L'ASILE SAINTE-ANNE


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CONCLUSIONS


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En cette fin de siècle, un premier bilan de la nouvelle organisation du service des aliénés du départenrent de la Seine, qui en bien des points nous a semblé inspirée de celle envisagée à la fin de l'Ancien Régime pour les Hôpitaux généraux, pouvait être dressé.
La création des trois premiers asiles de la Seine, ébauche d'un plan global cohérent dont la pierre de touche est Sainte-Anne, avait marqué la fin de la période la plus active de construction, de 1852 à 1869.
L'organisation telle qu'elle était prévue par la Commission de 1860 fut critiquée dès le changement de régime en 1871, et son développement progressivement abandonné: on renonce au grand projet de ceinturer Paris en hôpitaux pour aliénés pour des raisons d'ordre principalement économique; un quatrième asile ouvre à Villejuif en 1884, mais la création de deux "colonies familiales" (Dun-sur-Auron en 1892 et Ainay-le-Château en 1898), celle des asiles de Maison Blanche (1900) et Moisselles (1904) ne sont que des adjonctions mal intégrées à l'ensembe préexistant.
Le projet Haussmann-Girard de Cailleux était ainsi amputé dans son esprit et dans sa forme. De ce fait, le service des aliénés allait devoir supporter de multiples inconvénients dont certains pèsent aujourd'hui encore :
Politique des transferts en province longtemps poursuivie - les derniers ont lieu en 1951 - toujours par nécessité économique; persistance sous leur ancienne forme des quartiers d'hospice de Bicêtre et de la Salpêtrière (respectivement jusqu'en 1910 et 1930); nette prédominance de l'implantation dans le Sud et dans l'Est de la capitale des grandes institutions asilaires; encombrement des asiles; insuffisance des sections spéciales destinées aux épileptiques et aux idiots; . . .
Il reste que la pièce maîtresse de cette œuvre inachevée, l'asile Sainte-Anne, est exemplaire à plus d'un titre, et que les diverses activités qui y voient le jour sont riches d'enseignement.
De la fin de l'Ancien Régime datent les premières tentatives de définition de l'hôpital moderne. L'architecture hospitalière est devenue scientifique, le spectaculaire a fait place à l'économique et au rationnel.
Cet idéal technique et fonctionnel, formel, voire formaliste, se voit appliqué à Sainte-Anne.

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L'architecture est ici la réalisation entière et rigoureuse d'un programme, l'ensemble répondant à des exigences d'ordre et de clarté.
Dans cet espace segmenté, le plan est symétrique: de part et d'autre de la ligne d'axe sur laquelle se trouvent les services généraux, se situent les quartiers de classement. Ces unités autonomes accueillent les malades regroupés par classe en fonction de leur comportement.
L'ordonnance géométrique, l'orientation des bâtiments, l'organisation intérieure, la répartition et la circulation, tout concourt à faire de l'architecture un moyen de traitement; la nécessité de l'isolement est respectée aussi.
L'asile lui-même "fait fonction de remède".
Cette organisation scientifique répond à la classification systématique par type de cas cliniques entreprise alors par les aliénistes.
Cet espace, technique avant tout, est néanmoins esthétique; bien que Questel, architecte de Sainte-Anne, n'ait donc pu y exprimer tout son art, sa réalisation est équilibrée et harmonieuse, et les édifices ont une élégance certaine.
A Sainte-Anne, nous avons vu l'application de la conception ''esquirolienne" de l'asile "instrument de guérison" où est institué le Traitement Moral promu par Leuret.
On constate que ces principes sont mis en pratique quelque quarante ou cinquante ans après qu'ils aient été affirmés (ainsi, il ne surprendra pas de trouver dans notre travail des citations déjà anciennes).
Nous avons évoqué divers aspects de la vie quotidienne, toute imprégnée de ces théories, parfois novateurs. C'est une période de transformation de l'Asile lieu de réclusion en instrument de soin et milieu de vie. Il serait intéressant de préciser l'évolution parallèle de la clinique, des concepts sémiologiques et nosologiques, largement favorisée par l'avènement de cette institution dont une des fonctions est de produire et d'approfondir un savoir.
Mais Sainte-Anne est au XIXème siècle beaucoup plus qu'un simple asile: nous avons insisté sur la place originale tenue par le Bureau Central d'examen créé en 1867 dans l'organisation générale du service, et sur la qualité du travail qui a pu y être entrepris.
Exemplaires sont aussi les projets de création du pensionnat puis du quartier de sûreté, et celle de la Clinique, dont on peut dire que la valeur de son activité a justifié à posteriori les difficultés de son installation.

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Ainsi sur le terrain où s'élevait le Sanitat d'Anne d'Autriche qui, ruiné, avait accueilli la ferme Sainte-Anne, première expérience de traite-ment de l'aliénation par le travail agricole à l'initiative de Ferrus, naît et se développe au XIXème siècle l'asile Sainte-Anne.

Alors que de terribles requisitoires "anti-asile", comme celui de Belloc Directeur-médecin de l'asile d'Alençon(1), plus illusoire que visionnaire avaient rencontré une opposition unanime dans le corps aliéniste attaché à défendre ses institutions comme ses aliénés ("certainement les enfants gâtés de la philanthropie moderne" écrivait A. Pain), on perçoit à la fin du siècle dans quelques rapports des médecins de Sainte-Anne des critiques qui vont conduire à une certaine remise en question de l'Asile.

On lit dans le rapport de Bouchereau en 1889: "A la longue, l'asile produit une dépression qui dépasse la mesure". Dubuisson écrit la même année: "Je suis de plus en plus convaincu que l'organisation actuelle avec son système exclusif de promiscuité est tout à fait défavorable à nombre de nos malades et compromet leur guérison".

Sans discuter la nécessité des établissements asilaires, les critiques allaient permettre une évolution de l'institution, en mettant en cause un système essentiellement clos.

(1) H. Belloc, les asiles d'aliénés transformés en centres d'exploitation rurale 1862:
" Ces cours carrées, ces murs à angle droit, ces enclos, fermés de hautes murailles dissimulées ou non par des artifices plus ou moins ingénieux; tout cela est d'une monotonie désespérante (...). Et que sera-ce si l'on songe que ce que l'on vient de voir est destiné à durer toujours et, par hypothèse, dans l'impossibilité de se modifier jamais! Que, franchissant le temps par la pensée, on porte ses regards à 50 ans, à 100 ans dans l'avenir pour y voir les asiles d'aliénés comme les verront nos fils, qu'on imagine les édifices actuels encore debout dans les mêmes conditions où nous les voyons aujourd'hui; qu'on se figure les successeurs des aliénés actuels menant, de génération en génération, la même existence que leurs prédécesseurs, végétant dans les mêmes divisions, marchant, au pied de la lettre, dans les mêmes pas, sous l'influence des mêmes règlements et à l'ombre des mêmes murailles, que le temps aura alors noircies, je dis que c'est là une pensée intolérable. (…)"


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Michel Caire, Contribution à l'histoire de l'hôpital Sainte-Anne (Paris): des origines au début du XX° siècle. Thèse médecine, Paris V, Cochin-Port-Royal, 1981, n°20; 160-VIII p., ill.