John-Antoine
Nau, Force ennemie, Bruxelles, Gramma, « Le passé
du futur », 1994 [1905]
pp. 10-15
:
... Cllacc « fffrrr... Ce bruit dur, « autoritaire
et menaçant, dirait-on, « me terrifie au point de me paralyser.
C'est à peine si j'ose entrouvrir les paupières et ce que
j'aperçois ne me rassure nullement : un guichet bée dans
la boiserie, au-dessus de ma tête ; deux yeux bleus très
pâles me dévisagent, « avec férocité,
me figurè-je. Mais bientôt j'ai honte de ma couardise, je
me dresse sur mon séant et crie d'une voix aussi formidable que
possible :
« Qu'est-ce que vous f... ichez là ? Voulez-vous bien me
laisser dormir et aller espionner ailleurs !
L'ouverture du guichet est de belles dimensions. Une tête en sort
qui fait une grimace de pitié, « une tête trouée
des étranges yeux pâles, « ornée d'un mince
nez en bec de perroquet et de longues moustaches tombantes, plus jaunes
que la paroi. Elle ouvre une bouche que tord un assez laid rictus exhibant
une dentition mordorée, « à petits créneaux
« et profère des sons :
« Y a pas d'offense de ma part et je suis heureux de voir que ça
va mieux « de la vôtre ». Si « Monsieur »
veut « kekchose », je vais « vous
» le sercher.
« Donnez-moi à manger... n'importe quoi ! Mais auparavant...
pourriez-vous me dire ce que je fais ici ?
« Dans un estant... je vais vous ezpliquer...
L'homme referme son « guignol » et le voilà parti.
Dix minutes plus tard j'entends des grincements de verrous et le lourd
clapotis d'une grosse serrure.
Le possesseur des yeux pâles et de la moustache jaune entre, agite
des clefs géantes, repousse la porte et s'approche de mon lit,
un plateau à la main.
« Voilà l'artique demandé.
« Merci. Mais, maintenant, allez-vous répondre à ma
question de tout à l'heure ?
« Tout de suite... D'abord, que « Monsieur » mange.
« Bon, je ne demande pas mieux... Voyez ! Parlez à présent
! où m'a-t-on fourré ? Je vois que je ne suis pas en prison
: il y a bien les verrous, mais...
« Non ! « Monsieur » n'est pas « dans la honte
». Il s'est trouvé « dans le malheur » tout simplement.
« Vous » avez été malade, très malade...
« Alors je suis dans... un hôpital ?
« C'est ça, sans l'être...
« Enfin, quoi ?
« C'est une maison pour les personnes souffrantes... comme Monsieur.
« Une maison de... santé ?
On appelle ça comme ça, des fois, « si on veut.
J'ai un frisson
si violent que j'en éprouve comme une douleur dans la nuque, puis
tout le long de la colonne vertébrale :
« Vous ne voulez pas dire que je me trouve dans un asile d'aliénés
!...
« Oh ! vous « ezpliquez » les choses d'une
façon !... Et puis il ne faut pas vous frapper, c'est pas une de
ces baraques à bonnes surs où on déniche des
erquésiastiques dans tous les placards... Ici c'est libre
: ça n'appartient ni à l'État ni aux « Cléricaux
» ; c'est l'établissement du docteur Froin.
« Et ça se trouve ?
« À Vassetot, donc ! Vous savez bien !
« Mais, j'ai des parents par ici !
« Parbleu ! c'est M'sieur vot'cousin qui vous a « apporté »
l'autre jour ! il a dit comme ça que vous vous étiez trouvé
souffrant en promenade à Dieppe et qu'y savait plus quoi
fiche de vous. Le dites pas « que je vous ai dit qui » ! C'est
défendu ici ; mais je vous vois si tranquille, si « plaisant »...
« Ah ! si Roffieux est dans l'affaire, je ne suis plus surpris !
En tous cas, vous avez raison ; je suis très calme et n'éprouve
pas la moindre colère contre... cet... individu. Mais vous dîtes
: « l'autre jour » ? Il y a donc peu de temps que j'ai été...
mis au frais dans cette chambre ? ...
« Après-demain il y aura deux semaines.
« Vous êtes sûr que je n'étais jamais venu ici...
autrefois ? Il me paraît que j'ai déjà vécu
entre ces quatre murs mais qu'il y a des siècles de cela...
« Oui, on dit que ça produit de ces effets-là. C'est
des idées que vous avez, car moi « qu'y a dix ans que je
reste dans la maison», j'ai pas jamais
vu le « pareil de Monsieur ». Je peux lever
la main de ça ! Mais vous savez, voilà comment ça
peut s'arriver : on « apporte » une personne ici,
en voiture, « par exemple » ; on la présente
au Directeur qui l'admet. Ça fait qu'alors on a tout d'un
coup besoin de faire une visite à kekun qui demeure à
côté ; le directeur aussi ; et c'est pas la peine que la
personne apportée se dérange ; c'est une visite
embêtante « et ci et l'autre » ; la « personne
» attendra en se reposant : Alle est un peu fatiguée.
Étant indisposée, alle a eu de l'egzitation ;ça
va mieux mais faut la ménager. Seulement alle s'ennuierait
dans le cabinet du Directeur qui est pas une pièce « avantageuse
» : « Ça fait qu'alors » on va l'acconduire
dans un endroit où qu'y a une bien belle vue et des journaux
illuscrés. « Ça va bien pour une petite domieure
:la « personne » regarde par la fenêtre, raffûte
dans l'appartement, alle trouve tout ça « gentil et comme-il-faut
». Mais après ça, alle s'impatiente et quand çui-ci
ou çui-là lui egzplique qu'on n'a pas pu revenir
la sercher et que le Directeur l'invite, « sensé »
par amitié, à passer la nuit dans l'établissement,
la personne veut s'en aller, on l'empêche : « Ça fait
qu'alors » elle se fâche, a... une attaque de nerfs ; on la
couche « et elle reste des dix au douze jours tantôt dans
l'egzitation, tantôt dans le sommeil. Quand alle est guérie
a' se souvient d'un peu de ce qu'alle a vu l'promier jour
; mais ça lui semble « loin de loin ». Y a rien comme
l'egzitation pour faire paraître le temps long... après
; parce que « durant » c'est pas ça qui gêne.
L'homme au bec de perroquet n'est pas aussi absolument idiot qu'on pourrait
le croire en le regardant tout d'abord... et en entendant certaines de
ses phrases. Il vient, je le vois, de me raconter à sa manière,
tantôt fort stupidement et maladroitement, tantôt avec des
précautions assez heureuses, l'histoire de mon entrée dans
l'établissement du Dr Froin. Ça et là, au cours de
son bref récit et surtout en son explication finale, il s'est peut-être
montré capable de sécréter une certaine dose de psychologie
rudimentaire.
Eh non ! c'est un crétin, « puisqu'il m'a permis de savoir
que j'avais été fou pendant une dizaine de jours. Il aurait
dû s'arranger pour me laisser ignorer cela... longtemps. J'aurais
pu croire... quoi ?... qu'aurais-je pu croire ?...
Au fait, c'est moi le crétin ! Que vais-je demander là à
un pauvre diable abruti par ce milieu, après une première
éducation reçue, sans doute possible, sur un fumier de campagne
!
Quoiqu'il en soit, puisqu'il compatit évidemment à mon malheur,
j'aurais tort de l'indisposer contre moi ; il a la langue longue, il peut
donc m'être utile quand j'aurai besoin d'être
renseigné...
On dirait que la mémoire me revient un peu : oui, les façons
mystérieuses de Roffieux, Dieppe, la voiture, l'arrivée
dans l'« Établissement », le départ du cousin
pour la fausse visite, voire même ma colère, « je me
souviens « brumeusement » de tout cela.
p. 118-124
:
Léonard offre gracieusement le bras à la bonne dame. Celle-ci
poussede petits cris et veut savoir où l'on va « comme ça
».
« Nous allons pronmener en voiture, flûte mon gardien.
« Pas avec des Monsieurs que je connais pas, proteste la
folle, 'y a des oubliettes dans les voitures et on y jette les vieilles
femmes comme moi. J'aime mieux aller voir II oiseaux de fer-blanc sur
le toit du grenier ; ils chantent comme des harmonicas !
« C'est là que nous irons avec le fiaque, par un
chemin montant qui tourne, susurre Léonard.
« C'est-y bien vrai ? [...]
Léonard s'approche de la voiture et va aider la mère Charlemaine
à y monter quand... frrrrt !... la folle dégage son bras,
fait un petit bond de coté et prend sa course dans la direction
du bassin. Robidor et Léonard lui donnent immédiatement
la chasse, bientôt suivis de M. Frédéric qui, vite,
a été s'armer d'un fouet à chiens. Elle a encore
de bonnes jambes, la brave vieille, et donne du travail aux trois coureurs
lancés à ses trousses. Mais elle commet l'imprudence de
se risquer sur la jetée : plus d'issue ! Elle a beau décrire
des cercles, faire des crochets brusques, elle va être saisie par
Léonard quand lui vient l'idée « plutôt malheureuse
« de se jeter à l'eau. Je la vois sauter, je la crois perdue
; mais nous avions compté, elle et moi sans la file de barques
rangées le long du môle. Deux pêcheurs occupés
à déverguer une vieille voile se sont retournés au
bruit de la poursuite et « la happent littérales au vol.
On la hisse sur la jetée. Léonard et Robidor l'empoignent
et, « sans trop la « saërraï », « la
portent toute gigotante jusqu'à la voiture où ils la campent
sur une banquette comme un paquet. Et en route.
Un peu mouillée malgré l'adresse de ses sauveteurs qui n'ont
pu empêcher le bas de sa jupe de prendre un léger bain, sa
robe collée à ses jambes, la mère Charlemaine parait
encore plus maigre, plus longue, plus fantastique. [...] La folle
pleure et, « après le premier moment de prostration, «
fait une « musique du diable », suivant l'expression de mon
gardien :
« Où c'est qu'on va, où c'est qu'on va ? crie-t-elle
en se débattant, maintenue solidement par la poigne de Léonard.
Cet agent de recrutement pour la maison Froin conçoit enfin une
idée lumineuse qu'il aurait bien pu avoir plus tôt:
« Où qu'on va, ma bonne dame ? Mais à voir
vos fils et vot'fille qui sont chez des amis. [...]
Le voyage de retour est dur. Le temps, si beau dans la journée,
se gâte vers cinq heures du soir. Il pleut et Léonard remet
son chapeau-melon dans le journal. Nous sommes en été ;
pourtant un froid aigre que je ne sens pas absolument, que je devine,
plutôt, pénètre, par des interstices, dans le fiacre
: le véhicule est vieux, tout disjoint ; le bois des portières
joue, la capote doit être crevassée. La mère Charlemaine
grelotte dans sa robe qui ne sèche pas ; mon gardien est d'une
humeur affreuse. Pus tard, quand la nuit tombe, c'est bien pis. Les arbres
qui défilent devant les vitres prennent des formes monstrueuses
dont la folle s'épouvante ; l'eau commence à tomber dans
l'absurde guimbarde ; des gouttes lourdes et glaciales arrosent le front
et les mains de la bonne femme qui crie de saisissement. Le splendide
chapeau-melon n'est plus à l'abri, le journal reçoit plus
d'une éclaboussure. Léonard se remet à jurer et la
mère Charlemaine recommence à sangloter. [...]
Enfin, vers huit heures et demie, on dépasse le bourg de Vassetot
et le fiacre stoppe devant une grille. Le cocher descend de son siège
et sonne ; la grille s'ouvre et le triste charroule bientôt sur
le gravier d'une large allée. Robidor et Léonard débarquent
la mère Charlemaine, la maintiennent vigoureusement entre eux deux
et, dans la traversée du vestibule (le voisinage de la direction
agissant sur eux) « affectent tout à coup le zèle
répressif d'une paire d'argousins ramassant un gamin voleur
de pruneaux. C'est en roulant des yeux féroces, en gonflant les
veines de leurs fronts, en ahanant comme à bout d'efforts, qu'ils
traînent leur dangereuse prisonnière, abêtie de cette
subite frénésie, dans le cabinet directorial. Le Dr Froin,
« depuis longtemps blasé sur l'enfantine mise en scène
de cette comédie, « hausse les épaules :
« Voyons, Léonard, lâchez un peu cette dame. Vous finirez
par « faire semblant » de la brutaliser, ce qui ne serait
plus dans l'esprit d'un rôle jusqu'à présent si bien
joué, « trop bien joué. Tenez, Robidor, voici ce que
je vous dois ; vous pouvez vous retirer.
Le gros cocher sort après une révérence de maîtresse
de pensionnât.
Près du Dr Froin se tient Bid'homme, mais un Bid'homme encore une
fois transformé, un Bid'homme sans bottes et sans cravache, grave,
« distingué », « un peu trop inspiré,
peut-être, « un médecin-aliéniste pour «
Graphic » ou « Monde Illustré ». Sa voix est
encore plus gutturale, plus insistante qu'à l'ordinaire quand il
interroge Léonard au sujet des « désordres observés
» mais sa politesse envers la « malade » est parfaite.
Le père Froin est visiblement charmé de la tenue de son
adjoint qu'il regarde d'un il paternel.
« C'est-t'y vrai que je vais voir mes enfants ? demande la folle.
« Mon Dieu, Mâdâme, trombonise Bid'homme, vous me permettrez
de vous faire observer qu'il est un peu tard pour cela.
Mais demain, le plus tôt possible, je me ferai le plaisir de vous
les amener moi-même dans votre appartement. Je comprends l'«
impatience d'une mère » !
On se croirait à l'Ambigu.
Et dès que Je Dr Froin a suffisamment causé avec la pauvre
femme, la rassurant, l'égayant même, tout en la « sondant »
sans qu'elle s'en doute, l'élégant Bid'homme, plus que galant,
prend par la taille la nouvelle pensionnaire et veut à toute force
l'installer « bien chez elle » dans l'autre bâtiment.
Mais à peine s'est-il acquitté de sa mission et a-t-il remis
sa protégée aux mains d'une infirmière que, «
rencontrant dans un couloir la « gardienne-principale », il
la terrifie en lui racontant d'horribles et imaginaires traits de férocité
qui font de la cousine de M. Frédéric une
sorte de cannibale compliquée d'amazone dahoméenne et de
sectatrice du Baal phénicien. Il ajoute :
« Vous allez me l'affaiblir, me la calmer, en la purgeant et repurgeant.
Et si elle fait encore du « boucan », en avant les vomitifs,
la diète, la douche et la camisole, « vous savez bien ! »
la joyeuse camisole !
La gardienne, très impressionnée, se décide très
difficilement à entrer dans la chambre de la formidable dément
qui, déjà couchée, regarde paisiblement une solide
infirmière occupée à étendre ses loques mouillée.
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