Jules
Claretie, Les amours d'un interne, Paris, Fayard frères
éditeurs, 1899
pp. 69-74
:
CONSULTATION
La Salpêtrière !
Dès qu'après la traversée de la place triste, plantée
d'arbres sans ombre, projetant leur silhouette grêle sur l'herbe
pelée qui pousse de ce côté, foulée par les
talons des vieilles se promenant hors de l'hospice, on a franchi la porte
où clapote un drapeau tricolore, au-dessus de l'inscription lugubre:
Hospice de la Vieillesse, Femme, on est comme enveloppé du grand
silence mélancolique de cette cité dolente.
Une impression de tristesse reposée tombe de ces hautes murailles
grises, de ces massifs d'arbres, de ces toits de tuiles rouges mansardés
et de ces perspectives infinies rappelant celles des tableaux de Peter
de Hoog. Et le long de ces murs, tandis, que se traînent des larves
humaines, tendis que des vieilles au dos courbé longent, appuyées
sur leurs bâtons, ces ruelles qui font songer à celles de
quelque béguinage flamand, de jolies filles en tablier blanc, une
coiffe blanche sur leurs cheveux blonds ou bruns, toutes jeunes, pareilles
à des soubrettes d'un autre âge, avec la fraîcheur
des vingt ans sur la joue, trottinent de leurs petits pieds sur les pavés
gris sertis de gramens. C'est la jeunesse vaillante qui aide toute cette
vieillesse à mourir. Ce sont les filles de service dévouées
au soulagement de tous ces maux. On les rencontre partout, saluant de
quelque leste bonjour une de ces vieilles, courbée en deux sur
son banc, prenant le frais ou humant la chaleur réchauffante, et
qu'on appelle de ce nom, poétiquement doux et attristé déjà
connue un appel du tombeau : les reposantes.
Dans ce bâtiment immense, dans cet entassement de logis de la Salpêtrière,
ville à part dans la grande ville, avec sa population tragique,
douloureuse, ses six mille âmes respirant dans cet amas de murailles,
comme à l'ombre de ce dôme noir d'ardoises qui est l'église
; — au bout des grandes cours où, sur les bancs de bois,
ruminent misérablement leur existence, ces pauvres vieilles bouffies
ou ratatinées par l'âge; — là-bas, après
avoir longé ces parterres de fleurs, touffus de lilas, au printemps,
mélancoliques à l'automne; — au bout des arcades successives
qui s'ouvrent, l'une après l'autre, sur des cours nouvelles, cour
Sainte-Claire, rue Saint-Félix, et dont chacune est comme le promenoir
de maux ambulants, de vieillesses lentement traînées, de
décrépitudes inconscientes, on arrive, en dépassant
la large rue de la Cuisine, dont on aperçoit, par la porte entr'ouverte,
les marmites énormes, les casseroles gargantuesques jetant leurs
éclats de cuivre rouge, à une sorte de ruelle conduisant,
à gauche, au service du docteur Fargeas.
En face, un portail s'ouvre sur la démence... C'est le domaine
des aliénés.
A gauche, et avant de franchir la porte de la folie, c'est le quartier
des maladies nerveuses, de l'épilepsie et de l'hystérie,
dont, avec le docteur Charcot, M. Fargeas, le maître de Georges
Vilandry, avait la direction.
Comme, sur l'enseigne de bois d'un chantier, ces mots se détachaient
:
SAINTE-LAURE
2ème division — 3ème section.
à l'entrée de la cour, avant le pavillon élevé
de quelques marches en pierre, où, le matin, venaient du dehors,
poussant la porte avec des espoirs de guérison, un tas de malades
aux tremblements et aux marmottements nerveux, leurs membres déformés
quelquefois par l'ataxie, et, péniblement, s'asseyant dans la petite
pièce à claire-voie qui précédait le cabinet
de consultation où M. Fargeas passait sa visite, et le vaste établissement
où il électrisait ses malades.
De temps à autre, un élève externe ouvrait la porte
du cabinet, ou encore Vilandry montrait sa tête couverte de la calotte
de velours noir, qui est la coiffure d'uniforme d'interne, et, les mains
dans le tablier noué a sa ceinture, la pelote piquée d'épingles
pendant sur sa poitrine, il regardait cette lugubre foule de malade attiré
là par la science du maître, et qui tournaient des prunelles
anxieuses vers ce cabinet, où étaient, pour eux, le soulagement
à leurs maux, le remède, le salut — l'espoir, du moins
!
C'était la douleur faisant antichambre.
Des gens sortaient, une ordonnance à la main, du cabinet où
d'autres malades s'engouffraient, tout pâles. Il y avait les redingotes
coudoyant des blouses, des chapeaux de paille aux fleurs fanées,
tremblotant à côté de tètes branlantes, coiffées
d'un bonnet de linge. Une fille de service, forte, saine, gaie, regardait
sans pitié, tout naturellement, comme des monstruosités
aperçues tous les jours, ces hébétudes, ces contractions,
ces torsions atroces de bras, ces mouvements rapides des mâchoires,
tout ce que le ramollissement de la moelle humaine pouvait produire de
férocités ridicules.
Dans le cabinet, debout, droit, solide, grand, maigre, avec des cheveux
noirs crépus, un œil sombre plongeant dans l'œil d'autrui
comme un scalpel dans la chair, les favoris gris, la lèvre rosée,
le docteur Fargeas interrogeait tous ses malades qui arrivaient là
comme un flot, après un flot et dictait à ses élèves,
assis devant une table chargée de papiers, d'instruments de physique,
et de disques de couleurs différentes, formant, réunis,
le spectre solaire et permettant au docteur de se rendre compte des perturbations
des lésions de la vue chez ses malades.
Vilandry, debout, écoutait, examinait et interrogeait à
son tour, et lui aussi, comme sous la dictée de M. Fargeas, prenait
rapidement des notes.
Aux murailles, des photographies, des dessins, des chromo-lithographies
représentant des cas bizarres, étaient accrochés,
dans des cadres. La lumière entrait, au fond, par la large fenêtre
donnant sur une cour et, de temps à autre, derrière les
vitres, une face terrible d'épileptique, les cheveux épars,
venait se plaquer, et, hagarde regardait curieusement.
Le maître allait vite, n'ayant à donner qu'un peu de sa science
et de son temps à toutes ces souffrances accumulées, réunies,
là, sur les bancs de l'antichambre, dans une promiscuité
hideuse.
— Qu'est-ce que vous avez ?
L'homme regardait, hébété, n'osant parler : un vieil
officier décoré, portant une redingote râpée,
tournant entre ses doigts, comme un enfant, nu vieux chapeau gris, coupé
en deux par un crêpe.
Sa femme, petite vieille, rouge, ridée, souriante, vêtue
de noir, lui disait:
— Réponds donc, voyons !... Le docteur te parle !
Puis, le vieux restant là, silencieux, les prunelles sur le parquet,
timide, abêti, la femme reprenait, parlant très vite:
— Voilà, monsieur. Il ne dort plus. Il ne peut plus dormir.
Et des migraines, des douleurs... Oui... Dans tout le côté
gauche de la tête. Il reste des nuits sans rien dire, les yeux ouverts.
C'est depuis que nous avons perdu notre fille !
Le docteur dictait l'ordonnance.
— Vous reviendrez dans trois jours, madame. Mercredi ?
— Mercredi.
Sans dire un mot, sans faire un signe, tout d'une pièce, à
petits pas d'enfant, le soldat sortait, emmené par la vieille qui,
pour le faire se redresser, tout bas répétait :
— Allons, commandant ! Voyons, commandant ! Qu'est-ce que c'est
que ça, commandant ?
Et lui, tête nue, bégayant, essayait de saluer et disparaissait,
balbutiant:
— Merci... ci... ci,.. doct... docteur !
— A un autre ! dit M. Fargeas.
Un homme jeune encore, chauve, usé, pâle, anémique,
entrait, timide aussi, peureux. Il se plaignait de la tête. il ne
digérait pas, ne dormait pas. […] Des femmes entraient,
se plaignant de sentir en elles comme des boules qui remontaient, les
étouffaient. Et puis il y avait des moments où elles tombaient,
sans savoir pourquoi, comme du haut mal.
— Avez-vous encore votre père ?
— Oui, monsieur,
— Qu'est-ce qu'il fait ?
— Il est à Sainte-Anne !
— Alcoolique, disait. M. Fargeas en se tournant vers les élèves
— Votre mère ?
— Maman est morte.
— De quoi ?
— D'une colère. Elle était nerveuse, elle avait des
syncopes aussi, comme moi !
Le docteur prenait entre ses mains ; comme un sculpteur eût manié
de la glaise, ces bras et cette chair de femme, interrogeait, palpait
et jetait, de temps à autre, des observations que recueillaient
les élèves, Vilandry interrogeant cette inconnue dont le
chef analysait les antécédents, et écrivait
avec impassibilité l'observation clinique [...] Aux carreaux, la
pauvre femme épileptique, aux cheveux ébouriffés,
frappait de ses doigts contre la vitre et montrait à la jeune femme
et à sa mère un petit cahier d'un sou, cahier d'écolier
à couverture illustrée d'une image, ramassé on ne
savait où, et répétait d'une voix qui était
un glapissement:
— Achetez-moi ça ? Achetez-moi ça ! C'est le remède
pour ne pas vieillir.
— Faites taire cette femme, dit le docteur Fargeas.
Un des internes alla au carreau, et, en l'apercevant, la femme au cahier
d'un sou disparut.
— Elle sera montée sur un tabouret, dans la cour, pour voir
ce qui se passe ici.
— Oh! elle serait facilement dangereuse, comme toute les épileptiques,
dit Fargeas.
Il se tourna vers les deux femmes en deuil, et, parlant la mère:
— Qu'est-ce que vous avez, madame ?
Comme tout à l'heure, la femme du commandant s'était mise
à parler, ce fut la jeune fille qui, montrant doucement d'un geste
de pitié tendre, la femme en cheveux gris, plongée dans
un mutisme peureux, répondit:
— Ma mère est sujette à des accès bizarres,
docteur, qui ne sont pas de l'aliénation, je crois, mais qui, depuis
des années, la minent, la tuent. Je l'ai déjà conduite
dans une maison de santé.
— Chez qui ? demanda Fargeas.
La jeune femme donna un nom.
— Eh bien ! On a dû la bien soigner, là ?
— Oui, docteur, mais...
La jeune femme hésita un moment, puis très franchement sans
la fausse honte ou le ton humble des suppliants :
— Mais cela coûte cher et mon travail ne pouvait suffire à
payer ce qu'on demandait.
— Ah ! dit M. Fargeas. [...]
pp. 111-128
:
Dans la grande salle du rez-de-chaussée — son lit placé
contre la muraille — entre deux autres malades qui la regardaient,
indifférentes, Mme Barral était couchée, sa tête
seule, égarée et menaçante, sortant, fouettée
par les mèches grises de ses cheveux longs, d'une sorte de toile
bise qui l'enserrait et la maintenait attachée.
— Elle est ficelée ! disait une voisine.
Une voix répondait, du fond d'un lit, accompagnée d'un éclat
de rire bizarre :
— On lui a mis le manchon !
Debout, au pied du lit, Jeanne Barral, très pâle, se raidissant
contre l'émotion, regardait sa mère.
Elle avait bien l'habitude de ces crises, mais jamais elle n'avait vu
sa pauvre malade aussi cruellement secouée et captive, là,
dans cette camisole de force. Il lui semblait qu'une complication nouvelle
survenait dans l'état de malheureuse, et, les yeux inquiets, elle
interrogeait les filles de service ou la sous-surveillante, Melle Devin,
qui avaient plus qu'elle l'habitude de ces attaques.
Melle Devin, petite femme sèche, active, proprette et noir comme
une fourmi, répondait en hochant la tête:
— Dame ! ça pourrait bien finir par la section Rambuteau.
La section Rambuteau est un des quartiers des folles. Jeanne se sentait
devenir toute froide, effarée, devant ce péril ; mais alors
une jolie fillette de vingt ans, portant comme elle le bonnet blanc des
filles de service, la rassurait en haussant les épaules :
— Mais non ! mais non ! Ça passera ! J'ai eu ça, moi
aussi, et on me disait bien que je finirais chez les aliénées.
Eh bien ! voyez, je suis guérie !
C'était une ancienne pensionnaire, en effet, une admise
comme on les appelle, qui, sauvée, était demeurée
à l'hôpital et soignait les autres.
Mais cette fille avait beau dire, Jeanne éprouvait toujours l'angoisse
affreuse de cette translation de sa mère dans section des folles.
Elle frissonnait en contemplant la pauvre femme, muette dans son lit,
garrottée, et regardant devant elle de ses yeux ronds, tout blancs,
farouches.
La lumière du dehors entrait des deux côtés de la
salle par les fenêtres donnant, de face, sur une petite cour plantée
d'arbres — marronniers où, ça et là, les fruits
montraient leurs pompons vert clair, acacias aux folioles d'une teinte
moins sombre — et, par le fond, sur une vaste cour d'infirmerie
aux murailles hautes, où les malades prenaient l'air. Cette grande
salle, au plafond bas, traversée de poutrelles, avait l'aspect
sain et presque gai d'un dortoir de couvent riche.
Une grande statue de la Vierge en plâtre blanc, plantée sur
une sorte de commode formant piédestal, au fond de la pièce,
aux pieds d'un Christ accroché au mur, avec toutes sortes de fleurs
artificielles blanches, des lys au calice doré, des rubans, des
bouquets, ajoutait à ce caractère spécial rappelant
le cloître ou la chapelle.
Des malades, couchées dans leurs lits blancs, en fer, les unes
silencieuses, mornes, en proie à quelque hallucination bizarre,
les autres riant, chantant, d'une gaieté nerveuse, semblaient ou
indifférentes à tout ou amusées par le moindre mouvement.
Il y en avait qui, debout, tricotaient, arrangeaient leur lits, se peignaient
avec des coquetteries visibles devant de petits miroirs, et se regardaient
longuement, heureuses être sorties de quelque crise.
Ce n'était point des folles, c'était des hystériques,
les unes enfoncées dans un mutisme volontaire, absurde et entêté;
les autres livrées à une étrange surexcitation nerveuse.
Sombre, immobile, demi nue, il y en avait une — mince, frêle,
seize ans — presque une enfant, avec des cheveux couleur de seigle
mûr, qui, depuis des jours et des jours, était là,
étendue, les membres contracturés, n'ayant rien voulu boire,
rien manger, n'ayant dit que ces mots : « Donnez-moi un couteau,
je veux me tuer ! »
Une autre, à côté, couchée aussi, peignait
avec un rire inquiétant, des gestes saccadés, les cheveux
noirs d'une pouce une tête de porcelaine, et répétait
avec une persistance molle : « I1 faut la désensevelir, ma
fille, lui ôter son linceul, la faire belle, très belle !
»
Une autre, au rire édenté, sinistre, attachée comme
Mme Barral, regardait aussi, droit devant elle, féroce, roulant
ans doute des idées de meurtre sous son crâne d'hébétée.
Mais, parmi toutes ces malades, Jeanne, sourde à ces rires et à
ces cris, aux rabâchages de ces pauvres cerveaux affaiblis, ne regardait
que la malheureuse qui était sa mère et qu'une horrible
crise avait secouée, tout à l'heure, la laissant maintenant
sous l'écrasement de la prostration.
Au-dessus de 1a tête grise d'Hermance Barral, une pancarte blanche
apparaissait, comme le passeport attristant de la malade.
Toutes en avaient une de ces pancartes blanches, que les hystériques,
avec leur amour du clinquant, du voyant, de la couleur, de tout ce qui
flamboie devant les yeux comme de tout ce qui bruit aux oreilles, ornaient
de rubans, de fleurettes, d pelotes bleues ou rouges, d'images découpées.
Et au milieu de ces pancartes coquettes, celle du n° 4 restait, blanche
et noire, sinistre comme une feuille de route pour l'éternité
![...]
C'était peut-être pour la dixième fois que Jeanne
debout, au pied de ce lit, relisait ces indications sinistres, cette note
surtout, ce renseignement particulier qui lui rappelait l'entrée
de sa pauvre chère malade dans la maison où elle avait souffert
si profondément, rapportant de ces journées de cabanon une
horreur tragique : a été traité comme aliénée
!
Et tout bas, se murmurant à elle-même des paroles inquiètes
:
— Maman, ma pauvre maman, disait Jeanne, est-ce qu'on va te rejeter
encore une fois parmi les folles ?
Passer aux aliénées ! Franchir le seuil d'une autre section
Rambuteau ou la section Esquirol ! Descendre un degré nouveau dans
cet enfer où la raison humaine a sombré comme dans un vide
noir ! C'est la terreur de ces hystériques, libres encore d'aller,
de venir, de s'asseoir sur les bancs verts, de prendre le frais, comme
les reposantes ou les vieilles femmes, les admises. C'est la
confiscation de la liberté. C'est la maladie s'accentuant, se faisant
démence... Une ligne seule les sépare, à peine cette
pièce de monnaie que Napoléon, visitant Bicêtre, mettait
entre son front et celui d'un idiot. Mais cette ligne, parfois imperceptible,
c'est un monde. En deçà, c'est la maladie peut-être,
mais au delà, c'est la folie. Ici, l'être humain semble encore
avoir son libre arbitre, hors des heures de crises. Là-bas, tout
est dit. C'est la fin. Il disparait, il s'effondre dans l'égarement
et le néant. Il ne compte plus. Il a à peine un nom. La
monomanie le broie sous sa roue et le rejette en lambeaux à là
mort.
Jeanne se faisait cette illusion que la démence de sa mère
finirait, s'atténuerait avec le temps et les soins. Les premiers
temps de séjour à la Salpêtrière avaient fait
du bien à Hermance. C'était un repos. Ces voisinages lui
semblaient curieux. Les gaietés nerveuses de ces malades, presque
toutes jeunes, l'amusaient. Elle causait, écoutait. Sa pauvre mince
raison s'intéressait, chancelante, à cette vie nouvelle.
Appuyée au bras de sa fille, elle pouvait se promener sous les
tilleuls de la Hauteur — ce grand jardin silencieux de
l'hôpital — ou le long des murs gris de l'église, dans
les cours, à l'ombre des acacias, dans la quiétude du boulevard
Mazarin, de ces ruelles plus longues que des rues de province. La veuve
de Pierre Barral pouvait, en errant, ça et là, dans cette
cité de misères, solennelle et calme, ne point se prisonnière.
Ce changement d'existence l'avait d'abord calmée.
— On est bien ici, disait-elle. Très bien !
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