ces individus, à côté des manifestations d'une activité d'esprit souvent brillante des défaillances inouïes, des perversions de caractère et de sentiments qui préparent des actes les plus extravagants.
Ils cèdent presque sans résistance aux sollicitations de leurs instincts. leurs déterminations ne sont pas précédées de réflexions mais ils ne sont pas cependant incapables de juger la valeur morale de lerus actes.
Il y a de plus chez Plista la complication de l'état vertiginaux cela constitue une tare, dont il y a lieu de tenir compte pour déterminer le degré de responsabilité pénale qui lui incombe.


On voir par les réponses que Plista a faites au tribunal et le rapport du docteur Mottet que celui-ci a passé à la caisse de la famille, et qu'il a eu soin de faire la leçon à son protégé.
Me Labori, en avocat habile, a su tirer un si bon parti du rapport du docteur Mottet que non seulement Plista n'a pas été condamné à mort mais que la cour a abaissé la peine à vingt ans de travaux forcés et vingt ans d'interdiction de séjour.
L'avocat général Bonin avait longuement réclamé la peine capitale.
Allons, M.M. les aliénistes, réjouissez-vous!
Voilà encore un procès qui va vous permettre de mettre un plat de plus sur votre table.
Seulement, souvenez-vous que Lafontaine l'a dit avant M. Mottet

Le monde est plein de fous et qui n'en veut point voir
Doit rester dans sa chambre et casser son miroir

et que vous n'aurez pas toujours des jurés assez complaisants pour couper dans vos doctrines de charlatans.

DÉPARTEMENTS

Un fou qui se venge

Lyon 18 Mars.

Un assassinat a été commis ce matin à l'asile de Bron.
A neuf heures un aliéné du nom de Bonnier, qui avait à se plaindre des mauvais traitements que lui faisaient subir les gardiens et particulièrement le chef cuisinier Perrin a porté à celui-ci un violent coup de couteau qui l'a atteint dans la région du cœur.
La mort a été instantanée.
Voilà un asile qui est digne des plus grands éloges. Dernièrement une jeune femme y accouche clandestinement, une aliénée tue une de ses co-détenues et aujourd'hui, on y enregistre un autre drame.
Est-ce que le parquet va hésiter de mettre la main sur toute cette canaille qui dirige cet établissement?

ETRANGER

New York, 18 Mars 1893

La presse de Chicago reproduit en ce moment les rumeurs les plus extraordinaires.
A la suite de révélations très graves, une enquête a eu lieu dans l'asile d'aliénés de Chicago.
On a constaté que les femmes étaient livrées à la lubricité des gardiens et de certains personnages auxquels on accordait une entrée dans l'établissement.
De nombreuses naissances clandestines ont eu lieu. Actuellement, un certain nombre de jeunes femmes en traitement pour dérangement d'esprit se trouvent dans un état de grossesse qui explique suffisamment le désordre moral auquel l'établissement est en proie.
Est-ce que MM. les aliénistes de Chicago auraient l'intention de prendre modèle sur leurs collègues de France?

Serment et Conseils d'Hippocrate

La plus grande partie de la secte aliéniste ayant oublié ou n'ayant peut-être jamais lue (sic) la vie l'Hippocrate, le fondateur de la médecine, nous leur en mettons un passage sous les yeux, afin que chacun d'eux en tire profit

Serment d'Hippocrate

Aucune séduction ne pourra me déterminer à donner du poison.
A qui que ce soit, jamais non plus je ne ferai entendre aucun conseil criminel.
Mon unique but sera de soulager et de guérir les malades, de répondre à leur confiance, et d'éviter jusqu'au soupçon d'en avoir abusé.
Quelle que soit la maison où je serai appelé, j'y entrerai dans la seule intention d'y secourir les malades, m'abstenant de toute corruption.
Si pendant le traitement, ou même après la guérison, je venais à découvrir sur la vie des hommes des choses qu'il importe de ne pas divulguer, je m'imposerai à [?] le silence le plus absolu.

Conseils aux aliénistes

Un médecin doit avoir de la propreté dans ses habits, de la gravité dans ses manières, il doit être modéré dans toutes ses actions. Il ne doit être ni envieux, ni injuste, ni aimer le gain déshonnête. Il ne doit pas être grand parleur mais il faut néanmoins qu'il soit prêt à répondre à tout le monde avec douceur.

OFFRES et DEMANDES D'EMPLOIS
Insertions gratuites

On demande pour l'hospice de Bicêtre un médecin spécialiste pour les maladies mentales. Inutile de se présenter si l'on ne connaît pas la boxe et le chausson.

Lire notre prochain numéro qui paraîtra le Lundi 1er Mai



L'ANTI-ALIÉNISTE

1ère Année N°2 - Paraît le 1er de chaque Mois - Samedi 1er Mai 1893
Rédaction : Sûreté de Bicêtre. Prix de l'abonnement 30 centimes le numéro

Rédacteur en Chef : Charles Etlinger

Adresser les manuscrits à M. le Rédacteur en Chef. Annonces et réclames 2 fr.

L'abondance des matières nous oblige à renvoyer l'article de « La Séquestration arbitraire » à notre prochain numéro.

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LA CONTAGION DE LA FOLIE

On n'ignore pas que dans certaines limites, heureusement fort étroites, la folie peut devenir contagieuse.
L'influence psychique exercée sur une personne saine vivant habituellement avec un aliéné est maintenant in[3/4 de ligne illisible] arriver à délirer comme [1/3 de ligne illisible] le même sens.
Ce que l'on ne savait point encore, c'est que les troubles psychiques peuvent se transmettre non seulement d'homme à homme, mais encore d'homme à animal. M. le docteur Charles Féré, médecin aliéniste de Bicêtre, vient, à ce propos de faire une communication fort intéressante à la Société de Biologie.
L'intelligence des animaux, dit-il, ne se distingue de celle de l'homme que par des degrés, les passions des bêtes sont comparables aux passions humaines. Il n'y a donc rien d'étonnant à voir chez les animaux les anomalies et les maladies intellectuelles qui s'observent chez l'homme. La folie se montre dans certaines espèces avec la même hérédité que d'autres névroses comme l'épilepsie, par exemple. Si les maladies mentales sont moins fréquentes chez eux, c'est que la civilisation les pénètre moins et que la sélection s'opère pour eux plus facilement.
Toutefois l'imbécilité, l'idiotie et la démence paralytique ne sont pas rares en particulier chez le chien et chez le cheval.
D'autre part l'existence de l'influence de l'imitation parmi les animaux de même espèce est indiscutable, les épidémies mentales se rapportant surtout aux paniques qui se manifestent principalement chez les chevaux pendant les guerres ou les manœuvres, sur les champs de foire ou aux ferrades, en sont la preuve.
On a également observé des faits d'imitation entre des animaux d'espèces différentes; par exemple un terrier King Charles élevé par une chatte avait aussi peur de la pluie que sa mère d'adoption, mais ce que l'on n'avait pas remarqué jusqu'à présent, je crois, c'est la contagion de la folie de l'homme aux animaux. La folie communiquée existe chez l'homme. C'est un délire identique chez eux ou plusieurs personnes vivant ensemble mais développé plus tard chez l'une des deux, remarquable généralement par sa débilité mentale.
Elle présente cette particularité que la séparation amène la guérison rapide de l'imitateur, tandis que l'initiateur de la folie évolue suivant la nature de son propre mal.
Plus souvent qu'une véritable aliénation on voit se communiquer des anomalies émotionnelles et des intolérances sensoriales. C'est ainsi que les personnes vivant en commun finissent par partager des répugnances morbides pour certaines odeurs et pour certaines saveurs.
Cette contagion des intolérances sensoriales n'est pas rare de l'homme aux animaux qui vivent en communauté avec lui et en particulier chez les chiens d'appartement.
Certains d'entre eux, par exemple, qui habitent avec des hystériques ou des émotifs incapables de supporter certaines odeurs ou certains bruits sans réagie, en arrivent à réagir de la même manière aux mêmes excitations, et cela même lorsqu'ils sont seuls. Mais ce n'est point là encore ce qui a fait l'objet de la communication de M. Féré à la Société de Biologie.
Il s'agit véritablement de certains cas de folie communiquée de l'homme aux animaux, cas se rapportant à l'agoraphobie.
L'agoraphobie est une sorte de folie qui amène chez le sujet la peur de l'espace, la crainte de traverser une place même vide, une rue solitaire, etc. C'est un trouble psychique qui se remarque surtout chez les hystériques et les hypocondriaques.
Suivent quelques exemples de contagion d'agoraphobie de l'homme aux animaux.
C'est une dame âgée de 53 ans atteinte d'agoraphobie depuis 22 ans, qui achète un chien et dix-huit mois après on s'aperçoit qu'il est atteint de la même maladie.
Il manifeste tous les signes de la peur, on est obligé de le porter, en un mot il est atteint de la maladie de sa maîtresse.
L'autre exemple est une dame X qui en janvier 1890 est atteinte d'influenza et doit garder la chambre pendant 6 semaines.
Son chien ne la quitte pas et ne descend pas dans la rue.
Cette dame doit faire un assez long apprentissage pour redevenir capable de redescendre son escalier.
Mais quand elle veut faire descendre l'escalier à son chien, celui ci oppose une résistance absolue.
Cet animal séparé de la malade atteinte d'agoraphobie et remis avec d'autres de ses congénères reprend très rapidement des habitudes normales et quand on le rend à sa maîtresse, au bout d'un mois il est capable de traverser une rue quand on l'appelle de l'autre trottoir.
Après quelques semaines de cohabitation avec sa propriétaire il retombe dans son état morbide, dans toutes ses manifestations.
On retrouve donc là les caractères principaux de la folie contagieuse dans laquelle un individu atteint d'un délire le communique à un autre d'une intelligence inférieure qui vit avec lui.
On voit par là que le traitement des aliénés tel qu'il existe aujourd'hui est des plus monstrueux et qu'ils sont voués aux plus terribles misères.
Eh bien je le demande aux bourgeois les plus ventrus, aux politiciens les plus cyniques, aux boulevardiers les plus gais, je le demande aussi à la masse des travailleurs dont l'opinion, en certaines circonstances, a son poids, une société qui permet que des êtres humains puissent être exposés à une telle misère ne doit-elle pas être bouleversée de fond en comble?
A la fin du dix-neuvième siècle, est-il possible que des êtres humains soient obligés de supporter la maladie la plus terrible que l'on puisse imaginer.
L'aliéné auquel tout législateur intelligent, tout écrivain de cœur, tout sociologue sincère devrait témoigner continuellement son respect, sa sollicitude, son admiration devrait-il, en France, pays des Lumières, être en butte à des traitements aussi vils, aussi dégradants pour les hommes qui, sur les murs mêmes de leurs établissements, inscrivent les mots : Liberté et Fraternité.
Pauvres aliénés, pauvres martyrs qui ne connaissez rien de la vie et qui ne voyez que dans un rêve les joies de ceux vos frères, qui ont la chance d'être aimés, d'être choyés, d'être dorlotés, pauvres malades accablés sous le joug de l'injustice sociale, maudissez les égoïstes qui gouvernent nos destinées. C'est sur eux, sur eux seuls que retombe la responsabilité des tortures que vous endurez. Ils ne veulent pas, les drôles, ils ne veulent pas, entendez-vous bien, chercher les moyens de vous donner non pas un peu de bien-être, mais la plus petite parcelle de cette pitié à laquelle tout être faible, tout être frêle, tout être impuissant a le plus incontestable des droits.
Et vous les vieux sacripants, qui fulminez contre les voleurs, les assassins et les souteneurs, n'ayez-vous pas honte de vouloir supprimer le vice alors que vous ne voulez rien faire pour supprimer la misère?
Vous stigmatisez les voleurs qui font la fête. Efforcez-vous donc de rendre possible l'existence des malades blessés au service de la France.

C. Etlinger

Académie de Médecine

L'Académie de Médecine avait à procéder dans sa séance du 22 mars, à l'élection d'un membre titulaire dans la section d'hygiène, en remplacement de M. le docteur Guéneau de Mussy, décédé. Il y avait 78 votants.
Au premier tour de scrutin, M. le docteur Magnan, médecin aliéniste de l'asile Sainte-Anne, ayant réuni 59 suffrages contre 14 à M. le docteur Motet et 3 à M. le docteur Napias, a été élu.
L'on ne peut que féliciter MM. les membres de l'académie de Médecine du choix qu'ils ont fait en prenant de préférence M. le docteur Magnan pour la section d'hygiène.
Espérons qu'il saura se montrer à la hauteur de son nouvel emploi en époussetant, à l'aide de son plumeau les toiles d'araignées.

Faits divers

Détournements à la Préfecture de la Seine

Il y a quelques jours, un nommé Bertrand, commis principal attaché à la direction des affaires municipales à la Préfecture de la Seine, disparaissait après avoir prévenu son chef de bureau qu'il venait de « faire un trou à la lune » et qu'il allait se suicider.
Bertrand était chargé de toucher les appointements de son chef et de ses collègues. Il a mis ces appointements dans sa poche.
Jusqu'ici toutes les recherches pour retrouver le cadavre de ce suicidé sont restées infructueuses.
Afin d'atténuer le scandale, à la Préfecture, on dit que Bertrand donnait depuis quelque temps des signes d'aliénation mentale.
Ajoutons que cet escroc était très bien noté auprès de ses chefs pour les certificats d'internement des personnes gênantes, et qu'il savait les délivrer fort à propos.

 

La Folie de Patte en l'Air

Un camelot, Jules Morel, âgé de trente-deux ans, plus connu au Croissant sous le sobriquet de Patte en l'air, s'en allait hier, vers quatre heures de l'après-midi, vendant ses journaux dans les quartiers de Saint Ambroise et de Belleville, lorsqu'il lui vint à l'idée de faire le fou.
Il se mit à crier une foule de paroles, parmi lesquelles on distinguait :
Demandez la nomination de de Lesseps à la Présidence de la République!

Puis voyant qu'il ne parvenait pas à se faire ramasser, il pénétra dans l'église Saint Pierre de Ménilmontant, renversa les chaises puis fit flamber pour deux sous de journaux aux cierges de la chapelle dite de la Vierge.
Les vieilles dévotes, effrayées, s'enfuirent en poussant des hurlements. Le bedeau alla chercher des agents qui conduisirent Patte en L'Air à l'infirmerie du Dépôt.
M. le docteur Garnier chargé de l'examiner n'y a vu que du feu.
Patte en l'Air sachant apprécier à leur juste valeur les capacités de M.M. les aliénistes en profita pour se faire héberger aux frais des contribuables et toucher quelque argent à sa sortie.
Ajoutons que M.M. les aliénistes ne tomberont pas cette fois-ci, Jules Morel, leur principal pilier, étant là pour les soutenir.

 

Les drames de la misère

La misère a donné naissance, hier, au numéro 73 de la rue Labat, à une scène d'une tristesse poignante. Les époux Boucherain, malades depuis de longs mois, avaient vu disparaître peu à peu leurs petites économies.
Le mari, comptable, avait quitté sa place. Depuis trois jours, personne ne les avait vus sortir.
Hier, le mari parcourait les escaliers en criant que sa femme dormait, qu'on voulait bien ne pas faire de bruit, crainte de la réveiller.
On entra : la pauvre femme était morte, assise sur un fauteuil. Son mari avait perdu la raison : il lui demandait si elle avait besoin de nourriture, il lui couvrait les épaules... Puis il pria les voisins de se retirer, se barricada chez lui, et soutint un véritable siège contre les gardiens de la paix, qui finirent par enfoncer la porte de sa chambre, et à s'emparer de sa personne.
Il a été envoyé à l'infirmerie spéciale du dépôt par M. Archer, commissaire de police. Voilà un pauvre malheureux qui a connu la misère, mais qui la connaîtra bien davantage dans les bagnes d'aliénés, surtout si le malheur veut qu'il aille à Bicêtre.

Rectifications

Nous avons reçu la visite de M. le docteur Charpentier, l'éminent aliéniste de Bicêtre, qui nous a fait quelques observations, très justifiées du reste, au sujet du nommé Graveleau dont nous avons raconté une petite partie de ses exploits dans notre premier numéro.
C'est par erreur que nous avions mis que Graveleau avait fait une attaque épileptique devant M. le docteur Charpentier.
Pour être conforme à la vérité, nous devons dire que Graveleau demandait à M. le docteur Charpentier, sa sortie ou bien trois francs pour lui faire le simulacre d'une attaque, et celui-ci, très généreux, lui a offert deux sous.
Mais nous disons sans crainte d'être démenti, qu'il a fait une attaque devant M. Réty, médecin aliéniste, inspecteur des asiles d'aliénés de la Seine, et qu'il n'a obtenu sa liberté qu'à ce prix.

Correspondances

A M. le docteur Charpentier

Nous avons l'honneur de demander à M. le docteur Charpentier, l'éminent aliéniste de Bicêtre, pour combien de patrons il travaille?
Il nous a dit que c'est pour le préfet de police ou bien pour le préfet de la Seine, une autre fois c'est pour le directeur de l'Assistance publique ou pour des commissaires de police.
Nous qui n'avons jamais réussi qu'à travailler pour un seul patron à la fois, nous désirerions bien connaître sa façon de procéder.

Pour les séquestrés
François Lecloux

Lire notre prochain numéro qui paraîtra le Jeudi 1er Juin 1893

 



L'ANTI-ALIÉNISTE

1ère Année N°3- Paraît le 1er de chaque Mois - Jeudi 1er Juin 1893
Rédaction : Sûreté de Bicêtre. Prix de l'abonnement 30 centimes le numéro

Rédacteur en Chef : Charles Etlinger.

Adresser les manuscrits à M. le Rédacteur en Chef. Annonces et réclames 2 fr.

LE TRAITEMENT DES ALIÉNÉS

Décidément M.M. les aliénistes veulent absolument faire parler d'eux. Ils essaient de faire croire à ce « bon public » qu'ils sont des médecins dévoués au service de leurs malades, alors qu'ils ne sont en réalité que des charlatans et de vulgaires filous.
D'ailleurs écoutez plutôt le docteur Auguste Voisin, l'aliéniste de la Salpêtrière, qui a été consulté au sujet de l'influence de la musique dans le traitement des aliénés.

Ce sont les maladies mentales, dit-il, qu'on a d'abord songé à traiter par la musique. Depuis longtemps on y a renoncée par cette raison bien simple que l'individu en proie à un accès de folie ne perçoit pas les réalités actuelles du monde extérieur. Quand vous parlez à un fou, il ne vous entend pas, ou il entend de travers. Un air de musique ne peut donc lui procurer aucun soulagement, et les concerts que l'on donne dans les maisons d'aliénés ont pour but, non point de calmer leur accès, mais de leur procurer une distraction normale dans les heures de lucidité.

Il en est de même des séances musicales qui ont lieu deux fois par semaine à la Salpêtrière, dont le considère l'action thérapeutique comme absolument nulle et au cours desquelles on voit fréquemment des femmes prises d'accès violents. C'est surtout dans les maladies nerveuses qu'il importe de subordonner le traitement à des nuances souvent très délicates de tempérament, et en admettant qu'un air de musique puisse produire l'effet d'une pilule, vous comprenez combien il serait difficile de diagnostiquer le genre de pilule - je veux dire de musique - applicable à chaque malade. L'un exigerait du trombone, un autre de la clarinette, un troisième du tambour ou du violon; tel qui se calmerait en entendant du Mozart, hurlerait aux premières notes de Wagner, ou réciproquement.

Mais ce que n'a pas dit le docteur Voisin et qu'il préfère pour ses malades - en fait de musique - c'est la grosse caisse à coups de pieds et à coups de poings. Cette musique d'après son avis, est celle qui convient le mieux à tous les tempéraments. Il n'est pas nécessaire de diagnostiquer.

C. Etlinger

ALIÉNISTE FIN DE SIÈCLE

Hier matin, j'ai reçu la visite d'un très drôle d'homme... un aliéniste!
Aimez-vous les aliénistes? Moi j'en raffole, alors même qu'ils ne servent à rien, ce qui est le cas de tous les aliénistes.
J'aime leur idée fixe, le feu qui brille en leurs prunelles, leur mise débraillée.
Comme idée fixe et comme feu de prunelles, mon bonhomme était bien dans la tradition, mais c'est surtout en matière de mise négligée qu'il dépassait tout ce que j'avais vu jusqu'alors.
Notamment un bouton de la redingote entré comme par hasard dans une boutonnière du gilet et réciproquement.
L'homme entra chez moi, tel l'ouragan.
Bonjour, fit-il, comment va?

Pas plus mal qu'hier, répondis-je, et vous même?
Vous me reconnaissez?
Moi? Pas du tout.
Ah! Je vais vous dire, c'est que je me rase maintenant... et puis d'ailleurs, vous ne m'avez jamais vu.
Sans faire observer au bonhomme qu'à la rigueur cette dernière raison suffisait, je m'informai du motif de sa visite.
Je suis le docteur Bourneville, médecin aliéniste, Monsieur, répondit-il fièrement
Hé parbleu, je l'avais bien deviné.
Je viens à vous parce que je sais que vous êtes un garçon intelligent, instruit et ne regardant pas à un article quand il s'agit d'une bonne idée.
Je m'inclinai.
En effet, je suis un garçon intelligent, instruit et lorsqu'une idée me paraît pratique, ingénieuse ou simplement bizarre, je n'hésite pas à la signaler à mes lecteurs.
Brusquement, le docteur Bourneville reprit : Qu'est-ce que vous aimez mieux... pourrir ou brûler?
Ou brûler... allons répondez.
Mon Dieu, Monsieur, l'idée de pourrir n'a rien qui me séduise beaucoup; quant à brûler, vous avouerai-je que je ne me sens pas irrésistiblement entraîné, pour le moment?
Pour le moment oui, mais quand vous serez mort?
Oh quand je serai mort?...
Et j'esquissai un geste de parfait détachement.
Mon aliéniste continua, dans un style quelque peu trivial :
Oui... pourrir dans la terre, c'est rudement dégoûtant, mais être brûlé, çà n'est pas beaucoup plus chouette.
Pourtant...
Il n'y a pas de pourtant. Moi, j'ai inventé un procédé qui dégote la crémation et l'inhumation. Je remplace tout cela par l'incération! Hein, l'incération! C'est pas bête, çà?
Ne vous fichez donc pas de moi avant de se savoir
Je vous assure, Monsieur...
Laissons cela... Vous êtes mort, n'est-ce pas?
une minute!
C'est une supposition... Vous êtes mort, on m'apporte votre corps, je le mets dans mon four...
Mais c'est de la crémation, cela.
Imbécile! Je le mets dans mon four, un four particulier de mon invention et je le dessèche. Je le dessèche. Vous entendez bien? je le des sè che. Je ne le cuis pas, je ne le rotis pas, je ne le brûle pas, je le des sè che. C'est-à-dire que je le débarrasse par évaporation de toute l'eau qu'il contient. Savez-vous, à peu près, la proportion de l'eau dans le corps humain?
Je vous avoue que ?
Eh bien, environ quatre-vingt pour cent, les quatre cinquièmes.
Tant que ça?
Oui Monsieur, tant que ça! Ainsi le docteur Charpentier de l'hospice de Bicêtre, dont vous faites votre Dieu...
Mais je ne vous ai jamais dit...
Ne m'interrompez pas.... Le docteur Charpentier dont vous faites un dieu pèse soixante douze kilogrammes; il représente environ cinquante huit kilogrammes d'eau. Donc pour soixante douze cris de Vive Charpentier poussés, vous devez en compter cinquante huit qui s'adressent à de l'eau pure. Voilà bien les grandeurs humaines, les voilà bien! Et le directeur Pinon donc! Connaissez-vous Pinon?
- Je le connais sans le connaître. Quelquefois, l'après-midi, il vient à la Sûreté, mais cela ne s'appelle pas connaître un homme.
Eh bien, c'est effrayant ce que Monsieur Pinon contient d'eau. Je ne peux pas vous préciser un chiffre, vous m'appelleriez blagueur. Par contre, il y a des natures qui offrent relativement peu de déchet, le docteur Denis, par exemple, voilà un tempérament... Combien pèse-t-il?
Ma foi, je ne l'ai jamais pesé, mais je puis vous dire à peu près... Voyons... il n'est pas bien gros, il doit peser dans les cinquante-cinq kilos.
Eh bien, laissez-moi vous dire qu'il comporte environ quarante-quatre litres d'eau.
Taisez-vous, vous me dégoûtez!
Quarante-quatre litres d'eau! Vous m'entendez... quatre-vingt-huit chopines!
Et l'aliéniste prononçait ce mot...
Quatre-vingt-huit chopines sur un ton d'indicible mépris.
Il reprit, à brûle-pourpoint :
Mais vous êtes là à me faire perdre mon temps avec vos histoires... Je reviens à mon invention : quand votre corps est entièrement desséché, je le trempe dans un liquide de ma composition à base d'acide azotique qui le transforme en matière explosible analogue au fulmi-coton. On n'a plus qu'à allumer... Pif... pan...fft!... une lueur brusque... une grande fumée blanche qui monte au ciel, et tout est dit! Comment trouvez-vous mon idée?
Fin-de-siècle.
Mais ce n'est pas tout. Au lieu de transformer votre corps en simple explosif, je puis en faire un feu d'artifice complet, pétards, chandelles romaines, grenades, soleils, etc... etc... Pour les familles pauvres, je me charge de transformer, au prix de trente francs, le cher défunt en chandelles romaines de toutes couleurs.
Pour dix mille francs, j'établis un feu d'artifice de première classe avec bouquet allégorique.
Superbe!
Mieux encore... les bons patriotes pourront léguer leur dépouille mortelle, ainsi transformée, au comité d'artillerie. On en chargera les canons et les obus. Quelle joie, d'aller, dix ans après sa mort, mitrailler les ennemis de la France... çà ne vous tente pas?
Si, l'affaire est très séduisante, mais pour mon corps personnel, je préfère attendre.
L'aliéniste prit son chapeau, et s'en alla, furieux en m'appelant imbécile.
Qu'est ce que vous voulez, moi je ne suis pas pressé.
Si parmi mes lecteurs, il s'en trouvait de plus pressés que moi, je les prierai, au nom de la science, de s'adresser à Monsieur le docteur Bourneville, le grand savant aliéniste de l'hospice de Bicêtre.

C. E.

FAITS DIVERS

La Folle en voiture

Le cocher Bailly "chargeait" hier soir à 9 heures, à la gare Montparnasse, une voyageuse, jeune femme de trente ans, paraissant être une commerçante qui lui donnait l'ordre de la conduire à la Madeleine où elle n'était pas descendue, elle se faisait transporter au Panthéon, où elle ne descendait pas davantage. Enfin, elle donna comme dernière adresse le 60 de la rue de Babylone. Arrivé dans cette rue, le cocher qui s'impatientait fort de tout ce manège bondit tout à coup en voyant sa voyageuse sauter de voiture et filer à l'anglaise. Il dégringola de son siège et courut après la dame en criant au voleur! ce qui amena en quelques secondes un rassemblement de deux cents personnes.
On conduisit la dame au poste. Tout s'explique, elle s'était évadée de l'asile d'aliénés de Saint-Marc à Laval, pour se soustraire aux mauvais traitements.
Il va sans dire que l'on s'est empressé d'envoyer cette malheureuse dans le même abattoir.

Les désespérés

Un pensionnaire de l'hospice de Bicêtre nommé Roas traversait hier le Pont au Change, lorsque tout à coup il enjamba la balustrade et se précipita dans la Seine. A ce moment passait un bateau omnibus. Un courageux voyageur, M. Lagarde, ouvrier mégissier se jeta tout habillé à l'eau et parvint à maintenir le vieillard. Quelques instants après, sauveteur et noyé étaient recueillis à bord du bateau qui avait stoppé. Interrogé sur les motifs qui l'avaient poussé à mettre fin à ses jours, Roas a répondu que l'existence lui était à charge. Le pauvre homme a été reconduit à l'asile.

L'art de faire des rapports

Voici l'art de faire des rapports enseigné en une seule leçon par M. le docteur Charpentier, l'éminent aliéniste de l'hospice de Bicêtre
Ne le faites pas voir

Correspondances

A mes amis

Je désire m'expliquer franchement sur les motifs qui me font toujours répondre par une fin de non recevoir aux demandes de billet d'entrée qui me sont adressées par de nombreux et sympathiques amis qui désirent me voir.
D'abord, des faveurs, je n'en demande jamais; puis les asiles d'aliénés sont si mal fréquentés - on m'y a volé mes papiers - que je n'ose prendre sur moi la responsabilité de faciliter à mes amis l'accès à ces cavernes de voleurs.
Comme je comprends néanmoins le désir de mes amis de se rendre compte de visu de l'état des hôtes de la ménagerie où je me trouve, j'ai cherché dans les spectacles similaires celui qui correspondait le mieux à la représentation.
J'en ai trouvé un qui donnera à mes amis l'image exacte d'une visite à Bicêtre : les abattoirs de la Villette.
Les jours de vente, le lundi et le jeudi, le marché aux veaux donne l'impression vraie d'une visite dans un asile d'aliénés. On y entend les mêmes cris, on y voit le même tumulte et la cloche des vaches rappelle à s'y méprendre celle de Bicêtre.
J'espère un jour pouvoir organiser une excursion à la Villette; des bouchers, gens à la langue bien pendue, montreront aux assistants les personnalités les plus marquantes de Bicêtre et les excursionnistes rapporteront de cette promenade le souvenir d'une visite à Bicêtre.
Bicêtre a même une incontestable supériorité sur la Villette; les échaudoirs y sont mieux installés.

Charles Etlinger

Lire notre prochain numéro portant la date du Samedi 1er Juillet 1893

 




L'ANTI-ALIÉNISTE

1ère Année N°4 - Paraît le 1er de chaque Mois - Samedi 1er Juillet 1893
Rédaction : Sûreté de Bicêtre. Prix de l'abonnement 30 centimes le numéro

Rédacteur en Chef : Charles Etlinger.

Adresser les manuscrits à M. le Rédacteur en Chef. Annonces et réclames 2 fr.

La Conquête de l'éternité

Ah! vous voilà docteur... dites moi donc, entre nous, là, franchement, ce que c'est que la science?
Ce que c'est que la science, monsieur? s'écria le docteur Bourneville, qui trouvait une occasion d'enfourcher son dada favori.
Oui, je devine ce que vous allez me débiter. Des grands mots, des grandes phrases! Mais nous autres, dont le métier est d'en apprendre et d'en réciter, nous ne sommes pas dupes de cette rhétorique. Mais, vraiment, qu'est ce que vous savez de plus que moi, par exemple?
Il faudrait que vous me renseigniez sur ce que vous avez étudié.
Moi, je n'ai rien étudié du tout et je m'en vante.
J'ai joué autrefois au bilboquet, jeu auquel je ne suis pas sans adresse et un peu aux cartes, sans trop de désavantage.
Je ne sais rien de tout cela, moi, reprit avec fierté l'aliéniste, qui me trouvait sans aucun doute encore inférieur à la mauvaise opinion qu'il en avait; mais je connais l'origine du monde, je sais décomposer les éléments, combiner des forces inconnues.
Et puis après? Connaissez vous une meilleure façon de brûler le café? Avez vous trouvé l'élixir de longue vie? Tant que le science ne pourra prolonger d'une heure le plaisir de vivre, ni ajouter une jouissance à la somme des prétendues félicités terrestres, elle sera le pis-aller des ignorants.
Eh bien! monsieur, dit enfin le spécialiste en redressant sa taille, en s'efforçant de se faire très grand pour se faire très imposant, moi, je vous apporte précisément cette jouissance que vous regrettez et je vous l'offre; ce sera le paiement de ma bienvenue.
Vous pouvez rajeunir les gens? demandai-je avec une curiosité qui n'était pas désintéressée.
Je n'efface pas les rides du front, et je ne fais pas refleurir les roses dans la neige, répliqua l'aliéniste; mais je sais l'art, ou plutôt la science d'alléger le vol des années, d'empêcher toute action dévastatrice de la pensée sur le corps. Je prolonge la vie en la conservant. Cette flamme qui brûle en nous, je l'empêche de nous brûler.
Parbleu! je serais curieux de voir cela.
D'ailleurs le problème de vivre est le seul problème intéressant. Chacun l'a abordé. les uns ont inventé des philtres; d'autres ont prétendu rajeunir par des évocations et des sortilèges. Ma science est moins empirique; elle repose sur la philosophie la plus judicieuse; elle a puisé ses élements dans la connaissance du corps et dans l'étude de l'âme. Un de mes confrères, le docteur Charpentier, prétend qu'il peut arriver à faire vivre un homme pendant deux cents ans, terme extraordinaire, et cent cinquante ans terme moyen?
Comment docteur, vous ne me dites çà qu'à présent! Moi qui si mal avec cette sommité de la science.
Bah! qu'est ce que cela vous fait, repartit le docteur Bourneville, si je vous donne l'éternité?
Bravo! Charpentier est dégoté. Ce sera une grande joie pour tout le monde. mais, docteur, si les hommes ne mourraient plus, est-ce qu'ils continueraient toujours à se multiplier? Je craindrais l'encombrement : la terre est si petite.
J'ai prévu le cas, continua gravement l'aliéniste, il y a des esprits si mal faits qu'ils ne sont jamais contents de rien. Ceux-là commenceraient à s'impatienter vers quatre-vingt-dix-neuf ans et se tueraient à cent ans. D'ailleurs je donne la possibilité de ne pas mourir, mais je n'impose pas la vie.
Oui, je comprends, on est toujours libre de ne pas boire de l'élixir. Quant à moi, docteur, ne craignez rien, j'ai le caractère bien fait. Je ne me lasserai jamais de l'existence sans bornes et sans limites que vous me promettez.
Quand déboucherons nous la bienheureuse fiole?
L'incomparable mérite de mon système tient précisément à ceci, continua le docteur Bourneville, je ne me sers ni de fiole ni de pommade, ni de philtre. Je n'emploie que les seules ressources de l'humanité banale. Il suffira que je vive assez longtemps pour faire des élèves, et que je trouve quelqu'un pour me faire jouir à mon tour du bienfait que j'aurai donné. Le salut du monde est à ce prix.
Vous allez devenir un homme précieux, docteur.
J'ai remarqué, reprit l'aliéniste, que le sommeil qui passe généralement pour le repos de l'âme et du corps, est bien souvent pour celle-là une fatigue qui influe sur celui-ci, la plus dangereuse, la plus traître de toutes les fatigues, puisque nous n'en avons pas conscience, au moment même, et que nous ne pouvons ni y faire diversion, ni la surprendre.
Je m'en suis toujours douté! m'écriai-je. Je me réveille quelquefois la tête lourde, l'estomac pesant, les rêves troublent la digestion. Ah! si l'on pouvait dormir sans rêver!
Vous touchez au point délicat, au pivot de mon système.
Cette pénétration m'est habituelle, docteur. Faites moi le plaisir de ne plus vous étonner.
Supprimer les rêves, continua le docteur Bourneville, faire que le sommeil soit réellement ce qu'il devrait être, le repos, l'anéantissement de la pensée : ce serait doubler, tripler l'existence humaine. Combien de fois de pauvres dormeurs ne sont-ils pas couchés avec des cheveux noirs et éveillés avec des cheveux blancs! Ils avaient vieilli de vingt ans dans un rêve. Remarquez, d'ailleurs, que les rêves sont des reflets des pensées du jour précédent ou des projections des pensées du jour qui doit suivre. Mais d'ordinaire, ils sont inutiles au passé et à l'avenir; et on a regardé comme des miracles, comme des visions célestes, tous les rêves qui ont eu un sens, qui ont contenu un avertissement logique. L'humanité a donc tout à gagner à ne plus rêver.
Je ne verrais plus comme dans un cauchemar ce gredin de Charpentier me tirant sans cesse par les pieds! Mais les rêves sont souvent des remords. Vous supprimerez aussi la conscience, n'est-ce pas, docteur?
D'abord, ce serait assez commode à mes confrères,et je ne les engagerais pas à s'en plaindre, riposte le spécialiste; et puis qu'importent les remords si je supprime les criminels? Vous avez raison, les remords seraient du superflu. Mais comment vous y prendrez-vous?
Parbleu! c'est tout simple : l'homme ne vivant plus dans une excitation continuelle, et se reposant complètement la nuit de l'humanité qui lui pèse le jour, n'aura plus de tentations fâcheuses. Supprimer l'obstination, l'acharnement de la pensée, c'est supprimer les écarts, les excès, les ivresses, les vertiges de l'imagination.
Hum! fis-je en respirant comme un homme qu'on a contraint pour la première fois de faire un plongeon et qui cherche à prendre de l'air, je ne vois pas trop comment vous ferez.
Fort des théories que je vous ai exposées, j'ai expérimenté et voici mon résultat. Au moyen d'un délicat instrument, qui trancherait le fer comme du beurre, je pratique une incision circulaire dans la boite osseuse de manière à ce que le sommet du crâne puisse s'enlever comme un couvercle. Avec une cuiller faite d'un métal composé par moi et après que j'ai paralysé par un narcotique les résistances de la volonté, j'enlève délicatement la cervelle; je laisse le cervelet qui suffit à la vie bestiale, et je dépose dans l'eau la plus limpide cette pauvre cervelle qui se baigne tout à son aise, et se pénètre de fraîcheur. Je laisse toute la nuit la cervelle se reposer de cette façon. Le corps, pendant ce temps, ne vit que d'une vie végétative. Le matin, au premier chant du coq, je pêche la cervelle dans le vase de cristal où je l'ai déposée; je la replace dans le crâne, je referme le couvercle; et l'homme se réveille et agit, pense, travaille complètement délassé, rajeuni, sans aigreur sans les influences fâcheuses que laissent les mauvais rêves et les sommeils pénibles.
Voilà qui est prodigieux! Mais croyez-vous le procédé infaillible?
Infaillible.
Je pensais qu'on ne touchait pas impunément à la cervelle.
Autrefois, c'est possible, parce qu'on s'y prenait mal. Mais maintenant on a trouvé le moyen de manier et de pétrir les cerveaux comme on le veut.
Quel homme précieux que vous faites, docteur.
Vous comprenez qu'avec pareil système, j'allonge la vie de toute la quantité qui se perdait dans le sommeil.
C'est fabuleux! Votre système m'enchante, il doit être amusant. Nous verrons si n'offre pas des difficultés dans l'application. Mais sur qui avez-vous expérimenté?
Jusqu'à présent, je me suis contenté des morts...
Ah bah! Mais alors vous ne répondez pas des vivants?
Au contraire, Monsieur, ceux-ci ont une complaisance qui facilite les expériences; d'ailleurs j'ai aussi expérimenté dans les maisons de fous, et les résultats obtenus dépassent toutes les prévisions de la science.
Vous avez guéri des fous?
Oh! non, monsieur! Si je les avais guéris, j'étais vaincu, puisque je changeais les conditions de vie morale de leur cervelle. J'ai remarqué que non seulement ils étaient le lendemain aussi fous que la veille, mais qu'il y avait même une petite recrudescence, un progrès.
Voilà qui est assez curieux, vous me montrerez ces bienheureux fous assez sages pour ne pas guérir. Mais sur qui allons nous opérer?
Je pensais que monsieur serait enchanté de dormir sans mauvais rêves et de donner le bon exemple.
Sans doute, sans doute, mais je ne serais pas fâché non plus d'avoir vu l'opération réussir.
Quoi! vous avez l'audace de me refuser?...
Que voulez-vous docteur je voudrais être certain... Allons je vois que vous êtes aussi fou que les autres...
Et mon aliéniste de partir furieux.
Qu'est-ce que vous voulez? Je préfère de beaucoup les félures naturelles du crâne à celles que peut faire le docteur Bourneville.

C. Etlinger

Faits divers

Un père de famille

L'administration de l'Assitance publique, à Paris, a été informée que le directeur de l'hospice de Bicêtre, M. Pinon, perdait considérablement sur chacun des plats qui sont servis à ses pensionnaires.
Des mesures ont été prises pour empêcher ce père de famille de pousser si loin l'abnégation et le sacrifice.

Une nouvelle installation

Depuis que les aliénistes se sont ralliés à Lombrozo (sic), ils ne nourrissent plus leurs pensionnaires qu'avec du macaroni.
Ils s'appellent entre eux signor et eccellenza.
il est question d'arracher les arbres de l'hospice de Bicêtre pour y planter des orangers.
On commence même à parler de l'installation prochaine de brigands à la montée de l'avenue de Bicêtre.

Exemple à suivre

Déjà, sur le territoire français, les aliénistes ont donné des preuves de leur bonne volonté.
Dès qu'ils apprennent qu'un individu de n'importe quel sexe est en proie à un délire quelconque ils s'empressent d'aller le guérir.

Dernières Nouvelles

De notre correspondant particulier
Auteuil le 31 Mai 1893

Le docteur Charpentier, l'éminent aliéniste de l'hospice de Bicêtre, a rencontré un petit lièvre qui s'était égaré dans la villa.
Tout étonné, l'éminent spécialiste s'est livré à un examen des plus sérieux, et n'a pas tardé à reconnaître que ce jeune lièvre était atteint de folie morale, ce qui explique sa fugue.
Touché de compassion, il s'est empressé de le ramener à sa famille.
C'est le chien, lui-même, autrefois atteint de la folie du caractère et aujourd'hui complètement rétabli, qui est allé prévenir lièvre père ce cet heureux retour, car la joie fait peur!
Rien ne saurait donner une idée de la reconnaissance de la mère du levraut.
A plusieurs reprises, elle a pressé le chien contre son cœur....
Le docteur Charpentier a refusé toute récompense. Je n'ai fait que mon devoir, a-t-il dit.
De pareils faits n'ont pas besoin de commentaires.

Informations

Monsieur Husson, le sympathique économe de l'hospice de Bicêtre, a l'honneur d'informer M.M. les pensionnaires qu'il ne leur sera plus servi de pommes de terre, parce que çà leur fait du mal.

_______________________________________________

Il est question de supprimer tous les aliénistes dans un avenir très rapproché. La santé publique y gagnerait sous tous les rapports.

_______________________________________________

Un architecte de notre connaissance a laissé tomber une de ces pensées qui ont fait la réputation de Gambetta.
La ramasser n'a été pour nous que l'affaire d'un instant.
Il y avait autrefois dans chaque asile d'aliénés, a dit ce sage, un crime sous chaque pierre.
Aujourd'hui, il y en a quatre-vingts.

Infaillibilité des aliénistes

Tout homme reconnaîtra souvent qu'il a eu tort, ou bien qu'il a fait une erreur, mais un aliéniste n'avouera jamais qu'il se soit seulement trompé.

Lire notre prochain numéro qui paraîtra le Samedi 1er Juillet daté du 1er Août 1893

 



L'ANTI-ALIÉNISTE

1ère Année N°5 - Paraît le 1er de chaque Mois - Mardi 1er Août 1893
Rédaction : Sûreté de Bicêtre. Prix de l'abonnement 30 centimes le numéro

Rédacteur en Chef : Charles Etlinger.

Adresser les manuscrits à M. le Rédacteur en Chef. Annonces et réclames 2 fr.

La Suggestion

Comme ils causaient entre aliénistes après dîner, du nombre sans cesse croissant des médecins et de la difficulté pour eux de vivre dans le département de la Seine, le docteur Féré vint à parler de la suggestion et dit :
- Il faut avouer que c'est là une arme bien terrible et que, sans notre loyauté professionnelle en ce qui concerne les gens et la liberté individuelle, mous aurions beau jeu.
Oh! Oh! dit le docteur Denys. Encore faudrait-il les endormir! C'est l'histoire des enfats, le procédé qui consiste, pour prendre un oiseau, à lui mettre un grain de sel sur la queue.
- Soit! Mais croyez-vous que, pour une raison ou pour une autre, il soit difficile de décider un homme à se laisser endormir, ne fut-ce que par curiosité? D'ailleurs, prenez un malade, un client. Vous avez libre accès près de lui, et lui pouvez tenir conversation qu'il vous plaît, sans redouter d'être entendu. Eh bien! je suppose qu'un de nos confrères voulant venir en aide à notre corporation, en augmentant le nombre des aliénés, suggère à un de ses clients de faire le fou. Qu'arrivera-t-il?
- Il arrivera, dit le docteur Charpentier, en se rapprochant et en baissant la voix, il arrivera ce qui n'est arrivé qu'à moi-même. Je ne me suis adonné à la suggestion qu'une seule fois alors que j'étais encore médecin-adjoint à la Salpêtrière; et le résultat est assez curieux pour que j'en parle à mon tour. Je suggérai à un de mes amis, que j'avais plongé dans le sommeil hypnotique, qu'il était le président de la République et que, le lendemain, à trois heures de l'après-midi, il rentrerait au palais de l'Elysée.
- Bien bonne!
- Oui, pas mauvaise; vous allez voir. Le lendemain, nous allons, trois de nos amis et moi, à l'heure indiquée, aux abords du palais. En effet, mon gaillard arrive, se présente à la porte, parle aux gardiens. Mais, avant que nous n'ayons eu le temps d'intervenir, voici qu'une voiture s'approche. On le fourre dedans... et fouette cocher. Nous voulons faire arrêter la voiture. Impossible! Figurez-vous qu'on l'avait pris pour un fou et qu'on l'emballait pour l'infirmerie du dépôt. Cela devenait sérieux. Nous courons à la Préfecture. Les employés nous envoient promener, et ce n'est que le lendemain que nous arrivons à un chef de bureau, lequel prend des notes et nous renvoie avec de bonnes paroles, mais sans relâcher notre ami. Plusieurs jours se passent en vaines démarches. Nous apprenons qu'on l'a conduit à Charenton, section des agités. Nous informons la famille. Sans doute cette famille, qui se composait de parents éloignés, trouva que cet évènement n'était pas pour nuire à ses intérêts. Elle se remua si peu qu'au bout d'un mois le pauvre bougre était toujours à Charenton. De notre côté, tous nos efforts demeurèrent infructueux. On nous prit d'abord pour des farceurs. Et bientôt nous n'eûmes même plus la ressource de l'aller voir, car nos démarches nous avaient attiré l'attention du médecin de l'établissement et nous risquions de passer pour fous et de nous faire enfermer à notre tour.
- Alors?
- Il y est toujours!
- Il y a longtemps de cela?
- Hé! voici bien une dizaine d'années!
- Mais, reprit le docteur Denys, que ne le réclames-tu pas à l'inspecteur Réty?
Pas si bête!... et puis çà ferait un client de moins à la corporation. D'ailleurs, à l'heure qu'il est, ce cher ami doit être complètement fou.
- Ah! oui... je comprends, s'écrie le docteur Denys, comme un homme qui se réveille à la suite d'un cauchemar, je comprends maintenant pourquoi tous tes fous prétendent être des personnalités plus ou moins rapprochées avec celle de Garnot!

C. E.

Grandeur et Décadence

Un petit homme au ventre énorme, à la figure boursouflée, aux bras courts et ronds, se promène gravement. Il s'appuie d'une main sur une canne, et tient de l'autre son chapeau haute forme presque usé. Son front est nu et luisant; quelques cheveux se couchent encore sur son crâne. Son nez a la forme de l'as de pique et la couleur de l'as de carreau. De petits yeux disparaissent sous des sourcils rougeâtres, des joues comme des poches et deux mentons. Voilà l'homme. De plus, ses pieds sont d'un carré parfait que déguise mal un pantalon bouffant, sur lequel jouent les pans d'une redingote fantastique.
Grâce à cet encombrement d'épithètes, on peut à peu près se représenter le personnage.
Cet homme marche silencieux et solennel. Il fait trois cents pas, se retourne et parcourt juste la même distance; puis il se retourne encore, sans jamais dépasser ses trois cents pas.
Derrière lui vont deux petites filles qui chantent de temps en temps :

Voyez ce petit faquin,
La canne à la main,
Comme il marche vite!
Voyez ce petit faquin,
La canne à la main,
Comme il marche bien!

Cette chanson paraît dérider le bonhomme. Ses yeux brillent. Il presse le pas. Il est rajeuni.
Les petites filles reprennent sans se lasser :

Voyez ce petit faquin,
La canne à la main,
Comme il marche vite!

Le petit bonhomme s'éveille de plus en plus et finirait par danser si l'on ne s'arrêtait pas à temps.

C'est M. le docteur Bourneville, me dit-on, ancien député de la Seine. Elu aux élections de 1885, fut blackboulé à celles de 1889.
Depuis cette époque, M. Bourneville est dans un état d'abattement et de prostration qui est la dernière limite de la folie.
Cependant, comme un de ses collègues l'avait habitué, pendant les séances de la chambre des députés, à lui répéter le refrain que vous venez d'entendre, on a imaginé de faire chanter deux petites filles de l'asile de Bicêtre qui évoquent par leur chant, quelque souvenir confus dans cette tête endormie. C'est le seul moyen qu'on ait de lui faire faire de l'exercice...

Définition de l'Aliéniste

L'aliéniste est un oiseau, échassier, antirostre à tête chauve qui, pour l'intelligence, tient le milieu entre l'oie et la buse.
L'aliéniste est surtout ridicule pour les airs penchés qu'il se donne et par l'affectation de ses poses.
Aussi, pour qualifier un homme aux jambes maigres, aux gros yeux à fleur de tête, à l'intelligence épaisse, ne manque-t-on pas de dire :
C'est un aliéniste!

Statistique du mois

Asile de Bicêtre. Dans le courant du mois, il y a eu 55 décès, quant aux sorties elles sont nulles. Les malades guéris par M.M les aliénistes étant obligés de passer par l'amphithéâtre pour obtenir leur sortie.

Les ivrognes au Michigan

Nous savions de bonne source, que l'honorable M. Charpentier, l'aliéniste bien connu de l'hospice de Bicêtre, avait déposé, dans le courant de l'année dernière avec l'approbation des docteurs Dubois et Charles Vallon de l'asile de Villejuif, un projet de loi tendant à la création d'un asile spécial pour les alcooliques.
Mais ce que nous ne savions pas, c'est que ledit projet ait été mis à exécution non pas en France mais dans le Michigan.
Le Sénat de cet Etat vient, en effet, de voter un projet de loi dont les dispositions méritent, au point de vue de leur originalité, d'être indiquées. Aux termes de la nouvelle loi, toute personne reconnue coupable d'ivresse aura désormais le choix ou de payer une amende, comme sous le régime de la législation antérieure, ou de prendre l'engagement formel, garanti par une caution, d'aller se faire soigner dans un de ces établissements spéciaux où l'on a la prétention, en les soumettant à un traitement au bichlorure d'or, de guérir pour toujours les ivrognes de l'envie de boire. Et ce qui prouve bien la sollicitude des bons législateurs du Michigan pour les pochards, c'est l'article de la nouvelle loi où il est dit que si le coupable est trop pauvre pour se faire soigner, c'est le comté qui devra payer les frais de la cure.
Ce que le docteur Charpentier doit regretter de ne pas habiter le Michigan!

Faits divers

Un pilier d'asile
L'utilité des commissions

Il ne se passe pas un seul jour où nous n'ayons à enregistrer l'entrée ou la mise en liberté de quelques piliers d'asiles.
Aussi ceux-ci ne se font nullement faute de profiter de la facilité avec laquelle ils peuvent entrer ou sortir de leurs maisons de campagne. Les aliénistes, il faut l'avouer, y mettant la meilleure volonté du monde.
C'est ainsi qu'hier soir, on amenait d'un commissariat de la rue du Mont-Thabor un individu qui déclarait se nommer le comte Konopski. Il n'avait d'ailleurs sur lui aucun papier d'identité. Toute l'après-midi, il s'était fait conduire en voiture, s'arrêtant dans les grands cafés des boulevards. Le cocher, vers le soir, avait exigé que son client le réglât; le prétendu comte s'y refusa. Il prétendait que la voiture et le bonhomme lui appartenaient.
On l'a dirigé sur l'infirmerie du dépôt. On le voit, le moyen est bête comme choux et cependant il réussit chaque fois.
Mais, direz-vous, il y a dans chaque asile d'aliénés, et à différentes époques de l'année, des commissions qui viennent contrôler ce qui s'y passe?
Cela est très vrai. Mais que font-elles, ces commissions? Elles ne viennent dans les asiles que pour manger et se saoûler aux dépens des internés, et lorsque vient le soir, les membres qui composent ces sortes de commissions , sont saoûls à un tel point que le directeur de l'établissement est obligé de recruter les tombereaux des alentours pour pouvoir reconduire ces pochards à leur domicile.
Voilà ce que c'est que les commissions d'inspection dans les asiles d'aliénés.

Asile de Villejuif

Dernièrement un journal de la banlieue publiait une article au sujet d'une affaire qui, à en croire les détails que donnait notre confrère de "l'Indépendant", n'est pas des plus propres et où se trouveraient fortement compromis les docteurs Vallon et Briand. Aujourd'hui le bruit court qu'on aurait trouvé un fragment d'article, ou de renseignements suspects, écrit de la main même de M. L..., sous employé au bureau de la direction; ce document serait actuellement, paraît-il, entre les mains de M. le Préfet de la Seine. M. de V..., sera très prochainement appelé à la Préfecture, pour être entendu contradictoirement avec M. L...
M. de V... aurait de graves révélations à faire.
Attendons-nous à voir laver le linge sale en famille.

Correspondances

Le médecin Charpentier l'éminent aliéniste de l'hospice de Bicêtre, écrivait dernièrement à un de ses confrères :
Plus que jamais je regrette de n'avoir pu obtenir la seule place que l'aie jamais convoitée de ma vie, celle de directeur du Choléra, à Paris.
Au moins j'aurais pu me débarrasser de tous ces gredins de journalistes.
Espérons qu'il ne l'obtiendra jamais.

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Michel Caire, 2010
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