Jules
Claretie, Les amours d'un interne, Paris, Fayard frères
éditeurs, 1899
pp. 120-128
:
La Folie !
Jeanne regardait désespérément les yeux fixes de
la malade, cette face convulsée, d'une immobilité redoutable,
ces yeux secs aux regards foudroyants, terribles comme le sont les coups
de tonnerre sans pluie. [...] Changée en statue, allongée
dans une roideur de morte, sa mère ne laissait pas voir un frisson
sur les muscles de son visage.
L'œil seul vivait, plein d'épouvante.
Maintenant, les demi-ténèbres du soir tombant entraient
doucement dans la grande salle, emplissant déjà les
coins d'ombres noires, ou la double rangée de lits paraissaient
plus blancs. Des rayons mourants s'accrochaient, là-bas, aux bouquets
de fleurs entourant la Vierge, en haut à la veilleuse immobile,
où l'huile jaune attendait dans son godet de cristal.
Une sorte d'apaisement assoupi pénétrait peu à peu
dans ce dortoir où des sommeils lents couchaient, ça et
là, sur l'oreiller, des têtes tout à l'heure dressées.
Les cheveux dénoués de la poupée do porcelaine s'emmêlaient,
sur la toile blanche, à la chevelure de la mère, tout à
l'heure ricanante, à présent endormie. L'enfant aux cheveux
d'un blond de seigle paraissait assoupie. [...]
Tout à coup, dans ce grand silence de la salle, enveloppée
d'une pénombre quasi mystérieuse, un cri aigu, un cri tragique,
un cri sinistre de machine en détresse déchira l'air comme
des jets de vapeur aux sifflements perçants comme des vrilles.
Jeanne devint livide, et tout ce dortoir fut d'un seul coup, secoué
comme par le passage brutal d'un courant électrique. Des faces
apeurées surgirent avec des chevelures emmêlées et
des yeux hagards ; des ricanements effarés éclatèrent
dans les coins, sous les draps, et des mouvements convulsifs agitèrent,
de tous côtés, de misérables créatures poignardées,
en quelque sorte, par cet affreux cri d'égorgée, dans l'assoupissement
de leur premier sommeil.
Brusquement, secouant la tête, essayant de rompre les liens qui
l'enserraient, les manches de toile où elle se débattait
ficelée de cordons, Hermance Barral venait de jeter cet appel éperdu
qui faisait frissonner dans les os, dans la moelle, toutes ces créatures
aux nerfs malades.
La mère à la poupée serrait contre elle,
enfonçait jusque dans ses seins le jouet qu'elle appelait sa fille,
et des malheureuses, prises de rires convulsifs, riaient, pleuraient,
demandaient en criant, effarées :
— Qu'est-ce qu'il y a ?... Qu'est ce qui arrive ?
Melle Devin et les filles de service allaient alors d'un lit à
l'autre, rassurant ces femmes répétant :
— Ce n'est rien ! Rien du tout. Dormez bien ! C'est le numéro
4. [...]
— Elle ne va pas nous laisser reposer donc, celle-là !
— Une crise tout à l'heure, une crise maintenant ! C'est
beaucoup !
— Le chef y mettra bon ordre demain matin, à la visite !
— Donnez-lui donc de l'éther !
— A la porte! Ou mon argent !
— Allons, bonsoir, bonne nuit ! Qu'elle s'arrange !
Jeanne n'avait pu entendu cette autre forme de menace : « Le chef
y mettra bon ordre ! » Quelque hystérique que avait passé
par là peut-être, envoyée aux aliénées
après une crise. Elle était tout absorbée par sa
malade — cette vision effrayante d'un pâle visage tout à
l'heure immobile, masque de marbre soudain agité, où tout
remuait, comme tiré par mille fils par des tics sans nombre : les
yeux, le nez, la lèvres, les paupières, qui buttaient tragiquement.
— Moins courageuse, Jeanne Barral eût reculé, terrifiée.
De cette face de furie, des imprécations sortaient se précipitant
comme l'eau au goulot d'une carafe renversée. Des mots, des phrases
sans suite s'échappaient, mêlés à des crû
gutturaux, à des sons étranglés de râles —
et c'était hideux, le balancement de tête qui accompagnait
ces hurlements rauques, avec de longues mèches grises partout rejetées
sur l'oreiller, fouettées sur le visage, avec l'aspect de hérissement
d'une tête de Gorgone.
[...] La pauvre figure effrayée de Jeanne se penchait toujours
vers cette face terrible de sa mère, dont les dents grinçaient
et qui, par des mouvements rapides, essayait d'atteindre, du bout de ses
dents longues, la joue pâle de cette créature qu'elle menaçait,
injuriait, et qui était sa fille.
Melle Devin, roide et sèche, avec son bonnet noir doublé
de blanc encadrant son visage grêle, ne pouvait s'empêcher
de contempler ce groupe hideux et touchant, disant du bord de ses lèvres,
minces comme un fin ourlet, à une fille de service qui passait
:
— C'est un ange, cette fille-la ! Voyez donc !... Ça fait
pitié !
Écumante, la malheureuse affolée venait de cracher au visage
de sa fille un jet de salive et de bave.
Mlle Devin se précipita instinctivement pour l'essuyer.
— Laissez donc, dit Jeanne avec un sourire profond de sacrifiée.
Puisque je ne peux pas l'embrasser !... C'est encore de ses lèvres
!... [...]
Elle essayait de rompre ses liens. Mais la camisole de toile solide, fermée
dans le dos avec des liens maintenant les épaules et fixés
à la tête du lit, tandis qu'aux pieds du lit s'attachaient
ceux qui retiennent la poitrine et les bras, résistait à
toutes ces secousses. Le tronc, en outre, comme ficelé par des
bandes de toile, accroché à un lit voisin, se tordait vainement,
secoué, comme les bras, par la traction violente qu'essayait le
numéro 4 sur les manches
Melle Devin avait appelé deux infirmières qui se tenaient
la, debout, regardant, de leurs yeux impassibles de campagnardes, cette
Jeanne répondant par des bruits de baisers, des paroles douces,
des caresses de la voix, à ces insultes inconscientes de la folle,
à ce déchaînement de colères, à cette
écume d'injures où des mots hideux que la pauvre femme ignorait
à l'état calme, montaient comme de la boue à ses
lèvres.
— Calme-toi, maman ! Ma bonne maman ! C'est moi ! Ta Jeanne, ta
petite Jeanne !... Ta Jeannette adorée, pauvre bonne chère
mère !
— Il y a une chauve-souris... hurlait la démente. Qui l'a
amenée, cette chauve-souris ? C'est toi ?... On te paie pour pencher
ta sale figure sur la mienne !... Je vois t'arracher les cheveux avec
mes dents, tu sais ; prends garde, toi !
Et pendant ce duo douloureux, fait de rauquements d'un côté,
de tendresse désolée de l'autre, et qui recommençait
sans cesse, la patience de la fille, n'ayant d'égale que l'atroce
fureur de la mère, les malades, réveillées, grommelaient
ça et là, répondant aux cris du numéro 4,
sentant peut-être, les malheureuses, s'éveiller en elles
.quelque crise, sons l'influence de cet ébranlement nerveux, quasi
épidémique, comme le tétanos et les convulsions.
[...]
Sur les grands bâtiments de la Salpêtrière, une nuit
d'été tombait, criblée d'étoiles. Le dôme
rond, les longs toits rectilignes se détachaient, comme d'immenses
découpures noires, sur le fond du ciel, d'un bleu clair. Des filles
de salle passaient, en riant, venant de la leçon qu'on leur fait,
tous les soirs, dans l'amphithéâtre. A travers les fenêtres
des salles, on apercevait vaguement des lumières assoupies, éclairant
à peine les longues files de rideaux blancs. L'horloge de l'hôpital
sonnait avec des vibrations lentes.
pp. 222-236
:
Hermance, sa mère, avait été jetée —
comme une proie — à l'une de ces grandes cours de la section
Esquirol où vont et viennent, ça et là, rapides,
avec des déhanchements et des gestes bizarres, on ne sait quelles
figures errantes ballottées par une monomanie particulière.
Jeanne y suivait, sa mère avec des terreurs grandissantes. Toutes
ces folles dont les cris lui trouaient les oreilles et dont les regards
élargis l'interrogeaient, menaçants ou anxieux, lui faisaient
peur, non pour elle, peur, non mais pour la malheureuse qui leur était
livrée. [...]
Cette grande cour, peuplée de femmes aux démarches saccadés,
quelques-unes vêtues d'une façon comiquement lugubre, semblait
terrifier la malade qui, instinctivement, parmi ces aliénées,
se faisait toute petite, s'accrochant comme une enfant à la jupe
de sa fille. [...] Cette cour grise avec ses deux rangées de maisonnettes
basses des deux côtés, petits pavillons qui étaient
des cabanons ; cette cour, bornée par deux grilles d'où
l'on apercevait encore les arêtes rectilignes d'autres bâtiments
peuplés d'autres misères, les idiotes libres d'aller et
de venir, collant là-bas leurs faces bestiales aux barreaux qui
tenaient les folles prisonnières ; cette cour aux arbres chétifs,
malades, avec une fontaine au milieu ; cette cour sinistre, traversée
d'espèces de fantômes vivants, parlant tout haut, criant
ou chantant, frôlant du pied sans les voir d'autres fantômes
avachis à terre ou collés aux murailles, et qui restaient
accroupis d'habitude, sans bouger ; cette grande cour tragique donnait
à Jeanne l'impression d'une geôle ou d'un cimetière.
Cimetière de la raison humaine. Il y avait là de ces démentes
qui tournaient en fredonnant, tournoyant sur elles-mêmes avec des
ravissements extasiés de fakirs ; il y on avait qui, écumantes,
montraient leur poing maigre à des êtres imaginaires. Il
y en avait qui riaient doucement, en silence, à des êtres
morts et qu'elles revoyaient. Une vieille, hideuse, se regardait coquettement
dans un morceau de miroir cassé [...] Une autre, prétentieuse,
attifée d'un caraco de velours, usé, garni de jais, aux
fils décousus, une grande plume rouge ramassée on ne savait
où, flottant sur son chapeau de paille noire, passait avec des
airs de dédain et de supériorité parmi ces folles
et, d'un bout de charbon, allait ébaucher quelques rinceaux informes,
sur la muraille, se reculant pour juger de l'effet, souriant à
ces imageries grossières d'enfant inhabile [...]Une autre, rousse,
dépeignée et dépenaillée, roulait dans sa
bouche, comme des cailloux, un tas de menaces sauvages, portant à
ses dents des mains robustes, encore déchirées de coups
d'ongles. Elle avait à l'oreille droite une plaie noirâtre
qui ressemblait à une morsure.
Toute mignonne, avec des airs d'Ophélie, des fleurs artificielles
dans ses beaux cheveux blonds dénoués, fins comme le fil
d'un cocon de soie, une fillette de dix-sept ou dix-huit uns, la chair
toute blanche avec de légères tâches de rousseur,
passait, repassait, traversait la cour, filait en chantant des chansons,
avec une légèreté d'oiseau.
Elle fixait de temps à autre ses jolis yeux tendres sur Hermance
Barral,
— Prenez garde ! avait dit d'elle la surveillante en avertissant
Jeanne. Elle est méchante, celle-là ! Elle mord !...
Et la fillette disparaissait en fredonnant un air très gai, un
tra la la la qui n'existait pas.
Une autre encore, grande femme colossale et loquace, portant des trousseaux
de ciseaux à son tablier, s'approchait de Jeanne pour lui raconter
que l'archevêque de Tolède l'avait fait enfermer là
par malice et qu'elle y resterait jusqu'à ce qu'elle eût
ourlé douze cents douzaines de mouchoirs dont on ferait des devants
d'autel.
— Vous concevez comme c'est embêtant, madame.
Et la femme géante se retirait, majestueuse, en caressant sur sa
lèvre supérieure un espèce de duvet qui ressemblait
à une moustache.
Mais ce qui effarait peut-être plus que toutes ces folies Jeanne
Barral, c'étaient ces êtres accroupis, n'ayant plus rien
de la femme, sinistres, sordides, méprisantes, et qui, lorsqu'elle
passait, dardaient sur elle des regards qui étaient des fers rouges
et laissaient tomber sur Hermance des rictus silencieux, chargés
d'une pitié insultante.
La pitié de ces folles ! L'insulte de ces hébétements
! Le mépris de ces aliénées ! Tout cela tombant comme
une malédiction sur cette cette créature dolente, que Jeanne,
l'adorant toujours, l'adorant plus que jamais, appelait sa mère
!...
Alors Jeanne attirait contre elle la vieille femme, qui se blottissait
comme si autour d'elle tout eût été menaces, et elle
passait, évitant ces regards injurieux des folles comme, sur un
chemin, elle eût évité un éclat de verre ou
un aspic.
Et c'était ici, dans cette cour, qu'il fallait vivre ! La grille
de fer se dressait, implacable. On laissait là l'espoir, on laissait
là la vie ! Des folles entouraient la nouvelle fille de service,
la reconnaissant bien à son costume, et lui disaient – la
même espérance montant à leurs cerveaux obscurs, la
plainte à leur bouche tordue par les rictus ou les colères
:
— Vous allez me faire sortir, n'est-ce pas ? Vous allez dire au
docteur de me faire, signer mon exeat ? Vous direz à M.
Cadilhat que je ne suis pas folle !
Pas folle ! — Et c'étaient des histoires sans fin, des racontages
et des gémissements.
— Voyez-vous, puisque vous êtes nouvelle, il faut que tous
sachiez ce qui m'est arrivé. J'étais très tranquille
chez moi. On m'a dit de venir ici, que j'y serais bien. J'avais mal à
la tête. Je suis venue. On m'a gardée. C'est de la traîtrise
! Je veux m'en aller !
— Mes parents sont venus. Ils sont venus me voir. Ils vont m'emmener.
N'est-ce pas, vous leur direz de m'emmener, vous ? Seulement, je ne veux
pas voir mon frère Paul ! C'est vrai, c'est dégoûtant,
ça ! d'être toute la journée appelée citrouille,
surtout par son frère !
Livide, le sang glacé au milieu de ces misérables, Jeanne,
alors, se tenait droite, écoutant, prise de peur, le souffle chaud
de toutes ces fièvres lui effleurant le visage, et ces mains qui
suppliaient caressant ses mains.
Puis elle se disait qu'après tout ces malheureuses étaient
des abandonnées qui n'avaient pas, comme Hermance, un dévouement
tout proche pour les consoler, et alors elle essayait de calmer, de promettre.
Elle souriait à ces hideuses inconnues comme elle elle avait souri
a sa mère.
— Est-ce que ça a du bon sens, mademoiselle ? répondait
toujours l'une d'entre elles, une ouvrière parisienne, pâle
d'anémie, les lèvres et les gencives blanches, avec un rire
découvrant des dents jaunes, déchaussées. Je travaillais
à la mécanique, chez papa. On me dit : « Je vais
te mener voir les masques » Je dis : « Ça y est ! Ça
m'amuse, les masques ! » Je sors. On me colle dans une voiture et
on me flanque ici. On se croit donc le czar ? Qu'est-ce que ça
veut dire, ça ? [...]
D'autres folles s'approchaient alors de Melle Barral, et [...] Jeanne
était forcée de subir les récits de ces égarées,
récits où toutes les passions humaines, la vanité,
l'ambition, la maternité, l'amour, l'orgueil, toutes les exaltations,
toutes les chimères, toutes les souffrances apparaissaient déformées,
ridiculisées, comme des caricatures de vertus, comme des charges
de douleurs, cires molles sous le pouce effrayant de la folie.
Jeanne frissonnait,
Des rires affreux montaient, des mots ignobles, des menaces sortaient
de ce cercle qui l'entourait, exigeant, sentant bien la faiblesse, devinant
les terreurs de cette « nouvelle » et lui imposant de tout
subir, depuis l'étalage des plaies, la confidence des vices, jusqu'à
la vue des petites tapisseries, des pelotes, des ouvrages de perles faite
dans la solitude du cabanon. [...]
La pauvre Jeanne se demandait parfois, dans cet enfer, si elle ne devenait
point folle, elle aussi. Elle avait le vertige effrayant qui vous saisit
au bord d'un gouffre. Elle restait parfois des heures à s'interroger
pour savoir si tout cela n'était pas quelque cauchemar. Une plainte
d'Hermance l'éveillait. Non, non, c'était bien la vérité
et c'était bien dans cette réalité hideuse qu'il
fallait vivre. […]
Un soir
de septembre, chaud comme une journée d'août, avec des odeurs
de soufre et d'orage dans le vent d'ouest, Jeanne traversait la cour,
cherchant sa mère parmi ces folles dont les rires montaient plus
aigus que de coutume dam l'atmosphère lourde. Une surveillante,
en passant, lui dit ;
— Il y en à beaucoup d'agitées ! C'est l'orage. Thérèse
a voulu me casser tout à l'heure son sabot sur la tête.
Thérèse était cette petite blonde poétique,
qui chantonnait d'habitude des rondes d'enfant.
— Ah ! dit Jeanne.
Et elle continua à chercher sa mère.
Mme Barral était accroupie dans quelque coin, invisible, cachée.
Jeanne ne l'apercevait pas.
Tout à coup, dans cette cour où les mouvements, les démarches,
les tics semblaient plus saccadés et plus nerveux que de coutume,
une nouvelle fut comme précipitée par cette même
grille venant du dehors, qui s'ouvrait devant la malheureuse, comme elle
s'était ouverte devant Hermance.
Il y eut un grand cri, une clameur soudaine parmi ces folles habituées
pourtant à voir des folles inconnues tomber là, brusquement
comme vomies par le Paris de la misère.
Presque toutes, curieuses, faisant de grands gestes, sautant avec des
accents sauvages, des ricanements, des lazzis bêtes, se précipitaient
vers la nouvelle, une fillette maigre et noire qui se pelotonnait dans
un pauvre petit châle tartan à carreaux noirs et regardait
avec effroi ces faces contractées.
Machinalement, Jeanne Barral se tourna du coté de l'enfant.
— Déjà, fit-elle.
Elle avait reconnu cette Mélie que sa mère amenait à
la visite le matin du jour où Hermance Barral s'engouffrait dans
la section Esquirol.
— Pauvre petite ! La voilà revenue !
Les cris, les voix, les rires, les blagues, les ordures, les insultes,
montaient de ce tas de femmes poussées vers Mélie par la
même curiosité navrante.
— Oh ! mais c'est une princesse !
— En deuil ! Pourquoi es-tu en deuil ?
— Est-ce qu'elle vient nous inspecter ou nous voler notre pain ?
— Passez-la-moi que je cogne !
— Ohé ! Julia ! Qu'est-ce qu'elle vient faire ici, ce bout
de femme ?
— A la porte ! A la porte !
Mélie, ratatinée, repliée sur elle-même, dans
ses vêtements de laine noire, cherchait devant elle, vaguement,
de ses yeux éperdus, un appui, une défense, avec un instinct
de la conservation qui survivait à sa raison même.
M. Cadilhat l'avait bien dit. Mélie était roulée
et ramenée là par la pauvreté.
« Elle sera folle ! » — Elle était folle !
La pauvre petite jeta tout à coup un grand cri, bondit hors du
cercle des folles et se précipita, les bras en avant, vers Jeanne
Barral dès qu'elle l'aperçut. [...]
Mais Jeanne Barral ne voyait pas l'étrange cercle qui formait tout
à coup autour d'elle. La surveillante avait raison. Une sorte de
bouillonnement nerveux agitait toutes ces cervelles d'aliénées
— des épileptiques sans doute, car les fous entre eux ne
se peuvent concerter pour une idée commune, dans un but déterminé
et c'est bien pourquoi dix gardiens peuvent surveiller deux cents aliénés.
— Un vent de colère soufflait, une ébullition grondait
dans cette cour pleine de cris gutturaux ou stridents.
Jeanne, en redressant la tête, aperçut en face d'elle le
visage effroyablement convulsé de cette Thérèse,
l'Ophélie aux chansons. L'écume montait aux lèvres
cyanosées de la folle. Elle levait éperdument les bras en
l'air, disant que c'était dégoûtant, qu'il fallait
en finir...
— Elle m'a insultée, la petite rosse. Elle m'a insultée,
moi, qui suis fille de M. de Metternich ! Et puis, elle m'a pris ma fille
! Elle m'a tué ma petite ! Je veux l'étriper !...
Et, comme si ces monomanies diverses, toutes ces folies différentes,
ces déraisons multiples eussent été, par miracle
— la folie étant essentiellement solitaire, égoïste
— réunies sur un seul point, une sorte d'agitation épidémique
agitent, secouant ces démences ou plutôt réveillant
en elles des épilepsies et les rendant furieuses, toutes convergeaient
vers un seul point dans cette grande cour lugubre: vers cette jeune femme
serrant contre son sein cette fillette épeurée. La tête
grise d'Hermance Barral apparut brusquement, secouant au vent ces mèches
grises ; et, la bouche tordue, montrant à Jeanne son poing fermé
où les os blanchissaient sous la peau tendue, la folle, la pauvre
folle, poussée aussi par ce vent d'orage, cette odeur de tempête,
la lourdeur de ce ciel où des nuages noirs roulaient, masses énormes
chargées de grondements — la mère de Jeanne s'unissait
à ces insensées pour menacer, crier, cracher des injures
à Jeanne. — Ah ! cette fois, Melle Barral sentit son courage
faiblir !
Trouver, dans cette horde d'épileptiques ameutées, sa mère,
inconsciente qui insultait, menaçait ou allait frapper, c'était
trop. [...]
— Je veux sortir d'ici ! Sortir tout de suite, entends-tu ? disait-elle.
Ouvre-moi ! Emmène-moi !
— Moi aussi, sortir ! Sortir !
— Nous voulons sortir ! glapissaient des voix criardes, que des
rires nerveux accompagnaient, cruellement sonores, terribles, stridents
comme des sifflets de machines.
Une poussée formidable précipita sur Jeanne et la petite
Mélie cette Hermance qui venait de surgir là, au premier
rang, et, dans la cohue, Mme Barral, jetée en avant, alla tomber
à quelques pas de Jeanne qu'elle dépassa et qui poussa un
cri.
Au loin, des folles regardaient, sans voir, ricanaient, indifférentes.
Le cercle se resserrait autour de Jeanne ; mais, instinctivement, devant
ce corps poussé en avant, les épileptiques s'étaient
écartées et, entraînant Mélie accrochée
à elle, Melle Barral se précipita vers sa mère qui
déjà se relevait, sur les genoux, hébétée,
calmée tout à coup, comme si la chute eût fait diversion
; et, vivement, là jeune femme relevait sa mère et l'attirait
à elle, tenant maintenant contre son sein ces deux êtres
: la mère échevelée, l'enfant éperdue.
Jeanne, résignée à mourir, se disait que c'était
fini, que ces épileptiques ainsi poussées, les malheureuses,
par une excitation qui les groupait dans un ménadisme unique, allaient
là, dans un moment, les déchirer de leurs dents et les couper
de leurs ongles. Elle cherchait, autour d'elle, un secours, appelant à
l'aide, n'apercevant, dans cette cour immense, ni le bonnet d'une fille
de service ni la calotte d'un interne, et poussée par cette cohue
hurlante, marchant à reculons en serrant contre elle ces deux êtres
qui collaient leurs bras à son corps — Hermance maintenant
aussi terrifié que Mélie — Melle Barral, blanche comme
un marbre, mais droite, regardant ces fureurs en face, montrant sa belle
tête calme à ces visages hideusement convulsés, se
laissait conduire presque par ce cercle effrayant d'où des mains
avides, crochues, des dents longues, des baves infectes sortaient avec
des fétidités de marais et des prurits de fauves. Et l'excitation
croissait parmi ces épileptiques. Il y en avait qui voyaient rouge.
L'électricité de l'orage passait dans ces êtres aux
férocités soudaines. On eût, comme du dos d'un chat,
fait jaillir des étincelles de ces crinières en les tirant
à rebours. Les rires mêmes de ces femmes, leurs cri, leurs
bondissements de panthère, les exacerbaient, décuplant leur
rage. Jeanne reculait, reculait toujours, se disant avec effroi qu'une
fois acculée à la grille de fer dont il lui semblait, derrière
elle, deviner l'ombre, elle serait déchirée, dépecée,
elle et ces deux femmes, dont l'une était sa mère.
Et c'était miracle qu'une de ces griffes ne l'eût pas saisie
déjà et jetée à terre en la traînant
par les cheveux. Un premier coup, un seul, et tout était dit. C'était
la mort atroce, sous le déchirement féroce d'une foule.
Une bande de loup ne dévorerait pas plus sûrement une proie
que ces misérables folles. Des ongles plongeant dans les orbites,
des bras tiraillant les membres, les morsures s'enfonçant, bestiales,
en pleine chair. Jeanne pensait à tout cela, voyait tout cela,
sentait déjà par avance le premier coup d'ongle faisant
saigner sa joue ou son front.
Elle serrait éperdument Hermance et Mélie, reculait, reculait
toujours, criant :
— A moi ! Au secours ! Quelqu'un !
Thérèse, ses cheveux d'or fin fouettant son visage, empêchait,
sans le vouloir, les autres folles d'approcher de Jeanne. Demi-nue, déchirant
ses vêtements, les épaules à l'air, les seins au vent,
agitant sa chevelure dans la lividité d'un coucher de soleil chargé
d'orage, la malheureuse dansait, éperdue, criant, sautant, disant
qu'elle était la reine des Iles Sandwich et qu'on allait dévorer
des Anglais. Et ce spectre effrayant, ce corps aux blancheurs laiteuses,
secoué comme par une pile électrique, s'agitait par bonds,
devant les autres aliénées furieuses qui voulaient l'écarter,
lui criaient « Ôte toi ! » et poussaient toujours
Jeanne Barral vers la grille.
Un effort plus brusque, plus brutal, et Jeanne, ses mains serrées
contre sa mère et Mélie, se sentit, cette fois, plaquée
contre la grille dont sa tête heurta les barreaux froids, tandis
que ses jambes ployaient à demi contre le soubassement de granit.
Maintenant, ah ! Maintenant, c'était fini !
Comment fuir ?
La grille arrêtait brusquement Jeanne. Jeanne appartenait à
cette horde. Ces misérables, en délire, criant ou riant,
allaient se jeter sur ces trois femmes et les étouffer ou les déchirer.
[...]
— Dépêchez-vous ! Embrochez la ! Voilà l'interne
!
L'interne !
Jeanne se sentait, se croyait sauvée. Mais l'apparition même
de l'interne était, pour ces cerveaux malades, une vision comme
tout le reste. Elles suivaient leurs rêves, - les épileptiques
- furieuses ; les autres, perdues dans leurs chimères, passives.
Les filles de service couraient, appelaient, pâles de terreur. II
semblait à Jeanne qu'elle entendait ouvrir des portes, appeler
au secours, pousser là-bas, de l'autre côté, la grille.
Mais si loin ! si loin ! C'était trop loin ! trop loin ! Avant
qu'on n'accourût, les trois malheureuses seraient tombées,
étouffées, foulées aux pieds, par ces épileptiques.
— Attends ! Attends ! Je te vas trépigner ! criait Thérèse.
Elle ôta rapidement de ses pieds nus ses sabots et les brandissant
en l'air, comme deux massues, elle sauta littéralement sur Jeanne
avec un grand rire affolé dans ses cheveux épars qui lui
fouettaient les joues.
Jeanne vit, au milieu de ces faces atroces, de ces yeux hagards, de ces
lèvres qui écumaient, ces deux mains levées, ces
deux sabots de buis levés sur son front, et qui allaient lui briser
le crâne. […] son regard apercevait, comme dans une vision,
la moustache blonde de Paul Combette, et elle entendait la voix du peintre
crier à l'aide, menacer de la douche ces malheureuses déchaînées.
[...] Il n'avait pas fallu d'ailleurs un autre incident que l'apparition
de Combette pour faire tomber, comme un veut d'orage, l'exaspération
de ces folles.
Le terrible mot de douche leur arrivant droit comme une menace les faisait
fuir brusquement à travers la cour, comme une volée de perdreaux
sous un coup de feu. [...] Une heure après, de tout ce tumulte
effrayant et inattendu de mémoire de surveillante on n'avait jamais
vu pareille chose — il ne restait rien, dans la Section Esquirol.
La cour était vide. Les folles reposaient dans leurs cabanons.
[...]
Vilandry, avant de rentrer à la salle Sainte-Laure, voulait, sous
les arbres du jardin, prendre un peu le frais, se sentant la tête
lourde par ce temps d'orage.
Les tilleuls et les marronniers de cette grande promenade solitaire, la
Hauteur, où dès marbres apparaissaient, indistincts,
entre les troncs l'avaient plus d'une fois vu promener ses songeries.
|