Psychiatrie et littérature

Les reproches et les doutes

Eugène Sue, Le Juif errant, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1983 [1844-1845]

pp. 610-611 :
En terminant cet épisode, deux mots de moralité à l’endroit des maisons d’aliénés et des couvents. Nous l’avons dit, et nous le répétons, la législation qui régit la surveillance des maisons d’aliénés nous paraît insuffisante. Des faits récemment portés devant les tribunaux, d’autres d’une haute gravité qui nous ont été confiés, nous semblent évidemment prouver cette insuffisance. Sans doute il est accordé aux magistrats toute latitude pour visiter les maisons d’aliénés ; cette visite leur est même recommandée ; mais nous savons de source certaine que les nombreuses et incessantes occupations des magistrats, dont le personnel est d’ailleurs très souvent hors de proportion avec les travaux qui le surchargent, rendent ces inspections tellement rares qu’elles sont pour ainsi dire illusoires. Il nous semblerait donc utile de créer des inspections au moins semi-mensuelles, particulièrement affectées à la surveillance des maisons d’aliénés et composées d’un médecin et d’un magistrat, afin que les réclamations fussent soumises à un examen contradictoire. Sans doute, la justice ne fait jamais défaut lorsqu’elle est suffisamment édifiée ; mais combien de formalités, combien de difficultés pour qu’elle le soit, et surtout lorsque le malheureux qui a besoin d’implorer son appui, se trouvant dans un état de suspicion, d’isolement, de séquestration forcée, n’a pas au dehors un ami pour prendre sa défense et réclamer en son nom auprès de l’autorité ! N’appartient-il donc pas au pouvoir civil d’aller au-devant de ces réclamations pour une surveillance périodique fortement organisée ?
Et ce que nous disons des maisons d’aliénés doit s’appliquer peut-être plus impérieusement encore aux couvents de femmes, aux séminaires et aux maisons habitées par des congrégations. Des griefs aussi très récents, très évidents, et dont la France entière a retenti, ont malheureusement prouvé que la violence, que les séquestrations, que les traitements barbares, que les détournements de mineures, que l’emprisonnement illégal, accompagné de tortures, étaient des faits sinon fréquents, du moins possibles, dans les maisons religieuses. Il a fallu des hasards singuliers, d’audacieuses et cyniques brutalités, pour que ces détestables actions parvinssent à la connaissance du public. Combien d’autres victimes ont été et sont peut-être encore ensevelies dans ces grandes maisons silencieuses, où nul regard profane ne pénètre, et qui, de par les immunités du clergé, échappent à la surveillance du pouvoir civil ! N’est-il pas déplorable que ces demeures ne soient pas soumises aussi à une inspection périodique, composée, si l’on veut, d’un aumônier, d’un magistrat ou de quelque délégué de l’autorité municipale ?
S’il ne se passe rien que de licite, que d’humain, que de charitable, dans ces établissements, qui ont tout le caractère et par conséquent encourent toute la responsabilité des établissements publics, pourquoi cette révolte, pourquoi cette indignation courroucée du parti prêtre, lorsqu’il s’agit de toucher à ce qu’il appelle ses franchises ?
Il y a quelque chose au-dessus des constitutions délibérées et promulguées à Rome : c’est la loi française, la loi commune à tous qui accorde protection, mais qui, en retour, impose à tous respect et obéissance.

p. 1108 :
« Que l’on nous permette enfin de résumer en quelques lignes les questions soulevées par nous dans cette œuvre.
Nous avons essayé de prouver la cruelle insuffisance du salaire des femmes, et les horribles conséquences de cette insuffisance.
Nous avons demandé de nouvelles garanties contre la facilité avec laquelle quiconque peut être renfermé dans une maison d’aliénés.»


Paul Féval, Le dernier vivant, t. 1, Les ciseaux de l'accusée, Paris, E. Dentu, 1873

p. 43 :
Lucien m’avait appelé ; je le trouvais malheureux et seul ; car je ne sais si d’autres partagent ce sentiment : c’est surtout dans ces faux hospices, ouverts par la spéculation, que l’isolement semble navrant. Je crois que Lucien m’eût parut moins abandonné dans un trou campagnard ou dans un grenier parisien. Partout où le Dr Chapart, quel que soit son vrai nom, débite son sirop, il y a odeur de séquestration.


Paul Hervieu, L'inconnu, 2ème éd., Paris, A. Lemerre, 1886

pp. 10-12 :
« Eh bien! depuis vingt-sept jours, on l'a enfermé, sans justice, dans la prison des fous !... [...] On l'a fait disparaître, monsieur !... Comment cette infamie a-t-elle pu s'accomplir ? Oh! Sainte Vierge ! On le tue, de force !... Vous, monsieur, un Français, tolérerez-vous cela chez vous ? ... Je vous dis qu'il n'est pas fou ! Je vous jure qu'il n'est pas fou ! » [...]
- Vous affirmez, fis-je, si je ne me trompe, madame, qu'un homme a été interné, depuis près d'un mois, dans un asile français d'aliénés ?
Elle inclina affirmativement la tête.
- Et que cet homme est tout à fait sain d'esprit ?
- Mon Dieu, il est peut être un peu excentrique; mais, la veille encore de son emprisonnement, j'ai passé plusieurs heures en sa compagnie, et je garantis qu'il raisonnait avec autant de calme qu'à l'ordinaire.
A cette qualification d'excentrique, un petit frisson m'avait couru à fleur de peau, et je m'étais de nouveau senti sous l'influence pénible de cette inexplicable attraction que les fous exercent sur moi. [...] Vous n'ignorez sans doute pas, madame, qu'un directeur d'asile ne reçoit de pensionnaire que sous la garantie de plusieurs formalités ? [...] On exige : primo, une pièce propre à constater l'individualité ; secundo...
- Attendez, s'il vous plait, cria-t-elle en répétant ma formule syllabes par syllabes. [...]
Je dus lui interpréter le sens de cette rédaction administrative, et convenir de l'aisance avec laquelle on pouvait se procurer le document (acte de naissance ou passeport) établissant que Pierre était Pierre et non Paul. Ensuite, je repris mon énumération:
- En deuxième lieu, la demande d'admission doit être formée par une personne qui joint à sa signature la désignation des liens par lesquels elle est unie au malade... [...] Troisièmement, il faut un certificat de médecin. [...]
- Comment ! Cela suffit pour supprimer la liberté d'un individu, à tout jamais ?
- Mais oui ! [...]
J'aurais pu objecter que l'État, du moins, charge certains de ses fonctionnaires d'inspecter les asiles d'aliénés. Mais, entre les époques des tournées, combien de temps s'écoule ! et que de choses peuvent prendre place ! [...]
- Vous êtes journaliste, prétendit-elle. Je vais vous fournir tous les noms, tous les renseignements. Vous, vous ferez du tapage. On verra bien ! 
Ce plan ne convenait guère à mes mœurs, et fournissait de nouveaux indices à mes doutes prudents. Néanmoins, je demandai:
- Où est détenu votre... la personne ?
- A Z..., dans le département de le Somme, je crois bien...
- Allons donc ! En êtes vous bien sûre ?... Mais alors le directeur est cet excellent M. Dupont !
Elle s'écria, dans un son rauque :
- Vous êtes l'ami de son gardien ?
- C'est à dire qu'à l'automne dernier, je me suis trouvé avec lui dans une partie de chasse. Il m'a même gracieusement offert de visiter son établissement, si l'occasion m'amenait dans ses parages... ».



Jules Vallès, « La dompteuse », Œuvres complètes, t. 4, éd. publiée sous la direction de Lucien Scheler et Marie-Claire Bancquart, Paris, Livre Club Diderot, 1970

p. 498 :
Depuis l'enlèvement de M. d'Elbène, traîné comme fou à Charenton, la maison était morte. Fenêtres closes, volets fermés ou rideaux baissés : tout le sentait que le malheur avait passé par là.
Dans le quartier, on jasait même sur ce malheur. Les soupçons de Rigobert à propos d'une fausse accusation de folie avaient germé aussi dans la tête de quelques gens du quartier [...] En un mot, la sensibilité naturelle du peuple ne pouvait s'accommoder de cet évènement subit, de cette folie inattendue. En tous cas, on devinait la moitié de la vérité — on murmurait tout bas que si M. d'Elbène avait ainsi perdu la tête d'un coup, il devait y avoir une raison ; quelque chose !... on ne savait quoi... [...]
On avait bien fini par oublier l'impression sinistre de la soirée, les cris entendus par la fenêtre, la tête pâle vue à travers la portière, mais on n'en regardait pas moins d'un œil singulier l'hôtel vide et morne qui avait été le théâtre de cette histoire.



Hector Malot, Un beau-frère, illustrations de P. Cousturier, Paris, E. Dentu, 1891

p. 377 :
« Une heure après son arrivée à Coudé, Hélouis était autorisé à visiter M. Cénéri d'Éturquerais dans l'établissement du Luat, et avant midi les deux amis étaient dans les bras l'un de l'autre. La médecine avait dû céder devant la loi, et l'abbé Battandier s'était exécuté de bonne grâce.
— Mon opinion était que M. d'Éturquerais avait besoin de calme, dit-il en lisant l'ordonnance ; cette opinion n'a pas varié, mais la justice en décide autrement, je m'incline; à elle la responsabilité.
Il fut moins facile lorsque l'avoué lui demanda d'enlever Cénéri du quartier des agités pour le placer dans un appartement particulier.
— La garde de M. d'Éturquerais n'est pas chose commode, dit-il ; je réponds de lui à M. le préfet, je prends les précautions que je juge nécessaires.
— Nous engageons notre parole de rester soumis à tous les règlements de la maison.
— La vôtre, assurément, serait déterminante ; mais celle de M. d'Éturquerais ? Vous-même, monsieur, pouvez-vous faire le garant de la parole d'un malade ?
— Pour moi, i1 n'est pas malade.
— Pour moi, il l'est, de là des différences dans la façon dont l'un et l'autre nous envisageons la question. Quand M.d'Éturquerais est arrivé, je ne pensais pas à l'envoyer au quartier des agités ; ses violences envers les gendarmes m'y ont obligé, de même que ses violences envers nos gardiens et sa tentative de fuite m'ont obligé à l'y laisser. Que M. d'Éturquerais-s'échappe, que dans un accès... »
Hélouis fit un geste.
—... Que dans le paroxysme de la colère, si vous préférez ce mot, il tue son beau-frère, qui, selon lui, est son persécuteur, qui sera responsable de ce malheur ? Moi, n'est-ce pas ? On accuse souvent de cruauté les directeurs d'asile, on ne voit pas toujours les difficultés de leur tâche.
— M. d'Éturquerais serait malade, vous auriez assurément raison de prendre ces précautions ; mais il ne l'est pas.
— Pour vous. »
Hélouis n'était pas aussi aisé à démonter que Pioline.
— Monsieur l'abbé, dit-il avec fermeté, vous êtes certainement mieux en état que moi de décider qu'un homme est ou n'est pas fou, seulement vous voudrez bien m'accorder que, comme tout le monde, vous êtes sujet à l'erreur. [...]. Cela arrive aux plus célèbres de vos confrères : ainsi dernièrement un de mes clients avait été enfermé dans une de ces grandes maisons de Paris ; je parlais de sa position avec le médecin en chef de cette maison : « Notre pensionnaire est un homme bien étonnant, me dit-il, il déploie une telle adresse à feindre la raison que pour tout le monde c'est un homme sensé, moi seul je ne me laisse pas tromper et connais sa folie. — Pardon, répondis-je, mais s'il en est ainsi, il faut le relâcher immédiatement, puisqu'il n'est fou que pour vous seul ; dehors il sera raisonnable. » C'est là un peu le cas de mon ami Cénéri. [...]
— Pour moi, pour sa famille, pour ses amis, pour tous ceux qui le connaissent et n'ont point intérêt à le faire interdire, il n'est pas plus fou que nous tous; je crois qu'il n'a jamais eu la plus légère attaque de folie, mais je crois aussi que si vous le gardez de force avec des fous furieux, il peut en avoir. La folie est contagieuse, n'est-ce pas ?
— Peut-être, mais seulement pour les natures nerveuses disposées à contracter la folie.
— Eh bien ! Comme Cénéri peut avoir une de ces natures, je vous demande formellement un appartement particulier où vous lui donnerez autant de surveillants que vous jugerez à propos, deux, trois, quatre, s'il le faut; il peut les payer. En venant le visiter ici, j'ai déjà obtenu gain de cause contre vous, monsieur l'abbé, je vous demande pardon de vous le rappeler; si vous nous refusiez, je serai forcé de recommencer les hostilités, et je vous enlèverais M. d'Eturquerais pour le conduire à Gheel en Belgique où au moins il serait libre. 
Ce dernier argument décida l'abbé Battandier. Lui enlever un malade quand ce malade voulait bien payer quatre gardiens ! S'il tuait un de ses gardiens on porterait le mort sur la note.



Hector Malot, Mère, Paris, E. Dentu, 1896

pp. 237-238:
« Vous me demandez mon avis, je vous le donne en toute sincérité; mais comme j'ai pris soin de vous en avertir tout d'abord, je reconnais que je me suis trouvé dans les plus mauvaises conditions pour examiner monsieur votre père, et que par conséquent cet examen n'a qu'une valeur relative [...] Peut-être appellerez-vous un spécialiste ?
- N'en doutez pas, répondit Victorien vivement; qui nous conseillez-vous ?
- Patras, Louville, Soubyrane, Péqueur, Samson, Camille, vous n'avez qu'à choisir; ils se prononceront avec une compétence et une autorité qui me manquent. [...]
- Je vois que nous avons affaire à un timoré en même temps qu'à un roublard qui a peur de se prononcer et d'endosser une responsabilité. S'imaginant que nous pouvons lui demander de signer un certificat pour faire admettre mon père dans une maison de santé, il prend ses précautions. Les journaux ont si souvent secoué les médecins qui avaient signé des certificats de ce genre; quelques procès les ont si fâcheusement compromis, qu'il y en a beaucoup aujourd'hui qui refusent systématiquement de prendre la responsabilité de l'internement d'un fou, même quand il y a urgence. Celui-là appartient à cette catégorie.
- Alors même que ton père serait sous l'influence que tu crois, tu ne voudrais pas le mettre dans une maison de santé ?
- Assurément non; mais comme cette influence n'est pas malheur que trop réelle, nous devons le faire soigner sans retard, et voilà pourquoi je vais retourner tout de suite à Paris, d'où je ramènerai un des médecins dont il vient de nous donner les noms. »

p. 290 :
« Comment Victorien, s'il voulait vraiment que tu fusses fou, t'amènerait-il un médecin qui serait précisément mieux que tout autre en état de distinguer la folie de la raison ? [...]
­ Ce que tu dis là serait juste si les aliénistes ne se trompaient pas; mais à chaque instant, ne voit-on pas, dans les procès, deux, trois aliénistes des plus considérables, déclarer et prouver qu'une personne est folle; tandis que deux ou trois autres non moins considérable déclarent et prouvent avec la même autorité que cette personne jouit de toute sa raison ? Savons- nous ce qu'est celui-là d'ailleurs, ce qu'est son autorité, son honorabilité; les moyens que Victorien a employés auprès de lui pour le circonvenir ou le gagner ?

p. 361:
Antonine et la femme de Combarrieu : « Rien ne me fera convenir qu'il l'est, toi tu parles, tu juges d'après les médecins qui, eux, parlent et jugent d'après je ne sais quelle puissance mystérieuse dont ils se croient investis; mais moi qui le voit tous les jour, m'entretiens avec lui, je sais bien qu'il n'est pas, qu'il n'a pas été fou... [...]
­ Comme toi je n'ai pu le croire d'abord; tout en moi se révoltait contre cette idée; il n'avait pas pu tirer; il ne pouvait pas être fou; mais tu vois bien, ma pauvre enfant, que tous les médecins qui le soignent et le visitent admettent la folie ; pouvons-nous croire plus clairvoyants qu'eux ? [...]
­ « Les aliénistes sont-ils donc seuls infaillibles ? Ne peuvent-ils pas se tromper ? Est-ce que tous les jours les plus grands médecins ne se trompent pas pour des maladies ordinaires, qui ne sont pas mystérieuses comme la folie ! »

p. 391 :
« tu aurais vu hier un président d'assises interroger un médecin ­ témoin­ et lui demander s'il a jamais considéré comme fou l'accusé qu'il a eu dans son asile. ­  Jamais, répond le médecin. ­ Cependant vous l'avez gardé ? ­ En observation, oui. ­ Et votre observation a duré neuf ans ? Je ne voudrais pas qu'il en fût ainsi pour ton père qui peut très bien avoir eu la malchance de tomber aux mains de médecins en grand appétit de science et désireux de le tenir en observation pendant neuf ans, afin de se faire une conviction rationnelle et des rentes rationnelles aussi, peut-être. Est-il indiscret de te demander ce que vous coûtent vos médecins et leurs aides ?
- Nullement, dit Victorien enchanté de cette question, quatre cent quatre-vingts francs par jour.
- Quinze mille francs par mois, voilà qui facilite l'observation et qui, dans plus d'un cas, peut la prolonger; aussi moi, famille, je n'offrirai jamais une pareille tentation à personne, même aux plus honnêtes gens du monde [...] je placerais mon malade dans un asile public où les directeurs n'ont pas un intérêt personnel à garder les gens qui ne sont pas réellement fous, et par cela seul je me mettrais au dessus du soupçon - ce qui est quelque chose. »

pp. 374-379 :
— Tu sais qu'il y a un an j'ai publié un roman dans lequel il y avait un personnage qu'on enfermait comme fou et qui ne l'était pas. Mon roman fit un certain bruit, grâce  surtout aux protestations dont on le salua. J'ai mis en scène des militaires, des prêtres, des magistrats, et en toute liberté d'appréciation ; jamais personne n'a réclamé ; toutes les fois que j'ai parlé des médecins il y a eu des grincements de dents — infaillibles et sacrés, les aliénistes surtout; c'est leur manière de répondre à la suspicion de l'opinion publique qui voit en eux des marchands de soupe dont l'intérêt est de remplir leurs maisons ou celles de leurs associés avoués ou non. Au bout de trois mois, je croyais la polémique éteinte, lorsqu'un matin, àla campagne, je vois entrer dans un homme élégant que deux hommes vêtus d'un uniforme que je ne connais pas ont accompagné jusqu'à ma grille où ils restent en faction. Arrivé dans mon cabinet, l'homme élégant me remet une carte, elle est du directeur de la maison de Sainte-Claire, qui me recommande son pensionnaire. Celui-ci me raconte son histoire : il a été interné pour avoir fait des dettes, et c'est son père naturel, propriétaire d'une des grandes maisons de santé de Paris, qui a voulu, par ce moyen, se débarrasser de lui ; il a toute sa raison et est victime d'une infamie, etc. Que t'imagines-tu qu'est mon premier mouvement en écoutant ça ?
— Dame...
— La vanité, mon cher ; bêtement je me dis que je suis un personnage auquel les malheureux s'adressent pour se faire rendre justice. Don Quichotte, quoi. Heureusement le second est moins naïf ; je réfléchis qu'il est étrange que le directeur de Sainte-Claire s'adresse à moi qu'il ne connaît pas ; je me défie et renvoie mon homme avec de bonnes paroles. Deux mois après il était arrêté pour avoir escroqué une centaine de mille francs aux bijoutiers et aux chemisiers de la rue de la Paix, en se présentant comme un grand seigneur russe. Crois-tu qu'on se serait moqué du journaliste qui fait mettre les fous en liberté, si j'avais donné dans ce piège ?
— Il était aimable,
— N'est-ce pas ? C'est pourquoi je suisbien aise de rendre le bon tour qu'on a voulu me jouer et je ne peux pas trouver pour cela de meilleure occasion que celle que m'offre le cas de M. Combarrieu ; ce ne sera pas de moi qu'on se moquera cette fois. Certainement ils sont puissants, les aliénistes, mais au-dessus de leur pouvoir, il y en a un autre plus fort encore, celui de la presse, et c'est ce que je vais leur démontrer. Comment! voilà deux hommes, l'un est à la tête de l'industrie de son pays et chaque jour il donne des preuves de son intelligence et de sa raison ; l'autre est un inutile, un incapable, un détraqué, toute sa vie est faite de désordre ; de plus, il porte en lui les stigmates de tares caractéristiques ; et entre eux, c'est le bon qu'on séquestre sur la dénonciation du méchant. N'est-il pas graveleux, n'aime-t-il pas trop les bêtes, n'est-il pas scrupuleux, superstitieux; en un mot, n'est-il pas un héréditaire ? Admettons que les héréditaires soient prédisposés à la folie, ce qui est possible, s'il est vrai qu'elle dérive d'une tendance primordiale de l'organisme à une nutrition défectueuse ; mais s'ensuit-il que les gens qui ont le caractère irritable, les idées bizarres, les allures excentriques, les sentiments mobiles, en un mot qui ne jouissent pas de la pondération de toutes leurs facultés soient des malades qui doivent entrer dans les classifications qu'on invente chaque jour, l'astrophobie, l'agoraphobie, la claustrophobie, et toutes celles qu'on trouve et qu'on trouvera ? Voilà l'absurde, c'est d'oublier que la santé et la maladie ne diffèrent pas essentiellement, et qu'entre elles il n'y a que des différences de degrés. Quand on dit: Cet homme est fou ou ne l'est pas, on dit une bêtise. C'est ce qu'on a fait pour M. Combarrieu. Qu'il ne soit pas comme tout le monde, c'est possible, et à vrai dire tant mieux pour lui. Aristote n'a-t-il pas remarqué qu'il n'y a pas d'esprits supérieurs sans une dose de démence ? Dans mon article je dirai ça en latin. C'est par les demi-fous que l'humanité marche, progresse, jouit, brille; sans eux elle s'éteindrait dans le crétinisme. [...]
— Crois-tu que d'autres journaux te suivront ?
— Sache, ingénieur naïf, qu'à côté du journaliste qui fait un article pour dire quelque chose, il y a le journaliste qui dît quelque chose, n'importe quoi pour faire son article ; à ceux-là nous apportons du blé à moudre. D'ailleurs, la question est intéressante en soi; on commence à se révolter contre cette tendance, un moment à la mode, de découvrir chez les criminels des tares héréditaires ou acquises, qui suppriment leur liberté morale et par conséquent leur responsabilité. D'autre part, un arrêt vient de condamner à dix mille francs de dommages-intérêts un médecin qui, avec cinq de ses confrères, a fait renfermer comme folle une femme qui ne l'était pas. II y a là un mouvement auquel il faut aider. »

pp. 429-430 :
« l'aventure que raconte Sperlette (pp. 375, 376) est la mienne, et je suis le romancier qui reçut la visite d'un pensionnaire de Charenton, à lui adressé par le directeur de cette maison. Dans Mère, je dis que cette maison est celle de Sainte-Claire qui n'existe pas; mais puisque je conte cette histoire, elle doit être ici plus précise que dans le roman. [...] L'auteur de Un beau-frère, c'était celui qui écrit ces lignes; et comme il est rare qu'on fasse vainement un premier mouvement me fit trouver cette démarche toute naturelle. [...] Mais la réflexion, et avec elle la prudence, reprirent tout de suite le dessus. Pourquoi ne serait-ce pas plutôt au romancier qu'on voudrait jouer un bon tour, en le poussant à intervenir dans une affaire dont il ne savait pas le premier mot, montrant ainsi avec quelle légèreté et quelle ignorance lui, et ses pareils, font la bête quand ils veulent faire le Don Quichotte ? [...] Précisément, j'avais pour voisin un ancien médecin en chef de Charenton, le docteur Calmeil, avec qui j'étais en relations depuis qu'il avait pris sa retraite : un homme intelligent et un brave homme dont le nom a marqué, qui, n'ayant jamais exercé le commerce de marchand de soupe pour les aliénés, ne voyait pas partout des fous. [...]
— On a voulu se débarrasser d'un pensionnaire gênant.
— Pourquoi l'avoir reçu ?
— Kleptomane.
— Alors, pourquoi ne pas le garder ?
— Parce qu'il appartient à cette catégorie d'aliénés qui ameutent l'opinion publique d'autant plus facilement injuste qu'elle est plus ignorante, et qu'elle crie à la séquestration arbitraire quand elle ne remarque pas dans un individu, les signes conventionnels de l'agitation désordonnée qui caractérisent la folie au théâtre. Comme en ces derniers temps les journaux ont accueilli trop souvent ces criailleries, ceux qu'elles poursuivent cèdent quelquefois à la faiblesse de vouloir s'en garer. C'est notre cas. [L'aliéniste décrit les symptômes de folie chez ce patient]
— Et le font conclure à une responsabilité limitée et partielle quand cet homme est arrêté comme voleur.
— Mais parfaitement.
— Eh bien, permettez-moi de vous dire qu'en vous suivant dans cette voie, on vide les prisons pour emplir les asiles. Et que gagnent-ils, les misérables, à vivre dans un asile plutôt que dans une prison ? On sort de la prison son temps fait, on ne sort pas de l'asile où le contact est pins dangereux que celui des criminels, où l'on est aussi exposé à la contagion de la folie qu'en prison on l'est à celle du crime. Si encore on les guérissait ces fous ! Si on les traitait mieux que les prisonniers ; si leurs gardiens ne les rendaient pas responsables, ces irresponsables, des fautes qu'ils commettent contre la discipline ; s'ils ne les rouaient pas de coups trop souvent; si même quelquefois ils ne les assommaient pas tout à fait. C'est pourquoi, au lieu de penser, comme tant d'aliénistes, qu'il faut étendre la doctrine de l'irresponsabilité, je pense qu'il vaudrait mieux, au contraire, la restreindre. C'est le mal de notre temps l'irresponsabilité ; en criminalité, en médecine, en politique, en tout : personne n'est responsable de rien. C'est évidemment à ce sentiment mis en avant par la pitié paternelle que notre homme a dû d'être enfermé à Charenton plutôt que de l'être à Melun ou à Poissy; eh bien, j'aimerais mieux pour lui la prison que l'asile. »



Yves Guyot, Un fou, Paris, Flammarion, 1884

pp. 93-94 :
«- Ne croyez-vous pas que les médecins ont déjà une effroyable puissance ? Cette loi de 1838 ! Un médecin a le pouvoir de faire enfermer un homme sur sa simple signature.
- Elle est indispensable. Il est impossible d'en modifier cette disposition. Quant à moi, je n'hésite jamais à m'en servir. Je vous remercie de la confiance que vous m'avez témoignée; mais, par exemple, dans le cas actuel, à votre place, je n'aurai pas hésité à signer moi-même le certificat. Voyez Labat! Si on l'enferme, c'est pour son bien. On pourra le soigna. Il pourra se guérir. S'il restait en liberté, il deviendrait incurable avant quelques mois; en attendant il serait insupportable à tous; il pourrait ruiner lui, sa femme, son enfant, son associé, ses clients : ce n'est que la moindre des choses. Il arriverait probablement à tuer sa femme, son enfant. Oh! Je n'ai pas hésité une seconde. Je voudrais, moi, qu'on enfermât tous ces demi-aliénés qu'on retrouve sur les bancs de la cour d'assise et de la police correctionnelle, quand ils ne sont pas à la tête des émeutes et des révolutions.
- Quelle maison choisissez-vous?
- On peut le mettre chez Borda-Blancard. C'est encore ce qu'il y a de plus convenable. C'est grand. Il y a de l'air, un parc. C'est cher, tout à fait en rapport avec la position de fortune de M. Labat.
- Il me paraît faire un terrible usage de la méthode Leuret, dit le docteur Ragot.
- C'est encore là une considération qui me détermine. Cette méthode est excellente pour ces demi-aliénés.
- Soit, je vais passer avec vous chez le commissaire de police faire viser la demande d'admission
- Ce n'est pas nécessaire
- Je sais bien; mais il vaut mieux le prévenir.
- Très bien ! allons. »


Documents recueillis par Julie Froudière, docteur ès lettres de l'Université de Nancy 2010

Michel Caire, 2010-2011 ©
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