La
Conquête de l'éternité
Ah!
vous voilà docteur... dites moi donc, entre nous, là,
franchement, ce que c'est que la science?
Ce que c'est que la science, monsieur? s'écria le docteur
Bourneville, qui trouvait une occasion d'enfourcher son dada favori.
Oui, je devine ce que vous allez me débiter. Des grands mots,
des grandes phrases! Mais nous autres, dont le métier est
d'en apprendre et d'en réciter, nous ne sommes pas dupes
de cette rhétorique. Mais, vraiment, qu'est ce que vous savez
de plus que moi, par exemple?
Il faudrait que vous me renseigniez sur ce que vous avez étudié.
Moi, je n'ai rien étudié du tout et je m'en vante.
J'ai joué autrefois au bilboquet, jeu auquel je ne suis pas
sans adresse et un peu aux cartes, sans trop de désavantage.
Je ne sais rien de tout cela, moi, reprit avec fierté l'aliéniste,
qui me trouvait sans aucun doute encore inférieur à
la mauvaise opinion qu'il en avait; mais je connais l'origine du
monde, je sais décomposer les éléments, combiner
des forces inconnues.
Et puis après? Connaissez vous une meilleure façon
de brûler le café? Avez vous trouvé l'élixir
de longue vie? Tant que le science ne pourra prolonger d'une heure
le plaisir de vivre, ni ajouter une jouissance à la somme
des prétendues félicités terrestres, elle sera
le pis-aller des ignorants.
Eh bien! monsieur, dit enfin le spécialiste en redressant
sa taille, en s'efforçant de se faire très grand pour
se faire très imposant, moi, je vous apporte précisément
cette jouissance que vous regrettez et je vous l'offre; ce sera
le paiement de ma bienvenue.
Vous pouvez rajeunir les gens? demandai-je avec une curiosité
qui n'était pas désintéressée.
Je n'efface pas les rides du front, et je ne fais pas refleurir
les roses dans la neige, répliqua l'aliéniste; mais
je sais l'art, ou plutôt la science d'alléger le vol
des années, d'empêcher toute action dévastatrice
de la pensée sur le corps. Je prolonge la vie en la conservant.
Cette flamme qui brûle en nous, je l'empêche de nous
brûler.
Parbleu! je serais curieux de voir cela.
D'ailleurs le problème de vivre est le seul problème
intéressant. Chacun l'a abordé. les uns ont inventé
des philtres; d'autres ont prétendu rajeunir par des évocations
et des sortilèges. Ma science est moins empirique; elle repose
sur la philosophie la plus judicieuse; elle a puisé ses élements
dans la connaissance du corps et dans l'étude de l'âme.
Un de mes confrères, le docteur Charpentier, prétend
qu'il peut arriver à faire vivre un homme pendant deux cents
ans, terme extraordinaire, et cent cinquante ans terme moyen?
Comment docteur, vous ne me dites çà qu'à présent!
Moi qui si mal avec cette sommité de la science.
Bah! qu'est ce que cela vous fait, repartit le docteur Bourneville,
si je vous donne l'éternité?
Bravo! Charpentier est dégoté. Ce sera une grande
joie pour tout le monde. mais, docteur, si les hommes ne mourraient
plus, est-ce qu'ils continueraient toujours à se multiplier?
Je craindrais l'encombrement : la terre est si petite.
J'ai prévu le cas, continua gravement l'aliéniste,
il y a des esprits si mal faits qu'ils ne sont jamais contents de
rien. Ceux-là commenceraient à s'impatienter vers
quatre-vingt-dix-neuf ans et se tueraient à cent ans. D'ailleurs
je donne la possibilité de ne pas mourir, mais je n'impose
pas la vie.
Oui, je comprends, on est toujours libre de ne pas boire de l'élixir.
Quant à moi, docteur, ne craignez rien, j'ai le caractère
bien fait. Je ne me lasserai jamais de l'existence sans bornes et
sans limites que vous me promettez.
Quand déboucherons nous la bienheureuse fiole?
L'incomparable mérite de mon système tient précisément
à ceci, continua le docteur Bourneville, je ne me sers ni
de fiole ni de pommade, ni de philtre. Je n'emploie que les seules
ressources de l'humanité banale. Il suffira que je vive assez
longtemps pour faire des élèves, et que je trouve
quelqu'un pour me faire jouir à mon tour du bienfait que
j'aurai donné. Le salut du monde est à ce prix.
Vous allez devenir un homme précieux, docteur.
J'ai remarqué, reprit l'aliéniste, que le sommeil
qui passe généralement pour le repos de l'âme
et du corps, est bien souvent pour celle-là une fatigue qui
influe sur celui-ci, la plus dangereuse, la plus traître de
toutes les fatigues, puisque nous n'en avons pas conscience, au
moment même, et que nous ne pouvons ni y faire diversion,
ni la surprendre.
Je m'en suis toujours douté! m'écriai-je. Je me réveille
quelquefois la tête lourde, l'estomac pesant, les rêves
troublent la digestion. Ah! si l'on pouvait dormir sans rêver!
Vous touchez au point délicat, au pivot de mon système.
Cette pénétration m'est habituelle, docteur. Faites
moi le plaisir de ne plus vous étonner.
Supprimer les rêves, continua le docteur Bourneville, faire
que le sommeil soit réellement ce qu'il devrait être,
le repos, l'anéantissement de la pensée : ce serait
doubler, tripler l'existence humaine. Combien de fois de pauvres
dormeurs ne sont-ils pas couchés avec des cheveux noirs et
éveillés avec des cheveux blancs! Ils avaient vieilli
de vingt ans dans un rêve. Remarquez, d'ailleurs, que les
rêves sont des reflets des pensées du jour précédent
ou des projections des pensées du jour qui doit suivre. Mais
d'ordinaire, ils sont inutiles au passé et à l'avenir;
et on a regardé comme des miracles, comme des visions célestes,
tous les rêves qui ont eu un sens, qui ont contenu un avertissement
logique. L'humanité a donc tout à gagner à
ne plus rêver.
Je ne verrais plus comme dans un cauchemar ce gredin de Charpentier
me tirant sans cesse par les pieds! Mais les rêves sont souvent
des remords. Vous supprimerez aussi la conscience, n'est-ce pas,
docteur?
D'abord, ce serait assez commode à mes confrères,et
je ne les engagerais pas à s'en plaindre, riposte le spécialiste;
et puis qu'importent les remords si je supprime les criminels? Vous
avez raison, les remords seraient du superflu. Mais comment vous
y prendrez-vous?
Parbleu! c'est tout simple : l'homme ne vivant plus dans une excitation
continuelle, et se reposant complètement la nuit de l'humanité
qui lui pèse le jour, n'aura plus de tentations fâcheuses.
Supprimer l'obstination, l'acharnement de la pensée, c'est
supprimer les écarts, les excès, les ivresses, les
vertiges de l'imagination.
Hum! fis-je en respirant comme un homme qu'on a contraint pour la
première fois de faire un plongeon et qui cherche à
prendre de l'air, je ne vois pas trop comment vous ferez.
Fort des théories que je vous ai exposées, j'ai expérimenté
et voici mon résultat. Au moyen d'un délicat instrument,
qui trancherait le fer comme du beurre, je pratique une incision
circulaire dans la boite osseuse de manière à ce que
le sommet du crâne puisse s'enlever comme un couvercle. Avec
une cuiller faite d'un métal composé par moi et après
que j'ai paralysé par un narcotique les résistances
de la volonté, j'enlève délicatement la cervelle;
je laisse le cervelet qui suffit à la vie bestiale, et je
dépose dans l'eau la plus limpide cette pauvre cervelle qui
se baigne tout à son aise, et se pénètre de
fraîcheur. Je laisse toute la nuit la cervelle se reposer
de cette façon. Le corps, pendant ce temps, ne vit que d'une
vie végétative. Le matin, au premier chant du coq,
je pêche la cervelle dans le vase de cristal où je
l'ai déposée; je la replace dans le crâne, je
referme le couvercle; et l'homme se réveille et agit, pense,
travaille complètement délassé, rajeuni, sans
aigreur sans les influences fâcheuses que laissent les mauvais
rêves et les sommeils pénibles.
Voilà qui est prodigieux! Mais croyez-vous le procédé
infaillible?
Infaillible.
Je pensais qu'on ne touchait pas impunément à la cervelle.
Autrefois, c'est possible, parce qu'on s'y prenait mal. Mais maintenant
on a trouvé le moyen de manier et de pétrir les cerveaux
comme on le veut.
Quel homme précieux que vous faites, docteur.
Vous comprenez qu'avec pareil système, j'allonge la vie de
toute la quantité qui se perdait dans le sommeil.
C'est fabuleux! Votre système m'enchante, il doit être
amusant. Nous verrons si n'offre pas des difficultés dans
l'application. Mais sur qui avez-vous expérimenté?
Jusqu'à présent, je me suis contenté des morts...
Ah bah! Mais alors vous ne répondez pas des vivants?
Au contraire, Monsieur, ceux-ci ont une complaisance qui facilite
les expériences; d'ailleurs j'ai aussi expérimenté
dans les maisons de fous, et les résultats obtenus dépassent
toutes les prévisions de la science.
Vous avez guéri des fous?
Oh! non, monsieur! Si je les avais guéris, j'étais
vaincu, puisque je changeais les conditions de vie morale de leur
cervelle. J'ai remarqué que non seulement ils étaient
le lendemain aussi fous que la veille, mais qu'il y avait même
une petite recrudescence, un progrès.
Voilà qui est assez curieux, vous me montrerez ces bienheureux
fous assez sages pour ne pas guérir. Mais sur qui allons
nous opérer?
Je pensais que monsieur serait enchanté de dormir sans mauvais
rêves et de donner le bon exemple.
Sans doute, sans doute, mais je ne serais pas fâché
non plus d'avoir vu l'opération réussir.
Quoi! vous avez l'audace de me refuser?...
Que voulez-vous docteur je voudrais être certain... Allons
je vois que vous êtes aussi fou que les autres...
Et mon aliéniste de partir furieux.
Qu'est-ce que vous voulez? Je préfère de beaucoup
les félures naturelles du crâne à celles que
peut faire le docteur Bourneville.
C.
Etlinger
|