Hector
Malot, Mère, Paris, E. Dentu, 1896
pp. 237-238:
« Vous me demandez mon avis, je vous le donne en toute sincérité;
mais comme j'ai pris soin de vous en avertir tout d'abord, je reconnais
que je me suis trouvé dans les plus mauvaises conditions pour examiner
monsieur votre père, et que par conséquent cet examen n'a
qu'une valeur relative [...] Peut-être appellerez-vous un spécialiste
?
- N'en doutez pas, répondit Victorien vivement; qui nous conseillez-vous
?
- Patras, Louville, Soubyrane, Péqueur, Samson, Camille, vous n'avez
qu'à choisir; ils se prononceront avec une compétence et
une autorité qui me manquent. [...]
- Je vois que nous avons affaire à un timoré en même
temps qu'à un roublard qui a peur de se prononcer et d'endosser
une responsabilité. S'imaginant que nous pouvons lui demander de
signer un certificat pour faire admettre mon père dans une maison
de santé, il prend ses précautions. Les journaux ont si
souvent secoué les médecins qui avaient signé des
certificats de ce genre; quelques procès les ont si fâcheusement
compromis, qu'il y en a beaucoup aujourd'hui qui refusent systématiquement
de prendre la responsabilité de l'internement d'un fou, même
quand il y a urgence. Celui-là appartient à cette catégorie.
- Alors même que ton père serait sous l'influence que tu
crois, tu ne voudrais pas le mettre dans une maison de santé ?
- Assurément non; mais comme cette influence n'est pas malheur
que trop réelle, nous devons le faire soigner sans retard, et voilà
pourquoi je vais retourner tout de suite à Paris, d'où je
ramènerai un des médecins dont il vient de nous donner les
noms. »
p. 290 :
« Comment Victorien, s'il voulait vraiment que tu fusses fou,
t'amènerait-il un médecin qui serait précisément
mieux que tout autre en état de distinguer la folie de la raison
? [...]
Ce que tu dis là serait juste si les aliénistes ne
se trompaient pas; mais à chaque instant, ne voit-on pas, dans
les procès, deux, trois aliénistes des plus considérables,
déclarer et prouver qu'une personne est folle; tandis que deux
ou trois autres non moins considérable déclarent et prouvent
avec la même autorité que cette personne jouit de toute sa
raison ? Savons- nous ce qu'est celui-là d'ailleurs, ce qu'est
son autorité, son honorabilité; les moyens que Victorien
a employés auprès de lui pour le circonvenir ou le gagner
?
p. 361:
Antonine et la femme de Combarrieu : « Rien ne me fera convenir
qu'il l'est, toi tu parles, tu juges d'après les médecins
qui, eux, parlent et jugent d'après je ne sais quelle puissance
mystérieuse dont ils se croient investis; mais moi qui le voit
tous les jour, m'entretiens avec lui, je sais bien qu'il n'est pas, qu'il
n'a pas été fou... [...]
Comme toi je n'ai pu le croire d'abord; tout en moi se révoltait
contre cette idée; il n'avait pas pu tirer; il ne pouvait pas être
fou; mais tu vois bien, ma pauvre enfant, que tous les médecins
qui le soignent et le visitent admettent la folie ; pouvons-nous croire
plus clairvoyants qu'eux ? [...]
« Les aliénistes sont-ils donc seuls infaillibles
? Ne peuvent-ils pas se tromper ? Est-ce que tous les jours les plus grands
médecins ne se trompent pas pour des maladies ordinaires, qui ne
sont pas mystérieuses comme la folie ! »
p. 391 :
« tu aurais vu hier un président d'assises interroger
un médecin témoin et lui demander s'il a jamais
considéré comme fou l'accusé qu'il a eu dans son
asile. Jamais, répond le médecin. Cependant
vous l'avez gardé ? En observation, oui. Et votre observation
a duré neuf ans ? Je ne voudrais pas qu'il en fût ainsi pour
ton père qui peut très bien avoir eu la malchance de tomber
aux mains de médecins en grand appétit de science et désireux
de le tenir en observation pendant neuf ans, afin de se faire une conviction
rationnelle et des rentes rationnelles aussi, peut-être. Est-il
indiscret de te demander ce que vous coûtent vos médecins
et leurs aides ?
- Nullement, dit Victorien enchanté de cette question, quatre cent
quatre-vingts francs par jour.
- Quinze mille francs par mois, voilà qui facilite l'observation
et qui, dans plus d'un cas, peut la prolonger; aussi moi, famille, je
n'offrirai jamais une pareille tentation à personne, même
aux plus honnêtes gens du monde [...] je placerais mon malade dans
un asile public où les directeurs n'ont pas un intérêt
personnel à garder les gens qui ne sont pas réellement fous,
et par cela seul je me mettrais au dessus du soupçon - ce qui est
quelque chose. »
pp. 374-379
:
— Tu sais qu'il y a un an j'ai publié un roman dans lequel
il y avait un personnage qu'on enfermait comme fou et qui ne l'était
pas. Mon roman fit un certain bruit, grâce surtout aux protestations
dont on le salua. J'ai mis en scène des militaires, des prêtres,
des magistrats, et en toute liberté d'appréciation ; jamais
personne n'a réclamé ; toutes les fois que j'ai parlé
des médecins il y a eu des grincements de dents — infaillibles
et sacrés, les aliénistes surtout; c'est leur manière
de répondre à la suspicion de l'opinion publique qui voit
en eux des marchands de soupe dont l'intérêt est de remplir
leurs maisons ou celles de leurs associés avoués ou non.
Au bout de trois mois, je croyais la polémique éteinte,
lorsqu'un matin, àla campagne, je vois entrer dans un homme élégant
que deux hommes vêtus d'un uniforme que je ne connais pas ont accompagné
jusqu'à ma grille où ils restent en faction. Arrivé
dans mon cabinet, l'homme élégant me remet une carte, elle
est du directeur de la maison de Sainte-Claire, qui me recommande son
pensionnaire. Celui-ci me raconte son histoire : il a été
interné pour avoir fait des dettes, et c'est son père naturel,
propriétaire d'une des grandes maisons de santé de Paris,
qui a voulu, par ce moyen, se débarrasser de lui ; il a toute sa
raison et est victime d'une infamie, etc. Que t'imagines-tu qu'est mon
premier mouvement en écoutant ça ?
— Dame...
— La vanité, mon cher ; bêtement je me dis que je suis
un personnage auquel les malheureux s'adressent pour se faire rendre justice.
Don Quichotte, quoi. Heureusement le second est moins naïf ; je réfléchis
qu'il est étrange que le directeur de Sainte-Claire s'adresse à
moi qu'il ne connaît pas ; je me défie et renvoie mon homme
avec de bonnes paroles. Deux mois après il était arrêté
pour avoir escroqué une centaine de mille francs aux bijoutiers
et aux chemisiers de la rue de la Paix, en se présentant comme
un grand seigneur russe. Crois-tu qu'on se serait moqué du journaliste
qui fait mettre les fous en liberté, si j'avais donné dans
ce piège ?
— Il était aimable,
— N'est-ce pas ? C'est pourquoi je suisbien aise de rendre le bon
tour qu'on a voulu me jouer et je ne peux pas trouver pour cela de meilleure
occasion que celle que m'offre le cas de M. Combarrieu ; ce ne sera pas
de moi qu'on se moquera cette fois. Certainement ils sont puissants, les
aliénistes, mais au-dessus de leur pouvoir, il y en a un autre
plus fort encore, celui de la presse, et c'est ce que je vais leur démontrer.
Comment! voilà deux hommes, l'un est à la tête de
l'industrie de son pays et chaque jour il donne des preuves de son intelligence
et de sa raison ; l'autre est un inutile, un incapable, un détraqué,
toute sa vie est faite de désordre ; de plus, il porte en lui les
stigmates de tares caractéristiques ; et entre eux, c'est le bon
qu'on séquestre sur la dénonciation du méchant. N'est-il
pas graveleux, n'aime-t-il pas trop les bêtes, n'est-il pas scrupuleux,
superstitieux; en un mot, n'est-il pas un héréditaire ?
Admettons que les héréditaires soient prédisposés
à la folie, ce qui est possible, s'il est vrai qu'elle dérive
d'une tendance primordiale de l'organisme à une nutrition défectueuse
; mais s'ensuit-il que les gens qui ont le caractère irritable,
les idées bizarres, les allures excentriques, les sentiments mobiles,
en un mot qui ne jouissent pas de la pondération de toutes leurs
facultés soient des malades qui doivent entrer dans les classifications
qu'on invente chaque jour, l'astrophobie, l'agoraphobie, la claustrophobie,
et toutes celles qu'on trouve et qu'on trouvera ? Voilà l'absurde,
c'est d'oublier que la santé et la maladie ne diffèrent
pas essentiellement, et qu'entre elles il n'y a que des différences
de degrés. Quand on dit: Cet homme est fou ou ne l'est pas, on
dit une bêtise. C'est ce qu'on a fait pour M. Combarrieu. Qu'il
ne soit pas comme tout le monde, c'est possible, et à vrai dire
tant mieux pour lui. Aristote n'a-t-il pas remarqué qu'il n'y a
pas d'esprits supérieurs sans une dose de démence ? Dans
mon article je dirai ça en latin. C'est par les demi-fous que l'humanité
marche, progresse, jouit, brille; sans eux elle s'éteindrait dans
le crétinisme. [...]
— Crois-tu que d'autres journaux te suivront ?
— Sache, ingénieur naïf, qu'à côté
du journaliste qui fait un article pour dire quelque chose, il y a le
journaliste qui dît quelque chose, n'importe quoi pour faire son
article ; à ceux-là nous apportons du blé à
moudre. D'ailleurs, la question est intéressante en soi; on commence
à se révolter contre cette tendance, un moment à
la mode, de découvrir chez les criminels des tares héréditaires
ou acquises, qui suppriment leur liberté morale et par conséquent
leur responsabilité. D'autre part, un arrêt vient de condamner
à dix mille francs de dommages-intérêts un médecin
qui, avec cinq de ses confrères, a fait renfermer comme folle une
femme qui ne l'était pas. II y a là un mouvement auquel
il faut aider. »
pp. 429-430
:
« l'aventure que raconte Sperlette (pp. 375, 376) est la mienne,
et je suis le romancier qui reçut la visite d'un pensionnaire de
Charenton, à lui adressé par le directeur de cette maison.
Dans Mère, je dis que cette maison est celle de Sainte-Claire
qui n'existe pas; mais puisque je conte cette histoire, elle doit être
ici plus précise que dans le roman. [...] L'auteur de Un beau-frère,
c'était celui qui écrit ces lignes; et comme il est rare
qu'on fasse vainement un premier mouvement me fit trouver cette démarche
toute naturelle. [...] Mais la réflexion, et avec elle la prudence,
reprirent tout de suite le dessus. Pourquoi ne serait-ce pas plutôt
au romancier qu'on voudrait jouer un bon tour, en le poussant à
intervenir dans une affaire dont il ne savait pas le premier mot, montrant
ainsi avec quelle légèreté et quelle ignorance lui,
et ses pareils, font la bête quand ils veulent faire le Don Quichotte
? [...] Précisément, j'avais pour voisin un ancien médecin
en chef de Charenton, le docteur Calmeil, avec qui j'étais en relations
depuis qu'il avait pris sa retraite : un homme intelligent et un brave
homme dont le nom a marqué, qui, n'ayant jamais exercé le
commerce de marchand de soupe pour les aliénés, ne voyait
pas partout des fous. [...]
— On a voulu se débarrasser d'un pensionnaire gênant.
— Pourquoi l'avoir reçu ?
— Kleptomane.
— Alors, pourquoi ne pas le garder ?
— Parce qu'il appartient à cette catégorie d'aliénés
qui ameutent l'opinion publique d'autant plus facilement injuste qu'elle
est plus ignorante, et qu'elle crie à la séquestration arbitraire
quand elle ne remarque pas dans un individu, les signes conventionnels
de l'agitation désordonnée qui caractérisent la folie
au théâtre. Comme en ces derniers temps les journaux ont
accueilli trop souvent ces criailleries, ceux qu'elles poursuivent cèdent
quelquefois à la faiblesse de vouloir s'en garer. C'est notre cas.
[L'aliéniste décrit les symptômes de folie chez ce
patient]
— Et le font conclure à une responsabilité limitée
et partielle quand cet homme est arrêté comme voleur.
— Mais parfaitement.
— Eh bien, permettez-moi de vous dire qu'en vous suivant dans cette
voie, on vide les prisons pour emplir les asiles. Et que gagnent-ils,
les misérables, à vivre dans un asile plutôt que dans
une prison ? On sort de la prison son temps fait, on ne sort pas de l'asile
où le contact est pins dangereux que celui des criminels, où
l'on est aussi exposé à la contagion de la folie qu'en prison
on l'est à celle du crime. Si encore on les guérissait ces
fous ! Si on les traitait mieux que les prisonniers ; si leurs gardiens
ne les rendaient pas responsables, ces irresponsables, des fautes qu'ils
commettent contre la discipline ; s'ils ne les rouaient pas de coups trop
souvent; si même quelquefois ils ne les assommaient pas tout à
fait. C'est pourquoi, au lieu de penser, comme tant d'aliénistes,
qu'il faut étendre la doctrine de l'irresponsabilité, je
pense qu'il vaudrait mieux, au contraire, la restreindre. C'est le mal
de notre temps l'irresponsabilité ; en criminalité, en médecine,
en politique, en tout : personne n'est responsable de rien. C'est évidemment
à ce sentiment mis en avant par la pitié paternelle que
notre homme a dû d'être enfermé à Charenton
plutôt que de l'être à Melun ou à Poissy; eh
bien, j'aimerais mieux pour lui la prison que l'asile. »
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