Dr.
Frédet, « Un Bal à la Salpêtrière »,
Mélanges nouvelles historiques et scientifiques, Bulletin
historique et scientifique de l'Auvergne, 1889
Un Bal à la Salpêtrière
Je recevais, il y a quelques jours, une lettre ainsi conçue :
HOSPICE DE LA SALPÊTRIÈRE
« Vous
êtes invité au bal costumé de la mi-carême qui
aura lieu le 28 mars 1889, à huit heures. »
C'est le bal traditionnel donné tous les ans par l'Administration
de l'assistance publique, dans cet hospice, à une partie des malades
renfermés dans cet asile, et connu, dans le public parisien, sous
le nom typique de « Bal des folles ».
J'arrivai donc à l'heure exacte indiquée sur le carton que
l'on m'avait envoyé, et me dirigeai à travers le dédale
des rues et des places de cet antique hospice qui compte 6 500 habitants
(la population d'un chef-lieu d'arrondissement), jusqu'au quartier dit
des Aliénées.
Je pénétrai dans une longue et vaste salle, brillamment
illuminée, décorée de plantes vertes et de fleurs.
Au milieu, sur une estrade, se presse un orchestre nombreux. A l'un des
bouts est dressé un buffet, généreusement garni de
gâteaux, de bonbons et de boissons fraîches et sucrées,
d'où le Champagne et les vins capiteux sont proscrits. Deux rangs
de banquettes courent tout le long de la salle; c'est là que sont
assises et font tapisserie les démentes qui ont passé l'âge
de la jeunesse, et qui viennent se remémorer les plaisirs déjà
lointains et les triomphes de jadis ; les surveillantes des divers services,
de noir tout habillées, dont quelques-unes ont l'air des plus respectables,
imposant même, et que l'on prendrait volontiers pour des camerera
mayor de Ruy-Blas ou des duègnes d'Hernani. Enfin, les invités
et invitées, hommes et femmes du monde, venus-là pour assister
à un spectacle tout nouveau pour eux. Ce sont ceux-là, je
dois le dire, qui sont les moins tranquilles, qui font le plus de bruit,
qui s'agitent le plus, et qu'un spectateur impartial prendrait peut-être,
à première vue, pour les habitants de la maison.
La fête bat déjà son plein, car les bals commencent
et finissent de bonne heure à la Salpêtrière ; ne
faut-il pas montrer que l'on est raisonnable ! La salle est garnie d'une
foule bigarrée qui s'en va par couples, bras dessus bras dessous
; il y a là environ cent cinquante femmes, jeunes pour la plupart
et dont quelques-unes sont fort belles, qui se promènent, en attendant
l'appel de l'orchestre, revêtues des costumes les plus variés,
les plus pittoresques, les plus frais, et dont quelques-uns, je dois le
dire, sont portés avec une crânerie, une aisance tout aristocratique.
On se croirait vraiment dans le monde et dans une société
des plus élégantes.
Toutes ces jeunes femmes vont, viennent, causent entre elles ou avec les
spectateurs, et vont, en souriant, se remettre en place dès que
l'orchestre prélude.
Je note, au passage, des costumes de marquis et de marquises , d'incroyables,
de boulangère aux écus, de marjolaine, de bayadère,
de princes circassiens, de mousquetaires, de petits ramoneurs, de paysans
du Bourbonnais, très réussis et portés avec une grâce
toute juvénile. L'une d'elles, habillée en paysan normand,
est coiffée d'un haut chapeau en feutre gris qu'on me dit être
le chapeau du Dr Legrand du Saulle, le célèbre aliéniste,
mort depuis peu, et, depuis dix ans, ce chapeau est de toutes les fêtes.
Ce bal est le sujet de toutes les conversations de ces malheureuses femmes,
pendant les deux mois qui le précèdent. Elles y songent,
s'y préparent, leur imagination se met en frais pour inventer un
costume, et, leur choix arrêté, elles vont aux emplettes,
taillent ce cher costume, le cousent et l'essayent. C'est autant de pris
sur la névrose. Mais quelles sont donc les femmes qui sont-là
? les agitées en sont exclues, cela va de soi. Ce sont les nerveuses,
les névrosées comme l'on dit aujourd'hui, les grandes et
petites hystériques atteintes d'hysteria major ou minor, épaves
d'une vie trop agitée et trop sensuelle, de l'abandon ou de la
misère, ou ayant eu en héritage le triste lot du nervosisme
paternel ou maternel. Ce sont des déséquilibrées
; elles appartiennent à différents services; mais, tout
le monde, dans ce milieu singulier, surveillantes, malades même
accordent le pas et la préséance aux malades du service
du Dr Charcot. Qui dit Charcot, dit La Salpêtrière. Ce grand
nom couvre tout de son ombre.
On me montre quatre ou cinq jeunes femmes, porteuses de travestis plus
élégants que les autres, qui sont les fameux sujets du maître.
C'est avec elles, c'est sur elles qu'il a fait les expériences
d'hypnose si curieuses et si célèbres ; ce sont elles qui
ont été l'objet de ses leçons, qui ont éclairé
d'un jour tout nouveau cette question de physiologie, restée jusque-là
dans l'obscurité la plus profonde. Ces quatre ou cinq femmes -
les premiers sujets - sont là souriantes, pleines de force et de
jeunesse, causant avec tous, ne manquant pas une danse qu'elles exécutent
d'ailleurs d'une manière irréprochable. Elles forment, au
milieu de toutes leurs compagnes, une sorte d'aristocratie, une sorte
de caste supérieure que les autres acceptent volontiers. Elles
se font un titre de gloire d'être les sujets et les malades du maître
, et elles proclament volontiers et avec emphase qu'elles sont du service
de Charcot.
A un moment donné, quand le Directeur de l'assistance publique
entre dans la salle de bal, elles se forment en cortège, deux à
deux, et ce sont les malades du service de M. Charcot qui marchent en
tête et les premières. Il ne s'élève pas la
moindre contestation ; on dirait que cette primauté leur est due
et que c'est un droit absolu qu'elles exercent.
Mais la fête suit son cours, et tout irait pour le mieux si, de
temps à autre, au milieu d'une valse ou d'un quadrille, l'on n'entendait
un cri perçant. On s'empresse, on se rassemble. C'est une femme
qui est prise subitement d'un spasme ou d'une crise. On entoure la malade,
on l'étend sur une banquette, on lui fait respirer des sels. Pendant
ce temps, un interne de la Salpêtrière arrive, fait une compression
sur un ovaire et la crise cesse. Tout à coup, j'en aperçois
une en pleine extase, les mains tendues et levées, les yeux au
ciel. Vite l'interne du Dr Charcot lui applique la pulpe des doigts sur
l'orbite, fait une friction légère sur le vertex et la voilà
endormie. On l'assoit, elle reste ainsi la tête penchée et
dormant sur l'épaule d'une surveillante. Au bout de quelques minutes,
il lui souffle sur la face et elle se réveille, calme et tranquille,
pour reprendre quelque temps après ses exercices chorégraphiques
interrompus.
Cette femme est une ancienne danseuse de l'Opéra, travestie en
diseuse de bonne aventure. Elle distribue des petits papiers à
tout le monde. Elle me donne un de ses petits rouleaux de papier, et,
si votre sérieuse assemblée me le permettait, je transcrirais
ici même son contenu, qui s'inspire, je dois le dire, plus de Brantôme
que de La Rochefoucauld.
Toutes ces femmes qui nous entourent, me disait l'interne du Dr Charcot,
sont hypnotisables. Venez un matin, dans le service, et je vous montrerai
avec quelle facilité on les endort. Si, à un moment donné,
me disait-il, l'orchestre s'arrêtant brusquement, on frappait un
coup violent sur un gong, vous verriez la plupart des femmes tomber en
catalepsie, s'arrêter immobiles et conserver la posture dans laquelle
elles auraient été surprises par ce bruit éclatant
et inattendu.
Mais laissons tous ces détails, qui ne sont pas sans intérêt,
et examinons quel est le résultat moral et psychologique que l'on
obtient par l'institution de cette fête.
Plusieurs semaines avant le bal, me disaient de vieilles surveillantes,
toutes ces malades s'occupent de ses préparatifs, pensent à
lai toilette qu'elles auront et qu'elles préparent avec une sorte
d'acharnement. C'est une sorte de pâture jetée à leur
imagination maladive, qui s'en repaît et qui s'en nourrit. Ce serait
pour elles une trop grande privation que de ne pas assister au bal, aussi
les fautes contre la discipline sont-elles moins fréquentes et
les malades plus dociles. Ce qui semblerait donner raison à cette
argumentation, c'est que les crises hystériques sont moins fréquentes
; moins fréquentes aussi après la fête, parce que
la fatigue physique, parce que la danse, cette gymnastique amusante, leur
a pris leurs articulations, leurs muscles, et a calmé, pour quelque
temps, cette soif d'agitation et de plaisir qui est un peu le lot et l'apanage
de la jeunesse. N'est-ce pas de cet âge que l'on dit : « la
folle jeunesse! »
Ce bal travesti calme si bien le système nerveux de ces malades
que beaucoup pensent, non sans raison, qu'une fête analogue répétée
plus souvent, trois à quatre fois par an, produirait des effets
salutaires sur l'imagination vagabonde et déréglée
de toutes ces pensionnaires de la Salpêtrière.
Si nous ajoutons au plaisir de la danse, plaisir féminin par excellence,
l'influence bienfaisante de la musique qui détend les nerfs et
calme si bien la mélancolie, n'est-on pas autorisé à
penser et à dire que l'Administration hospitalière, en agissant
ainsi, agit sagement ? N'est-ce pas de la musique, et la musique et la
danse ne sont-elles pas surs ! que le poète a dit : « Emollit
mores née sinit esse feros ? »
Ne sommes-nous pas heureux nous-mêmes, à qui la Providence
a dévolu un cerveau bien équilibré, quand le travail
intellectuel nous a fatigués, quand les soucis nous oppressent,
d'entendre de la bonne musique ? et ne sentons-nous pas, sous les souffles
harmonieux, notre âme s'amollir et se détendre ?
C'est donc un moyen thérapeutique de premier ordre. N'est-ce pas
ce remède qu'employait David pour dissiper, aux sons de sa harpe,
les ombres noires et menaçantes qui venaient troubler le sommeil
du roi Saûl ? Et c'est, sans aucun doute, inspirée par ces
causes multiples, que l'Administration de la Salpêtrière
donne chaque année ce bal aux pauvres névrosées,
aux pauvres détraquées de l'intelligence qu'elle soigne
et protège. Et ce n'est pas une des moindres curiosités
de ce Paris, si vivant et si agité, que d'assister, en spectateur,
heureusement ! à ce bal qu'on pourrait plus justement nommer le
bal des incohérentes.
Dr FREDET
|