Psychiatrie et littérature

Les folles

Jules-François-Félix Husson dit Champfleury, La mascarade de la vie parisienne, Paris, Librairie nouvelle, A. Bourdilliat et Cie, 1861

pp. 96-97 :
Au bout de huit jours la maladie de Claire était complètement caractérisée ; mais le docteur Filhol, pour l'avoir prise au début, la combattait de telle sorte qu'un mois après Claire entrait en pleine convalescence. La poitrine était sauvée, mais le cerveau ! Toujours Claire étendue dans son lit ouvrait de grands yeux fixes, vides de regards. On lui parlait, et elle ne répondait pas. Quelquefois des étrangers de distinction et des savants accompagnaient le docteur à sa visite, et malgré leurs questions ne pouvaient tirer une parole de Claire. A tous elle inspirait le plus vif intérêt ; sous son costume d'hôpital, en camisole blanche et en petit bonnet du matin, sa beauté se montrait sous un jour encore plus vif. Ses abondants cheveux blonds cendrés s'échappaient de son bonnet à la moindre ouverture, et se répandaient en grappes par endroits, en petites frisures naturelles du côté du cou. Sa peau luttait de blancheur avec le linge, la figure s'était allongée par suite de la maladie, et toutes ses souffrances, ses agitations semblaient s'être retranchées dans les paupières où elles formaient un cercle orangé doux comme du velours, qui faisait ressortir ses beaux yeux couleur bleu-massif.
Qui n'eût aimé Claire dans cette triste situation ! Aussi était-elle soignée à l'hôpital mieux qu'une princesse. L'interne ne faisait pas moins de quatre visites par jour : s'il l'eût osé, il en eût fait huit.
— Ah ! Frédéric, lui dit le docteur, prenez garde à vous...
L'interne avait commis la faute de conter au docteur l'état de Claire heure par heure, avec mille mûmes détails imperceptibles qui montraient combien il s'occupait de la malade.
— Elle m'intéresse beaucoup, dit-il.
— Beaucoup trop, peut-être. Je suis sûr que vous n'allez pas visiter nos malades de soixante ans une heure par jour ?
— Monsieur Filhol, ne serez-vous pas content le jour où vous serez sûr de la guérison de cette belle fille ?
— Certainement... Je veux essayer par tous les moyens de combattre cette acharnée maladie.
— Vous voyez, monsieur Filhol, que je connaissais vos intentions.
— Moi aussi je devine vos intentions ; elles ne sont peut-être pas aussi pures que les miennes... Vous attendez avec impatience une lueur de raison pour qu'on vous remarque ; alors vous redoublerez de soins, n'est-ce pas ; vous viendrez un peu plus souvent... .Vous causerez avec la malade, vous essaierez de la distraire... Et puis un beau jour, monsieur Frédéric aura pris la folie de sa malade ; elle aura le cerveau rétabli dans son équilibre, et monsieur Frédéric sentira le sien flotter... Mais c'est de votre âge, après tout... Pourvu que le service n'en souffre pas, j'ai le droit de conserver un interne un peu fou...
— Vous êtes un homme savant, monsieur Filhol ; j'ai peur que vos prédictions ne se réalisent... tout le monde ici devient amoureux de notre malade...
—Et vous avez fait comme tout le monde. Ah ! que l'homme est heureux de pouvoir être amoureux ! dit le docteur d'un tonde regret.
Il y avait dans la voie [sic] du docteur un accent de mélancolie profonde qui ne démentait pas les bruits qui couraient dans le public sur son compte. Le docteur Filhol, médecin à la Salpétrière, membre de l'Académie de médecine, député, décoré de tous les ordres étrangers, directeur d'une maison d'aliénés dans le quartier Saint-James, à Neuilly, au comble de la fortune, avait la figure constamment chargée de soucis. Sans doute, le traitement des maladies morales produit quelque action sur le moral du médecin lui-même, et peut amener cette mélancolie ; mais on racontait dans le monde médical que le docteur veillait dans sa maison de santé, sur une folle depuis vingt ans, et que cette folie était survenue à la suite d'une couche et d'un trouble de lait de cette femme que M. Filhol devait épouser.
En effet, on voyait souvent avec lui une femme de vingt ans, d'une remarquable beauté, encore dans un pensionnat, car le docteur ne voulait pas lui faire connaître la triste position de sa mère. Ainsi, presque au début de sa vie savante, la folie s'était dressée devant lui, froide et ironique, défiant ses efforts, narguant la science. Jamais homme ne fit d'efforts plus surhumains pour vaincre la nature. A une intelligence remarquable, le docteur joignit le fruit d'observations accumulées ; il travaillait jour et nuit, voyagea dans toutes les capitales de l'Europe pour y chercher des faits particuliers d'aliénation ; doutant de lui, il consulta les plus célèbres aliénistes ; tous ses efforts furent infructueux. Celle qu'il aimait ne devait pas guérir. Si la société y perdit unhomme intelligent, l'humanité y gagna un praticien sérieux, attentif, qui éleva son art, et le plaça si haut qu'après sa mort personne ne put y atteindre.
Aussi il est peu de malades échappés à la folie qui ne parlent du docteur Filhol avec vénération.

pp. 97-98 :
— Un dessin de quoi ?
— Le portrait d'une folle de la Salpêtrière.
— Je pourrais voir les folles ? demanda Gogué.
— Tu suivras la visite, tu verras tout ce que tu voudras.
— Je te remercie, dit le peintre ; il y a longtemps que je voulais en voir.

p. 100 :
Gogué écoutait ces détails avec le plus vif intérêt mais Truand, qui n'avait jamais songé à l'anatomie de l'âme, se promenait dans la salle, manifestant son impatience par ses pas précipités ; tantôt il s'asseyait, se levait, s'appuyait contre un pilier, se frottait la tête entre ses deux mains. Ce gros homme à l'esprit faible sentait des gouttes de sueur perler sur son front depuis qu'il était question de folie : la vue de toutes ces démences le troublait, il ne serait pas resté impunément un jour à la Salpêtrière sans se sentir pris le peu qu'il avait de cerveau.
Heureusement le docteur leva la séance.
— Nous allons déjeuner, dit l'interne. [...]
— Eh bien, ne restons pas ici.
— Où veux-tu aller ?
— Dehors, dit Truand.
— Pourquoi faire ?
— Pour déjeuner, parbleu.
— Mais nous déjeunons ici, dit Frédéric.
— Ici, s'écria Truand, jamais... Je ne reste pas dans ta Salpêtrière cinq minutes de plus.
— C'était convenu.
— Je croyais que tu nous offrais à déjeuner dehors ?
— Tu sais bien, dit Frédéric, que je n'ai pas d'argent. Ici cela ne me coûte rien.
— Alors partons, Gogué, dit Truand. L'étudiant voulut les retenir, mais ce fut peine inutile. Truand faisait d'immenses enjambées comme s'il avait été poursuivi par toutes les folles, et le peintre, qui ne se souciait pas d'accepter le repas d'un homme qu'il ne connaissait pas, et à qui il venait de refuser un service, le suivait.
— Truand ! cria l'étudiant dans la cour.
— Bonsoir ! dit Truand avide de laisser derrière lui la porte de l'hôpital. J'en ai assez de leurs folies, s'écria-t-il en aspirant une large bouffée d'air quand il fut en pleine campagne... II me tarde d'arriver au café des Quatre-Vents pour boire un verre d'absinthe.

pp. 102-103 :
Il arriva ainsi à la porte de la Salpêtrière dont les bâtiments se dressaient au loin devant lui ; leur aspect ne lui inspira pas ces craintes vagues qui s'attachent aux murs des hôpitaux et des prisons. La Salpêtrière ressemble plutôt à une caserne qu'à un hospice ; c'est un édifice sans caractère particulier : de grandes constructions à plusieurs étages, s'élèvent aux portes de Paris, et pourraient renfermer des soldats comme des aliénés. Le nom de Salpêtrièren'est devenu sinistre que par l'idée que chacun attache à la folie. […] Bida suivit les instructions du concierge, traversa trois grandes cours à la suite du cabriolet, et le vit s'arrêter devant un bâtiment dans l'angle de la dernière cour. Le docteur en descendit précipitamment, pousse une porte vitrée et disparut Le poète entra à sa suite et se trouva dans une grande chambre carrelée, propre, décorée seulement de deux tableaux. Le poêle était au milieu ; près d'une croisée se tenait une femme en costume noir, accompagnée d'une autre femme en habit gris qui raccommodait du linge, et de temps en temps jetait un singulier regard sur les arrivants. Deux autres femmes, l'une vieille et la seconde jeune, se tenaient près du poêle avec d'étranges figures ; sur les bancs de bois qui entouraient la salle, on voyait un homme à la mine affligée et une jeune fille qui, les yeux rougis, semblait avoir beaucoup pleuré. Une petite porte donnait dans cette grande pièce ; le docteur l'ouvrit, suivi de son interne ; et la surveillante en costume noir, qui semblait jusque-là occupée à la couture, dit à la femme en habit gris assise à ses côtés :
— Tiens-toi, Nanon, et ne bouge pas. Nanon se mit à rire d'un singulier rire et continua son ouvrage.
— Venez, monsieur, dit la surveillante à l'homme qui attendait sur les bancs.
Il la suivit dans le cabinet du docteur, accompagné d'une des femmes qui se chauffaient au poêle. C'était un ouvrier qui amenait sa femme à la consultation peu nombreuse ce jour-là, car il n'y avait qu'une mère folle conduite par sa fille. L'homme sortit bientôt du cabinet du docteur plus heureux qu'à son arrivée : il emmenait sa femme ; mais la jeune fille qui conduisait sa mère reparut seule en poussant de terribles sanglots. La mère restait à la Salpêtrière ! Ces scènes courtes remplirent le cœur du poète de mélancolie. Dans ce petit cabinet, se disait-il, se décide le sort de toutes ces pauvres femmes.

pp. 115-118 :
Claire, à celte même heure, était dans son lit, sans se rendre compte combien son souvenir occupait de pensées. La tourmente s'était abattue sur son cerveau, qui maintenant changeait toutes ses paroles en divagations singulières. Toute la nuit, tout le jour, elle parlait. Il semblait que les paroles longtemps comprimées avaient fait éclater la chaudière de son cerveau, et sortaient irrégulières, bizarres, informes, sans se mouler autour d'une idée. Depuis huit jours, cet état durait, et le docteur Filhol le suivait avec anxiété, se demandant si la première crise de mutisme absolu n'était pas préférable à cette explosion de paroles sans suite.
Il y avait dans son service une vieille femme incurable dont le bavardage perpétuel faisait penser à une foule de mots jetés en l'air et retombant sans ordre. Dans beaucoup de cas d'aliénation git une idée fixe, moins dangereuse que cette avalanche de mots. L'orgueil ; l'ambition, l'amour, la débauche, le jeu sont la base de ces tristes maladies. Il est facile de les combattre, s'il est difficile de les guérir ; mais le désordre absolu dans les idées, le manque complet de liaison, l'absence de rapport entre les mots, voilà ce qui inquiétait le docteur Filhol.
II se confiait à la nature, ne pouvant même pas lui venir en aide.
La nature reprit un jour ses droits, et le docteur fut étonné, à une prochaine visite, de trouver Claire plus calme, le pouls moins agité, la physionomie moins tendue. De jour ce jour cet état s'améliora, et quand la gardienne annonça au docteur que Claire avait demandé à boire la nuit précédente :
— Eh bien, mon enfant, s'écria M. Filhol d'un ton aussi affectueux que s'il avait sauvé un de ses propres enfants, vous allez donc mieux ?
— Ai-je été malade ? demanda Claire qui sentit la main d'un père serrer la sienne.
— Un peu, dit le docteur... mais ce ne sera rien... Avez-vous faim ?
— Je mangerai volontiers, dit Claire.
— Nous allons vous donner quelque chose de bon... un potage au tapioca ce matin et une aile de poulet ce soir avec un peu de confiture pour le dessert.
Claire sourit. Elle se sentait en présence d'un vieillard dont l'excellent cœur se montrait dans chaque parole.
— Aussitôt que vous serez un peu moins faible, il faudra faire une petite promenade... Au revoir, ma chère Claire.
Il lui serra la main et continua sa visite.
— Surtout, dit-il à la gardienne, évitez de parler à cette jeune fille de la Salpêtrière. Si elle demande où elle est, vous lui répondrez : dans une maison de santé.
Ce que le docteur avait prévu arriva. Quand la gardienne vint au lit de Claire lui demander si elle avait besoin de quelque chose.
— Où suis-je donc ? demanda Claire.
— Dans une maison où on a soin de vous.
— Comme c'est propre ici, continua Claire en regardant le parquet ciré et les rideaux blancs de son lit de fer.
Elle avait soif de parler.
—Il y a donc d'autres malades à côté de moi ? demanda-t-elle.
— Des convalescentes comme vous, mademoiselle.
— Qu'est-ce que j'ai eu ? dit Claire... Je me rappelle que ma tête était prise.
— Un peu de délire.
— Oui, j'étais sur un pont, la nuit ; des soldats m'ont emmené, c'était un mauvais rêve.
—Il ne faut pas penser à ces mauvais rêves, lui dit la gardienne.
— Non, n'est-ce pas... Mais que le soleil est pâle...
— Nous sommes en hiver.
— Tant pis ; j'aurais voulu voir les feuilles des arbres, le gazon... la verdure reviendra bientôt, n'est-ce pas ?
— Dans deux mois nous entrerons dans le printemps ; mais il ne faut pas trop causer, le docteur l'a défendu.
— Je lui obéirai, il a l'air si bon.
— Et il l'est en effet.
Là dessus Claire reposa sa tête sur l'oreiller, et se laissa aller à de fraîches idées qui l'étonnaient par leur côté riant, il lui semblait qu'elle venait au monde avec des sensations toutes nouvelles ; cependant peu à peu le souvenir d'Auguste revint, et avec lui le cortège des événements de sa fuite dans Paris ; mais ces souvenirs se présentaient à l'état de mélancolie effacée. Claire avait trop vivement souffert pour que ses chagrins conservassent leur cuisante amertume : la souffrance eu avait enlevé les angles et effacé les creuses inscriptions. La cruelle réalité s'était changée en souvenir mélancolique, et le profil d'Auguste allait s'affaiblissant sans rompre comme autrefois ce cœur par des battements précipités. Au contraire, deux figures calmes, résignées et douces, se dessinaient plus nettement et souriaient à la jeune fille : c'étaient son père et son ami Bida, tous deux veillant sur elle et semblant commander à la figure d'Auguste de s'enfoncer encore plus avant dans les nuages du passé.
Une douce émotion s'empara de Claire qui s'endormit le sourire sur les lèvres, et qui offrit le lendemain au docteur une figure transfigurée par le calme des pensées et une hâtive convalescence. Il faisait beau, ce jour-là.
— Je ne vois pas d'inconvénients à ce que vous quittiez aujourd'hui votre lit, Claire.
Et il alla chez le directeur de l'hôpital lui demander la permission de laisser entrer Claire dans son jardin particulier, car il craignait que le contact des folles, même convalescentes, ne vint troubler cette pauvre tête échappée par miracle aux tourmentes de l'aliénation.
Le jeudi, qui est un jour public, il vint dans la salle où se trouvait Claire assise auprès du poêle, car elle ne pouvait sortir à cause de la neige, diverses personnes qui visitaient les malades ses voisines. Une dame en grande toilette qui apportait quelques gâteaux à une jeune fille de la même salle, parut frappée à la vue de Claire, qui, tout en souriant, regardait les visiteurs.
— Est-ce une des pensionnaires de la maison ? demanda-t-elle à la gardienne.
La gardienne répondit qu'elle était à peu près guérie et comme elle aimait à causer, elle dit l'histoire de Claire, comment elle avait été ramassée parla garde sur un pont, le délire qui s'en était suivi, qu'elle jugeait provenir de quelque passion profonde, à cause des paroles qu'il lui avait été donné de surprendre pendant sa maladie. La dame manifesta une vive compassion pour Claire, et alla directement à elle.
— Pardonnez-moi, mademoiselle, de me présenter ainsi à vous... Vous êtes si jolie et d'une beauté si intéressante que j'ai voulu vous voir de près.
Claire rougit en entendant ce compliment.
— Comment se fait-il qu'avec cette distinction, vous soyez dans un tel lieu ?
— Où suis-je donc ? demanda Claire.
— A la Salpêtrière. Ne le savez-vous pas ?
Claire reçut une commotion si vive, qu'elle porta la main à son cerveau, comme pour le comprimer.
— Le docteur me l'avait caché, j'étais folle.
— Oh ! s'écria la dame, pardonnez-moi, mademoiselle, de vous avoir dévoilé cette triste réalité... Je ne savais pas qu'on vous l'eût caché... Mais vous ne pouvez faire votre convalescence ici... Ce serait affreux. Je suis malade rien que d'être entrée dans cette maison, et j'ai hâte d'en sortir... [...]
Claire exprima devant le docteur le désir de sortir le plus tôt possible, se sentant tout à fait rétablie. [...]
— Adieu, dit-il, je ne vous reverrai pas demain dimanche... J'ai affaire à quelques lieues de Paris, et mon interne fera la visite à ma place. Frédéric, continua-t-il en passant dans une autre salle, pour votre repos j'aime autant que cette jeune fille s'en aille... Avouez que vous commenciez à l'aimer ?
— Je n'aime pas à mentir, monsieur Filhol, vous le savez moi aussi je préfère que Claire sorte d'ici.
— Vous faisiez mal votre service, vous étiez devenu triste... à quoi bon ?
Dans l'après-midi, Claire, qui se sentait devenir coquette, demanda àla gardienne la permission de laver sa robe. On la conduisit dans l'atelier des blanchisseuses, où sa gentillesse lui attira les complaisances des ouvrières. Il s'agissait de laver et de repasser l'unique robe et l'unique bonnet qui formaient tout son maigre bagage. Mme de Courtilz était si élégante que Claire rougissait de paraître devant elle en si mince équipage. Une partie de la soirée fut employée devant une glace que la gardienne lui prêta, pour arranger ses cheveux. Et ce fut du côté de la chevelure que Claire chercha le moyen de paraître belle. Ce n'était pas l'étoffe qui manquait : d'épaisses masses de cheveux se prêtaient à toutes ses fantaisies. Elle les arrangea simplement, les dénouant et les tordant d'une façon si naturelle, qu'un coiffeur eût attribué cette coiffure à des combinaisons longuement cherchées.
Claire passa une singulière nuit : au moment de quitter l'hôpital, elle se prenait à le regretter. Les derniers jours qu'elle y avait passés, le cerveau débarrassé de tourments, lui laissaient une impression de calme, de tranquillité qu'elle n'allait peut être pas retrouver. Elle s'était attachée au docteur Filhol, et elle était triste de ne plus le revoir.


Paul Féval, Le dernier vivant, t.2, Le défenseur de sa femme, Paris, E. Dentu, 1873

pp. 338-393 :
M. Louaisot, en ce temps-là, étudiait surtout la phrénologie. […] La phrénologie, toujours selon lui, était pour beaucoup dans sa visite à la Salpêtrière. Il me parla de la Couronne pendant toute une semaine et finit par me la mener voir. [...]
Quand nous lui parlâmes, elle ne nous répondit point.
Son regard, qui passait à travers les boucles ruisselantes de ses cheveux, avait une douceur infinie. Elle se laissa palper le derrière de la tête. M. Louaisot me montra, vers la nuque, la bosse qui était cause de son amour passionné pour les enfants, et derrière les oreilles, deux autres bosses qui la prédisposaient fatalement à tuer. [...] Tuer ! Cette pauvre créature ! Sa voix me remuait le cœur.
Une gardienne nous dit :
– Elle est bien tranquille aujourd’hui, mais hier elle a sauté de cette branche que vous voyez là-haut dans le grand marronnier. Heureusement qu’elle a manqué son élan et qu’elle est retombée de ce côté-ci du mur, car elle aurait porté l’argent des voisins au cimetière !
– Est-elle méchante ? demanda Louaisot.
– Des fois, mais pas souvent. Elle dit qu’on voulait faire danser son petit sur la corde quand il était encore trop jeune. Plus on les fait danser petits, plus ça attire la foule. Alors, il tomba et se cassa. Elle cherche toujours l’homme qui fit ce coup-là et si elle le trouve jamais, gare à lui ! Vous ne savez pas comme elle est forte ! [...] Il n’y a pas bien longtemps, reprit la gardienne, il vint un visiteur qui déplut à une de nos vieilles, je ne sais pas pourquoi. Elles ont de la malice comme des démons. La vieille alla trouver la Couronne qui était à bêcher son petit cimetière là-bas au bout du bosquet et lui montra le visiteur en disant :
– Le voilà ! celui qui a tué l’enfant !
La Couronne ne fit qu’une demi-douzaine de bonds pour traverser tout cet espace que vous voyez. Elle tomba sur le malheureux monsieur comme une tigresse. Ah ! Ah ! vous ne l’auriez pas reconnue ! Le diable était dans ses yeux ! Ses cheveux se hérissaient. On entendait ce qui râle dans la gorge des bêtes féroces. Le pauvre monsieur ne mourut pas sur le coup, mais les médecins disent qu’il n’en relèvera pas…
Le patron cligna de l’œil en me regardant. Simple histoire d’avoir raison en phrénologie.
– Elle a donc un petit cimetière à elle ? demanda-t-il.
– Si vous voulez lui payer quelques fleurs, vous allez bien voir.
La gardienne vendait des fleurs, à cause de la folle, comme elle aurait vendu des petits pains si elle eût gardé, de l’autre côté du boulevard, les ours du jardin des Plantes. Le patron acheta un bouquet qu’il jeta sur les genoux de Laura.
Celle-ci ne leva même pas les yeux. Elle se mit tout de suite, avec une activité incroyable, à fabriquer une couronne qui fut achevée en un clin d’œil. En travaillant, elle égrenait les couplets de sa chanson.
Dès que la couronne fut achevée, elle se leva, et sans nous accorder la moindre attention, elle se dirigea, de son pas indolent et gracieux, vers l’une des extrémités du bosquet. La gardienne nous dit :
– Elle ne remercie jamais. Dans son idée, c’est le bon Dieu qui lui envoie les fleurs. Elle va remercier le bon Dieu là-bas.
Nous la suivîmes. La gardienne continuait.
– Ce n’est pas qu’elle aime le bon Dieu, il lui a pris son enfant ; mais elle le craint parce qu’il a son enfant.
La Couronne s’arrêta tout au bout du bosquet devant un petit tertre gazonné qu’elle avait dû élever elle-même. Il y avait une pierre plate et une croix.
Elle mit la guirlande au bras de la croix qui avait déjà des fleurs, puis elle s’agenouilla et colla ses lèvres contre la terre.
J’avais le cœur plein.
En rentrant chez nous, le patron me dit :
– Tout peut se placer, même cette bonne femme-là : la mécanique a une pièce de plus.
Quelques semaines après, je fus l’homme le plus étonné du monde en voyant arriver chez nous Laura Cantù en costume très décent et l’air aussi posé qu’une dame de charité.
Le patron était absent. Je la fis asseoir dans le bureau. Elle me dit avec beaucoup de calme qu’elle était la Couronne, une folle de la Salpêtrière et qu’elle s’était évadée tout exprès pour venir trouver M. Louaisot de Méricourt qui devait lui vendre des renseignements sur l’homme qui avait tué son pauvre petit enfant.
Louaisot avait dû la travailler déjà depuis notre visite.
Laura Cantù me raconta quelques bribes de sa mélancolique histoire. Il y avait en elle une poésie douce qui charmait. Je fus obligé de la quitter pour aller à un autre client.
Elle fit, pendant mon absence, deux couronnes avec les fleurs qui étaient dans les vases de la cheminée.
Et quand je revins, elle me dit qu’elle allait avoir une grosse brassée de roses avec deux louis qu’elle avait volés dans une maison de l’avenue d’Italie. Elle comptait bien prendre le temps de porter ses fleurs au Père-Lachaise avant de rentrer à la Salpêtrière.
Car elle ne s’échappait pas pour autre chose que pour visiter les cimetières. Elle rentrait toujours.
La dernière escapade de la Couronne avait fait grand scandale à la Salpêtrière. Elle avait passé dehors la nuit tout entière. On l’avait mise en prison, et la surveillance s’était resserrée autour d’elle.

Mais il y avait déjà bien du temps que cela était passé, et depuis son aventure de la plaine Bochet, la Couronne avait pris une folie plus tranquille. L’avis du médecin en chef était que si on pouvait lui éviter toute excitation, elle serait bientôt en voie de guérison.
Le patron savait cela. Car il continuait de faire à sa protégée des visites sobres et rares. Les médecins causaient volontiers avec lui. Ils voyaient en lui un philanthrope et un homme du monde désireux de s’instruire.
Bien entendu, personne à l’hôpital ne se doutait de la lugubre aventure qui avait marqué la dernière fugue de Laura Cantù. [...] Au moment où nous sommes arrivés, nul ne se souvenait de cela, et Laura Cantù moins que personne.
J’ai dit que les batteries de M. Louaisot étaient prêtes. Depuis quelques semaines en effet, il avait recommencé à agir sur la pauvre imagination de la Couronne. Il lui parlait à mots couverts d’une rumeur bizarre qui courait dans Paris : il y avait un démon, ennemi des jeunes mères, un Vampire qui avait deux existences et qu’il faudrait tuer deux fois.
La Couronne écoutait cela. Son cerveau travaillait.
Elle gardait le secret comme un conspirateur à qui on a confié l’espoir de la lutte prochaine…
Dès que François Riant fut parti pour l’Isle-Adam, M. Louaisot se rendit à la Salpêtrière. Il causa un quart d’heure avec Laura qui était ce jour-là très calme, avant sa venue.
En la quittant, il lui serra la main et lui dit :
– Voici bien longtemps que le petit enfant n’a eu de fleurs…
Laura s’échappa le soir même par-dessus le mur du préau.
Elle alla droit au logis de la rue Vivienne. Pélagie lui fit un lit dans sa chambre. Elles parlèrent du Vampire.
Pélagie n’était pas absolument rassurée, mais elle avait ses ordres.
Le lendemain, dès le matin, M. Louaisot mena Laura au cimetière. En vérité, ce n’était plus une folle : elle savait très bien que son enfant n’était pas là.
Il ne restait qu’un coin malade dans son cerveau, mais dans ce coin vivait la manie terrible et sanguinaire. Laura n’a jamais été inquiétée. Elle a quitté la Salpêtrière. Elle est notre voisine aux Prés-Saint-Gervais. [...]
Elle n’est plus folle. Mais elle redeviendra folle dès que M. Louaisot le voudra. Et M. Louaisot le voudra dès qu’il aura besoin de sa folie. L’outil est trop excellent pour qu’on y renonce. La Couronne a tué, elle tuera.




Émile Richebourg, Deux mères, t. 1, « La figure de cire », Paris, E. Dentu, 1879

pp. 260-264 :
À LA SALPÊTRIÈRE
Dès le premier jour de son entrée à l'hospice, Gabrielle Liénard inspira aux administrateurs, aux médecins, aux élèves, à tout le personnel de l'établissement un très-vif intérêt.
La triste position de cette malheureuse jeune fille, qui sortait à peine de l'adolescence, ne pouvait manquer de faire naître la compassion.
En voyant son pur profil, ses traits délicats, son nez finement modelé, son front superbe et ses grands yeux noirs pareils à ceux d'une Mauresque, on pouvait se dire qu'elle était divinement jolie un an auparavant, quand elle était en pleine santé.
Quelques jours après, on apprit à la Salpêtrière ce qui était connu de la douloureuse histoire de la nouvelle pensionnaire. Alors la pitié de tous devint plus profonde et elle fut l'objet d'une plus grande sympathie encore.
Dans nos hospices et hôpitaux, les malades sont tous également bien soignés, car tous ont part au dévouement do nos savants docteurs, aux soins intelligents des employés attachés à leur service. Toutefois, il n'est pas défendu, aux uns comme aux autres, d'avoir certaines préférences parmi les malades. C'est une question de sentiment. On ne peut pas empocher cela. Du reste, là, aussi bien que partout ailleurs, il y a des malheureux plus intéressants les uns que les autres.
Gabrielle devint la pensionnaire favorite de rétablissement ; d'ailleurs, par sa douceur et sa docilité, elle méritait l'affection et la vive sollicitude dont elle était entourée.
Elle était toujours très-calme. Elle passait des heures entières assise à la même place, la tête penchée sur sa poitrine, sans faire un mouvement, sans prononcer une parole, les yeux grands ouverts, ne regardant rien..
Sa folie était silencieuse et se caractérisait par l'absence complète de là mémoire. Quand on l'interrogeait, elle écoutait avec beaucoup d'attention et elle répondait le plus souvent avec tant de justesse, qu'on s'étonnait d'entendre une pauvre insensée. Mais si on la questionnait sur son enfance, sur sa jeunesse, sur son passé enfin, son regard devenait étonné et elle secouait tristement la tête. Il semblait alors qu'on lui parlât dans une langue inconnue. Ou elle restait muette ou elle répondait simplement :
— Je ne sais pas.
Chaque jour qui s 'écoulait était pour elle un jour perdu. Il s'engloutissait dans la nuit profonde qui enveloppait toutes les années de son existence.
N'importe, on ne perdait pas l'espoir de la guérir. Sans se décourager on continuait le traitement auquel elle était soumise.
Indépendamment du désir que les médecins de l'hospice avaient de redonner la vie intellectuelle à leur intéressante et sympathique malade, le parquet de la Seine attachait aussi une grande importance à sa guérison. En effet, les plus fins limiers do la police do sûreté, ayant été mis sur pied inutilement, on ne pouvait plus compter que sur la victime du drame de la rue Vieille-d'Argenteuil pour découvrir la trace des coupables et éclairer cette mystérieuse affaire.
En attendant, le rapport du commissaire de police d'Asnières, celui de l'agent Morlot et un autre rapport d'enquête, qui ne faisait que confirmer les deux premiers, étaient tout le dossier de l'affaire. Et ce dossier reposait au fond d'un carton dans le cabinet du .juge d'instruction.
Gabrielle était depuis onze mois à la Salpêtrière, lorsque le médecin aliéniste s'aperçut, avec une satisfaction facile à comprendre, que la santé de la malade commençait à s'améliorer. A partir de ce moment elle fut l'objet de soins plus assidus encore. Bientôt il se fit dans son esprit de soudaines clartés. Mais ce n'était encore que des lueurs fugitives, semblables à la lumière produite par l'éclair qui, dans une nuit d'orage, jaillit
de la nue déchirée. L'éclair éteint, la nuit recommence.
Cependant ces échappées lumineuses ne tardèrent pas à devenir plus fréquentes, et, chaque fois, ressaisissant sa pensée, Gabrielle retrouvait dans les ténèbres de son cerveau, quelques lambeaux de souvenir. Ce travail de l'esprit, cette résurrection de la raison se faisaient lentement, progressivement ; et c'est avec un intérêt anxieux que les médecins voyaient s'accomplir ce phénomène, qui est le retour à la vie intellectuelle, qui rend au corps l'âme dont il était privé.
Un jour, la jeune fille fut soumise à un dernier et très-sérieux examen médical. A la suite de cet examen, les médecins déclarèrent que sa guérison était complète.
Oui, on lui avait rendu la raison et elle retrouvait dans sa pensée tous ses souvenirs. Pour en être convaincu, il suffisait de voiries larmes qu'elle versait, en se rappelant les douleurs du passé, en pensant à l'enfant qu'on avait arraché de ses bras.
Près de dix-sept mois s'étaient écoulés depuis qu'elle avait quitté la maison d'Asnières. Bien qu'elle eût beaucoup souffert physiquement, il ne semblait pas qu'elle eût vieilli. Elle avait toujours ses magnifiques cheveux châtain foncé-, longs et épais, et on ne voyait pas une seule ride sur son front uni comme un marbre poli.
Toutefois, son doux visage devait garder toujours l'empreinte de la terrible maladie dont on venait de la guérir.
Les couleurs de ses joues s'étaient à jamais effacées. Sa figure d'un blanc mat avait une rigidité étrange, comme si les muscles s'étaient détendus ou paralysés. On aurait dit le visage d'une morte. Quand elle parlait, c'est à peine si on voyait remuer ses lèvres, décolorées comme les pommettes de ses joues. Seuls, ses grands yeux avaient retrouvé leur éclat et leur ravissante expression. Ses superbes sourcils bien arqués et ses longs cils noirs tranchaient vigoureusement sur ce blanc d'albâtre, ce qui produisait un effet singulier.
Gabrielle parfaitement guérie, il n'y avait plus aucune raison de la garder à l'hospice. Mais avant de lui rendre sa liberté, le directeur de l'établissement avait un devoir à remplir. Il s'empressa de prévenir le parquet que sa pensionnaire était enfin en état de répondre aux questions qu'on croirait devoir lui adresser dans son propre-intérêt et pour éclairer la justice.



Émile Richebourg, La petite Mionne : les drames de la vie, Paris, E. Dentu, 1884

pp. 267-272 :
Mionne était là, en effet. Assise sur sa couche, un mauvais matelas jeté sur un lit de sangle, elle pleurait, la tête inclinée sur sa poitrine, les mains jointes sur ses genoux, dans l'attitude d'un sombre désespoir. De temps à autre, elle faisait entendre un gémissement sourd.
Par suite des émotions terribles qu'elle avait éprouvées, Mionne avait perdu connaissance devant madame Joramie et ses complices ; ayant l'esprit fort troublé, un grand désordre cérébral, qui aurait pu être fatal à une autre personne moins fortement trempée et moins bien organisée, avait succédé à son évanouissement.
En proie à une grande surexcitation nerveuse, pendant toute la nuit et la journée qui avaient suivi son emprisonnement, elle avait eu de nombreux accès de délire, qui présentaient tout à fait les symptômes de l'aliénation mentale et en avaient le caractère.
Elle avait jeté dans un coin, avec fureur, la nourriture qu'on lui avait apportée et, pendant plus de vingt-quatre heures elle était restée sans dormir, accroupie sur la terre humide ou debout, tournant autour de sa prison en poussant des cris effrayants.
Mais le soir, vers cinq heures, elle s'était calmée presque subitement, et quand, à huit heures, la femme Tamirel entra dans le caveau, apportant à manger à la pauvre enfant, elle la trouva étendue sur le lit de sangle, dormant d'un sommeil profond, à peine agité. Le sommeil, plus fort que sa volonté, l'avait terrassée.
— Ah ! Lucien, mon frère, s'écria-t-elle, je t'en prie, sauve-moi, sauve-moi !
— Hélas ! répondit-il, je ne le peux pas, maintenant ; mais rassurez-vous, Mionne, ma sœur chérie, vos amis ne vous abandonnent point, nous vous tirerons des mains de vos terribles ennemis et ils seront châtiés comme ils le méritent, les misérables.
Mionne, je n'ai pas besoin de vous dire comment j'ai su que vous étiez ici ; mais, allez, allez, je suis heureux, oh ! oui, bien heureux de vous avoir retrouvée... Mionne, savez-vous ce qu'on m'avait dit ? Que vous étiez devenue folle !
— Mon cher Lucien, on ne t'a pas trompé ; je crois bien avoir été folle, en effet ; mais c'est passé, maintenant, la raison m'est revenue, j'ai repris possession de ma pensée et de moi-même.
Le gamin eut une idée subite.
— Mionne, reprit-il, votre cruelle ennemie vous hait à ce point qu'elle n'hésiterait pas à vous ôter la vie. Elle veut vous faire disparaître, se débarrasser de vous.
— Je le sais, elle me l'a dit.
— Eh bien, Mionne, je viens de trouver un moyen de vous sauver sûrement.
— Voyons, voyons, dis.
— Quand votre ennemie a appris tantôt que vous aviez perdu la raison, elle n'a plus parlé de vous faire assassiner par ses complices ; il a été décidé que si vous étiez réellement folle, on vous tirerait de votre cachot pour vous conduire dans un hospice d'aliénés. Comprenez-vous, Mionne ?
— Pas encore.
— Eh bien, il faut que, pour votre ennemie et ses complices, vous soyez folle. Être folle, Mionne, c'est à peu près être morte. Croyant n'avoir plus rien à redouter de vous, votre ennemie vous fera enfermer dans une maison de fous et vous lui échapperez ainsi.
— Je comprends maintenant, Lucien ; mais...
— Il faut cela, Mionne, car ici votre vie est menacée. Je ne peux pas vous dire tout, je n'ai pas le temps de vous expliquer mes raisons... Je tremble d'être surpris, car si l'on me trouvait ici, près de vous, vous seriez perdue !... Je vous le répète, Mionne, et je vous en supplie, il faut suivre le conseil que je vous donne... Vous avez été comédienne, il vous sera facile de simuler la folie, c'est un rôle à jouer. Ne craignez rien ; allez jusqu'au bout ; on vous conduira à la Salpêtrière ou ailleurs et vous serez sauvée, vous entendez, sauvée !...

pp. 295-297 :
— Eh bien, comment va aujourd'hui votre prisonnière ? demanda-t-elle à son complice.
— De pire en pire.
— Ah ! Ainsi elle ne s'est point calmée ?
— Au contraire. J'ai voulu voir, ne m'en rapportant pas à la Tamirel, et tout à l'heure je suis descendu au caveau C'est bien autre chose qu'hier, maintenant elle est folle à lier. Elle rit, elle chante, puis, tout à coup, se met à danser et à faire des révérences, et elle dit des choses si drôles... C'est à se tordre, à faire pouffer de rire un agonisant. [...] Ne s'imagine-t-elle pas qu'elle est la grande tragédienne Rachel et qu'elle doit jouer ce soir le rôle de Phèdre dans la tragédie de Racine. Elle a l'air d'étudier son rôle ; avec des allures tragiques, agitant ses. bras, se tordant les mains, elle va, elle vient ; et croyant avoir tour à tour devant elle Thésée, roi d'Athènes, Hippolyte, Oenone ou Aricie, elle déclame des vers qu'elle a appris par cœur autrefois.
— Oh ! alors, il n'y a plus à en douter, dit madame Joramie ; ce sont bien les signes caractéristiques de la folie et probablement de la folie incurable. Dès aujourd'hui nous allons pouvoir nous débarrasser de cette créature. Nous n'avons plus rien à redouter d'elle, elle ne peut plus être un obstacle à mes projets. Je voulais la placer dans un couvent, elle ne sera pas moins bien dans une maison d'aliénés.
— Il y aura certaines formalités à remplir.
— Ah ! oui, la déclaration au commissaire de police ; nous arrangerons cela. Mais, avant, je veux faire constater l'aliénation mentale par un médecin aliéniste. J'en connais un, — il est même un peu de mes amis, — qui a une grande autorité en cette matière. Tout à l'heure je me rendrai chez lui et l'amènerai ici ; il examinera la folle et nous serons immédiatement fixés et sur la nature de la maladie et sur son intensité. Vous et la Tamirel vous aurez à dire devant le docteur comme devant le commissaire de police, car je crois qu'un ordre de celui-ci sera nécessaire pour la faire enfermer, que cette fille est une jeune parente, une orpheline que vous avez recueillie il y a deux ans. Vous ajouterez qu'elle s'est donnée avec excès, avec passion à la lecture de toutes sortes de livres et que c'est à cela que vous attribuez la perte de sa raison. Vous comprenez ?

    • Parfaitement. […]
    •  Voilà pour la folle.

pp. 343-345 :
— Ne nous est-il pas permis, monsieur, de pénétrer dans le préau des femmes ?
— Le règlement ne s'y oppose pas d'une façon absolument formelle, et si cela peut vous être agréable...
— C'est une satisfaction que je vous prie de nous donner, monsieur le directeur. Oh ! je n'ai point la curiosité d'examiner les malheureuses qui vous sont confiées ; ce que je désire voir, c'est l'attitude de la jeune fille qui nous intéresse, au milieu de toutes ces femmes que le malheur a frappées. Et puis, s'il faut vous le dire, monsieur, nous avons hâte de calmer toutes les inquiétudes de la pauvre enfant.
— Venez, messieurs, dit le directeur, je vais vous conduire.
On sortit du cabinet. On traversa un jardin, puis, après avoir passé sous une voûte et traversé une seconde cour, on arriva au préau des femmes.
Tout à coup des cris déchirants se firent entendre.
— Qu'est-ce que cela ? demanda 1e comte.
— Une bataille, sans doute, répondit le directes ; cela arrive quelquefois ; mais les gardiens vont y mettre ordre.
Les cris continuaient, cris de douleur et d'épouvante,
— Mon Dieu, mais c'est la voix de Mionne ! exclama Georges.
Il y eut dans la gorge du comte comme un rugissement rauque, et en criant : « Ma fille, ma fille !.. » il se mit à courir vers un fort groupe de folles à l'autre extrémité du préau.
Que se passait-il ?
Un instant auparavant Mionne triste, songeuse, pensant à ceux qu'elle attendait et qui tardaient bien à venir se promenait seule à l'écart, le long du mur du préau, la tête inclinée sur sa poitrine, les bras ballants.
Soudain une folle vint se placer devant elle, et riant aux éclats, lui fit d'horribles grimaces.
Mionne effrayée s'éloigna très vite et alla plus loin continuer sa promenade. Mais la folle la poursuivit en recrutant sur son chemin quatre ou cinq aliénées.
Déjà, comme si elles eussent compris que la nouvelle venue n'était pas une malheureuse comme elles, beaucoup de folles l'avaient prise en aversion.
Mionne fut tout à coup harcelée par une demi-douzaine d'aliénées ; l'une la poussait, l'autre la tirait par un bras, une troisième lui arrachait les cheveux et toutes lui faisaient nombre de malices en s'animant de plus plus.
Mionne essaya de se dégager et de s'éloigner encore mais les folles l'entourèrent. La terreur lui fit pousser un cri et elle voulut forcer le passage en repoussant une des femmes.
Aussitôt, voyant que leur souffre-douleur tentait de leur échapper, les folles devinrent furieuses et se jetèrent toutes ensemble sur la pauvre jeune fille.
En un instant elles l'accablèrent de coups, le corsage de sa robe fut arraché et sa chemise déchirée jusqu'à la ceinture.
Ayant tout le haut du corps nu, Mionne se débattait, pleurait, appelait, criait.
Quand les gardiens accourus repoussèrent les folles, Mionne venait de tomber sans connaissance.



Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, Aubier, 1994 [Hachette, 1892]

p. 585 :
Au mois de septembre 1881, j'étais seul en chasse. Le soleil était ardent, j'avais battu une longue prairie où les mouches bourdonnaient au milieu de la tiédeur humide ; les perdreaux tenaient ferme, les râles de genêt couraient parmi les herbes et se dissimulaient sous l'arrêt du chien. J'étais las ; je traversai un remblai de chemin de fer et, laissant une petite ville sur ma droite, je gagnai un bois d'épicéas qui couronne une colline dépendant de l'asile des aliénés de... Je m'assis à l'ombre, mon chien se coucha auprès de moi et je respirai la fraîcheur qui passait sous les arbres. La grille de l'asile fut ouverte et je vis venir vers le bois, où je me reposais, une théorie de femmes marchant sur deux rangs. C'était un groupe de folles qui faisaient leur promenade quotidienne sous la conduite des surveillantes.
La malheureuse qui marchait la première attira mes regards. Très vieille, sombre, concentrée, les yeux fichés en terre, les bras inertes le long du corps, elle semblait glisser par un mouvement intérieur qui la poussait en avant sans agiter son corps. Ses cheveux blancs et désordonnés s'échappaient de dessous un vieux chapeau de paille bossue d'où pendait une fleur déchiquetée ; la peau était brune, avec des tons livides sous les paupières ; les lèvres aplaties, les joues creuses indiquaient l'absence de dents ; près de la lèvre, une broussaille de poils hérissés avait été sans doute un signe de beauté au temps de la jeunesse ; les mains aux ongles à demi rongés étaient couvertes de mitaines en dentelle rattachées par un ruban ; une montre en or battait à sa ceinture, les pieds étaient chaussés de pantoufles que, sans injure, on pouvait qualifier de savates. Tout son être était imprégné de désolation ; les soupirs qui soulevaient sa poitrine étaient plus profonds que ceux de lady Macbeth ; c'était une hystéromélancolique : amour de la mort, monomanie du suicide, désespoir abstrait ; — le plus horrible mal qui existe.



Jules Claretie, Les amours d'un interne, Paris, Fayard frères éditeurs, 1899

pp. 120-128 :
La Folie !
Jeanne regardait désespérément les yeux fixes de la malade, cette face convulsée, d'une immobilité redoutable, ces yeux secs aux regards foudroyants, terribles comme le sont les coups de tonnerre sans pluie. [...] Changée en statue, allongée dans une roideur de morte, sa mère ne laissait pas voir un frisson sur les muscles de son visage.
L'œil seul vivait, plein d'épouvante.
Maintenant, les demi-ténèbres du soir tombant entraient doucement dans la  grande salle, emplissant déjà les coins d'ombres noires, ou la double rangée de lits paraissaient plus blancs. Des rayons mourants s'accrochaient, là-bas, aux bouquets de fleurs entourant la Vierge, en haut à la veilleuse immobile, où l'huile jaune attendait dans son godet de cristal.
Une sorte d'apaisement assoupi pénétrait peu à peu dans ce dortoir où des sommeils lents couchaient, ça et là, sur l'oreiller, des têtes tout à l'heure dressées. Les cheveux dénoués de la poupée do porcelaine s'emmêlaient, sur la toile blanche, à la chevelure de la mère, tout à l'heure ricanante, à présent endormie. L'enfant aux cheveux d'un blond de seigle paraissait assoupie. [...]
Tout à coup, dans ce grand silence de la salle, enveloppée d'une pénombre quasi mystérieuse, un cri aigu, un cri tragique, un cri sinistre de machine en détresse déchira l'air comme des jets de vapeur aux sifflements perçants comme des vrilles. Jeanne devint livide, et tout ce dortoir fut d'un seul coup, secoué comme par le passage brutal d'un courant électrique. Des faces apeurées surgirent avec des chevelures emmêlées et des yeux hagards ; des ricanements effarés éclatèrent dans les coins, sous les draps, et des mouvements convulsifs agitèrent, de tous côtés, de misérables créatures poignardées, en quelque sorte, par cet affreux cri d'égorgée, dans l'assoupissement de leur premier sommeil.
Brusquement, secouant la tête, essayant de rompre les liens qui l'enserraient, les manches de toile où elle se débattait ficelée de cordons, Hermance Barral venait de jeter cet appel éperdu qui faisait frissonner dans les os, dans la moelle, toutes ces créatures aux nerfs malades.
La mère à la poupée serrait contre elle, enfonçait jusque dans ses seins le jouet qu'elle appelait sa fille, et des malheureuses, prises de rires convulsifs, riaient, pleuraient, demandaient en criant, effarées :
— Qu'est-ce qu'il y a ?... Qu'est ce qui arrive ?
Melle Devin et les filles de service allaient alors d'un lit à l'autre, rassurant ces femmes répétant :
— Ce n'est rien ! Rien du tout. Dormez bien ! C'est le numéro 4. [...]
— Elle ne va pas nous laisser reposer donc, celle-là !
— Une crise tout à l'heure, une crise maintenant ! C'est beaucoup !
— Le chef y mettra bon ordre demain matin, à la visite !
— Donnez-lui donc de l'éther !
— A la porte! Ou mon argent !
— Allons, bonsoir, bonne nuit ! Qu'elle s'arrange !
Jeanne n'avait pu entendu cette autre forme de menace : « Le chef y mettra bon ordre ! » Quelque hystérique que avait passé par là peut-être, envoyée aux aliénées après une crise. Elle était tout absorbée par sa malade — cette vision effrayante d'un pâle visage tout à l'heure immobile, masque de marbre soudain agité, où tout remuait, comme tiré par mille fils par des tics sans nombre : les yeux, le nez, la lèvres, les paupières, qui buttaient tragiquement. — Moins courageuse, Jeanne Barral eût reculé, terrifiée.
De cette face de furie, des imprécations sortaient se précipitant comme l'eau au goulot d'une carafe renversée. Des mots, des phrases sans suite s'échappaient, mêlés à des crû gutturaux, à des sons étranglés de râles — et c'était hideux, le balancement de tête qui accompagnait ces hurlements rauques, avec de longues mèches grises partout rejetées sur l'oreiller, fouettées sur le visage, avec l'aspect de hérissement d'une tête de Gorgone.
[...] La pauvre figure effrayée de Jeanne se penchait toujours vers cette face terrible de sa mère, dont les dents grinçaient et qui, par des mouvements rapides, essayait d'atteindre, du bout de ses dents longues, la joue pâle de cette créature qu'elle menaçait, injuriait, et qui était sa fille.
Melle Devin, roide et sèche, avec son bonnet noir doublé de blanc encadrant son visage grêle, ne pouvait s'empêcher de contempler ce groupe hideux et touchant, disant du bord de ses lèvres, minces comme un fin ourlet, à une fille de service qui passait :
— C'est un ange, cette fille-la ! Voyez donc !... Ça fait pitié !
Écumante, la malheureuse affolée venait de cracher au visage de sa fille un jet de salive et de bave.
Mlle Devin se précipita instinctivement pour l'essuyer.
— Laissez donc, dit Jeanne avec un sourire profond de sacrifiée. Puisque je ne peux pas l'embrasser !... C'est encore de ses lèvres !... [...]
Elle essayait de rompre ses liens. Mais la camisole de toile solide, fermée dans le dos avec des liens maintenant les épaules et fixés à la tête du lit, tandis qu'aux pieds du lit s'attachaient ceux qui retiennent la poitrine et les bras, résistait à toutes ces secousses. Le tronc, en outre, comme ficelé par des bandes de toile, accroché à un lit voisin, se tordait vainement, secoué, comme les bras, par la traction violente qu'essayait le numéro 4 sur les manches
Melle Devin avait appelé deux infirmières qui se tenaient la, debout, regardant, de leurs yeux impassibles de campagnardes, cette Jeanne répondant par des bruits de baisers, des paroles douces, des caresses de la voix, à ces insultes inconscientes de la folle, à ce déchaînement de colères, à cette écume d'injures où des mots hideux que la pauvre femme ignorait à l'état calme, montaient comme de la boue à ses lèvres.
— Calme-toi, maman ! Ma bonne maman ! C'est moi ! Ta Jeanne, ta petite Jeanne !... Ta Jeannette adorée, pauvre bonne chère mère !
— Il y a une chauve-souris... hurlait la démente. Qui l'a amenée, cette chauve-souris ? C'est toi ?... On te paie pour pencher ta sale figure sur la mienne !... Je vois t'arracher les cheveux avec mes dents, tu sais ; prends garde, toi !
Et pendant ce duo douloureux, fait de rauquements d'un côté, de tendresse désolée de l'autre, et qui recommençait sans cesse, la patience de la fille, n'ayant d'égale que l'atroce fureur de la mère, les malades, réveillées, grommelaient ça et là, répondant aux cris du numéro 4, sentant peut-être, les malheureuses, s'éveiller en elles .quelque crise, sons l'influence de cet ébranlement nerveux, quasi épidémique, comme le tétanos et les convulsions. [...]
Sur les grands bâtiments de la Salpêtrière, une nuit d'été tombait, criblée d'étoiles. Le dôme rond, les longs toits rectilignes se détachaient, comme d'immenses découpures noires, sur le fond du ciel, d'un bleu clair. Des filles de salle passaient, en riant, venant de la leçon qu'on leur fait, tous les soirs, dans l'amphithéâtre. A travers les fenêtres des salles, on apercevait vaguement des lumières assoupies, éclairant à peine les longues files de rideaux blancs. L'horloge de l'hôpital sonnait avec des vibrations lentes.

pp. 222-236 :
Hermance, sa mère, avait été jetée — comme une proie — à l'une de ces grandes cours de la section Esquirol où vont et viennent, ça et là, rapides, avec des déhanchements et des gestes bizarres, on ne sait quelles figures errantes ballottées par une monomanie particulière. Jeanne y suivait, sa mère avec des terreurs grandissantes. Toutes ces folles dont les cris lui trouaient les oreilles et dont les regards élargis l'interrogeaient, menaçants ou anxieux, lui faisaient peur, non pour elle, peur, non mais pour la malheureuse qui leur était livrée. [...]
Cette grande cour, peuplée de femmes aux démarches saccadés, quelques-unes vêtues d'une façon comiquement lugubre, semblait terrifier la malade qui, instinctivement, parmi ces aliénées, se faisait toute petite, s'accrochant comme une enfant à la jupe de sa fille. [...] Cette cour grise avec ses deux rangées de maisonnettes basses des deux côtés, petits pavillons qui étaient des cabanons ; cette cour, bornée par deux grilles d'où l'on apercevait encore les arêtes rectilignes d'autres bâtiments peuplés d'autres misères, les idiotes libres d'aller et de venir, collant là-bas leurs faces bestiales aux barreaux qui tenaient les folles prisonnières ; cette cour aux arbres chétifs, malades, avec une fontaine au milieu ; cette cour sinistre, traversée d'espèces de fantômes vivants, parlant tout haut, criant ou chantant, frôlant du pied sans les voir d'autres fantômes avachis à terre ou collés aux murailles, et qui restaient accroupis d'habitude, sans bouger ; cette grande cour tragique donnait à Jeanne l'impression d'une geôle ou d'un cimetière.
Cimetière de la raison humaine. Il y avait là de ces démentes qui tournaient en fredonnant, tournoyant sur elles-mêmes avec des ravissements extasiés de fakirs ; il y on avait qui, écumantes, montraient leur poing maigre à des êtres imaginaires. Il y en avait qui riaient doucement, en silence, à des êtres morts et qu'elles revoyaient. Une vieille, hideuse, se regardait coquettement dans un morceau de miroir cassé [...] Une autre, prétentieuse, attifée d'un caraco de velours, usé, garni de jais, aux fils décousus, une grande plume rouge ramassée on ne savait où, flottant sur son chapeau de paille noire, passait avec des airs de dédain et de supériorité parmi ces folles et, d'un bout de charbon, allait ébaucher quelques rinceaux informes, sur la muraille, se reculant pour juger de l'effet, souriant à ces imageries grossières d'enfant inhabile [...]Une autre, rousse, dépeignée et dépenaillée, roulait dans sa bouche, comme des cailloux, un tas de menaces sauvages, portant à ses dents des mains robustes, encore déchirées de coups d'ongles. Elle avait à l'oreille droite une plaie noirâtre qui ressemblait à une morsure.
Toute mignonne, avec des airs d'Ophélie, des fleurs artificielles dans ses beaux cheveux blonds dénoués, fins comme le fil d'un cocon de soie, une fillette de dix-sept ou dix-huit uns, la chair toute blanche avec de légères tâches de rousseur, passait, repassait, traversait la cour, filait en chantant des chansons, avec une légèreté d'oiseau.
Elle fixait de temps à autre ses jolis yeux tendres sur Hermance Barral,
— Prenez garde ! avait dit d'elle la surveillante en avertissant Jeanne. Elle est méchante, celle-là ! Elle mord !...
Et la fillette disparaissait en fredonnant un air très gai, un tra la la la qui n'existait pas.
Une autre encore, grande femme colossale et loquace, portant des trousseaux de ciseaux à son tablier, s'approchait de Jeanne pour lui raconter que l'archevêque de Tolède l'avait fait enfermer là par malice et qu'elle y resterait jusqu'à ce qu'elle eût ourlé douze cents douzaines de mouchoirs dont on ferait des devants d'autel.
— Vous concevez comme c'est embêtant, madame.
Et la femme géante se retirait, majestueuse, en caressant sur sa lèvre supérieure un espèce de duvet qui ressemblait à une moustache.
Mais ce qui effarait peut-être plus que toutes ces folies Jeanne Barral, c'étaient ces êtres accroupis, n'ayant plus rien de la femme, sinistres, sordides, méprisantes, et qui, lorsqu'elle passait, dardaient sur elle des regards qui étaient des fers rouges et laissaient tomber sur Hermance des rictus silencieux, chargés d'une pitié insultante.
La pitié de ces folles ! L'insulte de ces hébétements ! Le mépris de ces aliénées ! Tout cela tombant comme une malédiction sur cette cette créature dolente, que Jeanne, l'adorant toujours, l'adorant plus que jamais, appelait sa mère !...
Alors Jeanne attirait contre elle la vieille femme, qui se blottissait comme si autour d'elle tout eût été menaces, et elle passait, évitant ces regards injurieux des folles comme, sur un chemin, elle eût évité un éclat de verre ou un aspic.
Et c'était ici, dans cette cour, qu'il fallait vivre ! La grille de fer se dressait, implacable. On laissait là l'espoir, on laissait là la vie ! Des folles entouraient la nouvelle fille de service, la reconnaissant bien à son costume, et lui disaient – la même espérance montant à leurs cerveaux obscurs, la plainte à leur bouche tordue par les rictus ou les colères :
— Vous allez me faire sortir, n'est-ce pas ? Vous allez dire au docteur de me faire, signer mon exeat ? Vous direz à M. Cadilhat que je ne suis pas folle !
Pas folle ! — Et c'étaient des histoires sans fin, des racontages et des gémissements.
— Voyez-vous, puisque vous êtes nouvelle, il faut que tous sachiez ce qui m'est arrivé. J'étais très tranquille chez moi. On m'a dit de venir ici, que j'y serais bien. J'avais mal à la tête. Je suis venue. On m'a gardée. C'est de la traîtrise ! Je veux m'en aller !
— Mes parents sont venus. Ils sont venus me voir. Ils vont m'emmener. N'est-ce pas, vous leur direz de m'emmener, vous ? Seulement, je ne veux pas voir mon frère Paul ! C'est vrai, c'est dégoûtant, ça ! d'être toute la journée appelée citrouille, surtout par son frère !
Livide, le sang glacé au milieu de ces misérables, Jeanne, alors, se tenait droite, écoutant, prise de peur, le souffle chaud de toutes ces fièvres lui effleurant le visage, et ces mains qui suppliaient caressant ses mains.
Puis elle se disait qu'après tout ces malheureuses étaient des abandonnées qui n'avaient pas, comme Hermance, un dévouement tout proche pour les consoler, et alors elle essayait de calmer, de promettre.
Elle souriait à ces hideuses inconnues comme elle elle avait souri a sa mère.
— Est-ce que ça a du bon sens, mademoiselle ? répondait toujours l'une d'entre elles, une ouvrière parisienne, pâle d'anémie, les lèvres et les gencives blanches, avec un rire découvrant des dents jaunes, déchaussées. Je travaillais à la mécanique, chez papa. On me dit : « Je vais te mener voir les masques » Je dis : « Ça y est ! Ça m'amuse, les masques ! » Je sors. On me colle dans une voiture et on me flanque ici. On se croit donc le czar ? Qu'est-ce que ça veut dire, ça ? [...]
D'autres folles s'approchaient alors de Melle Barral, et [...] Jeanne était forcée de subir les récits de ces égarées, récits où toutes les passions humaines, la vanité, l'ambition, la maternité, l'amour, l'orgueil, toutes les exaltations, toutes les chimères, toutes les souffrances apparaissaient déformées, ridiculisées, comme des caricatures de vertus, comme des charges de douleurs, cires molles sous le pouce effrayant de la folie.
Jeanne frissonnait,
Des rires affreux montaient, des mots ignobles, des menaces sortaient de ce cercle qui l'entourait, exigeant, sentant bien la faiblesse, devinant les terreurs de cette « nouvelle » et lui imposant de tout subir, depuis l'étalage des plaies, la confidence des vices, jusqu'à la vue des petites tapisseries, des pelotes, des ouvrages de perles faite dans la solitude du cabanon. [...]
La pauvre Jeanne se demandait parfois, dans cet enfer, si elle ne devenait point folle, elle aussi. Elle avait le vertige effrayant qui vous saisit au bord d'un gouffre. Elle restait parfois des heures à s'interroger pour savoir si tout cela n'était pas quelque cauchemar. Une plainte d'Hermance l'éveillait. Non, non, c'était bien la vérité et c'était bien dans cette réalité hideuse qu'il fallait vivre. […]

Un soir de septembre, chaud comme une journée d'août, avec des odeurs de soufre et d'orage dans le vent d'ouest, Jeanne traversait la cour, cherchant sa mère parmi ces folles dont les rires montaient plus aigus que de coutume dam l'atmosphère lourde. Une surveillante, en passant, lui dit ;
— Il y en à beaucoup d'agitées ! C'est l'orage. Thérèse a voulu me casser tout à l'heure son sabot sur la tête.
Thérèse était cette petite blonde poétique, qui chantonnait d'habitude des rondes d'enfant.
— Ah ! dit Jeanne.
Et elle continua à chercher sa mère.
Mme Barral était accroupie dans quelque coin, invisible, cachée.
Jeanne ne l'apercevait pas.
Tout à coup, dans cette cour où les mouvements, les démarches, les tics semblaient plus saccadés et plus nerveux que de coutume, une nouvelle fut comme précipitée par cette même grille venant du dehors, qui s'ouvrait devant la malheureuse, comme elle s'était ouverte devant Hermance.
Il y eut un grand cri, une clameur soudaine parmi ces folles habituées pourtant à voir des folles inconnues tomber là, brusquement comme vomies par le Paris de la misère.
Presque toutes, curieuses, faisant de grands gestes, sautant avec des accents sauvages, des ricanements, des lazzis bêtes, se précipitaient vers la nouvelle, une fillette maigre et noire qui se pelotonnait dans un pauvre petit châle tartan à carreaux noirs et regardait avec effroi ces faces contractées.
Machinalement, Jeanne Barral se tourna du coté de l'enfant.
— Déjà, fit-elle.
Elle avait reconnu cette Mélie que sa mère amenait à la visite le matin du jour où Hermance Barral s'engouffrait dans la section Esquirol.
— Pauvre petite ! La voilà revenue !
Les cris, les voix, les rires, les blagues, les ordures, les insultes, montaient de ce tas de femmes poussées vers Mélie par la même curiosité navrante.
— Oh ! mais c'est une princesse !
— En deuil ! Pourquoi es-tu en deuil ?
— Est-ce qu'elle vient nous inspecter ou nous voler notre pain ?
— Passez-la-moi que je cogne !
— Ohé ! Julia ! Qu'est-ce qu'elle vient faire ici, ce bout de femme ?
— A la porte ! A la porte !
Mélie, ratatinée, repliée sur elle-même, dans ses vêtements de laine noire, cherchait devant elle, vaguement, de ses yeux éperdus, un appui, une défense, avec un instinct de la conservation qui survivait à sa raison même.
M. Cadilhat l'avait bien dit. Mélie était roulée et ramenée là par la pauvreté.
« Elle sera folle ! » — Elle était folle !
La pauvre petite jeta tout à coup un grand cri, bondit hors du cercle des folles et se précipita, les bras en avant, vers Jeanne Barral dès qu'elle l'aperçut. [...]
Mais Jeanne Barral ne voyait pas l'étrange cercle qui formait tout à coup autour d'elle. La surveillante avait raison. Une sorte de bouillonnement nerveux agitait toutes ces cervelles d'aliénées — des épileptiques sans doute, car les fous entre eux ne se peuvent concerter pour une idée commune, dans un but déterminé et c'est bien pourquoi dix gardiens peuvent surveiller deux cents aliénés. — Un vent de colère soufflait, une ébullition grondait dans cette cour pleine de cris gutturaux ou stridents.
Jeanne, en redressant la tête, aperçut en face d'elle le visage effroyablement convulsé de cette Thérèse, l'Ophélie aux chansons. L'écume montait aux lèvres cyanosées de la folle. Elle levait éperdument les bras en l'air, disant que c'était dégoûtant, qu'il fallait en finir...
— Elle m'a insultée, la petite rosse. Elle m'a insultée, moi, qui suis fille de M. de Metternich ! Et puis, elle m'a pris ma fille ! Elle m'a tué ma petite ! Je veux l'étriper !...
Et, comme si ces monomanies diverses, toutes ces folies différentes, ces déraisons multiples eussent été, par miracle — la folie étant essentiellement solitaire, égoïste — réunies sur un seul point, une sorte d'agitation épidémique agitent, secouant ces démences ou plutôt réveillant en elles des épilepsies et les rendant furieuses, toutes convergeaient vers un seul point dans cette grande cour lugubre: vers cette jeune femme serrant contre son sein cette fillette épeurée. La tête grise d'Hermance Barral apparut brusquement, secouant au vent ces mèches grises ; et, la bouche tordue, montrant à Jeanne son poing fermé où les os blanchissaient sous la peau tendue, la folle, la pauvre folle, poussée aussi par ce vent d'orage, cette odeur de tempête, la lourdeur de ce ciel où des nuages noirs roulaient, masses énormes chargées de grondements — la mère de Jeanne s'unissait à ces insensées pour menacer, crier, cracher des injures à Jeanne. — Ah ! cette fois, Melle Barral sentit son courage faiblir !
Trouver, dans cette horde d'épileptiques ameutées, sa mère, inconsciente qui insultait, menaçait ou allait frapper, c'était trop. [...]
— Je veux sortir d'ici ! Sortir tout de suite, entends-tu ? disait-elle. Ouvre-moi ! Emmène-moi !
— Moi aussi, sortir ! Sortir !
— Nous voulons sortir ! glapissaient des voix criardes, que des rires nerveux accompagnaient, cruellement sonores, terribles, stridents comme des sifflets de machines.
Une poussée formidable précipita sur Jeanne et la petite Mélie cette Hermance qui venait de surgir là, au premier rang, et, dans la cohue, Mme Barral, jetée en avant, alla tomber à quelques pas de Jeanne qu'elle dépassa et qui poussa un cri.
Au loin, des folles regardaient, sans voir, ricanaient, indifférentes.
Le cercle se resserrait autour de Jeanne ; mais, instinctivement, devant ce corps poussé en avant, les épileptiques s'étaient écartées et, entraînant Mélie accrochée à elle, Melle Barral se précipita vers sa mère qui déjà se relevait, sur les genoux, hébétée, calmée tout à coup, comme si la chute eût fait diversion ; et, vivement, là jeune femme relevait sa mère et l'attirait à elle, tenant maintenant contre son sein ces deux êtres : la mère échevelée, l'enfant éperdue.
Jeanne, résignée à mourir, se disait que c'était fini, que ces épileptiques ainsi poussées, les malheureuses, par une excitation qui les groupait dans un ménadisme unique, allaient là, dans un moment, les déchirer de leurs dents et les couper de leurs ongles. Elle cherchait, autour d'elle, un secours, appelant à l'aide, n'apercevant, dans cette cour immense, ni le bonnet d'une fille de service ni la calotte d'un interne, et poussée par cette cohue hurlante, marchant à reculons en serrant contre elle ces deux êtres qui collaient leurs bras à son corps — Hermance maintenant aussi terrifié que Mélie — Melle Barral, blanche comme un marbre, mais droite, regardant ces fureurs en face, montrant sa belle tête calme à ces visages hideusement convulsés, se laissait conduire presque par ce cercle effrayant d'où des mains avides, crochues, des dents longues, des baves infectes sortaient avec des fétidités de marais et des prurits de fauves. Et l'excitation croissait parmi ces épileptiques. Il y en avait qui voyaient rouge. L'électricité de l'orage passait dans ces êtres aux férocités soudaines. On eût, comme du dos d'un chat, fait jaillir des étincelles de ces crinières en les tirant à rebours. Les rires mêmes de ces femmes, leurs cri, leurs bondissements de panthère, les exacerbaient, décuplant leur rage. Jeanne reculait, reculait toujours, se disant avec effroi qu'une fois acculée à la grille de fer dont il lui semblait, derrière elle, deviner l'ombre, elle serait déchirée, dépecée, elle et ces deux femmes, dont l'une était sa mère.
Et c'était miracle qu'une de ces griffes ne l'eût pas saisie déjà et jetée à terre en la traînant par les cheveux. Un premier coup, un seul, et tout était dit. C'était la mort atroce, sous le déchirement féroce d'une foule. Une bande de loup ne dévorerait pas plus sûrement une proie que ces misérables folles. Des ongles plongeant dans les orbites, des bras tiraillant les membres, les morsures s'enfonçant, bestiales, en pleine chair. Jeanne pensait à tout cela, voyait tout cela, sentait déjà par avance le premier coup d'ongle faisant saigner sa joue ou son front.
Elle serrait éperdument Hermance et Mélie, reculait, reculait toujours, criant :
— A moi ! Au secours ! Quelqu'un !
Thérèse, ses cheveux d'or fin fouettant son visage, empêchait, sans le vouloir, les autres folles d'approcher de Jeanne. Demi-nue, déchirant ses vêtements, les épaules à l'air, les seins au vent, agitant sa chevelure dans la lividité d'un coucher de soleil chargé d'orage, la malheureuse dansait, éperdue, criant, sautant, disant qu'elle était la reine des Iles Sandwich et qu'on allait dévorer des Anglais. Et ce spectre effrayant, ce corps aux blancheurs laiteuses, secoué comme par une pile électrique, s'agitait par bonds, devant les autres aliénées furieuses qui voulaient l'écarter, lui criaient « Ôte toi ! » et poussaient toujours Jeanne Barral vers la grille.
Un effort plus brusque, plus brutal, et Jeanne, ses mains serrées contre sa mère et Mélie, se sentit, cette fois, plaquée contre la grille dont sa tête heurta les barreaux froids, tandis que ses jambes ployaient à demi contre le soubassement de granit.
Maintenant, ah ! Maintenant, c'était fini !
Comment fuir ?
La grille arrêtait brusquement Jeanne. Jeanne appartenait à cette horde. Ces misérables, en délire, criant ou riant, allaient se jeter sur ces trois femmes et les étouffer ou les déchirer. [...]
— Dépêchez-vous ! Embrochez la ! Voilà l'interne !
L'interne !
Jeanne se sentait, se croyait sauvée. Mais l'apparition même de l'interne était, pour ces cerveaux malades, une vision comme tout le reste. Elles suivaient leurs rêves, - les épileptiques -  furieuses ; les autres, perdues dans leurs chimères, passives. Les filles de service couraient, appelaient, pâles de terreur. II semblait à Jeanne qu'elle entendait ouvrir des portes, appeler au secours, pousser là-bas, de l'autre côté, la grille. Mais si loin ! si loin ! C'était trop loin ! trop loin ! Avant qu'on n'accourût, les trois malheureuses seraient tombées, étouffées, foulées aux pieds, par ces épileptiques.
— Attends ! Attends ! Je te vas trépigner ! criait Thérèse.
Elle ôta rapidement de ses pieds nus ses sabots et les brandissant en l'air, comme deux massues, elle sauta littéralement sur Jeanne avec un grand rire affolé dans ses cheveux épars qui lui fouettaient les joues.
Jeanne vit, au milieu de ces faces atroces, de ces yeux hagards, de ces lèvres qui écumaient, ces deux mains levées, ces deux sabots de buis levés sur son front, et qui allaient lui briser le crâne. […] son regard apercevait, comme dans une vision, la moustache blonde de Paul Combette, et elle entendait la voix du peintre crier à l'aide, menacer de la douche ces malheureuses déchaînées. [...] Il n'avait pas fallu d'ailleurs un autre incident que l'apparition de Combette pour faire tomber, comme un veut d'orage, l'exaspération de ces folles.
Le terrible mot de douche leur arrivant droit comme une menace les faisait fuir brusquement à travers la cour, comme une volée de perdreaux sous un coup de feu. [...] Une heure après, de tout ce tumulte effrayant et inattendu de mémoire de surveillante on n'avait jamais vu pareille chose — il ne restait rien, dans la Section Esquirol. La cour était vide. Les folles reposaient dans leurs cabanons. [...]
Vilandry, avant de rentrer à la salle Sainte-Laure, voulait, sous les arbres du jardin, prendre un peu le frais, se sentant la tête lourde par ce temps d'orage.
Les tilleuls et les marronniers de cette grande promenade solitaire, la Hauteur, où dès marbres apparaissaient, indistincts, entre les troncs l'avaient plus d'une fois vu promener ses songeries.


Documents recueillis par Julie Froudière, docteur ès lettres de l'Université de Nancy 2010

Michel Caire, 2010-2011 ©
Les textes & images publiés sur ce site sont librement téléchargeables pour une consultation à usage privé.
Toute autre utilisation nécessite l'autorisation de l'auteur.