L'arrivée
du premier médecin directeur allemand à l'asile de Stephansfeld
d'après ses "Souvenirs", par M. Trénel
Ce
livre me fut mis dans les mains peu après mon arrivée par
lun des médecins allemands de lasile de Sarreguemines.
Cest un intéressant et amusant chapitre, écrit avec
simplicité par un homme vrai, et dont on ne peut sempêcher
de trouver sympathique la face barbue de Vater Rhein, mise en tête
du volume. Cest aussi une page dhistoire.
Quand Pelman arriva à Strasbourg tout y était en ruines,
« cétait une grande époque et une joie de la
vivre ». Voilà qui est bien allemand comme rapprochement
didées. La camaraderie du tout puissant Althoff quil
avait connu comme Fuchs, à Bonn, lui valut dâtre désigné
pour Stephansfeld. Disons-le en passant, Althoff distribuait des places
aux amis et connaissances. Cela est bon à constater et nous incline
à ne pas nous étonner à lheure présente.
À noter dabord quil reconnaît comme fou (töricht),
de la part de certains, davoir cru que les Alsaciens ouvriraient
leurs bras aux nouveaux venus dans la joie de redevenir Allemands et il
comprend, quà commencer par la femme, Strasbourg se montrât
distant pour le conquérant.
Quant à lui il neut pas à souffrir dans ses rapports
avec la population de Brumath, la ville voisine de Stephansfeld, de la
manifestation de tels sentiments.
Il faut dire quil employa la manière que nous appellerions
« boche » aujourdhui. La fête du vieux
Kaiser tombait le jour de Pâques et les fortes têtes Alsaciennes
voulaient en profiter pour sabstenir de paraître au banquet
que Pelman offrait à cette occasion. Il annonça alors quil
y aurait une table maigre ; personne ne put se dérober à
linvitation. Mais quand tout le monde fut réuni il donna
à entendre quen ce jour les brebis galeuses se feraient reconnaître
et tout le monde alla à la table aux viandes.
Le
voilà donc parti pour Stephansfeld et il y débarque sans
cérémonie avec sa malle. « La situation ne manqua
pas de comique, quand le portier mayant poliment demandé
en français à qui il avait lhonneur de parler, et
quà ma réponse en allemand que jétais
le nouveau directeur, il séclipsa et me planta là
au milieu de la cour. »
Il était édifié sur les sentiments de lAlsace.
Le silence des portiers est la leçon des directeurs. Le sourire
épanoui du vieil Alsacien de lasile de Steinbach me fut dun
bon augure à mon arrivée.
Pelman est consolé par laccueil de la supérieure qui
lassure de son assistance fidèle pour tout ce quil
ferait de bien à lasile, et qui lui tint parole jusquà
la mort.
Ce qui lui fut moins agréable cest que, le directeur français
occupant encore son appartement, on le cantonna dans une petite chambre
en proie à la canicule et aux mouches.
Ce directeur ignorant complètement lallemand lui remit la
correspondance administrative intacte et bien cataloguée, en sexcusant
de ne pouvoir aucunement le renseigner sur les malades. Le personnel médical,
-un médecin de marine signale-t-il malicieusement- étant
parti emportant les archives médicales et en vertu de la division
des pouvoirs le directeur nayant aucun rapport avec les malades.
Pelman se déclara satisfait de la conduite du receveur, ancien
officier français, qui lui épargna la corvée des
chiffres, et en cela tout médecin dasile comprendra son sentiment
de reconnaissance.
Mais avec léconome, il nen fut pas de même ;
car celui-ci, Alsacien, afficha hautement sa répulsion pour le
nouveau régime. Et là, on peut compatir à ses ennuis.
Car ce mauvais farceur ne lavertissait quà la dernière
extrémité quune denrée allait manquer. Il y
a une certaine histoire de vin qui ne manque pas de saveur.
Cela, en effet,
ne dut rien avoir dagréable dapprendre quil ny
avait plus de vin, avec la perspective dune révolte générale
des malades et du personnel contre le directeur dütsche, car
en même temps le mauvais plaisant faisait remarquer que les vins
français nentraient plus en Alsace et que les vins alsaciens
étaient hors de prix. Mais la vertu est récompensée :
un marchand de vins se présenta en sauveur ; il avait besoin
de vider ses propres tonneaux et offrait de remplir ceux de lasile,
et ce fut une bonne affaire.
Le départ de léconome délivra bientôt
Pelman de ce souci.
Le rôle comique est tenu par un commis aux écritures, ignorant
lallemand, grâce à ses traductions amusantes des termes
techniques. Il y a aussi une question de viande que Pelman considère
comme typique de ladministration française. La sur
de la cuisine ne sachant pas un mot de français avait interverti
les menus à sa façon judicieuse dailleurs- sans
que depuis des années le directeur sen fût aperçu.
Quant
au côté médical il en fait le procès en règle,
et lon ne peut lui donner tort. Pas dobservations de malades,
-avaient-elles jamais existé ? Seulement les notes mensuelles
de registres de la loi, et nous navons pas besoin de ce témoignage
pour savoir ce quen vaut laune.
Et les deux internes, simples
étudiants en médecine, nétaient pas capables
de le renseigner en quoique ce soit. Tout était resté en
létat où cela se trouvait au départ du médecin
jusquà la camisole de force où lon avait laissé
des malades depuis ce jour.
De plus on navait accordé aucune
sortie depuis ce temps, en les remettant à larrivée
du médecin allemand. Si bien que Pelman se décida à
accorder des sorties en masse sur les indications des surs. Ce qui
nallait pas sans inconvénients, comme on le verra :
il est vrai que dans les registres lépithète « dangereux »
«était distribuée généreusement, car
cette dénomination avait lavantage daugmenter la quote-part
du département dans la pension des malades.
La tâche fut rude pour remettre la machine en train, et lappétit
nallait pas, surtout quune bière inaccoutumée
avait donné à Pelman un catarrhe gastro-intestinal, et malgré
tous les petits soins culinaires des surs, les plats retournaient
à la cuisine tels quon les lui apportait.
Heureusement, il y avait le vortrefflicher Bordeaux de lasile,
Pelman lui doit la vie, il lui en est reconnaissant ; il en vécut
pendant des jours et ce fut, dit-il lui-même, au grand scandale
des bonnes surs, car je crois bien quil fut dans les vignes
du Seigneur, pendant ces huit jours. Jai eu lindélicatesse
de ma renseigner là-dessus auprès dune vieille sur
qui était là en 70 : elle ma répondu quelle
était jeune en ce temps-là, et quelle ne se rappelait
plus. Mais Pelman avoue que plus dune fois il lui revint dans la
suite des lettres quil ne sest jamais rappelé avoir
écrites il attribue cette amnésie à son état
dépuisement dans lequel il retomba à plusieurs reprises.
Nous sommes trop höfflich (sic) pour le contredire (Höflich
= poli).
Les difficultés étaient grandes. Mais Pelman les surmonta
grâce à lactive et bienveillante collaboration de la
Commission de surveillance et de son président. Que les Commissions
de surveillance du passé, du présent et de lavenir
soient fières des compliments que cet Allemand adresse à
cette organisation française. Pour nous, nous savons quil
y a à en prendre et à en laisser.
Ce qui facilita la tâche cest que la situation pécuniaire
de lasile était bonne. La question budgétaire sy
traitait dune façon patriarcale. Un prix de journée
était voté. Cétait au Directeur à sen
tirer. Quelque 10 ans auparavant une mauvaise administration avait créé
un déficit de 100.000 francs. Heureusement pour Pelman que son
prédécesseur immédiat avait rétabli la situation.
Il put ainsi librement disposer de son budget ; il avait les mains
libres sous condition de laveu du président de la commission.
Plus tard, quand dans les asiles de la Province rhénane il lui
fallait voir ses économies servir à couvrir le déficit
de ses collègues, il regrettait amèrement cet âge
dor.
Quelles
belles cultures aussi ! Jamais il na revu si beaux légumes.
Il est vrai quils étaient fumés largement, mais dune
façon élémentaire : chaque jour une colonne
de travailleurs allait déverser dans les champs le contenu des
w.-c. rudimentaires, simples tonneaux dans un trou creusé en terre.
Pelman nen revient pas de cette simplicité des murs
hygiéniques dalors, qui faisait refuser à un typhique
les bassins perfectionnés introduits par le médecin allemand.
Et les cochons !... car il y a aussi lhistoire du cochon. Ça
cest un titre de gloire. Pelman sen glorifie en effet ;
car cest grâce à ce cochon, quil établit
sa renommée dans le pays : les cochons indigènes quil
trouva dans la porcherie lui déplurent par leur vulgarité
et leur tournure plébéienne, Landschweinen mit langen
Köpfen und von sehr plebejischen Aussehen.
Il résolut
de les anoblir par une infusion de sang allemand (au fait les cochons
allemands sont peut-être aussi des Aryens pur sang) et fit venir
de Magdebourg un superbe vérat à un prix dont jamais navait
été payé cochon depuis que lAlsace existe.
Il faillit bien encourir les foudres administratives pour une telle dépense ;
mais heureusement quand le moment arriva de rendre les comptes, le vérat
avait fait souche et ses innombrables descendants faisant prime sur le
marché, il était payé et au delà. Chrétiens,
je vous le dis en vérité, le cochon de Stephansfeld est
exquis et fondant.
Gloire à Pelman et au vérat de Magdebourg ! Leurs arrière-petits-neveux
sont énormes et leur groin est merveilleusement camus. Ils ont
rempli dadmiration une commission, fine connaisseuse en la matière,
comme le démontre une porcherie dasile illustre par sa fièvre
aphteuse et sa puanteur. Il ny a pas quà Stephansfeld
où le cochon soit la grande pensée dun règne.
Mais là du moins, le pâté du banquet de réception
était fameux, fameux.
Si le cochon alsacien avait besoin dêtre amendé, du
moins bien des points de lorganisation française ont lapprobation
de Pelman. Cest à Stephansfeld quil connut le pécule
des travailleurs, système dont il fait le plus grand éloge
quoique à cet asile le pécule des travailleurs passât
depuis des années dans les poches dun ex-malade devenu employé
de bureau et qui avait astucieusement établi un petit commerce
par le moyen duquel il drainait tout cet argent ; il y fut mis bon
ordre. La conclusion de lhistoire est triste. Cet ex-malade, le
papa Didier, jadis interné pour le meurtre de sa femme, fut mis
dehors. Alors il se remaria et bientôt tua sa deuxième femme.
Mais ce que Pelman apprécia hautement, ce fut la loi de 1838. On
en chercherait vainement un plus complet éloge sans restriction ;
et Gambetta, promoteur de sa révision, en prend pour son grade,
avec quelque partialité compréhensible après 1871.
Quant au personnel, Pelman ne parle que des surs. Il sen loue
fort ; point quon sen étonne : les filles
de Saint-Vincent gardent sous la cornette la franche gaîté
et la bonhomie des gens des plaines de lIll et des vallées
des Vosges.
En quittant Stephansfeld, Pelman lui adresse un souvenir ému. Pour
qui a vu cette vieille maison, avec ses loges à colonnes et ses
grands arbres, on comprend les regrets que laissent à ceux qui
les quittent les riants paysages de lAlsace à la terre rouge.
Cest mélancoliquement, quen 1912, finissant ce chapitre
de « ses souvenirs dun vieil aliéniste »,
Pelman écrivait en se rappelant les jours passés :
« Il sen va depuis ce temps bien autrement en Alsace
et ce nen est pas mieux. Es ist seit jener Zeit in Elsass manches
anders und nicht genau besser geworden. »
Ces lignes datent de 2 ans avant lhorrible, effroyable guerre. Il
nen a pas vu la fin. Que dirait-il aujourdhui ?
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