Léon
Daudet, Les Morticoles, Paris, Charpentier, 1895
pp. 146-153
:
Sur ces entrefaites, Jaury m'avait invité à déjeuner
à la salle de garde. Comme je voulais partir après le café
: « Restez, me dit-il, vous allez vous instruire. » La pendule
sonna deux heures. Toutes les pipes étaient allumées. Quelqu'un
s'écria en bâillant : « Rosalie ne viendra donc pas
? »
— Elle m'a promis d'être exacte, répondit un nommé
Tripard, interne de Foutange, le médecin des hystériques
et somnambuliques. Elle ne peut manquer de parole. »
Effectivement, deux minutes après, entra en tourbillon une créature
assez jeune, assez jolie, aux cheveux blonds ébouriffés,
au petit nez en l'air, et vêtue d'étoffes tapageuses : «
Bonjour, Tripard ! — Et elle l'embrassa. — Salut, la compagnie
! Je ne suis pas en retard ?
— Non, tu es à l'heure. Quoi de neuf ?
— Le neuf, c'est que tu préviendras ton patron que je ne
veux plus lui servir de mannequin à moins de trois louis. Voyons,
jeunes gens, quarante francs pour une attaque, est-ce raisonnable ? J'ai
des sueurs froides toute la nuit après les cliniques. Vous ne vous
doutez pas du turbin qu'ils me donnent là-dedans. On me flanque
en léthargie, en catalepsie, en somnambulisme. Tout ça m'éreinte,
et c'est mon amant, un interne à la maison de santé Malamalle,
qui m'a conseillé : Ma petite, à ta place je réclamerais
trois louis. Ton Foutange est un vieux rat. » Rosalie parlait
avec une volubilité fantastique. Ses yeux clairs et bridés
tournaient et viraient, comme des papillons autour de la flamme. L'assemblée
riait.
« Tiens, prends une tasse de café, et on verra, ajouta Tripard,
dont la figure malicieuse exprimait la jubilation. — La voilà,
messieurs, cette Rosalie, qui a servi à tant de belles expériences
relatées dans les journaux de notre infaillible Cloaquol; cette
Rosalie sur qui nous avons basé notre extraordinaire système
de la sensibilité neuro-musculo-cérébro-cutanée;
cette Rosalie, point de départ de tant de merveilleux travaux
que nous conteste le méchant Boustibras ! Saluez, car elle a fait
couler plus d'encre qu'il ne passe d'ordures dans nos égouts ou
de malades dans les pattes de Malasvon ! »
A ce moment parut Gigade. Bien que chef de service, il venait souvent
raviver à la salle de garde les souvenirs de son passé d'étudiant,
chercher des prétextes à sa jovialité célèbre
: « Mais, c'est Rosalie ! dit-il. — Et son visage plissé
devint trois fois plus hilare encore. — Tu travailles toujours dans
le système nerveux, ma fille ? En as-tu fait avaler des bourdes
à Foutange ! Allons, pique-nous une attaque. » Aussitôt
cette femme se renversa en arrière, rugissante, et s'agita, se
disloqua, prenant tantôt la forme d'un arc, tantôt celle d'un
fouet recourbé, lançant ses jambes et ses bras dans toutes
les directions, claquant des dents, grondant de la gorge, s'exorbitant
les yeux. Je frémissais dans un coin. Gigade était malade
de rire: « Non, impossible de mieux simuler ! Satanée bourrique
! — Et il lui envoyait des coups de pied. — J'ai connu Lucie,
Madeleine et Félicité, J'ai connu la grosse Toupin, la petite
Poivre qui nous jouait l'hypnotisme à l'état de veille,
la plus rare des hypnoses. Jamais je n'ai retrouvé ta perfection.
Du courage ! Aux attitudes passionnelles, maintenant ! Quel malheur
que je n'aie pas la haute taille, le pardessus de caoutchouc et les favoris
de Foutange pour m'écrier : Considérez, messieurs, l'extase,
la prière, coutume surannée qui revit pour nous par les
muscles de cette enfant nerveuse ! Considérez la colère,
ces poings crispés, ces regards furibonds ! Considérez la
pudeur, tant de charme et de retenue chez la dévergondée
de tout à l'heure, car cette Rosalie est une fille publique, messieurs,
et son mal est héréditaire, puisé dans l'alcool de
son père, la folie de son aïeul, l'épilepsie d'un oncle,
l'arthritisme d'une tante. Or elle est enceinte, la malheureuse, enceinte
d'un produit qu'affligeront l'arthritisme, la folie, l'épilepsie,
l'hystérie ! » Tandis que Gigade, monté sur une
chaise branlante, déclamait à la façon de Foutange
et que les internes s'esclaffaient, tellement que plusieurs pipes tombèrent,
Rosalie, grisée par le succès, prenait les attitudes qu'indiquait
le tonitruant professeur. Elle gigotait à terre. Son peigne se
détacha. De beaux cheveux dorés roulèrent librement
et les jupes retroussées montrèrent des mollets délicats.
Tripard se précipita sur elle et lui fit respirer un éther
fictif, en jouant la compression des ovaires. Elle se calmait et prit
un air honteux. Puis, levant le masque, elle s'avança mutine vers
Gigade : « C'est égal, de ton temps on s'amusait ferme et
je n'étais qu'une môme. Passe-moi une cigarette. »
Soufflant des anneaux avec la fumée et les jambes croisées
l'une sur l'autre, Rosalie nous conta ses souvenirs. Elle était
la fille de malheureux, quelque part, là-bas, dans les faubourgs.
Un étudiant avait fait d'elle sa maîtresse. Il lui enseignait
des termes médicaux et elle lisait des gros livres qu'elle ne comprenait
pas, mais dont les images lui restaient dans la tête. Ensuite, elle
avait connu Gigade qui s'occupait de système nerveux, et, pour
faire de bonnes farces à son patron, lui avait appris à
simuler l'hypnotisme et l'hystérie : « Un fameux service
que tu m'as rendu là, mon vieux. Ce Foutange est jobard comme on
ne l'est pas. Il me paye ce qu'il appelle mes talents de société.
Il ne croit pas si bien dire. Te rappelles-tu ? Tu n'étais
pas encore un gros bonnet. Moi, j'étais une vraie gosse; tu buvais
dans un crâne et nous mangions du saucisson avec du pain. Ah ! je
t'ai joliment regretté ! »
Elle paraissait jalouse de ses collègues en supercherie, la grosse
Toupin, la petite Poivre, des faiseuses, des rien du tout, qui se
trompaient dans la simple attaque ! Quant à Félicité
et à Madeleine, elles avaient passé armes et bagages au
camp adverse de Boustibras, et elles démolissaient les expériences
de Foutange. Ce qui n'était vraiment pas convenable. Elle
avait un bagou intarissable, une faculté prodigieuse d'imiter les
accents, les gestes, les tics de tous les professeurs. Elle avait vu de
près la plupart des médecins en renom et dévoilait
leurs plaisirs faciles, leurs brutalités, leurs manies. […]
« Rosalie, c'est sérieux, maintenant. — Et Tripard
frappa la table du poing. — Nous méditons une nouvelle expérience.
Papa Foutange est persuadé que, si on te met dans les mains des
petits carrés de papier portant des noms de médicaments,
tu subiras l'effet de ces médicaments. Je vais te donner leur liste,
dans l'ordre où je te les présenterai à la prochaine
clinique. Tu te tromperas une fois. Attends d'être endormie. Boustibras
sera là, et, pour embêter le patron, certifiera que tu fonctionnerais
aussi bien réveillée. Je te réveillerai et tu te
tromperas tout le temps. Qu'est-ce que j'ai fait de cette liste ?... Ah
! la voilà ! » Bravo, bravo ! hurlèrent Gigade
et les autres. Tripard tira de sa poche une feuille de papier : «
Primo : Sulfate de quinine. Tu feras l'écœurée. Tu
t'écrieras : Que c'est amer ! Pouah ! Que c'est dégoûtant,
mes oreilles bourdonnent. Secundo : Ipéca. Ceci, ma mignonne
c'est le grand jeu. Il faut vomir. Foutange sera si content !
— Ça va, répondit-elle. Je me tirerai de tout. »
Elle inspecta la liste des médicaments en connaisseuse. Je me promis
de ne pas manquer la séance de Foutange.
La conversation devenait générale. On parla des cruautés
auxquelles donnait lieu l'hypnotisme : « J'ai vu dernièrement,
racontait Rosalie, une petite fille de quatorze ans, une vraie malade,
celle-là, qu'on a rendue complètement folle. On la faisait
travailler tout le temps : pour un médecin de villes d'eaux, pour
un étranger, pour rien, pour le plaisir. Elle était à
peine nerveuse en arrivant à l'hôpital. Elle en est sortie
pour aller aux cabanons de Ligottin.
— Mais, riposta Gigade, qu'avait-elle de mieux à faire que
de servir la science ? — Son ton subitement grave me parut plus
joyeux encore que ses précédentes cabrioles. — L'hypnotisme
est la plus belle conquête de la médecine moderne. Il éclaire
tout, la jurisprudence, l'histoire, la vie journalière. Il diminue
la responsabilité. Il sert à expliquer la philosophie, la
peinture, la religion, la musique et la littérature. Il nous permet
de mettre la main sur tout. Nous lui devons notre omnipotence. Nous avons
suggéré au public de nous hisser sur le trône,
à la place des rois, et sur l'autel, à la place des prêtres.
»
pp. 157-171
:
La veille du jour où je devais commencer mes études et prendre
mes inscriptions, c'était grande séance chez Foutange. On
en causait fort à la salle de garde, et Tripard affirmait que Rosalie
était prête. On comptait sur une querelle avec Boustibras.
Nous arrivâmes de bonne heure, Trub et moi, dans le domaine de l'illustre
hypnotiseur. Le service de Foutange formait en effet une véritable
cité au milieu de ce royaume de misère qu'est l'hôpital
Typhus. L'extraordinaire pression sentimentale et sociale, à laquelle
sont soumis les Morticoles, a développé chez eux au plus
haut point les désordres du système nerveux. Une perpétuelle
inquiétude, le moindre bobo exagéré, traité
par une dizaine de médecins contradictoires; une activité
industrielle incessante; un frénétique désir de rapidité
dans les communications, que manifestent et multiplient la vapeur et l'électricité
à outrance; l'affaissement des âmes par l'analyse, la persuasion
du fatalisme, la crainte de l'hérédité, la terreur
de la mort, la certitude de l'omnipotence de la matière; la soif
à tout prix de la richesse, la méfiance des inévitables
docteurs; la nature, heurtée et violentée par la science,
qui se venge en empestant les sources, l'air, la mer, en donnant aux animaux
des maladies hideuses, qui viennent de l'homme et retournent à
l'homme; les fleurs lourdes de sucs vénéneux; l'art ne racontant
que la misère et le deuil; le contact d'hôpitaux, de prisons,
d'égouts, de morgues, de convois funèbres, de charniers
ouverts à tous les vents et à tous les regards; les lamentations
entendues à travers les sifflets des chemins de fer, les bourdonnements
des tramways; la corruption des femmes à genoux devant des médecins
obscènes et adroits; la faiblesse des maris, menacés du
cabanon et de la camisole de force au moindre signe de résistance;
les alcools, la morphine, l'éther, la bande farouche des opiacés,
squelettes agitant des images brillantes, qui portent la joie dans un
linceul; la haine des pauvres et des riches; la précocité
des enfants dont l'imagination est journellement souillée; une
éducation intensive qui surcharge et trouble la puberté,
en fait sortir le crime, le désespoir et le suicide; des fléaux
périodiques que l'hygiène attise plutôt qu'elle ne
les combat; une presse vénale uniquement occupée à
signaler ou dissimuler les épidémies; enfin une atmosphère
générale d'angoisse qui flotte sur la contrée —
telles sont les causes les plus apparentes qui remplissent de pauvres
le service de Foutange et de riches sa clientèle privée.
Toutes ces formes de la surexcitation cérébrale et du manque
de sommeil s'inscrivent sur le corps humain en maladies extraordinaires
dont Foutange et d'autres s'acharnent à déchiffrer les signatures.
Il est juste d'ajouter qu'ils les exaspèrent, les cultivent comme
des plantes rares, ne s'occupent jamais de les atténuer, mais toujours
d'en tirer profit ou gloriole.
Contournant le laboratoire d'électricité, nous atteignîmes
un grand vestibule aux portes battantes, où commence l'empire de
Foutange. Là défilent du matin au soir, au milieu de cris
et de bousculades, une multitude de femmes en jupons, camisoles grises
et savates, corps meurtris dans des lainages rudes: des vieilles toutes
blanches ont échappé aux efforts réunis du mal et
de la pauvreté: épaves de la vie, gâteuses, branlant
la tête, chevrotant, la langue dehors, elles répètent
la même perpétuelle phrase monotone qui est leur unique horizon
moral : « Bonjour, l'ami. — Eh ! joli brun. — Viens,
ma guitare. » Paroles mystérieuses, tombant de ces bouches
édentées que borde un liséré de bave. Qu'ont-elles
sucé, bu ou mangé, accroupies parmi les ordures, nues sous
leurs souquenilles, entrechoquant leurs os de squelettes ? Quelques-unes
sont assises. D'autres marchent et déclament leur confession sinistre.
De plus jeunes descendaient le large et sonore escalier, portant des draps,
des brocs ou des fioles. Plusieurs étaient ou avaient été
belles, mais leurs traits grimaçaient. Certaines imitaient la démarche
d'un animal, sautaient comme un écureuil, grignotaient du pain
comme un singe, ou bien accotaient à la rampe poisseuse leur taille
souple, chantaient des mélopées traînantes et bizarres.
Sur les dalles froides, un être terreux et sans sexe, aux cheveux
gris dénoués, courait à quatre pattes et voulait
nous mordre les jambes. Or tout ceci n'est point la folie; c'en est l'approche
et le contour; c'est le signe qu'elle fait à l'âme. Nous
entendîmes des cris stridents, et par une des portes du préau
se ruèrent des créatures gesticulantes. Elles jetaient des
gloussements suraigus, qu'elles accompagnaient, de mimiques, levant avec
force les épaules, ou lançant le pied et le bras en avant,
ou proférant des kyrielles de blasphèmes; leurs corps tremblaient
de tempétueux frissons. Une d'elles tomba de son long sur le sol.
Sa tête fit le bruit d'une bûche qu'on fend. Aussitôt
tout le cortège des vieilles, des gloussantes, des chanteuses,
des épileptiques, s'attroupa autour d'elle en cercle de sorcières,
tel un arbre aux branches dépouillées dans l'orage... Nous
franchîmes ce pas redoutable, malgré les efforts d'une naine
qui se pendait à nos mollets en hurlant.
Après ce premier vestibule, il en est un second, celui des hommes.
Nous le traversâmes vite, pas assez néanmoins pour ne pas
remarquer des formes sans âge qui, frileusement serrées sur
un banc, tendaient devant elles leurs mains agitées de secousses
menues. Ils semblaient filer de la laine ou expliquer quelque chose à
tout petits gestes. De-ci de-là, enfants adultes et vieillards
ânonnaient des syllabes sans suite : « Baba... To... To...
Zo zi... Ru... Ré... », riaient niaisement, bras dessus,
bras dessous, ou nous dévisageaient d'un air de fureur. «
Que de mouvements inutilisés ! m'écriai-je Tous ces fantômes
dépensent en pure perte la vie que Dieu leur a prêtée.
— Les automates sont punis, me répondit Trub. Tics, saccades
et tremblements rappellent la trépidation des machines auxquelles
on emploie les malheureux. Ils gardent l'empreinte et le rythme de leur
profession. Ces animaux d'acier qu'ils fabriquent et utilisent leur donnent
leurs formes en détraquant leur organisme. »
En montant l'escalier qui conduit aux salles de Foutange, nous croisions
des groupes d'instables danseurs. Mais leurs yeux fixes et leurs gambades
de pantins ne manifestaient point l'allégresse. Nous vîmes
un homme grand et maigre, qui descendait les marches avec précaution.
Quand il passa près de nous, il nous lança un regard infini.
Il signifiait, ce regard-citadelle, ce regard-foule, ce regard-présage
: « Je souffre et j'ai souffert de douleurs innombrables et je suis
resté conscient de moi-même. Mon mal est moins apparent que
les autres, qui portent des masques comiques ou tragiques. Il est intérieur;
vous ne le comprendrez pas, messieurs. Il frôle la conscience. Il
est religieux, de rédemption; la foi seule pourrait le calmer.
Il dépasse toute science; il est l'image de maux futurs, bien plus
terribles, parce qu'ils ne seront pas dans le geste, dans le tic, dans
l'allure, mais qu'ils pourriront au bas abîme de l'âme, tels
ces cadavres trop profonds qu'on ne devine qu'à l'odeur fade...
»
L'antichambre propre du service est environnée de vestiaires et
d'armoires où les étudiants déposent leurs blouses
et leurs livres. Au milieu, s'allonge une table destinée aux chapeaux
et parapluies. Car Foutange excite une vaste curiosité. Les Morticoles
viennent là en partie de plaisir, voient travailler les
malades, et souvent emportent la contagion. Il grouillait donc une foule
composite : tel millionnaire, trésor des médecins, célèbre
par sa fructueuse hypocondrie, consulte pour la dixième fois Avigdeuse,
lequel répond nonchalamment, caresse sa belle barbe noire. Telle
petite dame s'empresse autour de Tismet de l'Ancre qui lui donne des conseils
à voix basse, et serre des mains de tous côtés. Des
infirmiers passent et repassent pour préparer l'amphithéâtre,
truqué comme une salle de spectacle. Ils nous plaisantent, Trub
et moi, qui venons là en messieurs. Il est vrai que notre
conduite frise l'inconvenance, mais on n'a pas le loisir de s'occuper
de nous. Voici des médecins étrangers, reconnaissables à
leur tenue, à leur forme de visage, à leur gêne; dans
un coin, Malamalle aîné cause avec un géant alerte,
Ligottin, le dompteur des fous. Il nous reconnaît et nous fait un
signe amical. Voici Clapier, le rival d'Avigdeuse; le lourd Wabanheim,
comme charge du poids de son front, dirige partout le jet perçant
de ses regards, et n'écoute pas un mot de ce que lui jacasse son
interlocuteur, le pharmacien Banarrita. Le spécialiste du nombril,
Purin-Calcaret, au crâne bosselé, aux cheveux blonds broussailleux,
si caractéristique que chacun le prend pour un génie, plaisante
Gigade, qui court dé-ci dé-là, tape familièrement
les épaules, les bras, le ventre d'autrui et ses propres cuisses,
éclate d'un rire tonitruant, puis d'une série de hoquets
qui grincent. Gigade raille tout haut les tours de Foutange auxquels
nous allons assister. Tartègre démontre à Mouste
que l'air est saturé de microbes; mais Mouste, perdu dans les plaines
du silence, ne répond pas. Cloaquol, très agité,
se tourne vers trois jeunes reporters médicaux qui, le crayon et
le carnet à la main, prennent des notes fiévreuses. Surviennent
Pridonge, Bradilin, Quignon, Prunet, Jaury, Cudane l'inévitable.
Le stupide Cercueillet se précipite au-devant de Crudanet lui-même,
le louche tartufe, scintillant de décorations, environné
de ses aides. Les élèves s'ébrouent et plaisantent
ou, disciples fervents, se tiennent à l'ombre de leurs maîtres.
Ils déposent sur la longue table des cannes et des paperasses,
édifices instables qui s'éboulent à chaque instant.
Tabliers et calottes noires frétillent. Et l'on potine, l'on potine
! On entend citer des noms propres, des anecdotes ressassées cent
fois. J'aperçois des étudiantes, la plupart laides, des
dames aussi, malades riches et désœuvrées. Patronnées
par un docteur, elles ne s'écartent pas de leur guide; celui-ci
les renseigne en s'épongeant les tempes. L'assemblée dégage
une chaleur, une odeur néfaste, et le désir malsain de s'exciter
les nerfs. Les élèves de Foutange, Tripard en tête,
se distinguent par leur sérieux. Ils démolissent bien, dans
le privé, un maître trop naïf, mais le public, la concurrence,
le sens de la gloire les impressionnent. On se montre le dramaturge Loupugan,
idole de ses concitoyens, qui passa sa vie au milieu des docteurs et leur
demande des sujets de pièces. Il emploie dans ses drames des termes
d'anatomie que lui fournissent Tismet et Avigdeuse. Je contemple le peintre
Stéphane, chien mouillé, battu et fangeux. Il cherche à
l'hôpital de quoi barbouiller ses toiles avec des pieds bots authentiques
et des convulsionnaires exacts. J'admire un poète qui chantera
sur le mode mineur les beautés de l'hypnotisme; une série
de juges zélés, désireux d'étudier de près
cette grosse question de la responsabilité morale qui leur permet
de considérer les scélérats comme des innocents et
ne les dispense pas de demander leurs têtes. Ils questionnent sans
trêve leurs amis médecins, avec des mines, des attitudes,
des réticences et des masques de théâtre, tellement
qu'on ne les distingue pas de quelques cabotins et cabotines, interprètes
fidèles de Loupugan, venus là pour simuler l'attaque d'après
Rosalie qui, elle-même, la simule. Mensonge sur hypocrisie, hypocrisie
sur mensonge, tout cela évolue et moutonne en une énorme
masse humaine où l'on chercherait en vain un grain de pitié,
un atome de bonté, une goutte d'intelligence. On guette anxieusement
Foutange et Boustibras; dès que la porte s'entrouvre, tous les
regards se tournent vers elle et les bavardages s'interrompent.
« Laissons ces signes gambader, me chuchote Trub à l'oreille.
Je veux te montrer le service des femmes, en attendant l'arrivée
du maître, et nous irons ensuite directement à l'amphithéâtre.
»
Nous entrions dans une grande salle dont l'aspect multicolore et confus
me saisit d'emblée. Chaque lit était une folle petite chapelle,
ornée d'oripeaux aux couleurs extravagantes, où le jaune
et le violet luttaient en hurlant avec le rouge et le bleu; sur les étoffes
chiffonnées ruisselaient des avalanches de colifichets et bimbeloteries,
statuettes de plâtre et de verre, objets de forme inconnue, d'usage
vague, poteries indéterminées, herbes sèches, jusqu'à
des bouts de bougie et des bobines de fil. Au milieu de cette mascarade
s'énervaient, s'étiraient une trentaine de femmes étranges,
quelques-unes jeunes et jolies, d'autres vieilles, mais toutes fardées,
les rides plâtreuses et rosés, les cheveux travaillés
de façon biscornue, dressés en tire-bouchon, ou s'envolant
de toutes parts, comme sur les têtes de gorgones et de méduses,
ou bien plaqués en accroche-cœurs, mouillés, huilés
et collés sur les tempes, ou divisés en série de
petites nattes, chacune nouée par une faveur de nuance diverse,
l'acajou tranchant sur le brun, et le blanc sur le blond; des bonnets
fantastiques et criards, en dôme, en pointe, en parapluie, à
la hussarde. Des peignoirs ouverts sur le côté, friperie
de cauchemar, découvrant le flanc et la cuisse, brodés,
soutachés, parsemés de dentelles et de graisse, de crasse
et de guipures. Certaines filles avaient des poses de nonchaloir, couchées
tout habillées sur leurs lits, faisant saillir les hanches, accroupies
et fumant d'odorantes cigarettes, mâchonnant des choses dures, du
bois et de la craie. D'autres s'amusaient à se poursuivre avec
des clameurs insensées, à se battre, se mordre, se griffer,
s'envoyer des coups de pied qui faisaient flotter les peignoirs. Une,
à qui la surveillante voulait faire ingurgiter un médicament,
rechignait avec des minauderies. Notre entrée dans ce sérail
suscita une vive animation. Nous sentions sur nous tous ces regards fiévreux,
cernés de noir et de fard. Nous admirâmes plusieurs décorations.
Flattées dans leur amour-propre, les jeunes personnes nous envoyaient
des compliments et des baisers, tandis que leurs voisines, jalouses, nous
faisaient des grimaces. Mon nez et la cravate de Trub étaient matière
à plaisanteries. On s'approchait de nous; on nous tiraillait; on
nous demandait du tabac. Cela puait la sueur, la pommade et l'éther.
L'atmosphère était lourde. J'en aperçus deux étroitement
enlacées; une autre, tapie dans la ruelle, aspirait avec délices
le contenu d'un petit flacon, prenait, par la molle inflexion de son corps,
une grâce de chatte engourdie. Cette disparate, ces rumeurs, ce
bruissement d'étoffes, ces parfums violents me congestionnaient
et je fus heureux de retrouver le frais palier de l'amphithéâtre.
Celui-ci était bondé de monde quand je poussai sa porte
basse à tambour, laquelle aboutissait au faîte. Nous dominions
le public, empilé sur les gradins, qui tout à l'heure stationnait
dans l'antichambre. On se serra pour nous faire place sur un banc de médecins
étrangers, à l'extrémité duquel trônaient
Avigdeuse et Cloaquol. En bas, dans l'hémicycle, qui, de l'endroit
où nous étions, ressemblait à un entonnoir, s'agitaient
Cudane, son aide, Tripard, et les élèves de Foutange. Ils
préparaient une machinerie compliquée. Les hautes fenêtres
dépolies dispensaient un jour si maigre que le gaz était
allumé. J'étouffais. Aux murs on voyait un tableau noir
et de grands dessins coloriés, œuvres de Tismet, représentant
les divers stades de l'hypnose sous la forme d'un puits où l'on
plonge l'esprit des patients. Un autre tableau portait cette gigantesque
annonce :
ROSALIE ! ROSALIE ! ROSALIE !
MERVEILLEUX EFFETS
DES MEDICAMENTS ECRITS.
PERSUASION THERAPEUTIQUE,
DISCUSSION ET REFUTATION
DU SYSTEME BOUSTIBRASIEN.
Trub me désignait, au premier rang dans le bas, le petit docteur
Boustibras, sa houppe de cheveux grisonnants, sa barbiche. Serré
dans une redingote cloche aux larges boutons luisants, il attendait avec
impatience le moment de se déployer.
Des applaudissements éclatèrent à l'arrivée
de Foutange. Il était grand, vigoureux, analogue à un perroquet.
Le nez accomplissait sa courbe au-dessus d'une bouche assez fine qu'encadraient
des favoris blonds, de ce blond qui persiste jusqu'à l'extrême
vieillesse. Son ample pardessus de caoutchouc, où s'engouffrait
le vent de son éloquence, claquait et dansait à chaque mouvement.
Il salua l'assistance, joyeux de la voir si fournie, et commença
son discours. II prenait à témoin ses élèves
et les dessins muraux des merveilles qu'allait présenter le
nouveau sujet qui..., le nouveau sujet dont...; il montrait la table
chargée de fioles. Puis il saisit une longue baguette terminée
par une petite boule et se lança dans une théorie épineuse,
désignant successivement les niveaux gradués du puits
de l'hypnotisme. Ces explications ennuyaient. Des vagues de bâillements
déferlèrent d'un bout à l'autre de la salle; seules
les dames du monde prenaient des notes rapides sur d'élégants
calepins.
Enfin Foutange, l'index tendu, s'écria : « Qu'on amène
Rosalie ! » II y eut un frisson dans l'auditoire. La jeune femme,
conduite par Tripard, sérieux et solennel, s'avançait à
petits pas, en robe noire, les yeux modestement baissés. Elle s'assit
à droite de la table, face au public : « Nous avons ici,
mesdames et messieurs, mugit Foutange du ton inspiré d'un faiseur
de tours, nous avons ici un sujet de premier ordre que nous a procuré
notre savant interne Tripard. — Celui-ci s'inclina; ses camarades
se poussaient le coude. — Grâce à cette nommée
Rosalie, nous sommes arrivés à réfuter, point par
point, les doctrines adverses de notre collègue Boustibras, lequel
pourra, d'ailleurs-, s'expliquer à son tour et tenter de répondre
à notre décisive expérience... Vous savez, mesdames
et messieurs, que nous avons toujours soutenu la nécessité
de l'hystérie comme cause des phénomènes hypnotiques.
Quiconque est sain n'est point hypnotisable. Axiome fondamental, lumineux.
Notre collègue affirme le contraire. Or Rosalie présente
le phénomène singulier de n'être susceptible de léthargie,
catalepsie, somnambulisme qu'après une grande attaque. Je lui donne
cette attaque. » Ici Tripard surgit, presse le poignet de la simulatrice,
qui tombe à terre en hurlant et commence une gymnastique désordonnée.
Plusieurs se lèvent pour mieux voir. On crie Assis ! et
Chapeau ! Sur un signe de son patron, Tripard enraye l'attaque.
Le thaumaturge continue : « Mesdames et messieurs, Rosalie est maintenant
hypnotisable. Nous la mettons en léthargie. — II appuie élégamment
ses doigts fuselés sur les paupières. — Voilà
qui est fait. Les membres flasques : signes caractéristiques. Nous
la mettons en catalepsie. — II relève les paupières.
— Les membres raides : signes caractéristiques... Somnambulisme,
enfin.» II frictionne le sommet du crâne et la nuque du sujet,
qui s'agite, bredouille des syllabes incompréhensibles, frappe
du pied d'un air mécontent. Quelques élèves prévenus
étouffent des rires.
« C'est à cette minute, mesdames et messieurs, proclame Foutange
avec un geste prophétique, c'est à cette minute que va se
manifester une puissance nouvelle, extraordinaire, mystérieuse,
l'action, non des médicaments, mais des signes de médicaments.
Nous avons, avec le concours de notre interne, mis au jour cette merveilleuse
faculté, et nous en trouverons sans doute d'autres exemples. Je
prends ces petits carrés, sur chacun desquels est écrit
le nom d'un remède... Le premier : sulfate de quinine, mesdames
et messieurs, sulfate de quinine, le sulfate de quinine... je l'applique
sur la nuque de la malade, et cette jeune femme, qui est une ignorante,
une pauvresse, qui n'a jamais entendu prononcer le mot de sulfate de quinine,
va présenter les signes caractéristiques de l'intoxication.
»
En effet, à peine le papier est-il collé d'un mouvement
rapide par Foutange, que Rosalie cesse son incohérent bavardage
et exprime par tout son masque un irrésistible dégoût
: « Pouah ! Que c'est amer ! Que c'est amer ! Que c'est mauvais
! Je n'en veux plus ! Cochon ! Cochon ! » Elle crache à terre
et secoue les épaules. Foutange exulte : « Hein ? Croyez-vous
? » Beaucoup s'émerveillent. Très peu flairent la
supercherie. Rosalie se frotte les yeux et murmure : « Des cloches
! j'entends des cloches ! Ça bourdonne. Ça siffle. Un chemin
de fer ! Gare, gare ! Il arrive... » Bravos enthousiastes. Cri du
cœur du maître : « Est-ce assez convaincant ? »
II souffle sur les yeux de la patiente, qui se réveille hébétée,
demande anxieusement : « Où suis-je ? Mais quoi ?... Qu'est-ce
qu'il y a ? » Foutange, attendri, lui tapote le crâne, la
brave caboche obéissante : « Je profite du repos nécessaire
à cette chère petite pour demander à mon collègue
Boustibras s'il espère obtenir chez une personne saine des résultats
semblables. »
Boustibras ne se fait pas répéter deux fois l'invitation.
Il escalade et démolit la barrière qui le sépare
de l'hémicycle, écrase douze pieds, bouscule quinze encriers
et porte-plume, et se précipite bravement dans l'arène.
Il semble un pygmée à côté de Foutange, et
celui-ci pourrait lui donner la main comme à un bébé
qu'on promène : « Ze demande la parole. » II prononce
tentante et la barole. Je reconnais là un de
ces juifaillons qui infestent le pays des Morticoles et dont Wabanheim
est le représentant le plus illustre. Son généreux
rival acquiesce. Ce n'est pas rien, cependant, qu'a demandé Boustibras.
C'est le droit d'inonder l'auditoire, pendant une demi-heure, d'explications
retorses et confuses, où tous les b sont des p et
tous les t des à, d'où il appert à
la fin que l'orateur propose d'expérimenter sur une personne quelconque,
au hasard. Une dame se lève. Elle réclame l'honneur de servir
de mannequin. Elle descend du haut de l'amphithéâtre et chacun
s'écarte respectueusement, admire la mine futée du sujet
volontaire, son élégance, son chapeau rosé et la
finesse de son pied, quand elle saute dans l'hémicycle, maintenue
sous les bras par Tripard.
Boustibras la fait asseoir en face de lui, près de Rosalie, laquelle
regarde de travers cette intruse qui lui vole l'attention du public. Il
agrippe lespoignets de la dame et la magnétise de ses yeux ronds.
D'abord elle se détourne, puis elle a le fou rire devant la physionomie
du nabot. Prompt et autoritaire, Boustibras affirme : « Vous avez
volé une montre. Si, hier sur la blace Grudanet, à drois
heures de Vabrès-miti, fus affez foie une mondre. »
Elle nie avec dignité, ensuite avec impatience : « Ché
fu dis que si. Fus affez foie une moudre. — Mais non, monsieur.
— Ché fu dis que si. — Non. —
Si. — Non. — Si. — Non. » Elle secoue la tête
de droite à gauche, Boustibras de haut en bas. Foutange sourit
malicieusement. L'assistance devient houleuse et sceptique. Trub trépigne
et me pince la cuisse. Les médecins étrangers sont scandalisés.
Rosalie hausse les épaules et tourne le dos à la dame. Celle-ci
commence à se fâcher. Elle voudrait dégager ses poignets,
mais Boustibras s'accroche à elle : « Qu'affez fu ti
au sergent te ville quand fus affez foie la moudre ? » Et il
insiste, il insiste tellement que la malheureuse se trouble, balbutie.
Elle regrette sans doute de s'être prêtée à
ces manigances, par amour de la science et vanité féminine.
Elle tressaille sur sa chaise, maintenue par son implacable bourreau.
Enfin, lasse, elle avoue : « Eh bien ! oui, là, j'ai volé
une montre. » Elle fournit des détails circonstanciés.
Tout le monde s'étonne. Foutange s'énerve. Rosalie aussi.
Boustibras regarde les gradins et savoure son succès. Moi, j'interprète
tout par la fatigue et le désespoir de la dame. Trub soutient qu'elle
est un compère. Elle accumule les preuves du vol : « Comment
elle avait l'intention de voler la montre, comment elle a suivi un monsieur
qui portait une chaîne brillante, comment cette chaîne l'a
attirée, fascinée. Elle s'est jetée dessus. Le monsieur
a crié. La foule s'est amassée, un sergent de ville est
intervenu et l'a conduite au poste. » Maintenant elle déplore
son acte, elle pleure et se lamente. On applaudit.
Déjà Boustibras change de tactique : « Ne fu faites
pas te pile; ce n'est pas frai tu ça, certifie-t-il. C'est
moi qui fiens te fu le dire. Fu n'affez pas fole la moudre. »
Le sujet résiste. Elle est convaincue et sincère à
travers ses sanglots : « Si, si, je l'ai fait. Je l'ai volée.
Je me repens. Il faut que j'aille en justice ! Il faut que j'aille en
justice ! Je veux être examinée par un médecin ! »
Elle se débat. Dans son agitation, son chapeau rosé glisse
sur le côté. Boustibras la maintient férocement, tel
un cannibale son déjeuner : « Mais ce n'est pas frai!
C'est moi, c'est moi qui fiens te fu le dire, qui fiens te fu le tire.
» On ne perçoit plus que ces syllabes acérées,
pressantes et sifflantes : « Moi qui fiens te fu le tire,
fu-tire, moi-qui-fiens-tire-fu... » II la rassure. Les gémissements
s'apaisent. Il l'abandonne, repasse joyeux la barrière, va se rasseoir
à sa place, agite ses bras menus et hurle avec emphase : «
Ce n'est pas blus tifficile que ça ! »
Suit une controverse très embrouillée, hérissée
de termes d'argot scientifique, entre lui et Foutange. Cela tourne à
l'aigre. Le manteau de caoutchouc claque : « Je fiens de le
lui tire. — Mon cher collègue, du calme, je vous en
prie. — Mais che fiens te le lui tire. — Reportez-vous
au puits de l'hypnose. » Tripard jubile. Rosalie hurle, en proie
à une vraie crise nerveuse cette fois, et on emporte le premier
sujet du docteur Foutange, ainsi qu'elle l'écrit sur ses cartes.
La dame est très entourée, questionnée, toute rosé
et enorgueillie de son aventure. De son banc, Boustibras gesticule, admoneste
Avigdeuse, prend les élèves à témoin. Tout
l'amphithéâtre cause, caquette et dispute; c'est un bourdonnement
de mouches. Crudanet demande la parole. Il s'exprime avec facilité,
du même timbre fade et patelin. Il accable d'éloges Foutange
d'abord, Boustibras ensuite. Il déclare que les découvertes
aussi importantes que l'action des papiers médicamenteux et
la suggestion sur n'importe qui ne sont nullement contradictoires,
honorent grandement la science et la Faculté des Mor-ticoles :
« Un point de vue m'intéresse particulièrement, messieurs;
celui de la médecine légale. Il y a là de gros problèmes,
dont la solution devra désormais nous guider dans l'application
des pénalités. Ces questions sont de celles qui ne se résolvent
pas à la hâte. Il faut nommer deux Commissions dont chacune
comprendra un membre de l'Académie des Sciences, un de
L'Académie des Inscriptions scientifiques, un de l'Académie
neuropathologique, un de la Faculté professorale. Quelques-uns
de ces maîtres éminents, dont le renom et la bonne foi sont
hors de conteste, voudront bien s'arracher à leurs travaux pour
examiner de près les précieuses expériences des docteurs
Foutange et Boustibras. » On vote par acclamations. Gigade, Bradilin,
Tabard, Wabanheim et Cercueillet sont de la Commission Foutange; Tismet,
Malasvon, Avigdeuse, Crudanet et Mouste de la Commission Boustibras. Les
gaillards élus se frottent les mains. Cette vieille querelle se
réglera désormais à coups de dîners et d'emprunts.
Mornes, les deux rivaux supputent ce que leur vanité va leur coûter
en champagne, cadeaux et pots-de-vin. Là-dessus se grefferont dix
mille intrigues, promesses de réceptions aux examens, concours,
lèchements de pieds. Pour deux mois la machine à potins,
faveurs et scandales est remontée. Nous avons l'insigne honneur
d'assister, Trub et moi, au germe de cette magnifique floraison.
Ce n'est pas fini. Foutange doit interroger quelques malades. On les amène,
hommes et femmes, pâles, grelottants, roulant des yeux égarés.
Le maître s'est assis. Ce n'est plus le même être. Sa
voix et son geste ont changé. Il a l'air, non plus d'un charlatan,
mais d'un juge autoritaire et dur. La figure du perroquet s'est glacée.
Sa bouche est mince et mauvaise : « Votre père s'est tué.
Ah ! Comment ? Contez-nous ça !... Votre mère était
une prostituée. Parlez plus haut ! Une prostituée, que diable
! Nous savons ce que c'est... Et alcoolique ? Depuis quand buvait-elle
?... Vous-même êtes sujet à des crises d'épilepsie...
Vous tombez, vous bavez et ça vous cuit dans la nuque... Au suivant
! » Les élèves prennent activement des notes. C'est
ainsi : devant deux cents personnes ricaneuses, ces infortunés
doivent étaler leurs hontes, leurs tares et celles de leurs familles,
dévoiler leurs secrets intimes. Rien n'arrête l'inquisiteur
implacable : « Vous êtes voleuse et vicieuse, madame. La police
vous connaît. Vous avez jeté un fœtus à l'égout.
— Docteur, c'est que... — Taisez-vous. Je ne vous demande
pas d'interprétation. A quelle époque avez-vous cessé
d'être vierge ? Et vous êtes enceinte ? C'est du joli !...
Bromure de potassium, un gramme. Eau, deux cents grammes. Passez à
côté, on va vous donner votre ordonnance... A qui le tour
? » Foutange plonge, avec une adresse diabolique, jusqu'au fond
de ces consciences frustes. Il recueille des aveux lamentables, des confidences
qui remuent le flot noir, rouge et boueux des souvenirs, amènent
aux joues des larmes de honte. Ces confessions, variées en apparence,
se réduisent toutes au manque de pain, de gîte, d'éducation
morale, de croyance, aux mauvais contacts. Il ne comprend pas, ce Foutange,
que l'odieux matérialisme dont il est un des représentants,
que l'exploitation de l'homme par l'homme, que la science sans conscience
sont les causes nécessaires et prochaines de toutes ces maladies
qu'il étiquette de noms baroques et qu'il attribue à l'alcool,
à la syphilis, à ce qu'il appelle les dégénérescences
nerveuses. Il se lève, va à son tableau noir, tenant par
la main une petite fille, triste danseuse de Saint-Guy. Il dessine les
rapports, les jonctions des paralysies, hémiplégies, tétanos.
Il dessine la lésion de l'enfant, et elle regarde son cerveau,
stupide et terrifiée, ne comprenant pas comment il peut être
à la fois là et dans sa tête, sa pauvre tête
laide, trop grosse pour son corps, qui oscille et bat la chamade... Comme
arguments, Foutange a fait venir d'autres malades atteintes d'affections
analogues à celle de la fillette et qui gambadent devant lui. Il
rabâche ses formules: « L'hérédité, l'hérédité,
l'hérédité. Son oncle est mort d'une congestion cérébrale.
Sa grand-mère était incestueuse. N'est-ce pas, elle vivait
avec votre père ? Dans leurs taudis, messieurs, ils s'accouplent
comme des chiens. L'inceste est la règle. Ils conçoivent
dans la débauche, après plusieurs bouteilles d'alcool. »
L'auditoire se fatigue. Les bancs se dégarnissent peu à
peu. Les médecins, les étrangers, les dames, les élèves
regardent leurs montres et s'évadent discrètement. Trub
et moi nous les imitons et nous faufilons derrière quelques malades
riches enchantés de leur matinée : « Vous savez, moi
j'ai un peu de ça ! Je porte difficilement mon verre à ma
bouche. — Et moi, au réveil je tremble; je ne peux pas me
moucher. — Ah ! qu'il est fort ! Ah ! qu'il est fort !... »
|