Eugène
Sue, Le Juif errant, Paris, Robert Laffont, « Bouquins »,
1983 [1844-1845]
pp. 297-305
:
Les gardiennes de Mlle de Cardoville, cédant à ses prières
et surtout à ses promesses d’être sage, ne
lui avaient laissé la camisole qu’une partie de la nuit ;
au jour, elle s’était levée et habillée seule
sans qu’on l’en eût empêchée.
Adrienne se tenait assise sur le bord de son lit ; sa pâleur
effrayante, la profonde altération de ses traits, ses yeux brillant
du sombre feu de la fièvre, les tressaillements convulsifs qui
l’agitaient de temps à autre, montraient déjà
les funestes conséquences de cette nuit terrible sur cette organisation
impressionnable et nerveuse. À la vue du docteur Baleinier, qui
d’un signe fit sortir Gervaise et la Thomas, Mlle de Cardoville
resta pétrifiée. Elle éprouvait une sorte de vertige
en songeant à l’audace de cet homme… il osait se présenter
devant elle !… Mais lorsque le médecin répéta
de sa voix doucereuse et d’un ton pénétré d’affectueux
intérêt : « Eh bien, ma pauvre enfant…
comment avons-nous passé la nuit ?… » Adrienne
porta vivement ses mains à son front brûlant comme pour se
demander si elle rêvait. Puis, regardant le médecin, ses
lèvres s’entr’ouvrirent… mais elles tremblèrent
si fort qu’il lui fut impossible d’articuler un mot…
La colère, l’indignation, le mépris, et surtout ce
ressentiment si atrocement douloureux que cause aux nobles cœurs
la confiance lâchement trahie, bouleversaient tellement Adrienne,
que, interdite, oppressée, elle ne put, malgré elle, rompre
le silence.
– Allons !… allons ! je vois ce que c’est,
dit le docteur en secouant tristement la tête, vous m’en voulez
beaucoup… n’est-ce pas ? Eh ! mon Dieu !…
je m’y attendais, ma chère enfant…
Ces mots prononcés par une hypocrite effronterie firent bondir
Adrienne ; elle se leva, ses joues pâles s’enflammèrent,
son grand œil noir étincela, elle redressa fièrement
son beau visage ; sa lèvre supérieure se releva légèrement
par un sourire d’une dédaigneuse amertume ; puis, silencieuse
et courroucée, la jeune fille passa devant M. Baleinier, toujours
assis, et se dirigea vers la porte d’un pas rapide et assuré.
Cette porte, à laquelle on remarquait un petit guichet, était
fermée extérieurement. Adrienne se retourna vers le docteur,
lui montra la porte d’un geste impérieux et lui dit :
– Ouvrez-moi cette porte !
– Voyons, ma chère demoiselle Adrienne, dit le médecin,
calmez-vous… causons en bons amis… car, vous le savez…
je suis votre ami…
Et il aspira lentement une prise de tabac.
– Ainsi… monsieur, dit Adrienne d’une voix tremblante
de colère, je ne sortirai pas d’ici encore aujourd’hui ?
– Hélas ! non… avec des exaltations pareilles…
si vous saviez comme vous avez le visage enflammé… les yeux
ardents… votre pouls doit avoir quatre-vingts pulsations à
la minute… Je vous en conjure, ma chère enfant, n’aggravez
pas votre état par cette fâcheuse agitation…
Après avoir regardé fixement le docteur, Adrienne revint
d’un pas lent se rasseoir au bord de son lit.
– À la bonne heure, reprit M. Baleinier, soyez
raisonnable… et je vous le dis encore : causons en bons amis.
– Vous avez raison, monsieur, répondit Adrienne d’une
voix brève, contenue et d’un ton parfaitement calme, causons
en bons amis… Vous voulez me faire passer pour folle… n’est-ce
pas ?
– Je veux, ma chère enfant, qu’un jour vous ayez
pour moi autant de reconnaissance que vous avez d’aversion…
et cette aversion, je l’avais prévue… mais, si pénibles
que soient certains devoirs, il faut se résigner à les accomplir,
dit M. Baleinier en soupirant, et d’un ton si naturellement
convaincu qu’Adrienne ne put d’abord retenir un mouvement
de surprise…
Puis un rire amer effleurant ses lèvres :
– Ah !… décidément… tout ceci
est pour mon bien ?…
– Franchement, ma chère demoiselle… ai-je jamais
eu d’autre but que celui de vous être utile ?
– Je ne sais, monsieur, si votre impudence n’est pas
encore plus odieuse que votre lâche trahison !…
– Une trahison ! dit M. Baleinier en haussant les
épaules d’un air peiné, une trahison ! Mais réfléchissez
donc, ma pauvre enfant… croyez-vous que si je n’agissais
pas loyalement, consciencieusement, dans votre intérêt, je
reviendrais ce matin affronter votre indignation, à laquelle je
devais m’attendre ?… Je suis le médecin en chef
de cette maison de santé qui m’appartient… mais…
j’ai ici deux de mes élèves, médecins comme
moi, qui me suppléent… je pouvais donc les charger de vous
donner leurs soins… Eh bien, non… je n’ai pas voulu
cela… je connais votre caractère, votre nature, vos antécédents…
et même, abstraction faite de l’intérêt que je
vous porte… mieux que personne je puis vous traiter convenablement.
Adrienne avait écouté M. Baleinier sans l’interrompre ;
elle le regarda fixement, et lui dit :
– Monsieur… combien vous paye-t-on… pour me faire
passer pour folle ?
– Mademoiselle !… s’écria M. Baleinier,
blessé malgré lui.
– Je suis riche… vous le savez, reprit Adrienne avec
un dédain écrasant, je double la somme… qu’on
vous donne… Allons, monsieur, au nom de… l’amitié,
comme vous dites… accordez-moi du moins la faveur d’enchérir.
– Vos gardiennes, dans leur rapport de cette nuit, m’ont
appris que vous leur aviez fait la même proposition, dit M, Baleinier
en reprenant tout son sang-froid.
– Pardon… monsieur… Je leur avais offert ce que
l’on peut offrir à de pauvres femmes sans éducation,
que le malheur force d’accepter le pénible emploi qu’elles
occupent… Mais un homme du monde comme vous ! un homme de
grand savoir comme vous ! un homme de beaucoup d’esprit comme
vous ! c’est différent ; cela se paye plus cher :
il y a de la trahison à tout prix… Ainsi, ne basez pas votre
refus… sur la modicité de mes offres à ces malheureuses…
Voyons, combien vous faut-il ?
– Vos gardiennes, dans leur rapport de cette nuit, m’ont
aussi parlé de menaces, reprit M. Baleinier toujours très
froidement ; n’en avez-vous pas à m’adresser également ?
Tenez, ma chère enfant, croyez-moi, épuisons tout de suite
les tentatives de corruption et les menaces de vengeance… Nous
retomberons ensuite dans le vrai de la situation.
– Ah ! mes menaces sont vaines ! s’écria
Mlle de Cardoville, en laissant enfin éclater son emportement jusqu’alors
contenu. Ah ! vous croyez, monsieur, qu’à ma sortie
d’ici, car cette séquestration aura un terme, je ne dirai
pas à haute voix votre indigne trahison ! Ah ! vous croyez
que je ne dénoncerai pas au mépris, à l’horreur
de tous votre infâme complicité avec Mme de Saint-Dizier !…
Ah ! vous croyez que je tairai les affreux traitements que j’ai
subis ! Mais si folle que je sois, je sais qu’il y a des lois,
monsieur, et je leur demanderai réparation éclatante pour
moi ; honte, flétrissure et châtiment pour vous et pour
les vôtres !… Car, entre nous… voyez-vous, ce
sera désormais une haine… une guerre à mort…
et je mettrai à la soutenir tout ce que j’ai de force, d’intelligence
et de…
– Permettez-moi de vous interrompre, ma chère mademoiselle
Adrienne, dit le docteur toujours parfaitement calme et affectueux, rien
ne serait plus nuisible à votre guérison que de folles espérances ;
elles vous entretiendraient dans un état d’exaltation déplorable.
Donc, nettement posons les faits, afin que vous envisagiez clairement
votre position : 1° il est impossible que vous sortiez d’ici ;
2° vous ne pouvez avoir aucune communication avec le dehors ;
3° il n’entre dans cette maison que des gens dont je suis extrêmement
sûr ; 4° je suis complètement à l’abri
de vos menaces et de votre vengeance, et cela parce que toutes les circonstances,
tous les droits sont en ma faveur.
– Tous les droits ! M’enfermer ici !…
– On ne s’y serait pas déterminé sans une
foule de motifs plus graves les uns que les autres.
– Ah ! il y a des motifs ?…
– Beaucoup, malheureusement.
– Et on me les fera connaître, peut-être ?
– Hélas ! ils ne sont que trop réels, et
si un jour vous vous adressiez à la justice, ainsi que vous m’en
menaciez tout à l’heure, eh ! mon Dieu, à notre
grand regret, nous serions obligés de rappeler l’excentricité
plus que bizarre de votre manière de vivre ; votre manie de
costumer vos femmes ; vos dépenses exagérées ;
l’histoire du prince indien, à qui vous offrez une hospitalité
royale ; votre résolution, inouïe à dix-huit ans,
de vouloir vivre seule comme un garçon ; l’aventure
de l’homme trouvé caché dans votre chambre à
coucher… enfin l’on exhiberait le procès-verbal de
notre interrogatoire d’hier, qui a été fidèlement
recueilli par une personne chargée de ce soin.
– Comment ! hier ! s’écria Adrienne
avec autant d’indignation que de surprise…
– Mon Dieu, oui… afin d’être un jour en
règle, si vous méconnaissiez l’intérêt
que nous vous portons, nous avons fait sténographier vos réponses
par un homme qui se tenait dans une pièce voisine derrière
une portière… et vraiment, lorsque, l’esprit plus
reposé, vous relirez un jour de sang-froid cet interrogatoire…
vous ne vous étonnerez plus de la résolution qu’on
a été forcé de prendre…
– Poursuivez… monsieur, dit Adrienne avec mépris.
– Les faits que je viens de vous citer étant donc avérés,
reconnus, vous devez comprendre, ma chère mademoiselle Adrienne,
que la responsabilité de ceux qui vous aiment est parfaitement
à couvert ; ils ont dû chercher à guérir
ce dérangement d’esprit, qui ne se manifeste encore, il est
vrai, que par des manies, mais qui compromettrait gravement votre avenir
s’il se développait davantage… Or, à mon avis,
on ne peut en espérer la cure radicale, que grâce à
un traitement à la fois moral et physique… dont la première
condition est de vous éloigner d’un bizarre entourage qui
exalte si dangereusement votre imagination : tandis que, vivant ici
dans la retraite, le calme bienfaisant d’une vie simple et solitaire…
mes soins empressés et, je puis le dire, paternels, vous amèneront
peu à peu à une guérison complète…
– Ainsi, dit Adrienne avec un rire amer, l’amour d’une
noble indépendance, la générosité, le culte
du beau, l’aversion de ce qui est odieux et lâche, telles
sont les maladies dont vous devez me guérir ; je crains d’être
incurable, monsieur, car il y a bien longtemps que ma tante a essayé
cette honnête guérison.
– Soit, nous ne réussirons peut-être pas, mais,
au moins, nous tenterons. Vous le voyez donc bien… il y a une masse
de faits assez graves pour motiver notre détermination, prise d’ailleurs
en conseil de famille : ce qui me met complètement à
l’abri de vos menaces… car c’était là
que j’en voulais revenir : un homme de mon âge, de ma
considération, n’agit jamais légèrement dans
de telles circonstances ; vous comprenez donc maintenant ce que je
vous disais tout à l’heure ; en un mot, n’espérez
pas sortir d’ici avant votre complète guérison, et
persuadez-vous bien que je suis et que je serai toujours à l’abri
de vos menaces… Ceci bien établi… parlons de votre
état actuel avec tout l’intérêt que vous m’inspirez.
– Je trouve, monsieur… que, si je suis folle, vous me
parlez bien raisonnablement.
– Vous, folle !… grâce à Dieu…
ma pauvre enfant… vous ne l’êtes pas encore…
et j’espère bien que, par mes soins, vous ne le serez jamais…
Aussi, pour vous empêcher de le devenir, il faut s’y prendre
à temps… et, croyez-moi, il est plus que temps… Vous
me regardez d’un air tout surpris… tout étrange…
Voyons… quel intérêt puis-je avoir à vous parler
ainsi ? Est-ce la haine de votre tante que je favorise ? Mais
dans quel but ? Que peut-elle pour ou contre moi ? Je ne pense
d’elle à cette heure ni plus ni moins de bien qu’hier.
Est-ce que je vous tiens à vous-même un langage nouveau ?…
Ne vous ai-je pas hier plusieurs fois parlé de l’exaltation
dangereuse de votre esprit, de vos manies bizarres ? J’ai agi
de ruse pour vous amener ici… Eh ! sans doute ; j’ai
saisi avec empressement l’occasion que vous m’offriez vous-même…
C’est encore vrai, ma pauvre chère enfant… car jamais
vous ne seriez venue ici volontairement ; un jour ou l’autre…
il eût fallu trouver un prétexte pour vous y amener…
et, ma foi, je vous l’avoue… je me suis dit : son intérêt
avant tout… Fais ce que dois… advienne que pourra…
À mesure que M. Baleinier parlait, la physionomie d’Adrienne
alternativement empreinte d’indignation et de dédain, prenait
une singulière expression d’angoisse et d’horreur…
En entendant cet homme s’exprimer d’une manière en
apparence si naturelle, si sincère, si convaincue, et pour ainsi
dire si juste et si raisonnable, elle se sentait plus épouvantée
que jamais… Une atroce trahison revêtue de telles formes
l’effrayait cent fois plus que la haine franchement avouée
de Mme de Saint-Dizier… Elle trouvait enfin cette audacieuse
hypocrisie tellement monstrueuse, qu’elle la croyait presque impossible.
Adrienne avait si peu l’art de cacher ses ressentiments que le médecin,
habile et profond physionomiste, s’aperçut de l’impression
qu’il produisait.
– Allons, se dit-il, c’est un pas immense… au
dédain et à la colère a succédé la
frayeur… Le doute n’est pas loin… je ne sortirai pas
d’ici sans qu’elle m’ait dit affectueusement :
« Revenez bientôt, mon bon monsieur Baleinier. »
Le médecin reprit donc d’une voix triste et émue qui
semblait partir du profond de son cœur :
– Je le vois… vous vous défiez toujours de moi…
ce que je dis n’est que mensonge, fourberie, hypocrisie, haine,
n’est-ce pas ?… Vous haïr… moi… et
pourquoi ? mon Dieu ! que m’avez-vous fait ? ou plutôt…
vous accepterez peut-être cette raison comme plus déterminante
pour un homme de ma sorte, ajouta M. Baleinier avec amertume, ou
plutôt quel intérêt ai-je à vous haïr ?
Comment… vous… vous qui n’êtes dans l’état
fâcheux où vous vous trouvez que par suite de l’exagération
des plus généreux instincts… vous qui n’avez
pour ainsi dire que la maladie de vos qualités… vous pouvez
froidement, résolument, accuser un honnête homme qui ne vous
a donné jusqu’ici que des preuves d’affection…
l’accuser du crime le plus lâche, le plus noir, le plus abominable
dont un homme puisse se souiller… Oui, je dis crime… parce
que l’atroce trahison dont vous m’accusez ne mériterait
pas d’autre nom. Tenez, ma pauvre enfant… c’est mal…
bien mal, et je vois qu’un esprit indépendant peut montrer
autant d’injustice et d’intolérance que les esprits
les plus étroits. Cela ne m’irrite pas… non…
mais cela me fait souffrir… oui, je vous l’assure…
bien souffrir.
Et le docteur passa la main sur ses yeux humides. Il faut renoncer à
rendre l’accent, le regard, la physionomie, le geste de M. Baleinier
en s’exprimant ainsi. L’avocat le plus habile et le plus exercé,
le plus grand comédien du monde n’aurait pas mieux joué
cette scène que le docteur… et encore, non personne ne l’eût
jouée aussi bien… car M. Baleinier, emporté
malgré lui par la situation, était à demi convaincu
de ce qu’il disait. En un mot, il sentait toute l’horreur
de sa perfidie, mais il savait qu’Adrienne ne pourrait y croire ;
car il est des combinaisons si horribles que les âmes loyales et
pures ne peuvent jamais les accepter comme possibles ; si malgré
soi un esprit élevé plonge du regard dans l’abîme
du mal, au-delà d’une certaine profondeur, il est pris de
vertige, et ne distingue plus rien. Et puis enfin les hommes les plus
pervers ont un jour, une heure, un moment où ce que Dieu a mis
de bon au cœur de toute créature se révèle
malgré eux. Adrienne était trop intéressante, elle
se trouvait dans une position trop cruelle pour que le docteur ne ressentît
pas au fond du cœur quelque pitié pour cette infortunée ;
l’obligation où il était depuis longtemps de paraître
lui témoigner de la sympathie, la charmante confiance que la jeune
fille avait en lui, étaient devenues pour cet homme de douces et
chères habitudes… mais sympathie et habitudes devaient céder
devant une implacable nécessité… […] Les membres
de l’ordre dont il faisait partie étaient à lui…
mais il était à eux peut-être plus encore qu’ils
n’étaient à lui ; car une longue complicité
dans le mal crée des liens indissolubles et terribles. […]
Adrienne ne pouvait détacher ses yeux du docteur, qui semblait
la fasciner ; muette, accablée, saisie d’une vague terreur,
incapable de pénétrer dans les profondeurs ténébreuses
de l’âme de cet homme, émue malgré elle par
la sincérité moitié feinte, moitié vraie,
de son accent touchant et douloureux… la jeune fille eut un moment
de doute. Pour la première fois il lui vint à l’esprit
que M. Baleinier commettait une erreur affreuse… mais que
peut-être il la commettait de bonne foi… D’ailleurs,
les angoisses de la nuit, les dangers de sa position, son agitation fébrile,
tout concourait à jeter le trouble et l’indécision
dans l’esprit de la jeune fille ; elle contemplait le médecin
avec une surprise croissante ; puis, faisant un violent effort sur
elle-même pour ne pas céder à une faiblesse dont elle
entrevoyait les conséquences effrayantes, elle s’écria :
– Non… non, monsieur… je ne veux pas…
je ne puis croire… vous avez trop de savoir, d’expérience
pour commettre une pareille erreur…
– Une erreur… dit M. Baleinier d’un ton grave
et triste, une erreur… laissez-moi vous parler au nom de ce savoir,
de cette expérience que vous m’accordez ; écoutez-moi
quelques instants, ma chère enfant… et ensuite… je
n’en appellerai… qu’à vous même !…
– À moi-même… reprit la jeune fille stupéfaite,
vous voulez me persuader que…
Puis s’interrompant, elle ajouta en riant d’un rire convulsif :
– Il ne manquait, en effet, à votre triomphe que de
m’amener à avouer que je suis folle… que ma place
est ici… que je vous dois…
– De la reconnaissance… oui, vous m’en devez,
ainsi que je vous l’ai dit au commencement de cet entretien…
Écoutez-moi donc ; mes paroles seront cruelles, mais il est
des blessures que l’on ne guérit qu’avec le fer et
le feu. Je vous en conjure, ma chère enfant… réfléchissez…
jetez un regard impartial sur votre vie passée… Écoutez-vous
penser… et vous aurez peur… Souvenez-vous de ces moments
d’exaltation étrange pendant lesquels, disiez-vous, vous
n’apparteniez plus à la terre… et puis surtout, je
vous en conjure, pendant qu’il en est temps encore, à cette
heure où votre esprit a conservé assez de lucidité
pour comparer… comparez votre vie à celle des autres jeunes
filles de votre âge. En est-il une seule qui vive comme vous vivez,
qui pense comme vous pensez ? à moins de vous croire si souverainement
supérieure aux autres femmes que vous puissiez faire accepter,
au nom de cette supériorité, une vie et des habitudes uniques
dans le monde…
– Je n’ai jamais eu ce stupide orgueil… monsieur,
vous le savez bien… dit Adrienne en regardant le docteur avec un
effroi croissant.
– Alors, ma pauvre enfant, à quoi attribuer votre manière
de vivre si étrange, si inexplicable ? Pourriez-vous jamais
vous persuader à vous-même qu’elle est sensée ?
Ah ! mon enfant, prenez garde… Vous en êtes encore à
des originalités charmantes… à des excentricités
poétiques… à des rêveries douces et vagues…
Mais la pente est irrésistible, fatale… Prenez garde…
prenez garde !… la partie saine, gracieuse, spirituelle de
votre intelligence, ayant encore le dessus… imprime son cachet
à vos étrangetés… Mais vous ne savez pas,
voyez-vous… avec quelle violence effrayante la partie insensée
se développe et étouffe l’autre… à un
moment donné. Alors ce ne sont plus des bizarreries gracieuses
comme les vôtres… ce sont des insanités ridicules,
sordides, hideuses.
– Ah !… j’ai peur… dit la malheureuse
enfant en passant ses mains tremblantes sur son front brûlant.
– Alors… continua M. Baleinier d’une voix
altérée, alors les dernières lueurs de l’intelligence
s’éteignent ; alors… la folie… il faut
bien prononcer ce mot épouvantable… la folie prend le dessus !…
Tantôt elle éclate en transports furieux, sauvages…
– Comme la femme… de là-haut… murmura
Adrienne.
Et, le regard brûlant, fixe, elle leva lentement son doigt vers
le plafond.
– Tantôt, dit le médecin, effrayé lui-même
de l’effroyable conséquence de ses paroles, mais cédant
à la fatalité de sa situation, tantôt la folie est
stupide, brutale ; l’infortunée créature qui
en est atteinte ne conserve plus rien d’humain, elle n’a plus
que les instincts des animaux… Comme eux… elle mange avec
voracité, et puis comme eux elle va et vient dans la cellule où
l’on est obligé de la renfermer… C’est là
toute sa vie… toute…
– Comme la femme… de là-bas…
Et Adrienne, le regard de plus en plus égaré, étendit
lentement son bras vers la fenêtre du bâtiment que l’on
voyait par la croisée de sa chambre.
– Eh bien, oui… s’écria M. Baleinier,
comme vous, malheureuse enfant… ces femmes étaient jeunes,
belles, spirituelles ; mais comme vous, hélas ! elles
avaient en elles ce germe fatal de l’insanité qui, n’ayant
pas été détruit à temps… a grandi…
et pour toujours a étouffé leur intelligence…
– Oh ! grâce… s’écria Mlle de
Cardoville, la tête bouleversée par la terreur, grâce…
ne me dites pas ces choses-là… Encore une fois… j’ai
peur… tenez… emmenez-moi d’ici, je vous dis de m’emmener
d’ici ! s’écria-t-elle avec un accent déchirant,
je finirais par devenir folle…
Puis, se débattant contre les redoutables angoisses qui venaient
l’assaillir malgré elle, Adrienne reprit :
– Non ! oh ! non… ne l’espérez
pas ! je ne deviendrai pas folle ; j’ai toute ma raison,
moi ; est-ce que je suis aveugle pour croire ce que vous me dites
là !!! Sans doute, je ne vis comme personne, je ne pense comme
personne, je suis choquée de choses qui ne choquent personne ;
mais qu’est-ce que cela prouve ? Que je ne ressemble pas aux
autres… Ai-je mauvais cœur ? suis-je envieuse, égoïste ?
Mes idées sont bizarres, je l’avoue, mon Dieu, je l’avoue ;
mais enfin, monsieur Baleinier, vous le savez bien, vous… leur
but est généreux, élevé… (Et la voix
d’Adrienne devint émue, suppliante ; ses larmes coulèrent
abondamment.) De ma vie je n’ai fait une action méchante ;
si j’ai eu des torts, c’est à force de générosité :
parce qu’on voudrait voir tout le monde trop heureux autour de soi,
on n’est pas folle, pourtant… et puis, on sent bien soi-même
si l’on est folle, et je sens que je ne le suis pas, et encore…
maintenant est-ce que je le sais ? vous me dites des choses si effrayantes
de ces deux femmes de cette nuit… vous devez savoir cela mieux
que moi… Mais alors, ajouta Mlle de Cardoville avec un accent de
désespoir déchirant, il doit y avoir quelque chose à
faire ; pourquoi, si vous m’aimez, avoir attendu si longtemps
aussi ! vous ne pouviez pas avoir pitié de moi plus tôt.
Et ce qui est affreux… c’est que je ne sais pas seulement
si je dois vous croire… car c’est peut-être un piège…
mais non… non… vous pleurez… ajouta-t-elle en regardant
M. Baleinier qui, en effet, malgré son cynisme et sa dureté,
ne pouvait retenir ses larmes à la vue de ces tortures sans nom.
Vous pleurez sur moi… mais, mon Dieu ! alors il y a, quelque
chose à faire, n’est-ce pas ?… Oh ! je ferai
tout ce que vous voudrez… oh ! tout, pour ne pas être
comme ces femmes… comme ces femmes de cette nuit. Et s’il
était trop tard ? oh ! non… il n’est pas
trop tard… n’est-ce pas, mon bon monsieur Baleinier ?…
Oh ! maintenant, je vous demande pardon de ce que je vous ai dit
quand vous êtes entré… C’est qu’alors,
vous concevez… moi, je ne savais pas…
À ces paroles brèves, entrecoupées de sanglots et
prononcées avec une sorte d’égarement fiévreux,
succédèrent quelques minutes de silence, pendant lesquelles
le médecin, profondément ému, essuya ses larmes.
Ses forces étaient à bout.
Adrienne avait caché sa figure dans ses mains ; tout à
coup elle redressa la tête ; ses traits étaient plus
calmes, quoique agités par un tremblement nerveux.
– Monsieur Baleinier, dit-elle avec une dignité touchante,
je ne sais pas ce que je vous ai dit tout à l’heure ;
la crainte me faisait délirer, je crois ; je viens de me recueillir.
Écoutez-moi ; je suis en votre pouvoir, je le sais ;
rien ne peut m’en arracher… je le sais ; êtes-vous
pour moi un ennemi implacable ?… êtes-vous un ami ?
je l’ignore ; craignez-vous réellement, ainsi que vous
l’assurez, que ce qui n’est chez moi que bizarrerie à
cette heure ne devienne de la folie plus tard, ou bien êtes-vous
complice d’une machination infernale ?… vous seul savez
cela… Malgré mon courage, je me déclare vaincue.
Quoi que ce soit qu’on veuille de moi… vous entendez ?…
quoi que ce soit… j’y souscris d’avance… j’en
donne ma parole, et elle est loyale, vous le savez… Vous n’aurez
donc plus aucun intérêt à me retenir ici… Si,
au contraire, vous croyez sincèrement ma raison en danger, et,
je vous l’avoue, vous avez éveillé dans mon esprit
des doutes vagues, mais effrayants… alors, dites-le-moi, je vous
croirai… je suis seule, à votre merci, sans amis, sans conseil…
Eh bien ! je me confie aveuglément à vous… Est-ce
mon sauveur ou mon bourreau que j’implore ?… je n’en
sais rien… mais je lui dis : voilà mon avenir…
voilà ma vie… prenez… je n’ai plus la force
de vous la disputer…
Ces paroles, d’une résignation navrante, d’une confiance
désespérée, portèrent le dernier coup aux
indécisions de M. Baleinier. Déjà cruellement
ému de cette scène, sans réfléchir aux conséquences
de ce qu’il allait faire, il voulut du moins rassurer Adrienne sur
les terribles et injustes craintes qu’il avait su éveiller
en elle. Les sentiments de repentir et de bienveillance qui animaient
M. Baleinier se lisaient sur sa physionomie. Ils s’y lisaient
trop… […]
– Maintenant, qu’avez-vous à me répondre ?
dit Adrienne avec une angoisse mortelle.
Après un moment de silence solennel, pendant lequel il tourna la
tête vers le guichet, le docteur dit d’une voix profondément
émue :
– Je suis… ce que j’ai toujours été…
un ami… incapable de vous tromper.
Adrienne devint d’une pâleur mortelle. Puis elle tendit la
main à M. Baleinier, et lui dit d’une voix qu’elle
tâchait de rendre calme :
– Merci… J’aurai du courage… Et ce sera-t-il
bien long ?
– Un mois peut-être… la solitude… la réflexion,
un régime approprié, mes soins dévoués…
Rassurez-vous… tout ce qui sera compatible avec votre état…
vous sera permis ; on aura pour vous toutes sortes d’égards…
Si cette chambre vous déplaît, on vous en donnera une autre…
– Celle-ci ou une autre… peu importe, répondit
Adrienne avec un accablement morne et profond.
– Allons ! courage… rien n’est désespéré.
– Peut-être… vous me flattez, dit Adrienne avec
un sourire sinistre.
Puis elle ajouta :
– À bientôt donc… mon bon monsieur Baleinier !
mon seul espoir est en vous maintenant.
Et sa tête se pencha sur sa poitrine ; ses mains retombèrent
sur ses genoux, et elle resta assise au bord de son lit, pâle, immobile…
écrasée…
– Folle, dit-elle lorsque M. Baleinier eut disparu ;
peut-être folle…
Nous nous sommes étendu sur cet épisode, beaucoup moins
romanesque qu’on ne pourrait le penser. Plus d’une
fois des intérêts, des vengeances, des machinations perfides
ont abusé de l’imprudente facilité avec laquelle on
reçoit quelquefois de la main de leurs familles ou de leurs amis
des pensionnaires dans quelques maisons de santé particulières
destinées aux aliénés.
Nous dirons plus tard notre pensée au sujet de la création
d’une sorte d’inspection ressortissant de l’autorité
ou de la magistrature civile, qui aurait pour but de surveiller périodiquement
et fréquemment les établissements destinés à
recevoir les aliénés… et d’autres établissements
non moins importants, et encore plus en dehors de toute surveillance…
nous voulons parler de certains couvents de femmes, dont nous nous occuperons
bientôt. »
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