La Colonie Agricole de Chezal-Benoît (Cher)

Jusqu'à ces dernières années, le département du Cher disposait, en matière de psychiatrie, de trois Centres Hospitaliers : Beauregard à Bourges, Chezal-Benoît, Dun-sur-Auron.

Ces trois C.H.S. ont été regroupés en un établissement intercommunal unique, le Centre Hospitalier George Sand, qui a vu juridiquement le jour le 1er janvier 2003.

Dun et Chezal-Benoît avaient été créés dans le cadre du dispositif du département de la Seine, pour "désencombrer" les asiles parisiens en y transférant « les aliénés inoffensifs et incurables » : homologue pour les femmes de la Colonie Familiale d'Ainay-le-Château (Allier), Dun-sur-Auron ouvre en 1892.

Quant à Chezal-Benoît, à l'origine Colonie Agricole, il reçoit ses premiers aliénés début 1910 et rencontre dans la période d'installation de sérieuses difficultés, comme nous pouvons en juger à la lecture de documents ci-dessous.


Chezal-Benoît 1910-1912
Des débuts difficiles

coll. M. CaireCommission de Surveillance des Asiles publics d'aliénés du département de la Seine.
Séance du 11 avril 1911

Question de M. Delmas au sujet d'une mutinerie de malades survenue à l'asile de Chezal-Benoît (Cher) le 5 avril 1910 [sic, pour 1911]

«M. DELMAS. - Je serai reconnaissant à l'Administration de nous fournir quelques renseignements au sujet d'une mutinerie de malades récemment survenue à l'asile de Chezal-Benoît (Cher).

M. RAIGA. - Le jeudi 6 avril, en arrivant au service vers 9 heures, je trouvais une dépêche de M. le Dr Ameline, médecin-directeur de la colonie de Chezal-Benoît (Cher), ainsi conçue :

« Aliénés révoltés, il serait urgent d'envoyer huit infirmiers avec chef de quartier. »

Cette dépêche avait été adressée la veille au soir de Chezal-Benoît. Un train partant à 10 heures pour Issoudun, gare qui dessert Chezal-Benoît, je n'avais pas le temps matériel de prendre les mesures nécessaires pour le départ des infirmiers, mais je priais M. de Darassus, notre secrétaire administratif, de partir immédiatement à Chezal, avec la mission de se rendre compte sur place de l'importance de l'incident. Avant midi, je recevais une dépêche plus rassurante de M. le Dr Ameline, faisant connaître que le calme était à peu près rétabli, et que les infirmiers réclamés avaient été demandés moins pour rétablir l'ordre que pour conduire les mutins au nombre de conq dans un asile fermé.

Ce même jour, jeudi, les infirmiers partaient vers 3 heures de l'après-midi pour Chezal-Benoît, et, dès le lendemain, les aliénés révoltés étaient réintégrés par leurs soins à l'asile de Beauregard, près de Bourges.

De son côté, M. de Darassus, de retour au bureau dès le vendredi matin, me donnait des renseignements détaillés sur l'évènement.

Cette révolte, facilitée par l'entrée récente de plusieurs infirmiers peu familiarisés avec le service, a éclaté le mercredi soir vers les 6 heures au moment du repas. Depuis quelques jours déjà, une certaine agitation avait été remarquée chez les malades. Ceux-ci n'avaient aucun grief contre l'administration de l'asile, mais certains d'entre eux - les meneurs - étaient mécontents de voir leur sortie retardée. En présence des dispositions de leur famille, peu empressée à les recevoir, le médecin avait cru, en effet, devoir ajourner leur départ de l'asile. Ce jour-là, le mauvais temps - chute de neige - ayant obligé les aliénés, travaillant à la culture, à rentrer de meilleure heure, les malades réunis en plus grand nombre que de coutume se sont mutuellement excités et ont fait du bruit.
L'un se montra violent au point de départ de la bagarre, et pendant que les infirmiers conduisaient au Ier étage où se trouvent les cellules le malade particulièrement excité, les autres brisaient tout, vitres, boiseries des fenêtres, vaisselle. A ce moment un malade ayant frappé avec un tesson de porcelaine l'un des infirmiers qui étaient restés dans la salle, celui-ci s'évanouit, et les trois autres, affolés devant ce spectacle, entraînèrent leur camarade dans le couloir, laissant les malades seuls épouvantés.

Mais aussitôt le directeur-médecin, prévenu en toute hâte, survenait et rétablissait le calme. L'ordre semblait revenu, lorsque le retour brusque des infirmiers, qui avaient mis le malade en cellule, surexcitait un épileptique qui s'arma d'une chaise pour frapper sur l'un d'eux. C'est alors que le directeur voulant s'interposer a reçu sur la tête un coup porté avec la chaise; ce coup a déterminé une plaie de 6 à 8 centimètres de longueur, pour laquelle il n'y a pas eu, à recourir toutefois à un point de suture.

Le calme a été définitivement rétabli, lorsque les trois ou quatre autres malades les plus excités eurent été mis en cellule; en définitive, cinq malades ont dû être isolés.

Les blessures reçues par le personnel n'ont pas eu de suite grave, puisque l'infirmier le plus atteint, M. Taillet (3 blessures à la tête), n'a pas été obligé de s'aliter, et pourra reprendre prochainement son service.

En résumé, la colonie de Chezal-Benoît s'organise peu à peu. Il est certain que le personnel infirmier de l'établissement, recruté dans la campagne, n'est pas encore très expérimenté et devra se perfectionner au point de vue professionnel: cela ne l'a d'ailleurs pas empêché de faire preuve de dévouement dans ces circonstances.

Il faut compter d'autre part avec le flottement qui se produit inévitablement toutes les fois que l'Administration doit installer un service nouveau. Toute organisation rencontre en effet à ses débuts des difficultés qui disparaissent par la suite. C'est ainsi qu'il y a quelques années, à l'asile de Maison-Blanche, qui est cependant un établissement destiné aux femmes, une révolte s'est également produite, occasionnant des dégâts assez importants.

M. LE PRÉSIDENT remercie M. Raiga de sa communication. Au nom de ses collègues, il adresse au Dr Ameline, ainsi qu'au personnel infirmier blessé, l'expression de la sympathie de la Commission et les vœux que celle-ci forme pour leur prompt rétablissement. »


“Une révolte à la colonie agricole de Chézal-Benoît”
L'Informateur des Aliénistes, 25 juin 1911, n°6; 140-142

« On sait qu'au mois d'août 1910, le département de la Seine a ouvert, dans le département du Cher, un nouvel établissement d'aliénés désigné sous le nom de "colonie agricole de Chezal-Benoit". Le 4 avril dernier, cette colonie a été le théâtre d'une révolte qui eût pu avoir les conséquences les plus graves et au cours de laquelle le médecin directeur, notre distingué collègue le docteur Ameline a été grièvement blessé, victime du devoir professionnel.

Voici les renseignements que notre enquête nous a permis de recueillir au sujet de cette mutinerie :
Au mois d'avril dernier, la colonie hospitalisait cent soixante-deux malades, dont un tiers au moins se composaient de débiles impulsifs ou épileptiques très dangereux. Soit dit en passant, de tels malades étaient-ils bien à leur place dans un pareil milieu réservé en principe aux chroniques inoffensifs valides et capables de travailler ?

Quoiqu'il en soit, la plupart des malades arrivant à Chezal-Benoit, croyaient (ainsi qu'une très grande partie du personnel des asiles de la Seine) qu'ils allaient être placés chez l'habitant, hypnotisés sans doute par l'appellation de "colonie". Aussi furent-ils très désillusionnés de se trouver "casernés".

Il est à remarquer aussi que le personnel d'infirmiers recruté en majeure partie parmi les paysans et ouvriers de la région est encore peu au courant des soins convenant à des aliénés et du fonctionnement d'un établissement hospitalier.

Enfin l'asile n'est constitué actuellement comme l'asile de Moisselles, que par l'unique bâtiment d'un ancien couvent, naturellement inadapté à la destination actuelle, couvent où se trouve notamment une seule salle de jour, où s'entassent pêle-mêle les aliénés de toutes catégories et qui sert par surcroît de salle à manger.

Rien n'était donc prévu pour une sélection indispensable des malades et leur isolement. Au contraire, par les journées pluvieuses, on voyait, réunis dans cette même salle : une cinquantaine de débiles de caractère difficile, turbulents, impulsifs et insubordonnés, et soixante à soixante-dix débiles simples, dont l'aptitude à la contagion mentale est fort grande. le moindre incident devait provoquer une révolte et c'est en effet ce qui s'est produit le 5 avril dernier à propos d'un infirmier dont les malades prétendaient avoir à se plaindre.

Ce jour-là, à cinq heures quarante-cinq du soir, au moment où le personnel s'occupait de dresser le couvert et d'apporter le repas, un malade est pris d'un accès de violence terrible; il se précipite sur la vaisselle qu'il lance à la tête des infirmiers présents, et aussitôt il est imité par une trentaine de mutins. Trois infirmiers tombent sous leurs coups, atteints à la tête par des débris de verre, de faïence, des barreaux de chaises brisées.

Attiré par le bruit, le docteur Ameline entre alors dans la salle et trouve les malades délirants retirés dans un passage, laissant le champ libre aux trente mutins occupés à tout briser, en particulier les fenêtres, avec les chaises. Notre confrère réussit cependant à calmer les plus acharnés, leur fait déposer les chaises et jeter les tessons, morceaux de cuillers ou de fourchettes tordus, etc., dont ils avaient fait des armes dangereuses; un certain flottement se produisit, et le chef de quartier aux prises avec une demi-douzaine de malades et secouru par trois autres (deux persécutés et un paralytique général) put se dégager de dessous une table.

Un groupe d'infirmiers fit alors soudainement une véritable irruption dans la salle : ce que voyant, un épileptique donna le signal d'une nouvelle bagarre, en reprenant une chaise que le docteur Ameline venait de lui faire poser à terre.

C'est alors qu'en voulant s'interposer entre les combattants, notre collègue fut grièvement blessé à la tête par un aliéné.

Des agents des ateliers, de la culture, du jardin, etc., netendant le tapage vinrent s'offrir pour prêter main forte, et après une courte lutte dans laquelle aucun malade ne reçut de coups, ni de contusions, les principaux mutins furent maîtrisés et isolés.

Du personnel des asiles de la Seine et de celui de Bourges, envoyé d'urgence, transféra le surlendemain à Bourges un certain nombre de malades qui s'étaient signalés soit par leur acharnement, ou par des regrets de n'avoir pu prendre part à la révolte.

Depuis lors, à part quelques refus à plusieurs de traviller, et quelques menaces de recommencer, isolées et peu sérieuses, émanant des épileptiques, l'ordre n'a cessé de régner dans l'établissement. L'enseignement à tirer de l'évènement, c'est que, pour traiter et surveiller des malades difficiles, il faut, à défaut de moyens de contention, un personnel nombreux et très au courant; si les malades sont des débiles moraux, ils doivent être répartis en groupes très peu nombreux (pas plus de trente) et relativement éloignés les uns des autres.

Une proportion même forte de délirants ne suffit point à endiguer plusieurs dizaines de mutins décidés à tout. Peut-être la création de services intermédiaires entre ceux de l'asile pour aliénés difficiles et la colonie pénitentiaire proprement dite serait-elle à envisager. Nous disons "service" et non "établissements", car, comme pour les colonies familiales, les asiles pour alcooliques, les fermes-asiles, etc., les services spécialisés doivent être, sinon enclavés, du moins annexés à un asile ordinaire pour aigus et subaigus.

Ainsi, l'ensemble fournira tous les moyens de traitement dont un aliéné peut être justiciable.


Un dernier mot au sujet de cette affaire : le docteur Ameline a été blessé grièvement en plein exercice du devoir professionnel et il porte au front une balafre significative qu'enviraient les étudiants duellistes d'Allemagne. Est-ce que l'administration de l'Assistance et de l'Hygiène publique de France qui dispose de médailles multiples ne serait pas bien inspirée de décerner l'une de ces distinctions honorifiques à l'aliéniste méritant et courageux qui a risqué sa vie pour rétablir le calme dans son service de Chezal-Benoit ? »

A. Antheaume fut entendu : la conduite du directeur médecin lui vaut la médaille de bronze de l'Assistance Publique.
L'infirmier Taillet, blessé également, aurait sans doute aussi mérité une récompense.

Deux ans plus tard, ce ne sont plus les malades, mais les infirmiers qui se révoltent, plus pacifiquement toutefois.

coll. M. Caire Commission de surveillance des Asiles publics d'aliénés du département de la Seine.
Séance du 4 juin 1912

Incident survenu à l'asile agricole de Chezal-Benoît (Cher)

« M. RAIGA, chef du service des aliénés.

Je crois devoir porter à la connaissance de la Commission de surveillance un incident récemment survenu dans le personnel des infirmiers de l'asile de Chezal-Benoît, mais qui, heureusement, n'a pas eu les suites fâcheuses qui avaient été tout d'abord redoutées.

Voici d'ailleurs les faits :

A la date du 16 mai 1912, M. le Dr Ameline, médecin-directeur de l'établissement, adressait à M. le Préfet une pétition rédigée par plusieurs infirmiers de l'asile, invitant sans délai l'Administration à leur accorder certaines améliorations, et la menaçant, en cas de refus, d'abandonner le service.

Immédiatement M. le Préfet répondait à M. le Dr Ameline en lui faisant connaître qu'il lui était impossible de prendre en considération des demandes rédigées dans des termes aussi inconvenants, et lui donnait des instructions en vue du licenciement de l'infirmier considéré comme le promoteur du mouvement.

Ce dernier fut en conséquence immédiatement congédié, mais son départ fut suivi de celui de 16 infirmiers qui déclarèrent se solidariser avec lui.

En présence de ces évènements, M. le Dr Ameline demanda du renfort de Paris, et c'est ainsi que, dès le 18 au soir, je partais pour Chezal-Benoît accompagné de M. le Dr Marie, médecin en chef de l'asile de Villejuif, et d'une dizaine d'infirmiers de son service.

Dès notre arrivée à Chezal-Benoît, nous ne tardâmes pas, M. le Dr Marie et moi, à avoir une entrevue avec les infirmiers, jeunes campagnards de la région, à l'esprit fruste, qui nous ont paru ne se rendre qu'imparfaitement compte de la gravité de l'acte qu'ils avaient commis.

Toutefois, en présence des regrets qu'ils manifestèrent et en considération de ce fait qu'ils avaient été entraînés par leur camarade à commettre un acte dont la portée leur avait échappé, ils ont été autorisés à reprendre aussitôt leurs fonctions. Sur les 16 qui avaient abandonné le service, 14 réintégrèrent l'établissement; les 2 autres le quittèrent volontairement.

Dès le surlendemain de l'incident, l'ordre était rétabli, et je pouvais avec M. le Dr Marie regagner Paris. Les infirmiers de l'asile de Villejuif dont la présence n'était plus nécessaire purent de leur côté quitter également Chezal-Benoît.

En somme, cet incident fut occasionné par l'agitation créée par un infirmier qui a été immédiatement congédié; mais, grâce aux mesures prises, il n'eut à aucun moment de conséquences fâcheuses pour les malades qui ne cessèrent d'être calmes.

M. le Président et M. Clair, rapporteur de l'asile de Chezal-Benoît, remercient M. Raiga de sa communication, et félicitent l'Administration d'avoir su, grâce à son esprit de décision et à sa fermeté, réduire l'incident à une proportion qui a permis de sauvegarder les intérêts des malades. »


La grève est brisée, soit, mais on aurait été intéressé de savoir ce que demandaient les infirmiers au Préfet...

Remarquons aussi qu' en ce mois de mai 1912, 12 entrées ont tout de même pu être effectuées, ainsi qu'une sortie et un transfert. Ainsi, l'effectif des malades présents passe au 1er juin à 252 malades.

Michel Caire, 2010-2021
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