Psychiatrie et littérature

Les galeries de fous

Eugène Sue, Les mystères de Paris, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2005 [1842-1843].

pp. 1190-1217 :
C’était le jour de la mi-carême. Cette date établie, nous conduirons le lecteur à Bicêtre. [...] En arrivant à Bicêtre, on entre d’abord dans une vaste cour plantée de grands arbres, coupée de pelouses vertes ornées en été de plates-bandes de fleurs. Rien de plus riant, de plus calme, de plus salubre que ce promenoir spécialement destiné aux vieillards indigents dont nous avons parlé ; il entoure les bâtiments où se trouvent, au premier étage, de spacieux dortoirs bien aérés, garnis de bons lits, et au rez-de-chaussée des réfectoires d’une admirable propreté, où les pensionnaires de Bicêtre prennent en commun une nourriture saine, abondante, agréable et préparée avec un soin extrême, grâce à la paternelle sollicitude des administrateurs de ce bel établissement. [...] Mais revenons à Bicêtre et disons, pour complètement énumérer les différentes destinations de cet établissement, qu’à l’époque de ce récit les condamnés à mort y étaient conduits après leur jugement. [...]
Nous l’avons dit, rien de plus riant que l’abord de cet édifice lorsqu’en venant de Paris on y entrait par la cour des Pauvres.
Grâce à un printemps hâtif, les ormes et les tilleuls se couvraient déjà de pousses verdoyantes ; les grandes pelouses de gazon étaient d’une fraîcheur extrême, et çà et là les plates-bandes s’émaillaient de perce-neige, de primevères, d’oreilles d’ours aux couleurs vives et variées ; le soleil dorait le sable brillant des allées. Les vieillards pensionnaires, vêtus de houppelandes grises, se promenaient çà et là, ou devisaient, assis sur des bancs : leur physionomie sereine annonçait généralement le calme, la quiétude, ou une sorte d’insouciance tranquille.
Onze heures venaient de sonner à l’horloge lorsque deux fiacres s’arrêtèrent devant la grille extérieure ; de la première voiture descendirent Mme Georges, Germain et Rigolette ; de la seconde, Louise Morel et sa mère. [...] Le concierge de la porte extérieure ayant demandé à Mme Georges ce qu’elle désirait, celle-ci lui répondit que l’un des médecins des salles d’aliénés lui avait donné rendez-vous à onze heures et demie, ainsi qu’aux personnes qui l’accompagnaient. Mme Georges eut le choix d’attendre le docteur soit dans un bureau qu’on lui indiqua, soit dans la grande cour plantée dont nous avons parlé. Elle prit ce dernier parti, s’appuya sur le bras de son fils, et, continuant de causer avec la femme du lapidaire, elle parcourut les allées du jardin. [...] À ce moment Mme Georges se retourna et dit à son fils et à Rigolette :

– Mes enfants, voici le docteur. [...]

Le docteur Herbin, homme d’un âge mûr, avait une physionomie infiniment spirituelle et distinguée, un regard d’une profondeur, d’une sagacité remarquables, et un sourire d’une bonté extrême. Sa voix, naturellement harmonieuse, devenait presque caressante lorsqu’il s’adressait aux aliénés ; aussi la suavité de son accent, la mansuétude de ses paroles semblaient souvent calmer l’irritabilité naturelle de ces infortunés. L’un des premiers il avait substitué, dans le traitement de la folie, la commisération et la bienveillance aux terribles moyens coërcitifs employés autrefois : plus de chaînes, plus de coups, plus de douches, plus d’isolement surtout (sauf quelques cas exceptionnels).
Sa haute intelligence avait compris que la monomanie, que l’insanité, que la fureur s’exaltent par la séquestration et par les brutalités ; qu’en soumettant au contraire les aliénés à la vie commune, mille distractions, mille incidents de tous les moments les empêchent de s’absorber dans une idée fixe, d’autant plus funeste qu’elle est plus concentrée par la solitude et par l’intimidation.
Ainsi, l’expérience prouve que, pour les aliénés, l’isolement est aussi funeste qu’il est salutaire pour les détenus criminels… la perturbation mentale des premiers s’accroissant dans la solitude, de même que la perturbation ou plutôt la subversion morale des seconds s’augmente et devient incurable par la fréquentation de leurs pairs en corruption.
Sans doute, dans plusieurs années, le système pénitentiaire actuel, avec ses prisons en commun, véritables écoles d’infamie, avec ses bagnes, ses chaînes, ses piloris et ses échafauds, paraîtra aussi vicieux, aussi sauvage, aussi atroce que l’ancien traitement qu’on infligeait aux aliénés paraît à cette heure absurde et atroce…
– Monsieur, dit Mme Georges à M. Herbin, j’ai cru pouvoir accompagner mon fils et ma belle-fille, quoique je ne connaisse pas M. Morel. La position de cet excellent homme m’a paru si intéressante que je n’ai pu résister au désir d’assister avec mes enfants au réveil complet de sa raison, qui, vous l’espérez, nous a-t-on dit, lui reviendra ensuite de l’épreuve à laquelle vous allez le soumettre.
– Je compte du moins beaucoup, madame, sur l’impression favorable que doit lui causer la présence de sa fille et des personnes qu’il avait l’habitude de voir.
– Si vous ne craignez pas, madame, dit le docteur Herbin à la mère de Germain, la vue des aliénés, nous traverserons plusieurs cours pour nous rendre au bâtiment extérieur où j’ai jugé à propos de faire conduire Morel et j’ai donné l’ordre ce matin qu’on ne le menât pas à la ferme comme à l’ordinaire.
– À la ferme, monsieur ? dit Mme Georges, il y a une ferme ici ?
– Cela vous surprend, madame ? je le conçois. Oui, nous avons ici une ferme dont les produits sont d’une très-grande ressource pour la maison et qui est mise en valeur par des aliénés.
– Ils y travaillent ? en liberté, monsieur ?
– Sans doute, et le travail, le calme des champs, la vue de la nature, est un de nos meilleurs moyens curatifs… Un seul gardien les y conduit, et il n’y a presque jamais eu d’exemple d’évasion ; ils s’y rendent avec une satisfaction véritable… et le petit salaire qu’ils gagnent sert à améliorer leur sort… à leur procurer de petites douceurs. Mais nous voici arrivés à la porte d’une des cours. Puis, voyant une légère nuance d’appréhension sur les traits de Mme Georges, le docteur ajouta : Ne craignez rien, madame… dans quelques minutes vous serez aussi rassurée que moi.

– Je vous suis, monsieur… Venez, mes enfants.

– Anastasie, dit tout bas M. Pipelet, qui était resté en arrière avec sa femme, quand je songe que si l’infernale poursuite de Cabrion eût duré… ton Alfred devenait fou, et, comme tel, était relégué parmi ces malheureux que nous allons voir vêtus des costumes les plus baroques, enchaînés par le milieu du corps ou enfermés dans des loges comme les bêtes féroces du Jardin des Plantes !
– Ne m’en parle pas, vieux chéri… On dit que les fous par amour sont comme de vrais singes dès qu’ils aperçoivent une femme… Ils se jettent aux barreaux de leurs cages en poussant des roucoulements affreux… Il faut que leurs gardiens les apaisent à grands coups de fouet et en leur lâchant sur la tête des immenses robinets d’eau glacée qui tombent de cent pieds de haut… et ça n’est pas de trop pour les rafraîchir.
– Anastasie, ne vous approchez pas trop des cages de ces insensés, dit gravement Alfred ; un malheur est si vite arrivé !
– Sans compter que ça ne serait pas généreux de ma part d’avoir l’air de les narguer, car, après tout, ajouta Anastasie avec mélancolie, c’est nos attraits qui rendent les hommes comme ça. Tiens, je frémis, mon Alfred, quand je pense que si je t’avais refusé ton bonheur, tu serais probablement, à l’heure qu’il est, fou d’amour comme un de ces enragés… que tu serais à te cramponner aux barreaux de ta cage aussitôt que tu verrais une femme, et à rugir après, pauvre vieux chéri… toi qui, au contraire, t’ensauves dès qu’elles t’agacent.
– Ma pudeur est ombrageuse, c’est vrai, et je ne m’en suis pas mal trouvé. Mais, Anastasie, la porte s’ouvre, je frissonne… Nous allons voir d’abominables figures, entendre des bruits de chaînes et des grincements de dents…
M. et Mme Pipelet n’ayant pas, ainsi qu’on le voit, entendu la conversation du docteur Herbin, partageaient les préjugés populaires qui existent encore à l’endroit des hospices d’aliénés, préjugés qui, du reste, il y a quarante ans, étaient d’effroyables réalités.
La porte de la cour s’ouvrit.
Cette cour, formant un long parallélogramme, était plantée d’arbres, garnie de bancs ; de chaque côté régnait une galerie d’une étrange construction ; des cellules largement aérées avaient accès sur cette galerie ; une cinquantaine d’hommes, uniformément vêtus de gris, se promenaient, causaient, ou restaient silencieux et contemplatifs, assis au soleil.
Rien ne contrastait davantage avec l’idée qu’on se fait ordinairement des excentricités de costume et de la singularité physiognomonique des aliénés ; il fallait même une longue habitude d’observation pour découvrir sur beaucoup de ces visages les indices certains de la folie.
À l’arrivée du docteur Herbin, un grand nombre d’aliénés se pressèrent autour de lui, joyeux et empressés, en lui tendant leurs mains avec une touchante expression de confiance et de gratitude, à laquelle il répondit cordialement en leur disant :
– Bonjour, bonjour, mes enfants.
Quelques-uns de ces malheureux, trop éloignés du docteur pour lui prendre la main, vinrent l’offrir avec une sorte d’hésitation craintive aux personnes qui l’accompagnaient.
– Bonjour, mes amis, leur dit Germain en leur serrant la main avec une bonté qui semblait les ravir.
– Monsieur, dit Mme Georges au docteur, est-ce que ce sont des fous ?

– Ce sont à peu près les plus dangereux de la maison, dit le docteur en souriant. On les laisse ensemble le jour ; seulement, la nuit on les renferme dans des cellules dont vous voyez les portes ouvertes.

– Comment ! ces gens sont complètement fous ?… Mais quand sont-ils donc furieux ?…
– D’abord… dès le début de leur maladie, quand on les amène ici ; puis peu à peu le traitement agit, la vue de leurs compagnons les calme, les distrait… la douceur les apaise, et leurs crises violentes, d’abord fréquentes, deviennent de plus en plus rares… Tenez, en voici un des plus méchants.
C’était un homme robuste et nerveux, de quarante ans environ, aux longs cheveux noirs, au grand front bilieux, au regard profond, à la physionomie des plus intelligentes. Il s’approcha gravement du docteur et lui dit d’un ton d’exquise politesse, quoique se contraignant un peu :
– Monsieur le docteur, je dois avoir à mon tour le droit d’entretenir et de promener l’aveugle ; j’aurai l’honneur de vous faire observer qu’il y a une injustice flagrante à priver ce malheureux de ma conversation pour le livrer… (et le fou sourit avec une dédaigneuse amertume) aux stupides divagations d’un idiot complètement étranger, je crois ne rien hasarder, complètement étranger aux moindres notions d’une science quelconque, tandis que ma conversation distrairait l’aveugle. Ainsi, ajouta-t-il avec une extrême volubilité, je lui aurais dit mon avis sur les surfaces isothermes et orthogonales, lui faisant remarquer que les équations aux différences partielles, dont l’interprétation géométrique se résume en deux faces orthogonales, ne peuvent être intégrées généralement à cause de leur complication. Je lui aurais prouvé que les surfaces conjuguées sont nécessairement toutes isothermes, et nous aurions cherché ensemble quelles sont les surfaces capables de composer un système triplement isotherme… Si je ne me fais pas illusion, monsieur… comparez cette récréation aux stupidités dont on entretient l’aveugle, ajouta l’aliéné en reprenant haleine, et dites-moi si ce n’est pas un meurtre de le priver de mon entretien ?
– Ne prenez pas ce qu’il vient de dire, madame, pour les élucubrations d’un fou, dit tout bas le docteur ; il aborde ainsi parfois les plus hautes questions de géométrie ou d’astronomie avec une sagacité qui ferait honneur aux savants les plus illustres… Son savoir est immense. Il parle toutes les langues vivantes ; mais il est, hélas ! martyr du désir et de l’orgueil du savoir ; il se figure qu’il a absorbé toutes les connaissances humaines en lui seul, et qu’en le retenant ici on replonge l’humanité dans les ténèbres de la plus profonde ignorance.
Le docteur reprit tout haut à l’aliéné, qui semblait attendre sa réponse avec une respectueuse anxiété :
– Mon cher monsieur Charles, votre réclamation me semble de toute justice, et ce pauvre aveugle, qui, je crois, est muet, mais heureusement n’est pas sourd, goûterait un charme infini à la conversation d’un homme aussi érudit que vous. Je vais m’occuper de vous faire rendre justice.
– Du reste, vous persistez toujours, en me retenant ici, à priver l’univers de toutes les connaissances humaines que je me suis appropriées en me les assimilant, dit le fou en s’animant peu à peu et en commençant à gesticuler avec une extrême agitation.
– Allons, allons, calmez-vous, mon bon monsieur Charles. Heureusement l’univers ne s’est pas encore aperçu de ce qui lui manquait ; dès qu’il réclamera, nous nous empresserons de satisfaire à sa réclamation ; en tout état de cause, un homme de votre capacité, de votre savoir, peut toujours rendre de grands services.
– Mais je suis pour la science ce qu’était l’arche de Noé pour la nature physique, s’écria-t-il en grinçant des dents et l’œil égaré.
– Je le sais, mon cher ami.
– Vous voulez mettre la lumière sous le boisseau ! s’écria-t-il en fermant les poings. Mais alors je vous briserai comme verre, ajouta-t-il d’un air menaçant, le visage empourpré de colère et les veines gonflées à se rompre.
– Ah ! monsieur Charles, répondit le docteur en attachant sur l’insensé un regard calme, fixe, perçant, et donnant à sa voix un accent caressant et flatteur, je croyais que vous étiez le plus grand savant des temps modernes…
– Et passés ! s’écria le fou, oubliant tout à coup sa colère pour son orgueil.
– Vous ne me laissez pas achever… que vous étiez le plus grand savant des temps passés… présents…

– Et futurs… ajouta le fou avec fierté.

– Oh ! le vilain bavard, qui m’interrompt toujours, dit le docteur en souriant et en lui frappant amicalement sur l’épaule. Ne dirait-on pas que j’ignore toute l’admiration que vous inspirez et que vous méritez !… Voyons, allons voir l’aveugle… conduisez-moi près de lui.
– Docteur, vous êtes un brave homme ; venez, venez, vous allez voir ce qu’on l’oblige d’écouter quand je pourrais lui dire de si belles choses, reprit le fou complètement calmé en marchant devant le docteur d’un air satisfait.
– Je vous l’avoue, monsieur, dit Germain, qui s’était rapproché de sa mère et de sa femme, dont il avait remarqué l’effroi lorsque le fou avait parlé et gesticulé violemment ; un moment, j’ai craint une crise.
– Eh ! mon Dieu, monsieur, autrefois, au premier mot d’exaltation, au premier geste de menace de ce malheureux, les gardiens se fussent jetés sur lui ; on l’eût garrotté, battu, inondé de douches, une des plus atroces tortures que l’on puisse rêver… Jugez de l’effet d’un tel traitement sur une organisation énergique et irritable, dont la force d’expansion est d’autant plus violente qu’elle est plus comprimée. Alors il serait tombé dans un de ces accès de rage effroyables qui défiaient les étreintes les plus puissantes, s’exaspéraient par leur fréquence et devenaient presque incurables ; tandis que, vous le voyez, en ne comprimant pas d’abord cette effervescence momentanée ou en la détournant à l’aide de l’excessive mobilité d’esprit que l’on remarque chez beaucoup d’insensés, ces bouillonnements éphémères s’apaisent aussi vite qu’ils s’élèvent.
– Et quel est donc cet aveugle dont il parle, monsieur ? est-ce une illusion de son esprit ? demanda Mme Georges.
– Non, madame, c’est une histoire fort étrange, répondit le docteur. Cet aveugle a été pris dans un repaire des Champs-Élysées, où l’on a arrêté une bande de voleurs et d’assassins ; on a trouvé cet homme enchaîné au milieu d’un caveau souterrain, à côté du cadavre d’une femme si horriblement mutilé qu’on n’a pu la reconnaître.
– Ah ! c’est affreux… dit Mme Georges en frissonnant.
– Cet homme est d’une épouvantable laideur, toute sa figure est corrodée par le vitriol. Depuis son arrivée ici il n’a pas prononcé une parole. Je ne sais s’il est réellement muet, ou s’il affecte le mutisme. Par un singulier hasard, les seules crises qu’il ait eues se sont passées pendant mon absence, et toujours la nuit. Malheureusement toutes les demandes qu’on lui adresse restent sans réponse, et il est impossible d’avoir aucun renseignement sur sa position ; ses accès semblent causés par une fureur dont la cause est impénétrable, car il ne prononce pas une parole. Les autres aliénés ont pour lui beaucoup d’attentions ; ils guident sa marche et ils se plaisent à l’entretenir, hélas ! selon le degré de leur intelligence. Tenez… le voici…
Toutes les personnes qui accompagnaient le médecin reculèrent d’horreur à la vue du Maître d’école, car c’était lui. Il n’était pas fou, mais il contrefaisait le muet et l’insensé. Il avait massacré la Chouette, non dans un accès de folie, mais dans un accès de fièvre chaude pareil à celui dont il avait déjà été frappé lors de sa terrible vision à la ferme de Bouqueval.
Ensuite de son arrestation à la taverne des Champs-Élysées, sortant de son délire passager, le Maître d’école s’était éveillé dans une des cellules du dépôt de la Conciergerie où l’on enferme provisoirement les insensés. Entendant dire autour de lui : « C’est un fou furieux », il résolut de continuer de jouer ce rôle, et s’imposa un mutisme complet afin de ne pas se compromettre par ses réponses, dans le cas où l’on douterait de son insanité prétendue.

Ce stratagème lui réussit. Conduit à Bicêtre, il simula de temps à autre de violents accès de fureur, ayant toujours soin de choisir la nuit pour ces manifestations, afin d’échapper à la pénétrante observation du médecin en chef, le chirurgien de garde, éveillé et appelé à la hâte, n’arrivant presque jamais qu’à l’issue ou à la fin de la crise. [...] Il espérait donc rester toujours à Bicêtre, en continuant son rôle de fou et de muet. Oui, toujours, tel était alors l’unique vœu, le seul désir de cet homme, grâce à l’impuissance de nuire qui paralysait ses méchants instincts. Grâce à l’isolement profond où il avait vécu dans le caveau de Bras-Rouge, le remords, on le sait, s’était peu à peu emparé de cette âme de fer.

À force de concentrer son esprit dans une incessante méditation, le souvenir de ses crimes passés, privé de toute communication avec le monde extérieur, ses idées finissaient souvent par prendre un corps, par s’imager dans son cerveau, ainsi qu’il l’avait dit à la Chouette ; alors lui apparaissaient quelquefois les traits de ses victimes ; mais ce n’était pas là de la folie, c’était la puissance du souvenir porté à sa dernière expression.
Ainsi cet homme, encore dans la force de l’âge, d’une constitution athlétique, cet homme qui devait sans doute vivre encore de longues années, cet homme qui jouissait de toute la plénitude de sa raison, devait passer ces longues années parmi les fous, dans un mutisme complet, sinon, s’il était découvert, on le conduisait à l’échafaud pour ses nouveaux meurtres, ou on le condamnait à une réclusion perpétuelle parmi des scélérats pour lesquels il ressentait une horreur qui s’augmentait en raison de son repentir.
Le Maître d’école était assis sur un banc ; une forêt de cheveux grisonnants couvraient sa tête hideuse et énorme ; accoudé sur un de ses genoux, il appuyait son menton dans sa main. Quoique ce masque affreux fût privé de regard, que deux trous remplaçassent son nez, que sa bouche fût difforme, un désespoir écrasant, incurable, se manifestait encore sur ce visage monstrueux.
Un aliéné d’une figure triste, bienveillante et juvénile, agenouillé devant le Maître d’école, tenait sa robuste main entre les siennes, le regardait avec bonté, et d’une voix douce répétait incessamment ces seuls mots : « Des fraises… des fraises… des fraises… »
– Voilà pourtant, dit gravement le fou savant, la seule conversation que cet idiot sache tenir à l’aveugle. Si chez lui les yeux du corps sont fermés, ceux de l’esprit sont sans doute ouverts, et il me saura gré de me mettre en communication avec lui.
– Je n’en doute pas, dit le docteur pendant que le pauvre insensé à figure mélancolique contemplait l’abominable figure du Maître d’école, avec compassion et répétait de sa voix douce : « Des fraises… des fraises… des fraises… »
– Depuis son entrée ici, ce pauvre fou n’a pas prononcé d’autres paroles que celles-là, dit le docteur à Mme Georges, qui regardait le Maître d’école avec horreur ; quel événement se rattache à ces mots, les seuls qu’il dise… c’est ce que je n’ai pu pénétrer… […] Qu’avez-vous ? Quel chagrin vous afflige ? demanda le docteur. Le Maître d’école, sans répondre, cacha son visage dans ses mains.
– Nous n’en obtiendrons rien, dit le docteur.
– Laissez-moi faire, je vais le consoler, reprit le fou savant d’un air grave et prétentieux. Je vais lui démontrer que tous les genres de surfaces orthogonales dans lesquelles les trois systèmes sont isothermes sont : 1° ceux des surfaces du second ordre ; 2° ceux des ellipsoïdes de révolution autour du petit axe et du grand axe ; 3° ceux… Mais, au fait, non, reprit le fou en se ravisant et réfléchissant ; je l’entretiendrai du système planétaire. Puis, s’adressant au jeune aliéné toujours agenouillé devant le Maître d’école : – Ôte-toi de là… avec tes fraises…
– Mon garçon, dit le docteur au jeune fou, il faut que chacun de vous conduise et entretienne à son tour ce pauvre homme… Laissez votre camarade prendre votre place…

Le jeune aliéné obéit aussitôt, se leva, regarda timidement le docteur de ses grands yeux bleus, lui témoigna sa déférence par un salut, fit un signe d’adieu au Maître d’école et s’éloigna en répétant d’une voix plaintive : « Des fraises… des fraises… » [...]

Malgré la tristesse que lui avait inspirée la vue des aliénés, Mme Georges ne put s’empêcher de s’arrêter un moment en passant devant une cour grillée où étaient enfermés les idiots incurables.
Pauvres êtres, qui souvent n’ont pas même l’instinct de la bête et dont on ignore presque toujours l’origine ; inconnus de tous et d’eux-mêmes… Ils traversent ainsi la vie, absolument étrangers aux sentiments, à la pensée, éprouvant seulement les besoins animaux les plus limités…
Le hideux accouplement de la misère et de la débauche, au plus profond des bouges les plus infects, cause ordinairement cet effroyable abâtardissement de l’espèce… qui atteint en général les classes pauvres.
Si généralement la folie ne se révèle pas tout d’abord à l’observateur superficiel par la seule inspection de la physionomie de l’aliéné, il n’est que trop facile de reconnaître les caractères physiques de l’idiotisme.
Le docteur Herbin n’eut pas besoin de faire remarquer à Mme Georges l’expression d’abrutissement sauvage, d’insensibilité stupide ou d’ébahissement imbécile qui donnait aux traits de ces malheureux une expression à la fois hideuse et pénible à voir. Presque tous étaient vêtus de longues souquenilles sordides en lambeaux : car, malgré toute la surveillance possible, on ne peut empêcher ces êtres, absolument privés d’instinct et de raison, de lacérer, de souiller leurs vêtements en rampant, en se roulant comme des bêtes dans la fange des cours où ils restent pendant le jour.
Les uns, accroupis dans les coins les plus obscurs d’un hangar qui les abritait, pelotonnés, ramassés sur eux-mêmes comme des animaux dans leurs tanières, faisaient entendre une sorte de râlement sourd et continuel.
D’autres, adossés au mur, debout, immobiles, muets, regardaient fixement le soleil.
Un vieillard d’une obésité difforme, assis sur une chaise de bois, dévorait sa pitance avec une voracité animale, en jetant de côté et d’autre des regards obliques et courroucés.
Ceux-ci marchaient circulairement et en hâte dans un tout petit espace qu’ils se limitaient. Cet étrange exercice durait des heures entières sans interruption.
Ceux-là, assis par terre, se balançaient incessamment en jetant alternativement le haut de leur corps en avant et en arrière, n’interrompant ce mouvement d’une monotonie vertigineuse que pour rire aux éclats, de ce rire strident, guttural de l’idiotisme.
D’autres enfin, dans un complet anéantissement, n’ouvraient les yeux qu’aux heures du repas, et restaient inertes, inanimés, sourds, muets, aveugles, sans qu’un cri, sans qu’un geste annonçât leur vitalité.
L’absence complète de communication verbale ou intelligente est un des caractères les plus sinistrés d’une réunion d’idiots ; au moins, malgré l’incohérence de leurs paroles et de leurs pensées, les fous se parlent, se reconnaissent, se recherchent ; mais entre les idiots il règne une indifférence stupide, un isolement farouche. Jamais on ne les entend prononcer une parole articulée ; ce sont de temps à autre quelques rires sauvages ou des gémissements et des cris qui n’ont rien d’humain. À peine un très-petit nombre d’entre eux reconnaissent-ils leurs gardiens. Et pourtant, répétons-le avec admiration, par respect pour la créature, ces infortunés, qui semblent ne plus appartenir à notre espèce, et pas même à l’espèce animale, par le complet anéantissement de leurs facultés intellectuelles ; ces êtres, incurablement frappés, qui tiennent plus du mollusque que de l’être animé, et qui souvent traversent ainsi tous les âges d’une longue carrière, sont entourés de soins recherchés et d’un bien-être dont ils n’ont pas même la conscience.

Sans doute, il est beau de respecter ainsi le principe de la dignité humaine jusque dans ces malheureux qui de l’homme n’ont plus que l’enveloppe ; mais, répétons-le toujours, on devrait songer aussi à la dignité de ceux qui, doués de toute leur intelligence, remplis de zèle, d’activité, sont la force vive de la nation ; leur donner conscience de cette dignité en l’encourageant, en la récompensant lorsqu’elle s’est manifestée par l’amour du travail, par la résignation, par la probité ; ne pas dire enfin, avec un égoïsme semi-orthodoxe : « Punissons ici-bas, Dieu récompensera là-haut. »

Disons à ce propos qu’il est impossible de voir sans une profonde admiration pour les intelligences charitables qui ont combiné ces recherches de propreté hygiénique, de voir, disons-nous, les dortoirs et les lits consacrés aux idiots. Quand on pense qu’autrefois ces malheureux croupissaient dans une paille infecte, et qu’à cette heure, ils ont des lits excellents, maintenus dans un état de salubrité parfaite par des moyens vraiment merveilleux, on ne peut, encore une fois, que glorifier ceux qui se sont voués à l’adoucissement de telles misères. Là, nulle reconnaissance à attendre, pas même la gratitude de l’animal pour son maître. C’est donc le bien seulement fait pour le bien au saint nom de l’humanité ; et cela n’en est que plus digne, que plus grand. On ne saurait donc trop louer MM. les administrateurs et médecins de Bicêtre, dignement soutenus d’ailleurs par la haute et juste autorité du célèbre docteur Ferrus, chargé de l’inspection générale des hospices d’aliénés, et auquel on doit l’excellente loi sur les aliénés, loi basée sur ses savantes et profondes observations. [NDA]

– Pauvres gens ! dit Mme Georges en suivant le docteur, après avoir jeté un dernier regard dans la cour des idiots, qu’il est triste de songer qu’il n’y a aucun remède à leurs maux !
– Hélas ! aucun, madame, répondit le docteur, surtout arrivés à cet âge ; car maintenant, grâce aux progrès de la science, les enfants idiots reçoivent une sorte d’éducation qui développe au moins l’atome d’intelligence incomplète dont ils sont quelquefois doués. Nous avons ici une école, dirigée avec autant de persévérance que de patience éclairée, qui offre déjà des résultats on ne peut plus satisfaisants : par des moyens très-ingénieux et exclusivement appropriés à leur état, on exerce à la fois le physique et le moral de ces pauvres enfants, et beaucoup parviennent à connaître les lettres, les chiffres, à se rendre compte des couleurs ; on est même arrivé à leur apprendre à chanter en chœur, et je vous assure, madame, qu’il y a une sorte de charme étrange, à la fois triste et touchant, à entendre ces voix étonnées, plaintives, quelquefois douloureuses, s’élever vers le ciel dans un cantique dont presque tous les mots, quoique français, leur sont inconnus. Mais nous voici arrivés au bâtiment où se trouve Morel. J’ai recommandé qu’on le laissât seul ce matin, afin que l’effet que j’espère produire sur lui eût une plus grande action.
– Et quelle est donc cette folie, monsieur ? dit tout bas Mme Georges au docteur, afin de n’être pas entendue de Louise.
– Il s’imagine que s’il n’a pas gagné treize cents francs dans sa journée pour payer une dette contractée envers un notaire nommé Ferrand, Louise doit mourir sur l’échafaud pour crime d’infanticide. […] Mais veuillez m’attendre un moment avec ces braves gens. Je vais voir comment se trouve Morel.
Puis s’adressant à la fille du lapidaire :
– Je vous en prie, Louise, soyez bien attentive. Au moment où je crierai : « Venez ! », paraissez aussitôt, mais seule… Quand je dirai une seconde fois : « Venez ! », les autres personnes entreront avec vous…
– Ah ! monsieur, le cœur me manque, dit Louise en essuyant ses larmes. Pauvre père… Si cette épreuve était inutile !…
– J’espère qu’elle le sauvera. Depuis longtemps je la ménage… Allons, rassurez-vous, et songez à mes recommandations.
Et le docteur, quittant les personnes qui l’accompagnaient, entra dans une chambre dont les fenêtres grillées ouvraient sur un jardin.
Grâce au repos, à un régime salubre, aux soins dont on l’entourait, les traits de Morel le lapidaire n’étaient plus pâles, hâves et creusés par une maigreur maladive. Son visage plein, légèrement coloré, annonçait le retour de la santé ; mais un sourire mélancolique, une certaine fixité qui souvent encore immobilisait son regard, annonçaient que sa raison n’était pas encore complètement rétablie.
Lorsque le docteur entra, Morel, assis et courbé devant une table, simulait l’exercice de son métier de lapidaire en disant :
– Treize cents francs… treize cents francs… ou sinon Louise sur l’échafaud… treize cents francs… Travaillons… travaillons… travaillons…
Cette aberration, dont les accès étaient d’ailleurs de moins en moins fréquents, avait toujours été le symptôme primordial de sa folie. Le médecin, d’abord contrarié de trouver Morel en ce moment sous l’influence de sa monomanie, espéra bientôt faire servir cette circonstance à son projet. Il prit dans sa poche une bourse contenant soixante-cinq louis qu’il y avait placés d’avance, versa cet or dans sa main et dit brusquement à Morel qui, profondément absorbé par son simulacre de travail, ne s’était pas aperçu de l’arrivée du docteur :
– Mon brave Morel… assez travaillé… Vous avez enfin gagné les treize cents francs qu’il vous faut pour sauver Louise… les voilà…
Et le docteur jeta sur la table la poignée d’or.
– Louise est sauvée ! s’écria le lapidaire en ramassant l’or avec rapidité. Je cours chez le notaire.
Et se levant précipitamment il courut vers la porte.
– Venez ! cria le docteur avec une vive angoisse, car la guérison instantanée du lapidaire pouvait dépendre de cette première impression.
À peine eut-il dit : « Venez ! » que Louise parut à la porte, au moment même où son père s’y présentait. Morel, stupéfait, recula deux pas en arrière et laissa tomber l'or qu’il tenait.
Pendant quelques minutes il contempla Louise dans un ébahissement profond, ne la reconnaissant pas encore. Il semblait pourtant tâcher de rappeler ses souvenirs ; puis, se rapprochant d’elle peu à peu, il la regarda avec une curiosité inquiète et craintive.
Louise, tremblante d’émotion, contenait difficilement ses larmes, pendant que le docteur, lui recommandant par un geste de rester muette, épiait, attentif et silencieux, les moindres mouvements de la physionomie du lapidaire. Celui-ci, toujours penché vers sa fille, commença de pâlir : il passa ses deux mains sur son front inondé de sueur ; puis, faisant un nouveau pas vers elle, il voulut lui parler ; mais sa voix expira sur ses lèvres, sa pâleur augmenta, et il regarda autour de lui avec surprise, comme s’il sortait peu à peu d’un songe.
– Bien… bien…, dit tout bas le docteur à Louise, c’est bon signe… quand je dirai : « Venez », jetez-vous dans ses bras en l’appelant votre père.
Le lapidaire porta les mains sur sa poitrine en se regardant, si cela se peut dire, des pieds à la tête, comme pour se bien convaincre de son identité. Ses traits exprimaient une incertitude douloureuse ; au lieu d’attacher ses yeux sur sa fille, il semblait vouloir se dérober à sa vue. Alors, il se dit à voix basse, d’une voix entrecoupée :
– Non !… non !… un songe… où suis-je ?… impossible !… un songe… ce n’est pas elle… Puis voyant les pièces d’or éparses sur le plancher : Et cet or… je ne me rappelle pas… Je m’éveille donc ?… la tête me tourne… je n’ose pas regarder… j’ai honte… ce n’est pas Louise…
– Venez, dit le docteur à voix haute.
– Mon père… reconnaissez-moi donc, je suis Louise… votre fille !… s’écria-t-elle fondant en larmes et en se jetant dans les bras du lapidaire, au moment où entraient la femme de Morel, Rigolette, Mme Georges, Germain et les Pipelet.
– Oh ! mon Dieu ! disait Morel, que Louise accablait de caresses, où suis-je ? que me veut-on ? que s’est-il passé ? je ne peux pas croire…
Puis, après quelques instants de silence, il prit brusquement entre ses deux mains la tête de Louise, la regarda fixement et s’écria, après quelques instants d’émotion croissante :
– Louise !…
– Il est sauvé ! dit le docteur.
– Mon mari… mon pauvre Morel !… s’écria la femme du lapidaire en venant se joindre à Louise.
– Ma femme ! reprit Morel, ma femme et ma fille ! […] Mais où suis-je ?… comment suis-je ici ? depuis combien de temps… et pourquoi … je ne me rappelle pas bien…
– Vous avez été si malade, monsieur, lui dit le docteur, qu’on vous a transporté ici… à la campagne. Vous avez eu une fièvre très-violente, le délire. […] Votre maladie s’était compliquée d’une absence de mémoire, dit le médecin. La vue de votre fille, de votre femme, de vos amis, vous l’a rendue.
– Et chez qui suis-je donc ici ?
– Chez un ami de M. Rodolphe, se hâta de dire Germain ; on avait songé que le changement d’air vous serait utile.
– À merveille, dit tout bas le docteur ; et s’adressant à un surveillant il ajouta : Envoyez le fiacre au bout de la ruelle du jardin, afin qu’il n’ait pas à traverser les cours et à sortir par la grande porte.
Ainsi que cela arrive quelquefois dans les cas de folie, Morel n’avait aucunement le souvenir et la conscience de l’aliénation dont il avait été atteint.
Quelques moments après, appuyé sur le bras de sa femme, de sa fille, et accompagné d’un élève chirurgien que, pour plus de prudence, le docteur avait commis à sa surveillance jusqu’à Paris, Morel montait en fiacre et quittait Bicêtre sans soupçonner qu’il y avait été enfermé comme fou.

  • Vous croyez ce pauvre homme complètement guéri ? disait Mme Georges au docteur, qui la reconduisait jusqu’à la grande porte de Bicêtre.

 Je le crois, madame, et j’ai voulu exprès le laisser sous l’heureuse influence de ce rapprochement avec sa famille : j’aurais craint de l’en séparer. Du reste l’un de mes élèves ne le quittera pas et indiquera le régime à suivre. Tous les jours j’irai le visiter jusqu’à ce que sa guérison soit tout à fait consolidée ; car non-seulement il m’intéresse beaucoup, mais il m’a encore été très-particulièrement recommandé, à son entrée à Bicêtre, par le chargé d’affaires du grand-duché de Gerolstein.
Germain et sa mère échangèrent un coup d’œil significatif.

  • Je vous remercie, monsieur, dit Mme Georges, de la bonté avec laquelle vous avez bien voulu me faire visiter ce bel établissement, et je me félicite d’avoir assisté à la scène touchante que votre savoir avait si habilement prévue et annoncée.

 Et moi, madame, je me félicite doublement de ce succès, qui rend un si excellent homme à la tendresse de sa famille.

Encore tout émus de ce qu’ils venaient de voir, Mme Georges, Rigolette et Germain reprirent le chemin de Paris, ainsi que M. et Mme Pipelet.

Cette école est encore une des institutions les plus curieuses et les plus intéressantes. [NDA]




Paul Féval, Le dernier vivant, t. 1, Les ciseaux de l'accusée, Paris, E. Dentu, 1873

pp. 24-36 :
Ce fut neuf ou dix mois après son mariage, le 22 juillet 1866, que M. Louaisot me fournit l’adresse de Lucien à la maison de santé du Dr Chapart.
Quand le garçon à mine d’infirmier m’ouvrit la chambre du n°9, il pouvait être dix heures du matin. Le déjeuner fumait sur la table à laquelle Lucien tournait le dos, occupé qu’il était à regarder par la fenêtre.
Je ne connais pas beaucoup de paysages comparables à celui qu’on embrasse, par une belle matinée d’été, des vilaines petites croisées, ouvertes sur les derrières de la maison de santé du Dr Chapart. (Système Chapart, sirop Chapart, liqueur Chapart pour usage externe. On donne la brochure.)
Ce paysage fut la première chose que je vis en entrant. Il me frappa. Je découvrais la ville immense, enveloppée d’une brume diaphane dans un lointain qui poudroyait de lumière. Les dômes et les clochers, les pavillons et les tours semblaient nager au-dessus de ce brouillard aux ondes nacrées de gris, de rose et d’or tandis qu’à perte de vue, les campagnes de l’ouest et du sud relevaient brusquement leurs contours, détachés sur l’azur laiteux de l’horizon.
Je n’eus qu’un coup d’œil pour ce paysage, car Lucien Thibaut, appuyé sur la barre de la fenêtre, se redressa au bruit de mon entrée et se retourna lentement vers moi.
Tout le reste disparut à mes yeux. Je demeurai tout entier en proie au sentiment d’angoisse qui s’empara de moi à sa vue.
Angoisse ? Pourquoi ? Ce mot peint-il ma pensée ? Dit-il trop ou ne dit-il pas assez ?
Je retrouvais Lucien rajeuni, après ces dix années qui faisaient juste le tiers de notre âge à tous les deux.
L’homme de trente ans m’apparut sous un aspect plus juvénile que l’adolescent achevant sa vingtième année.
Telle fut mon impression bien marquée. Cela me serra le cœur.
Ses traits avaient subi une sorte d’effacement ; son teint était plus clair et presque transparent. Tout en lui était affaibli et comme amoindri. Il y avait une insouciance d’enfant dans la souriante placidité de sa physionomie [...] Rien de tout cela n’était précisément de nature à vous serrer le cœur. Et pourtant, quand il me regarda, j’éprouvai d’une façon très nette le contrecoup d’une douleur sourde, mais terrible.
J’eus froid.
Et j’eus peur.
Il me tendit la main comme si nous nous fussions séparés de la veille. Son regard ne laissait percer ni émotion ni surprise.
– Te voilà, me dit-il, tu viens tard.
Puis, désignant du doigt le panorama de la grande ville, noyé dans les lumières de son brouillard, il ajouta :
– Depuis que je demeure ici, Paris a encore grandi. Tiens, vois, sur la gauche, là-bas, au bout du troisième jardin, voilà deux maisons neuves qui percent les arbres. La semaine dernière on ne les apercevait pas, la semaine prochaine nous verrons un drapeau sur leur toiture. Paris pousse vite, mais Paris a beau grandir, grandir, je l’embrasse d’un coup d’œil. C’est à la lettre, regarde plutôt ! Il n’y a pas un autre endroit comme celui-ci : rien ne m’échappe. Je suis venu ici pour la chercher. Penses-tu que je la retrouverai ?
Ses yeux se détournèrent de moi et il reprit un peu plus bas :
– Comment vas-tu ce matin ?
Ayant dit cela, il secoua ma main avec cette cordialité paisible des gens qui se rencontrent tous les jours. Je n’avais pas encore ouvert la bouche.
Malgré moi, j’interrogeais son visage et c’était là peut-être ce qui avait détourné de moi ses yeux. Je cherchais en lui quelque signe de maladie, car j’eusse presque désiré le retrouver malade.
Mais rien. Ses lèvres étaient fraîches ; ses joues ne me paraissaient ni trop rouges, ni trop pâles ; son front s’éclairait, à la fois poli et mat, comme celui d’une fillette. […] À part la furtive œillade qu’il venait de me lancer, toute sa physionomie peignait la sérénité et même l’indifférence.
Quant à moi, la vague impression de terreur qui me poursuivait depuis mon entrée, prit un corps. La pensée me vint qu’il était fou. Et, aussitôt né, ce soupçon prit les proportions d’une certitude. [...] Ses grands yeux de malade qui brillaient d’un fugitif éclair s’étaient fixés tout à coup quelque part dans le lointain de Paris. J’essayai de suivre leur direction, mais je ne vis rien, sinon le paysage parisien à la fois resplendissant et confus.
– Quand tu verras Lucien, tu reconnaîtras cela d’un coup d’œil : il n’a plus d’âme.
Était-ce là l’explication de ce grand poids qui, depuis mon arrivée, m’oppressait le cœur si lourdement ? Et fallait-il croire à cette définition que la folie donnait d’elle-même ? Le malade poursuivit tranquillement.
– C’est là le mal de Lucien. Les médecins l’ont traité et le traitent encore pour ceci ou pour cela. Des misères ! Moi, je ne suis pas médecin, mais j’ai la certitude que nous le guéririons en lui rendant son âme. Il eut son bon rire d’autrefois, dont la sonore douceur mouilla ma paupière.
Et il se mit à déclamer de sa voix pleine d’harmonie les strophes italiennes où Arioste raconte le voyage d’Astolphe dans la lune, à la recherche de l’âme de Roland.
– À présent, ajouta-t-il d’un ton dogmatique et en secouant la tête, ce n’est plus dans la lune que les âmes se cachent : les âmes, comme Jeanne, c’est là !
Son doigt tendu montrait Paris. […]

Je touchai Lucien, il ouvrit aussitôt les yeux et passa la main sur son front baigné de sueur.
J’hésitai ne sachant s’il fallait parler le premier.
Quand son regard tomba sur moi, il eût l’air profondément surpris.
– Geoffroy ! prononça-t-il à voix basse, Geoffroy de Rœux ! à Paris !
Sa physionomie, en ce moment, avait subi une transformation tout à fait extraordinaire. Il ne lui restait rien de cette joliesse enfantine et presque féminine, qui m’avait étonné naguère et surtout chagriné. C’était un homme, à cette heure. Il avait l’air très souffrant, mais froid et ferme. Il me tendit la main.
– Je n’espérais plus vous voir, Geoffroy, me dit-il. Je vous ai longtemps attendu.
Manifestement, il ne se souvenait pas de m’avoir vu tout à l’heure.
Ceci rentre dans l’ordre des faits admis scientifiquement.
Les médecins aliénistes professent, en effet, que les malades du cerveau ont deux mémoires. Aux heures lucides, ils ne se souviennent jamais de ce qui a eu lieu pendant la crise. Pendant la crise ils oublient profondément ce qui s’est passé dans les heures lucides. [...] Je ne suis pas un docteur, mais deux circonstances de ma vie, l’une et l’autre bien funestes, m’ont donné quelque expérience des affections mentales. Je fus moins étonné que ne l’eussent été les purs profanes à la vue du changement vraiment extraordinaire que deux heures de fiévreux sommeil avaient produit chez mon malheureux ami.
– Tu es encore tout jeune, me dit-il en parcourant ma personne d’un bon regard affectueux, car je vais te tutoyer, moi aussi, puisque tu as commencé. Moi, j’ai bien vieilli, n’est-ce pas !
– Toi, tu es un malade, répondis-je, et je compte bien te guérir.
Il sourit encore, mais moins franchement.
– […] As-tu déjà vu le docteur ? ou sa femme ? ou leur fille ? Réponds franc : lequel des trois s’est chargé de te dire que je suis fou ?
Cette dernière question lâchée à brûle pourpoint, ne laissa pas de m’embarrasser beaucoup. Lucien vint lui-même à mon secours gaiement et avec une présence d’esprit pleine de finesse.
– Je vois qu’on ne t’a rien dit, reprit-il, je vais donc te renseigner moi-même. Ce sont d’assez braves gens, ici. Le docteur aime l’argent, sa femme adore l’argent, sa fille idolâtre l’argent : c’est une famille très unie. On me soigne juste pour mon argent et je n’en demande pas davantage. Je passe pour fou. C’est peut-être vrai.


Émile Zola, La conquête de Plassans, Classiques de poche, Paris, 2004 [1874]

pp. 318-319 :
Trouche se dandinait. Il profita d’un silence.
« Monsieur Mouret est fou », déclara-t-il brusquement.
Le mot tomba comme un coup de massue, tout le monde se regarda.
« Je veux dire qu’il n’a pas la tête solide, continua Trouche. Vous n’avez qu’à étudier ses yeux… Moi, je vous avoue que je ne suis pas tranquille. Il y avait un homme à Besançon qui adorait sa fille et qui l’a assassinée une nuit, sans savoir ce qu’il faisait.
– Il y a beau temps que monsieur est fêlé, murmura Rose.
– Mais c’est épouvantable! dit Mme Rougon. Vous avez raison, il m’a eu l’air tout extraordinaire, la dernière fois que je l’ai vu. Il n’a jamais eu l’intelligence bien nette… Ah ! ma pauvre chérie, promets-moi de tout me confier. Je ne vais plus dormir en paix maintenant. Entends-tu, à la première extravagance de ton mari, n’hésite pas, ne t’expose pas davantage… Les fous, on les enferme! »

pp. 399-407 :
Aux Tulettes, Marthe se dirigea vivement vers la maison de l’oncle Macquart, suivie de la cuisinière, qui se taisait maintenant, haussant les épaules, les lèvres pincées.
« Comment ! c’est toi ! s’écria l’oncle, très surpris. Je te croyais dans ton lit. On m’avait raconté que tu étais malade… Eh ! Eh ! petite, tu n’as pas l’air fort… Est-ce que tu viens me demander à dîner ?
– Je voudrais voir François, mon oncle, dit Marthe.
– François ? répéta Macquart en la regardant en face, tu voudrais voir François ? C’est l’idée d’une bonne femme. Le pauvre garçon a assez crié après toi. Je l’apercevais du bout de mon jardin, qui donnait des coups de poing dans les murs en t’appelant… Ah ! tu viens le voir ? Je croyais que vous l’aviez tous oublié là-bas. »
De grosses larmes étaient montées aux yeux de Marthe.
« Ce ne sera pas facile de le voir aujourd’hui, continua Macquart. Il va être quatre heures. Puis, je ne sais trop si le directeur voudra te donner la permission. Mouret n’est pas sage depuis quelque temps ; il casse tout, il parle de mettre le feu à la boutique. Dame ! les fous ne sont pas aimables tous les jours. »
Elle écoutait, toute frissonnante. Elle allait questionner l’oncle, mais elle se contenta de tendre les mains vers lui.
« Je vous en supplie, dit-elle. J’ai fait le voyage exprès ; il faut absolument que je parle à François aujourd’hui, à l’instant… Vous avez des amis dans la maison, vous pouvez m’ouvrir les portes.
– Sans doute, sans doute », murmura-t-il, sans se prononcer plus nettement.
Il semblait pris d’une grande perplexité, ne pénétrant pas clairement la cause de ce voyage brusque, paraissant discuter le cas à un point de vue personnel, connu de lui seul. Il interrogea du regard la cuisinière, qui tourna le dos. Un mince sourire finit par paraître sur ses lèvres. « Enfin, puisque tu le veux, murmura-t-il, je vais tenter l’affaire. Seulement, souviens-toi que, si ta mère se fâchait, tu lui expliquerais que je n’ai pas pu te résister… J’ai peur que tu ne te fasses du mal. Ça n’a rien de gai, je t’assure. »
Lorsqu’ils partirent, Rose refusa absolument de les accompagner. Elle s’était assise devant un feu de souches de vigne, qui brûlait dans la grande cheminée.
« Je n’ai pas besoin d’aller me faire arracher les yeux, dit-elle aigrement. Monsieur ne m’aimait pas assez… Je reste ici, je préfère me chauffer.
– Vous seriez bien gentille alors de nous préparer un pot de vin chaud, lui glissa l’oncle à l’oreille ; le vin et le sucre sont là, dans l’armoire. Nous aurons besoin de ça, quand nous reviendrons. »
Macquart ne fit pas entrer sa nièce par la grille principale de la maison des aliénés. Il tourna à gauche, demanda à une petite porte basse le gardien Alexandre, avec lequel il échangea quelques paroles à demi-voix. Puis, silencieusement, ils s’engagèrent tous trois dans des corridors interminables. Le gardien, marchait le premier.
« Je vais t’attendre ici, dit Macquart en s’arrêtant dans une petite cour ; Alexandre restera avec toi.
– J’aurais voulu être seule, murmura Marthe.
– Madame ne serait pas à la noce, répondit le gardien avec un sourire tranquille ; je risque déjà beaucoup. »
Il lui fit traverser une seconde cour et s’arrêta devant une petite porte. Comme il tournait doucement la clef, il reprit en baissant la voix :
« N’ayez pas peur… Il est plus calme depuis ce matin ; on a pu lui retirer la camisole… S’il se fâchait, vous sortiriez à reculons, n’est-ce pas ? et vous me laisseriez seul avec lui. »
Marthe entra, tremblante, la gorge sèche. Elle ne vit d’abord qu’une masse repliée contre le mur, dans un coin. Le jour pâlissait, le cabanon n’était éclairé que par une lueur de cave, tombant d’une fenêtre grillée, garnie d’un tablier de planches.
« Eh ! mon brave, cria familièrement Alexandre, en allant taper sur l’épaule de Mouret, je vous amène une visite… Vous allez être gentil, j’espère. »
Il revint s’adosser contre la porte, les bras ballants, ne quittant pas le fou des yeux. Mouret s’était lentement relevé. Il ne parut pas surpris le moins du monde.
« C’est toi, ma bonne ? dit-il de sa voix paisible ; je t’attendais, j’étais inquiet des enfants. ». Marthe, dont les genoux fléchissaient, le regardait avec anxiété, rendue muette par cet accueil attendri. D’ailleurs, il n’avait point changé ; il se portait même mieux, gros et gras, la barbe faite, les yeux clairs. Ses tics de bourgeois satisfait avaient reparu ; il se frotta les mains, cligna la paupière droite, piétina, en bavardant de son air goguenard des bons jours.
« Je suis tout à fait bien, ma bonne. Nous allons pouvoir retourner à la maison… Tu viens me chercher, n’est-ce pas ?… Est-ce qu’on a pris soin de mes salades ? Les limaces aiment diantrement les laitues, le jardin en était rongé ; mais je sais un moyen pour les détruire… J’ai des projets, tu verras. Nous sommes assez riches, nous pouvons nous payer nos fantaisies… Dis, tu n’as pas vu le père Gautier, de Saint-Eutrope, pendant mon absence ? Je lui avais acheté trente millerolles de gros vin pour des coupages. Il faudra que j’aille le voir… Toi tu n’as pas de mémoire pour deux sous. »
Il se moquait, il la menaçait amicalement du doigt.
« Je parie que je vais trouver tout en désordre, continua-t-il. Vous ne faites attention à rien ; les outils traînent, les armoires restent ouvertes, Rose salit les pièces avec son balai… Et Rose, pourquoi n’est-elle pas venue ? Ah ! quelle tête ! En voilà une dont nous ne ferons jamais rien ! Tu ne sais pas, elle a voulu me mettre à la porte, un jour. Parfaitement… La maison est à elle, c’est à mourir de rire… Mais tu ne me parles pas des enfants ? Désirée est toujours chez sa nourrice, n’est-ce pas ? Nous irons l’embrasser, nous lui demanderons si elle s’ennuie. Je veux aussi aller à Marseille, car Octave me donne de l’inquiétude ; la dernière fois que je l’ai vu, je l’ai trouvé bien dissipé. Je ne parle pas de Serge : celui-là est trop sage, il sanctifiera toute la famille… Tiens, cela me fait plaisir de parler de la maison. »
Et il parla, parla toujours, demandant des nouvelles de chaque arbre de son jardin, s’arrêtant aux détails les plus minimes du ménage, montrant une mémoire extraordinaire, à propos d’une foule de petits faits. Marthe, profondément touchée de l’affection tatillonne qu’il lui témoignait, croyait voir une délicatesse suprême dans le soin qu’il prenait de ne lui adresser aucun reproche, de ne pas même faire la moindre allusion à ses souffrances. Elle était pardonnée ; elle jurait de racheter son crime en devenant la servante soumise de cet homme, si grand dans sa bonhomie ; et de grosses larmes silencieuses coulaient sur ses joues, pendant que ses genoux se pliaient pour lui crier merci.
« Méfiez-vous, lui dit le gardien à l’oreille ; il a des yeux qui m’inquiètent.
– Mais il n’est pas fou ! balbutia-t-elle ; je vous jure qu’il n’est pas fou !… Il faut que je parle au directeur. Je veux l’emmener tout de suite.
– Méfiez-vous », répéta rudement le gardien, en la tirant par le bras.
Mouret, au milieu de son bavardage, venait de tourner sur lui-même, comme une bête assommée. Il s’aplatit par terre ; puis, lestement, il marcha à quatre pattes, le long du mur.
« Hou ! Hou ! » hurlait-il d’une voix rauque et prolongée.
Il s’enleva d’un bond, il retomba sur le flanc. Alors, ce fut une épouvantable scène : il se tordait comme un ver, se bleuissait la face à coups de poing, s’arrachait la peau avec les ongles. Bientôt il se trouva à demi nu, les vêtements en lambeaux, écrasé, meurtri, râlant.
« Sortez donc, madame ! » criait le gardien.
Marthe était clouée. Elle se reconnaissait par terre ; elle se jetait ainsi sur le carreau, dans la chambre, s’égratignait ainsi, se battait ainsi. Et jusqu’à sa voix qu’elle retrouvait ; Mouret avait exactement son râle. C’était elle qui avait fait ce misérable.
« Il n’est pas fou ! bégayait-elle ; il ne peut pas être fou !… Ce serait horrible. J’aimerais mieux mourir. »
Le gardien, la prenant à bras-le-corps, la mit à la porte ; mais elle resta là, collée au bois. Elle entendit, dans le cabanon, un bruit de lutte, des cris de cochon qu’on égorge ; puis, il y eut une chute sourde, pareille à celle d’un paquet de linge mouillé ; et un silence de mort régna. Quand le gardien ressortit, la nuit était presque tombée. Elle n’aperçut qu’un trou noir, par la porte entrebâillée.
« Fichtre ! dit le gardien encore furieux, vous êtes drôle, vous, madame, à crier qu’il n’est pas fou ! J’ai failli y laisser mon pouce, qu’il tenait entre ses dents… Le voilà tranquille pour quelques heures. » Et, tout en la reconduisant, il continuait :
« Vous ne savez pas comme ils sont tous malins ici !… Ils font les gentils pendant des heures entières, ils vous racontent des histoires qui ont l’air raisonnable ; puis, crac, sans crier gare, ils vous sautent à la gorge… Je voyais bien tout à l’heure qu’il manigançait quelque chose, pendant qu’il parlait de ses enfants ; il avait les yeux tout à l’envers. » Quand Marthe retrouva l’oncle Macquart dans la petite cour, elle répéta fiévreusement, sans pouvoir pleurer, d’une voix lente et cassée :
« Il est fou ! il est fou !
– Sans doute, il est fou, dit l’oncle en ricanant. Est-ce que tu comptais le trouver faisant le jeune homme ? On ne l’a pas mis ici pour des prunes, peut-être… D’ailleurs, la maison n’est pas saine. Au bout de deux heures, eh ! Eh ! j’y deviendrais enragé, moi. »
Il l’étudiait du coin de l’œil, surveillant ses moindres tressaillements nerveux. Puis, de son ton bonhomme :
« Tu veux peut-être voir la grand-mère ? »
Marthe eut un geste d’effroi, en se cachant le visage entre ses mains.
« Ça n’aurait dérangé personne, reprit-il. Alexandre nous aurait fait ce plaisir… Elle est là, à côté, et il n’y a rien à craindre avec elle ; elle est bien douce. N’est-ce pas, Alexandre, qu’elle n’a jamais donné de l’ennui à la maison ? Elle reste assise, à regarder devant elle. Depuis douze ans, elle n’a pas bougé… Enfin, puisque tu ne veux pas la voir… »

p. 425 :
Pascal fixait un regard pénétrant sur la folle, sur son père, sur son oncle ; l'égoïsme du savant l'emportait ; il étudiait cette mère et ces fils, avec l'attention d'un naturaliste surprenant les métamorphoses d'un insecte. Et il songeait à ces poussées d'une famille, d'une souche qui jette des branches diverses, et dont la sève âcre charrie les mêmes genres dans les tiges les plus lointaines, différemment tordues, selon les milieux d'ombre et de soleil. Il crut entrevoir un instant, comme au milieu d'un éclair, l'avenir des Rougon-Macquart, une meute d'appétits lâchés et assouvis, dans un flamboiement d'or et de sang.
Cependant, au nom de Silvère, tante Dide avait cessé de chanter. Elle écouta un instant, anxieuse. Puis, elle se mit à pousser des hurlements affreux. La nuit était entièrement tombée ; la pièce, toute noire, se creusait, lamentable. Les cris de la folle, qu'on ne voyait plus, sortaient des ténèbres, comme d'une tombe fermée. Rougon, la tête perdue, s'enfuit, poursuivi par ces ricanements qui sanglotaient plus cruels dans l'ombre.



Émile Zola, L'assommoir, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975 [1877]

p. 697-699 :
Le surlendemain, lorsque Gervaise se présenta pour avoir des nouvelles, elle trouva le lit vide. Une sœur lui expliqua qu’on avait dû transporter son mari à l’asile Sainte-Anne, parce que la veille, il avait tout d’un coup battu la campagne. Oh ! un déménagement complet, des idées de se casser la tête contre le mur, des hurlements qui empêchaient les autres malades de dormir. Ça venait de la boisson, paraissait-il. La boisson, qui couvait dans son corps, avait profité, pour lui attaquer et lui tordre les nerfs, de l’instant où la fluxion de poitrine le tenait sans forces sur le dos. La blanchisseuse rentra bouleversée. Son homme était fou à cette heure ! La vie allait devenir drôle, si on le lâchait. Nana criait qu’il fallait le laisser à l’hôpital, parce qu’il finirait par les massacrer toutes les deux.
Le dimanche seulement, Gervaise put se rendre à Sainte-Anne. C’était un vrai voyage. Heureusement, l’omnibus du boulevard Rochechouart à la Glacière passait près de l’asile. Elle descendit rue de la Santé, elle acheta deux oranges pour ne pas entrer les mains vides. Encore un monument, avec des cours grises, des corridors interminables, une odeur de vieux remèdes rances, qui n’inspirait pas précisément la gaieté. Mais, quand on l’eut fait entrer dans une cellule, elle fut toute surprise de voir Coupeau presque gaillard. Il était justement sur le trône, une caisse de bois très propre, qui ne répandait pas la moindre odeur ; et ils rirent de ce qu’elle le trouvait en fonction, son trou de balle au grand air. N’est-ce pas ? on sait bien ce que c’est qu’un malade. Il se carrait là-dessus comme un pape, avec son bagou d’autrefois. Oh ! il allait mieux, puisque ça reprenait son cours.
– Et la fluxion ? demanda la blanchisseuse.
– Emballée ! répondit-il. Ils m’ont retiré ça avec la main. Je tousse encore un peu, mais c’est la fin du ramonage.
Puis, au moment de quitter le trône pour se refourrer dans son lit, il rigola de nouveau.
– T’as le nez solide, t’as pas peur de prendre une prise, toi !
Et ils s’égayèrent davantage. Au fond, ils avaient de la joie. C’était par manière de se témoigner leur contentement, sans faire de phrases, qu’ils plaisantaient ainsi ensemble sur la plus fine. Il faut avoir eu des malades pour connaître le plaisir qu’on éprouve à les revoir bien travailler de tous les côtés.
Quand il fut dans son lit, elle lui donna les deux oranges, ce qui lui causa un attendrissement. Il redevenait gentil, depuis qu’il buvait de la tisane et qu’il ne pouvait plus laisser son cœur sur les comptoirs des mastroquets. Elle finit par oser lui parler de son coup de marteau, surprise de l’entendre raisonner comme au bon temps.
– Ah ! oui, dit-il en se blaguant lui-même, j’ai joliment rabâché !… Imagine-toi, je voyais des rats, je courais à quatre pattes pour leur mettre un grain de sel sous la queue. Et toi, tu m’appelais, des hommes voulaient t’y faire passer. Enfin, toutes sortes de bêtises, des revenants en plein jour… Oh ! je me souviens très bien, la caboche est encore solide… À présent, c’est fini, je rêvasse en m’endormant, j’ai des cauchemars, mais tout le monde a des cauchemars.
Gervaise resta près de lui jusqu’au soir. Quand l’interne vint, à la visite de six heures, il lui fit étendre les mains ; elles ne tremblaient presque plus, à peine un frisson qui agitait le bout des doigts. Cependant, comme la nuit tombait, Coupeau fut peu à peu pris d’une inquiétude. Il se leva deux fois sur son séant, regardant par terre, dans les coins d’ombre de la pièce. Brusquement, il allongea le bras et parut écraser une bête contre le mur.
– Qu’est-ce donc ? demanda Gervaise, effrayée.
– Les rats, les rats, murmura-t-il.
Puis, après un silence, glissant au sommeil, il se débattit, en lâchant des mots entrecoupés.
– Nom de Dieu ! ils me trouent la pelure !… Oh ! les sales bêtes !… Tiens bon ! serre tes jupes ! méfie-toi du salopiaud, derrière toi !… Sacré tonnerre, la voilà culbutée, et ces mufes qui rigolent !… Tas de mufes ! tas de fripouilles ! tas de brigands !
Il lançait des claques dans le vide, tirait sa couverture, la roulait en tapant contre sa poitrine, comme pour la protéger contre les violences des hommes barbus qu’il voyait. Alors, un gardien étant accouru, Gervaise se retira, toute glacée par cette scène. Mais, lorsqu’elle revint, quelques jours plus tard, elle trouva Coupeau complètement guéri. Les cauchemars eux-mêmes s’en étaient allés ; il avait un sommeil d’enfant, il dormait ses dix heures sans bouger un membre. Aussi permit-on à sa femme de l’emmener. Seulement, l’interne lui dit à la sortie les bonnes paroles d’usage, en lui conseillant de les méditer. S’il recommençait à boire, il retomberait et finirait par y laisser sa peau. Oui, ça dépendait uniquement de lui. Il avait vu comme on redevenait gaillard et gentil, quand on ne se soûlait pas. Eh bien ! il devait continuer à la maison sa vie sage de Sainte-Anne, s’imaginer qu’il était sous clef et que les marchands de vin n’existaient plus. [...]
Il était très traqueur au fond, il ne se souciait pas de finir à Bicêtre. Mais, sa passion l’emportait, le premier petit verre le conduisait malgré lui à un deuxième, à un troisième, à un quatrième ; et, dès la fin de la quinzaine, il avait repris sa ration ordinaire, sa chopine de tord-boyaux par jour.

pp. 744-746 :
Coupeau grognait, n’ayant même plus l’idée d’allonger des claques. Il perdait la boule, complètement. Et, vraiment, il n’y avait pas à le traiter de père sans moralité, car la boisson lui ôtait toute conscience du bien et du mal.
Maintenant, c’était réglé. Il ne dessoûlait pas de six mois, puis il tombait et entrait à Sainte-Anne ; une partie de campagne pour lui. Les Lorilleux disaient que monsieur le duc de Tord-Boyaux se rendait dans ses propriétés. Au bout de quelques semaines, il sortait de l’asile, réparé, recloué, et recommençait à se démolir, jusqu’au jour où, de nouveau sur le flanc, il avait encore besoin d’un raccommodage. En trois ans, il entra ainsi sept fois à Sainte-Anne. Le quartier racontait qu’on lui gardait sa cellule. Mais le vilain de l’histoire était que cet entêté soûlard se cassait davantage chaque fois, si bien que, de rechute en rechute, on pouvait prévoir la cabriole finale, le dernier craquement de ce tonneau malade dont les cercles pétaient les uns après les autres.
Avec ça, il oubliait d’embellir ; un revenant à regarder ! Le poison le travaillait rudement. Son corps imbibé d’alcool se ratatinait comme les fœtus qui sont dans des bocaux, chez les pharmaciens. Quand il se mettait devant une fenêtre, on apercevait le jour au travers de ses côtes, tant il était maigre. Les joues creuses, les yeux dégoûtant, pleurant assez de cire pour fournir une cathédrale, il ne gardait que sa truffe de fleurie, belle et rouge, pareille à un œillet au milieu de sa trogne dévastée. Ceux qui savaient son âge, quarante ans sonnés, avaient un petit frisson, lorsqu’il passait, courbé, vacillant, vieux comme les rues. Et le tremblement de ses mains redoublait, sa main droite surtout battait tellement la breloque, que, certains jours, il devait prendre son verre dans ses deux poings, pour le porter à ses lèvres. Oh ! ce nom de Dieu de tremblement ! c’était la seule chose qui le taquinât encore, au milieu de sa vacherie générale ! On l’entendait grogner des injures féroces contre ses mains. D’autres fois, on le voyait pendant des heures en contemplation devant ses mains qui dansaient, les regardant sauter comme des grenouilles, sans rien dire, ne se fâchant plus, ayant l’air de chercher quelle mécanique intérieure pouvait leur faire faire joujou de la sorte ; et, un soir, Gervaise l’avait trouvé ainsi, avec deux grosses larmes qui coulaient sur ses joues cuites de pochard.
Le dernier été, pendant lequel Nana traîna chez ses parents les restes de ses nuits, fut surtout mauvais pour Coupeau. Sa voix changea complètement, comme si le fil-en-quatre avait mis une musique nouvelle dans sa gorge. Il devint sourd d’une oreille. Puis, en quelques jours, sa vue baissa ; il lui fallait tenir la rampe de l’escalier, s’il ne voulait pas dégringoler. Quant à sa santé, elle se reposait, comme on dit. Il avait des maux de tête abominables, des étourdissements qui lui faisaient voir trente-six chandelles. Tout d’un coup, des douleurs aiguës le prenaient dans les bras et dans les jambes ; il pâlissait, il était obligé de s’asseoir, et restait sur une chaise hébété pendant des heures ; même, après une de ces crises, il avait gardé son bras paralysé tout un jour. Plusieurs fois, il s’alita ; il se pelotonnait, se cachait sous le drap, avec le souffle fort et continu d’un animal qui souffre. Alors, les extravagances de Sainte-Anne recommençaient. Méfiant, inquiet, tourmenté d’une fièvre ardente, il se roulait dans des rages folles, déchirait ses blouses, mordait les meubles de sa mâchoire convulsée ; ou bien il tombait à un grand attendrissement, lâchant des plaintes de fille, sanglotant et se lamentant de n’être aimé par personne.

pp. 781-794 :
Ma foi, Gervaise ne se dérangea pas. Il connaissait le chemin, il reviendrait bien tout seul de l’asile ; on l’y avait tant de fois guéri, qu’on lui ferait une fois de plus la mauvaise farce de le remettre sur ses pattes. [...] Pourtant, le lundi, comme Gervaise avait un bon petit repas pour le soir, un reste de haricots et une chopine, elle se donna le prétexte qu’une promenade lui ouvrirait l’appétit. La lettre de l’asile, sur la commode, l’embêtait. La neige avait fondu, il faisait un temps de demoiselle, gris et doux, avec un fond vif dans l’air qui ragaillardissait. Elle partit à midi, car la course était longue ; il fallait traverser Paris, et sa gigue restait toujours en retard. Avec ça, il y avait une suée de monde dans les rues ; mais le monde l’amusait, elle arriva très gentiment. Lorsqu’elle se fut nommée, on lui en raconta une raide : il paraît qu’on avait repêché Coupeau au Pont-Neuf ; il s’était élancé par-dessus le parapet, en croyant voir un homme barbu qui lui barrait le chemin. Un joli saut, n’est-ce pas ? et quant à savoir comment Coupeau se trouvait sur le Pont-Neuf, c’était une chose qu’il ne pouvait pas expliquer lui-même.
Cependant, un gardien conduisit Gervaise. Elle montait un escalier, lorsqu’elle entendit des gueulements qui lui donnèrent froid aux os.
– Hein ? il en fait, une musique ! dit le gardien.
– Qui donc ? demanda-t-elle.
– Mais votre homme ! Il gueule comme ça depuis avant-hier. Et il danse, vous allez voir.
Ah ! mon Dieu ! quelle vue ! Elle resta saisie. La cellule était matelassée du haut en bas ; par terre, il y avait deux paillassons, l’un sur l’autre ; et, dans un coin, s’allongeaient un matelas et un traversin, pas davantage. Là-dedans, Coupeau dansait et gueulait. Un vrai chienlit de la Courtille, avec sa blouse en lambeaux et ses membres qui battaient l’air ; mais un chienlit pas drôle, oh ! non, un chienlit dont le chahut effrayant vous faisait dresser tout le poil du corps. Il était déguisé en un-qui-va-mourir. Cré nom ! quel cavalier seul ! Il butait contre la fenêtre, s’en retournait à reculons, les bras marquant la mesure, secouant les mains, comme s’il avait voulu se les casser et les envoyer à la figure du monde. On rencontre des farceurs dans les bastringues, qui imitent ça ; seulement, ils l’imitent mal, il faut voir sauter ce rigodon des soûlards, si l’on veut juger quel chic ça prend, quand c’est exécuté pour de bon. La chanson a son cachet aussi, une engueulade continue de carnaval, une bouche grande ouverte lâchant pendant des heures les mêmes notes de trombone enroué. Coupeau, lui, avait le cri d’une bête dont on a écrasé la patte. Et, en avant l’orchestre, balancez vos dames !
– Seigneur ! qu’est-ce qu’il a donc ?… qu’est-ce qu’il a donc ?… répétait Gervaise, prise de taf.
Un interne, un gros garçon blond et rose, en tablier blanc, tranquillement assis, prenait des notes. Le cas était curieux, l’interne ne quittait pas le malade.
– Restez un instant, si vous voulez, dit-il à la blanchisseuse ; mais tenez-vous tranquille… Essayez de lui parler, il ne vous reconnaîtra pas.
Coupeau, en effet, ne parut même pas apercevoir sa femme. Elle l’avait mal vu en entrant tant il se disloquait. Quand elle le regarda sous le nez, les bras lui tombèrent. Était-ce Dieu possible qu’il eût une figure pareille, avec du sang dans les yeux et des croûtes plein les lèvres ? Elle ne l’aurait bien sûr pas reconnu. D’abord, il faisait trop de grimaces, sans dire pourquoi, la margoulette tout d’un coup à l’envers, le nez froncé, les joues tirées, un vrai museau d’animal. Il avait la peau si chaude, que l’air fumait autour de lui ; et son cuir était comme verni, ruisselant d’une sueur lourde qui dégoulinait. Dans sa danse de chicard enragé, on comprenait tout de même qu’il n’était pas à son aise, la tête lourde, avec des douleurs dans les membres.
Gervaise s’était rapprochée de l’interne, qui battait un air du bout des doigts sur le dossier de sa chaise.
– Dites donc, monsieur, c’est sérieux alors, cette fois ?
L’interne hocha la tête sans répondre.
– Dites donc, est-ce qu’il ne jacasse pas tout bas ?… Hein ? vous entendez, qu’est-ce que c’est ?
– Des choses qu’il voit, murmura le jeune homme. Taisez-vous, laissez-moi écouter.
Coupeau parlait d’une voix saccadée. Pourtant, une flamme de rigolade lui éclairait les yeux. Il regardait par terre, à droite, à gauche, et tournait, comme s’il avait flâné au bois de Vincennes, en causant tout seul.
– Ah ! ça, c’est gentil, c’est pommé… Il y a des chalets, une vraie foire. Et de la musique un peu chouette ! Quel Balthazar ! ils cassent les pots, là-dedans… Très chic ! V’là que ça s’illumine ; des ballons rouges en l’air, et ça saute, et ça file !… Oh ! oh ! que de lanternes dans les arbres ! Il fait joliment bon ! Ça pisse de partout, des fontaines, des cascades, de l’eau qui chante, oh ! d’une voix d’enfant de chœur… Épatant les cascades !
Et il se redressait, comme pour mieux entendre la chanson délicieuse de l’eau ; il aspirait l’air fortement, croyant boire la pluie fraîche envolée des fontaines. Mais, peu à peu, sa face reprit une expression d’angoisse. Alors, il se courba, il fila plus vite le long des murs de la cellule, avec de sourdes menaces.
– Encore des fourbis, tout ça !… Je me méfiais… Silence, tas de gouapes ! Oui, vous vous fichez de moi. C’est pour me turlupiner que vous buvez et que vous braillez là-dedans avec vos traînées… Je vas vous démolir, moi, dans votre chalet !… Nom de Dieu ! voulez-vous me foutre la paix !
Il serrait les poings ; puis, il poussa un cri rauque, il s’aplatit en courant. Et il bégayait, les dents claquant d’épouvante :
– C’est pour que je me tue. Non, je ne me jetterai pas !… Toute cette eau, ça signifie que je n’ai pas de cœur. Non, je ne me jetterai pas !
Les cascades, qui fuyaient à son approche, s’avançaient quand il reculait. Et, tout d’un coup, il regarda stupidement autour de lui, il balbutia, d’une voix à peine distincte :
– Ce n’est pas possible, on a embauché des physiciens contre moi !
– Je m’en vais, monsieur, bonsoir ! dit Gervaise à l’interne. Ça me retourne trop, je reviendrai.
Elle était blanche. Coupeau continuait son cavalier seul, de la fenêtre au matelas, et du matelas à la fenêtre, suant, s’échinant, battant la même mesure. Alors, elle se sauva. Mais elle eut beau dégringoler l’escalier, elle entendit jusqu’en bas le sacré chahut de son homme. Ah ! mon Dieu ! qu’il faisait bon dehors, on respirait ! [...]
Le lendemain, en se levant, elle se promit de ne plus aller là-bas. À quoi bon ? Elle ne voulait pas perdre la boule, à son tour. Cependant, toutes les dix minutes, elle retombait dans ses réflexions, elle était sortie, comme on dit. Ça serait curieux pourtant, s’il faisait toujours ses ronds de jambe. Quand midi sonna, elle ne put tenir davantage, elle ne s’aperçut pas de la longueur du chemin, tant le désir et la peur de ce qui l’attendait lui occupaient la cervelle.
Oh ! elle n’eut pas besoin de demander des nouvelles. Dès le bas de l’escalier, elle entendit la chanson de Coupeau. Juste le même air, juste la même danse. Elle pouvait croire qu’elle venait de descendre à la minute, et qu’elle remontait. Le gardien de la veille, qui portait des pots de tisane dans le corridor, cligna de l’œil en la rencontrant, pour se montrer aimable.
– Alors, toujours ! dit-elle.
– Oh ! toujours ! répondit-il sans s’arrêter.
Elle entra, mais elle se tint dans le coin de la porte, parce qu’il y avait du monde avec Coupeau. L’interne blond et rose était debout, ayant cédé sa chaise à un vieux monsieur décoré, chauve et la figure en museau de fouine. C’était bien sûr le médecin en chef, car il avait des regards minces et perçants comme des vrilles. Tous les marchands de mort subite vous ont de ces regards-là.
Gervaise, d’ailleurs, n’était pas venue pour ce monsieur, et elle se haussait derrière son crâne, mangeant Coupeau des yeux. Cet enragé dansait et gueulait plus fort que la veille. Elle avait bien vu, autrefois, à des bals de la mi-carême, des garçons de lavoir solides s’en donner pendant toute une nuit ; mais jamais, au grand jamais, elle ne se serait imaginé qu’un homme pût prendre du plaisir si longtemps ; quand elle disait prendre du plaisir, c’était une façon de parler, car il n’y a pas de plaisir à faire malgré soi des sauts de carpe, comme si on avait avalé une poudrière. Coupeau, trempé de sueur, fumait davantage, voilà tout. Sa bouche semblait plus grande, à force de crier. Oh ! les dames enceintes faisaient bien de rester dehors. Il avait tant marché du matelas à la fenêtre, qu’on voyait son petit chemin à terre ; le paillasson était mangé par ses savates.
Non, vrai, ça n’offrait rien de beau, et Gervaise, tremblante, se demandait pourquoi elle était revenue. Dire que, la veille au soir, chez les Boche, on l’accusait d’exagérer le tableau ! Ah bien ! elle n’en avait pas fait la moitié assez ! Maintenant, elle voyait mieux comment Coupeau s’y prenait, elle ne l’oublierait jamais plus, les yeux grands ouverts sur le vide. Pourtant, elle saisissait des phrases, entre l’interne et le médecin. Le premier donnait des détails sur la nuit, avec des mots qu’elle ne comprenait pas. Toute la nuit, son homme avait causé et pirouetté, voilà ce que ça signifiait au fond. Puis, le vieux monsieur chauve, pas très poli d’ailleurs, parut enfin s’apercevoir de sa présence ; et, quand l’interne lui eut dit qu’elle était la femme du malade, il se mit à l’interroger, d’un air méchant de commissaire de police.
– Est-ce que le père de cet homme buvait ?
– Oui, monsieur, un petit peu, comme tout le monde… Il s’est tué en dégringolant d’un toit, un jour de ribote.
– Est-ce que sa mère buvait ?
– Dame ! monsieur, comme tout le monde, vous savez, une goutte par-ci, une goutte par-là… Oh ! la famille est très bien !… Il y a eu un frère, mort très jeune dans des convulsions.
Le médecin la regardait de son œil perçant. Il reprit, de sa voix brutale :
– Vous buvez aussi, vous ?
Gervaise bégaya, se défendit, posa la main sur son cœur pour donner sa parole sacrée.
– Vous buvez ! Prenez garde, voyez où mène la boisson… Un jour ou l’autre, vous mourrez ainsi.
Alors, elle resta collée contre le mur. Le médecin avait tourné le dos. Il s’accroupit, sans s’inquiéter s’il ne ramassait pas la poussière du paillasson avec sa redingote ; il étudia longtemps le tremblement de Coupeau, l’attendant au passage, le suivant du regard. Ce jour-là, les jambes sautaient à leur tour, le tremblement était descendu des mains dans les pieds ; un vrai polichinelle, dont on aurait tiré les fils, rigolant des membres, le tronc raide comme du bois. Le mal gagnait petit à petit. On aurait dit une musique sous la peau ; ça partait toutes les trois ou quatre secondes, roulait un instant ; puis ça s’arrêtait et ça reprenait, juste le petit frisson qui secoue les chiens perdus, quand ils ont froid l’hiver, sous une porte. Déjà le ventre et les épaules avaient un frémissement d’eau sur le point de bouillir. Une drôle de démolition tout de même, s’en aller en se tordant, comme une fille à laquelle les chatouilles font de l’effet !
Coupeau, cependant, se plaignait d’une voix sourde. Il semblait souffrir beaucoup plus que la veille. Ses plaintes entrecoupées laissaient deviner toutes sortes de maux. Des milliers d’épingles le piquaient. Il avait partout sur la peau quelque chose de pesant ; une bête froide et mouillée se tramait sur ses cuisses et lui enfonçait des crocs dans la chair. Puis, c’étaient d’autres bêtes qui se collaient à ses épaules, en lui arrachant le dos à coups de griffes.
– J’ai soif, oh ! j’ai soif ! grognait-il continuellement.
L’interne prit un pot de limonade sur une planchette et le lui donna. Il saisit le pot à deux mains, aspira goulûment une gorgée, en répandant la moitié du liquide sur lui ; mais il cracha tout de suite la gorgée, avec un dégoût furieux, en criant :
– Nom de Dieu ! c’est de l’eau-de-vie !
Alors, l’interne, sur un signe du médecin, voulut lui faire boire de l’eau, sans lâcher la carafe. Cette fois, il avala la gorgée, en hurlant, comme s’il avait avalé du feu.
– C’est de l’eau-de-vie, nom de Dieu ! c’est de l’eau-de-vie !
Depuis la veille, tout ce qu’il buvait était de l’eau-de-vie. Ça redoublait sa soif, et il ne pouvait plus boire, parce que tout le brûlait. On lui avait apporté un potage, mais on cherchait à l’empoisonner bien sûr, car ce potage sentait le vitriol. Le pain était aigre et gâté. Il n’y avait que du poison autour de lui. La cellule puait le soufre. Même il accusait des gens de frotter des allumettes sous son nez pour l’empester.
Le médecin venait de se relever et écoutait Coupeau, qui maintenant voyait de nouveau des fantômes en plein midi. Est-ce qu’il ne croyait pas apercevoir sur les murs des toiles d’araignée grandes comme des voiles de bateau. Puis, ces toiles devenaient des filets avec des mailles qui se rétrécissaient et s’allongeaient, un drôle de joujou ! Des boules noires voyageaient dans les mailles, de vraies boules d’escamoteurs, d’abord grosses comme des billes, puis grosses comme des boulets ; et elles enflaient, et elles maigrissaient, histoire simplement de l’embêter. Tout d’un coup, il cria :
– Oh ! les rats, v’là les rats, à cette heure !
C’étaient les boules qui devenaient des rats. Ces sales animaux grossissaient, passaient à travers le filet, sautaient sur le matelas, où ils s’évaporaient. Il y avait aussi un singe, qui sortait du mur, qui rentrait dans le mur, en s’approchant chaque fois si près de lui, qu’il reculait, de peur d’avoir le nez croqué. Brusquement, ça changea encore ; les murs devaient cabrioler, car il répétait, étranglé de terreur et de rage :
– C’est ça, aïe donc ! secouez-moi, je m’en fiche !… Aïe donc ! la cambuse ! aïe donc ! par terre !… Oui, sonnez les cloches, tas de corbeaux ! jouez de l’orgue pour m’empêcher d’appeler la garde !… Et ils ont mis une machine derrière le mur, ces racailles ! Je l’entends bien, elle ronfle, ils vont nous faire sauter… Au feu ! nom de Dieu ! au feu. On crie au feu ! voilà que ça flambe. Oh ! ça s’éclaire, ça s’éclaire ! tout le ciel brûle, des feux rouges, des feux verts, des feux jaunes… À moi ! au secours ! au feu !
Ses cris se perdaient dans un râle. Il ne marmottait plus que des mots sans suite, une écume à la bouche, le menton mouillé de salive. Le médecin se frottait le nez avec le doigt, un tic qui lui était sans doute habituel, en face des cas graves. Il se tourna vers l’interne, lui demanda à mi-voix :
–Et la température, toujours quarante degrés, n’est-ce pas ?
–Oui, monsieur.
Le médecin fit une moue. Il demeura encore là deux minutes, les yeux fixés sur Coupeau. Puis, il haussa les épaules, en ajoutant :
– Le même traitement, bouillon, lait, limonade citrique, extrait mou de quinquina en potion… Ne le quittez pas, et faites-moi appeler.
Il sortit, Gervaise le suivit, pour lui demander s’il n’y avait plus d’espoir. Mais il marchait si raide dans le corridor, qu’elle n’osa pas l’aborder. Elle resta plantée là un instant, hésitant à rentrer voir son homme. La séance lui semblait déjà joliment rude. Comme elle l’entendait crier encore que la limonade sentait l’eau-de-vie, ma foi ! elle fila, ayant assez d’une représentation. Dans les rues, le galop des chevaux et le bruit des voitures lui firent croire que tout Sainte-Anne était à ses trousses. Et ce médecin qui l’avait menacée ! Vrai, elle croyait déjà avoir la maladie. [...]
Ce jour-là, à Sainte-Anne, le corridor tremblait des gueulements et des coups de talon de Coupeau. Elle tenait encore la rampe de l’escalier, qu’elle l’entendit hurler :
– En v’là des punaises !… Rappliquez un peu par ici, que je vous désosse !… Ah ! ils veulent m’escoffier, ah ! les punaises !… Je suis plus rupin que vous tous ! Décarrez, nom de Dieu !
Un instant, elle souffla devant la porte. Il se battait donc avec une armée ! Quand elle entra, ça croissait et ça embellissait. Coupeau était fou furieux, un échappé de Charenton ! Il se démenait au milieu de la cellule, envoyant les mains partout, sur lui, sur les murs, par terre, culbutant, tapant dans le vide ; et il voulait ouvrir la fenêtre, et il se cachait, se défendait, appelait, répondait, tout seul pour faire ce sabbat, de l’air exaspéré d’un homme cauchemardé par une flopée de monde. Puis, Gervaise comprit qu’il s’imaginait être sur un toit, en train de poser des plaques de zinc. Il faisait le soufflet avec sa bouche, il remuait des fers dans le réchaud, se mettait à genoux, pour passer le pouce sur les bords du paillasson, en croyant qu’il le soudait. Oui, son métier lui revenait, au moment de crever ; et s’il gueulait si fort, s’il se crochait sur son toit, c’était que des mufes l’empêchaient d’exécuter proprement son travail. Sur tous les toits voisins, il y avait de la fripouille qui le mécanisait. Avec ça, ces blagueurs lui lâchaient des bandes de rats dans les jambes. Ah ! les sales bêtes, il les voyait toujours ! Il avait beau les écraser, en frottant son pied sur le sol de toutes ses forces, il en passait de nouvelles ribambelles, le toit en était noir. Est-ce qu’il n’y avait pas des araignées aussi ! Il serrait rudement son pantalon pour tuer contre sa cuisse de grosses araignées, qui s’étaient fourrées là. Sacré tonnerre ! il ne finirait jamais sa journée, on voulait le perdre, son patron allait l’envoyer à Mazas. Alors, en se dépêchant, il crut qu’il avait une machine à vapeur dans le ventre ; la bouche grande ouverte, il soufflait de la fumée, une fumée épaisse qui emplissait la cellule et qui sortait par la fenêtre ; et penché, soufflant toujours, il regardait dehors le ruban de fumée se dérouler, monter dans le ciel, où il cachait le soleil.
– Tiens ! cria-t-il, c’est la bande de la chaussée Clignancourt, déguisée en ours, avec des flafla…
Il restait accroupi devant la fenêtre, comme s’il avait suivi un cortège dans une rue, du haut d’une toiture.
– V’là la cavalcade, des lions et des panthères qui font des grimaces… Il y a des mômes habillés en chiens et en chats… Il y a la grande Clémence, avec sa tignasse pleine de plumes. Ah ! sacredié ! elle fait la culbute, elle montre tout ce qu’elle a !… Dis donc, ma biche, faut nous carapater… Eh ! bougres de roussins, voulez-vous bien ne pas la prendre !… Ne tirez pas, tonnerre ! ne tirez pas…
Sa voix montait, rauque, épouvantée, et il se baissait vivement, répétant que la rousse et les pantalons rouges étaient en bas, des hommes qui le visaient avec des fusils. Dans le mur, il voyait le canon d’un pistolet braqué sur sa poitrine. On venait lui reprendre la fille.
– Ne tirez pas, nom de Dieu ! ne tirez pas…
Puis, les maisons s’effondraient, il imitait le craquement d’un quartier qui croule ; et tout disparaissait, tout s’envolait. Mais il n’avait pas le temps de souffler, d’autres tableaux passaient, avec une mobilité extraordinaire. Un besoin furieux de parler lui emplissait la bouche de mots, qu’il lâchait sans suite, avec un barbotement de la gorge. Il haussait toujours la voix.
– Tiens, c’est toi, bonjour !… Pas de blague ! ne me fais pas manger tes cheveux.
Et il passait la main devant son visage, il soufflait pour écarter des poils. L’interne l’interrogea :
– Qui voyez-vous donc ?
– Ma femme, pardi !
Il regardait le mur, tournant le dos à Gervaise.
Celle-ci eut un joli trac, et elle examina aussi le mur, pour voir si elle ne s’apercevait pas. Lui, continuait de causer.
– Tu sais, ne m’embobine pas… Je ne veux pas qu’on m’attache… Fichtre ! te voilà belle, t’as une toilette chic. Où as-tu gagné ça, vache ! Tu viens de la retape, chameau ! Attends un peu que je t’arrange !… Hein ? tu caches ton monsieur derrière tes jupes. Qu’est-ce que c’est que celui-là ? Fais donc la révérence, pour voir… Nom de Dieu ! c’est encore lui ! D’un saut terrible, il alla se heurter la tête contre la muraille ; mais la tenture rembourrée amortit le coup. On entendit seulement le rebondissement de son corps sur le paillasson, où la secousse l’avait jeté.
– Qui voyez-vous donc ? répéta l’interne.
– Le chapelier ! le chapelier ! hurlait Coupeau.
Et, l’interne ayant interrogé Gervaise, celle-ci bégaya sans pouvoir répondre, car cette scène remuait en elle tous les embêtements de sa vie. Le zingueur allongeait les poings.
– À nous deux, mon cadet ! Faut que je te nettoie à la fin ! Ah ! tu viens tout de go, avec cette drogue au bras, pour te ficher de moi en public. Eh bien ! je vas t’estrangouiller, oui, oui, moi ! et sans mettre des gants encore !… Ne fais pas le fendant… Empoche ça. Et atout ! atout ! atout !
Il lançait ses poings dans le vide. Alors, une fureur s’empara de lui. Ayant rencontré le mur en reculant, il crut qu’on l’attaquait par-derrière. Il se retourna, s’acharna sur la tenture. Il bondissait, sautait d’un coin à un autre, tapait du ventre, des fesses, d’une épaule, roulait, se relevait. Ses os mollissaient, ses chairs avaient un bruit d’étoupes mouillées. Et il accompagnait ce joli jeu de menaces atroces, de cris gutturaux et sauvages. Cependant, la bataille devait mal tourner pour lui, car sa respiration devenait courte, ses yeux sortaient de leurs orbites ; et il semblait peu à peu pris d’une lâcheté d’enfant.
– À l’assassin ! à l’assassin !… Foutez le camp, tous les deux. Oh ! les salauds, ils rigolent. La voilà les quatre fers en l’air, cette garce !… Il faut qu’elle y passe, c’est décidé… Ah ! le brigand, il la massacre ! Il lui coupe une quille avec son couteau. L’autre quille est par terre, le ventre est en deux, c’est plein de sang… Oh ! mon Dieu, oh ! mon Dieu, oh ! mon Dieu…
Et, baigné de sueur, les cheveux dressés sur le front, effrayant, il s’en alla à reculons, en agitant violemment les bras, comme pour repousser l’abominable scène. Il jeta deux plaintes déchirantes, il s’étala à la renverse sur le matelas, dans lequel ses talons s’étaient empêtrés.
– Monsieur, monsieur, il est mort ! dit Gervaise, les mains jointes.
L’interne s’était avancé, tirant Coupeau au milieu du matelas. Non, il n’était pas mort. On l’avait déchaussé ; ses pieds nus passaient, au bout ; et ils dansaient tout seuls, l’un à côté de l’autre, en mesure, d’une petite danse pressée et régulière.
Justement, le médecin entra. Il amenait deux collègues, un maigre et un gras, décorés comme lui. Tous les trois se penchèrent, sans rien dire, regardant l’homme partout ; puis, rapidement, à demi-voix, ils causèrent. Ils avaient découvert l’homme des cuisses aux épaules, Gervaise voyait, en se haussant, ce torse nu étalé. Eh bien ! c’était complet, le tremblement était descendu des bras et monté des jambes, le tronc lui-même entrait en gaieté, à cette heure ! Positivement, le polichinelle rigolait aussi du ventre. C’étaient des risettes le long des côtes un essoufflement de la berdouille, qui semblait crever de rire. Et tout marchait, il n’y avait pas à dire ! les muscles se faisaient vis-à-vis, la peau vibrait comme un tambour, les poils valsaient en se saluant. Enfin, ça devait être le grand branle-bas, comme qui dirait le galop de la fin, quand le jour paraît et que tous les danseurs se tiennent par la patte en tapant du talon.
– Il dort, murmura le médecin en chef.
Et il fit remarquer la figure de l’homme aux deux autres. Coupeau, les paupières closes, avait de petites secousses nerveuses qui lui tiraient toute la face. Il était plus affreux encore, ainsi écrasé, la mâchoire saillante, avec le masque déformé d’un mort qui aurait eu des cauchemars. Mais les médecins, ayant aperçu les pieds, vinrent mettre leurs nez dessus d’un air de profond intérêt. Les pieds dansaient toujours. Coupeau avait beau dormir, les pieds dansaient. Oh ! leur patron pouvait ronfler, ça ne les regardait pas, ils continuaient leur train-train, sans se presser ni se ralentir. De vrais pieds mécaniques, des pieds qui prenaient leur plaisir où ils le trouvaient.
Pourtant, Gervaise, ayant vu les médecins poser leurs mains sur le torse de son homme, voulut le tâter elle aussi. Elle s’approcha doucement, lui appliqua sa main sur une épaule. Et elle la laissa une minute. Mon Dieu ! qu’est-ce qui se passait donc là-dedans ? Ça dansait jusqu’au fond de la viande ; les os eux-mêmes devaient sauter. Des frémissements, des ondulations arrivaient de loin, coulaient pareils à une rivière, sous la peau. Quand elle appuyait un peu, elle sentait les cris de souffrance de la moelle. À l’œil nu, on voyait seulement les petites ondes creusant des fossettes, comme à la surface d’un tourbillon ; mais, dans l’intérieur, il devait y avoir un joli ravage. Quel sacré travail ! un travail de taupe ! C’était le vitriol de l’Assommoir qui donnait là-bas des coups de pioche. Le corps entier en était saucé, et dame ! il fallait que ce travail s’achevât, émiettant, emportant Coupeau, dans le tremblement général et continu de toute la carcasse.»Les médecins s’en étaient allés. Au bout d’une heure, Gervaise, restée avec l’interne, répéta à voix basse :
– Monsieur, monsieur, il est mort…
Mais l’interne, qui regardait les pieds, dit non de la tête. Les pieds nus, hors du lit, dansaient toujours. Ils n’étaient guère propres, et ils avaient les ongles longs. Des heures encore passèrent. Tout d’un coup, ils se raidirent, immobiles. Alors, l’interne se tourna vers Gervaise, en disant :
– Ça y est.
La mort seule avait arrêté les pieds.»



Émile Zola, Le docteur Pascal, in Les œuvres complètes, « Les Rougon-Macquart », texte de l’édition Eugène Fasquelle, Paris, 1928 [1893]

pp. 69-74 :
On était arrivé devant l’Asile. [...] Maxime, pâli encore, et grelottant, malgré la chaleur étouffante, ne posa plus de questions. Il regardait les vastes bâtiments de l’Asile, les ailes des différents quartiers, séparés par des jardins, celui des hommes et celui des femmes, ceux des fous tranquilles et des fous furieux. Une grande propreté régnait, une morne solitude, que traversaient des pas et des bruits de clefs. Le vieux Macquart connaissait tous les gardiens. D’ailleurs, les portes s’ouvrirent devant le docteur Pascal, qu’on avait autorisé à soigner certains des internés. On suivit une galerie, on tourna dans une cour : c’était là, une des chambres du rez-de-chaussée, une pièce tapissée d’un papier clair, meublée simplement d’un lit, d’une armoire, d’une table, d’un fauteuil et de deux chaises. La gardienne, qui ne devait jamais quitter sa pensionnaire, venait justement de s’absenter. Et il n’y avait, aux deux bords de la table, que la folle, rigide dans son fauteuil, et que l’enfant, sur une chaise, absorbé, en train de découper des images.
– Entrez, entrez ! répétait Macquart. Oh ! il n’y a pas de danger, elle est bien gentille !
L’ancêtre, Adélaïde Fouque, que ses petits-enfants, toute la race qui avait pullulé, nommaient du surnom caressant de Tante Dide, ne tourna pas même la tête au bruit. Dès la jeunesse, des troubles hystériques l’avaient déséquilibrée. Ardente, passionnée d’amour, secouée de crises, elle était ainsi arrivée au grand âge de quatre-vingt-trois ans, lorsqu’une affreuse douleur, un choc moral terrible l’avait jetée à la démence. Depuis lors, depuis vingt et un ans, c’était chez elle un arrêt de l’intelligence, un affaiblissement brusque, rendant toute réparation impossible. Aujourd’hui, à cent quatre ans, elle vivait toujours, ainsi qu’une oubliée, une démente calme, au cerveau ossifié, chez qui la folie pouvait rester indéfiniment stationnaire, sans amener la mort. Cependant, la sénilité était venue, lui avait peu à peu atrophié les muscles. Sa chair était comme mangée par l’âge, la peau seule demeurait sur les os, à ce point qu’il fallait la porter de son lit à son fauteuil. Et, squelette jauni, desséchée là, telle qu’un arbre séculaire dont il ne reste que l’écorce, elle se tenait pourtant droite contre le dossier du fauteuil, n’ayant plus que les yeux de vivants, dans son mince et long visage. [...]
– Depuis le terrible choc qu’elle a reçu, expliqua enfin Pascal à voix basse, elle est ainsi : toute intelligence, tout souvenir paraît aboli en elle. Le plus souvent, elle se tait ; parfois, elle a un flot bégayé de paroles indistinctes. Elle rit, elle pleure sans motif, elle est une chose que rien n’affecte… Et, pourtant, je n’oserais dire que la nuit soit absolue, que des souvenirs ne restent pas emmagasinés au fond… Ah ! la pauvre vieille mère, comme je la plains, si elle n’en est pas encore à l’anéantissement final ! A quoi peut-elle penser, depuis vingt et un ans, si elle se souvient ? [...]
Mais la gardienne rentrait. C’était une grosse fille vigoureuse, attachée spécialement au service de la folle. Elle la levait, la couchait, la faisait manger, la nettoyait, comme une enfant. Et tout de suite elle se mit à causer avec le docteur Pascal, qui la questionnait. Un des rêves les plus caressés du docteur était de traiter et de guérir les fous par sa méthode, en les piquant. Puisque, chez eux, c’était le cerveau qui périclitait, pourquoi des injections de substance nerveuse ne leur donneraient-elles pas de la résistance, de la volonté, en réparant les brèches faites à l’organe ? Aussi, un instant, avait-il songé à expérimenter la médication sur la vieille mère ; puis, des scrupules lui étaient venus, une sorte de terreur sacrée, sans compter que la démence, à cet âge, était la ruine totale, irréparable. Il avait choisi un autre sujet, un ouvrier chapelier, Sarteur, qui se trouvait depuis un an à l’Asile, où il était venu lui-même supplier qu’on l’enfermât, pour lui éviter un crime. Dans ses crises, un tel besoin de tuer le poussait, qu’il se serait jeté sur les passants. Petit, très brun, le front fuyant, la face en bec d’oiseau, avec un grand nez et un menton très court, il avait la joue gauche sensiblement plus grosse que la droite. Et le docteur obtenait des résultats miraculeux sur cet impulsif, qui, depuis un mois, n’avait pas eu d’accès.


Jules Claretie, Le prince Zilah, Paris, E. Dentu, 1884

pp. 341-356 :
Zilah demeura presque silencieux durant le trajet, et Vogotzine, ses moustaches à la portière du coupé, regardait droit devant lui, sans dire un mot quand le prince ne parlait pas. On s'arrêta, dans une rue de Vaugirard, devant le grand portail d'une maison haute, construction du XVIIIè siècle qui avait dû être un couvent autrefois. Le général, descendant lourdement du coupé, avait déjà sonné à la porte et s'effaçait pour laisser devant lui passer Zilah, très ému.
Cette émotion se trahissait, chez le prince, par une roideur d'attitude, une démarche lente, comme si chacun de ses mouvements lui eût coûté un effort. Il tordait machinalement sa barbe blonde, et, de son œil bleu, interrogeait le jardin qu'il traversait, comme s'il devait, dès les premiers pas, rencontrer Marsa, avant d'arriver à un grand pavillon à toits d'ardoises aperçu au bout d'une allée de tilleuls.
Le docteur Fargeas parut tout à fait heureux de voir le prince. Il le remercia de son empressement. Un homme maigre, blond, d'une amabilité correcte, l'air pensif et profond avec des yeux superbes, accompagnait Fargeas. Le médecin le présenta au prince. C'était le docteur Sims.
M. Sims partageait l'avis de son collègue.
Après avoir arraché la malade à sa demeure habituelle, l'avoir séparée de tout ce qui pouvait lui rappeler le passé, le médecin la croyait maintenant depuis assez longtemps isolée, soustraite à la vue des choses d'autrefois pour qu'en se retrouvant subitement devant une personne aussi chère que le prince Zilah, elle ressentît une émotion, une secousse qui la pouvait tirer de son état morbide.
Et Fargeas expliquait pourquoi il avait cru devoir transporter la malade de Maisons-Laffitte à Vaugirard. Le régime nouveau de la maison de santé devait seul donner un isolement salutaire, le moindre objet pouvant causer, là-bas, une crise. Le docteur remerciait le prince d'avoir approuvé cette détermination.
Zilah remarqua du reste que Fargeas ne donnait aucun nom, aucun titre à Marsa. Avec son coup d'oeil et son tact habituels, le médecin avait deviné le drame de la séparation. Il n'appelait point Marsa la princesse. Il lui donnait ce nom, plein de pitié la malade.
– Elle doit être au jardin, dit doucement M. Sims, quand Fargeas eut cessé de parler à Andras. Voulez-vous la voir ?
– Oui, fit le prince dont la voix devint un peu voilée.
– Nous allons donc la regarder d'abord, puis, si vous le voulez bien, vous vous montrerez à elle, tout à coup. C'est une expérience que nous tentons. Si elle ne vous reconnaît point, c'est que l'état de la malade est plus grave que je ne le pense. Si elle vous reconnaît, eh bien ! J'espère que nous pourrons la tirer de là ! –Venez !
Le docteur Sims s'inclinait pour laisser passer le prince.
– Je vous accompagne, messieurs ? demanda Vogotzine.
– Certainement, général, répondit Fargeas.
– C'est que... voilà !... les folles, moi, ça me cause un singulier effet... Je n'ai pas ces curiosités là, moi... Enfin. C'est ma nièce ! Allons !
Et il donna un coup sec à sa redingote, comme il eût sanglé son ceinturon, avant un assaut.
Le docteur Sims fit descendre au docteur et aux deux hommes les marches d'un perron et leur montra un grand jardin, aux arbres vieux d'un siècle, à l'ombre desquels des promeneurs marchaient, ou des gens lisaient ou causaient doucement sur des chaises. Un bâtiment neuf apparaissait au loin, très grand, à un seul étage, avec un vague aspect de serre ; c'était une succession de logements qu'habitaient les pensionnaires du docteur Sims chacun d'eux poursuivant son rêve.
– Alors, demanda Zilah en montrant ces êtres paisibles qui suivaient les allées lentement ou gesticulaient en causant comme des politiciens qui refont la carte du monde ce sont des fous ?
– Oui, dit le docteur Sims, on ne le croirait pas. Vous pouvez leur parler, en passant. Tous ceux-là sont tranquilles. Nous traversons donc le jardin. Notre malade est là-bas, dans un autre jardin, derrière ce bâtiment.
Et en passant, Zilah regardait ces pauvres êtres qui saluaient d'un geste ou d'un mot le docteur Sims et le professeur Fargeas Il lui semblait qu'ils avaient l'air heureux de gens arrivés au but souhaité. Vogotzine, toussant un peu, se rapprochait du prince et se sentait mal à l'aise parmi ces déments. Le prince, au contraire, faisait un effort cérébral pour se persuader qu'il se trouvait réellement parmi des fous
– Tenez, lui dit M. Sims en lui montrant un vieux monsieur, vêtu à la mode de 1840, pareil à une lithographie démodée d'un lion du temps de Gavarni,– celui-là est depuis plus de trente-cinq ans dans l'établissement... Il n'a pas voulu modifier la coupe de ses vêtements de jadis. Il a son tailleur qui le costume comme il s'habillait autrefois... Et il est heureux. Il se croit Merlin... l'enchanteur Merlin... et il écoute Viviane qui lui donne des rendez-vous, sous les arbres !
Comme ils passaient devant le vieux, le col emprisonné dans une haute cravate, la lévite longue et serrée à la taille, les pantalons larges, avec un profil aigu de doctrinaire, le fou salua.
– Bonjour, monsieur Sims !... Bonjour, monsieur Fargeas !
Puis comme le directeur de l'établissement s'approchait pour lui parler, il mit un doigt sur sa bouche :
– Chut ! dit-il... Elle est là... Ne dîtes rien... Elle s'en irait ! Et il montrait avec une sorte de vénération passionnée un orme où Viviane était enfermée et d'où, tout à l'heure, elle allait sortir.
– Pauvre diable murmura Vogotzine.
Ce n'était point ce que pensait Zilah. Il se demandait si cette folie heureuse, qui durait depuis tant d'années, ces éternelles amours avec la fée Viviane, ces amours qui ne vieillissaient pas malgré les années et les rides, n'étaient point la forme idéale du bonheur pour l'être condamné à la terre. Il vivait en plein idéal, ce monomane de la poésie, rencontrant dans un asile de Vaugirard toutes les séductions, toutes les chimères heureuses de la lande bretonne aux fleurs d'or, aux bruyères roses, tout le charme enivrant de la forêt de Brocéliande.
– Il touche du doigt ce qu'un Shakespeare se contente de rêver ! La folie, c'est peut-être tout simplement l'idéal réalisé !
– Oh ! mais, fit le docteur Fargeas, le réel ne perd jamais ses droits. Pourquoi ce maniaque peut-il garder, à la fois, et les vêtements de sa jeunesse qui l'empêchent de se sentir ou de se voir vieillir et le rêve de sa vie, qui le console de la raison perdue ? C'est qu'il est riche. Il peut, sur ses rentes, payer le tailleur qui l'habille, le pavillon qu'il habite à part dans l'établissement, les domestiques particuliers qui le servent... Supposez-le pauvre, il souffrira
– Allons, dit Zilah. La question du pain se retrouve partout, même dans la folie.
– Et l'argent est peut-être le bonheur, puisqu'il permet d'en acheter.
– Oh ! fit le prince, pour moi, le bonheur, ce serait...
– Quoi ?
– L'oubli !
Et il suivait des yeux, en s'éloignant cet amoureux de Viviane qui maintenant collait son oreille au tronc de l'arbre et écoutait la voix de la fée qui ne parlait qu'à lui.
– Celui-là, dit tout à coup le docteur Sims en désignant un homme encore jeune qui venait à eux, est un écrivain de talent dont vous avez lu des romans sans doute et qui a perdu le sentiment de sa personnalité. Affamé de bruit autrefois, de tapage, d'articles de journaux, il en est maintenant las et repu. A force d'avoir écrit, écrit, délayé sa cervelle dans l'encre, il a pris en dégoût le papier imprimé ; il n'ouvre ni un journal ni un livre. Il hume l'air, cueille des fleurs, regarde les trains passer (le chemin de fer longe le jardin, là bas), et il digère.
– Alors, très heureux ? demanda Andras, avec l'anxiété de ceux qui souffrent.
– Très heureux.
– C'est que, lui, a oublié ! dit le prince.
L'homme, très maigre et les traits fins, la barbe noire encore, venait sur eux et les saluait.
– Je ne vous dirai pas le nom qu'il porte, murmura Sims à l'oreille du prince, mais si vous le lui disiez, si vous le nommiez à lui-même, il vous répondrait: « Ah ! oui, je l'ai connu. C'était un homme de talent. Beaucoup de talent ! » Rien n'existe plus pour lui de ce qui fut sa vie d'autrefois
Et Zilah se disait encore qu'elles ont du bon, ces catastrophes cérébrales où l'être tout entier sombre, avec le fardeau de ses peines, dans un trou profond et noir d'oubli.
L'écrivain - celui qui avait été un écrivain- s'était arrêté devant Fargeas et M. Sims.
– Le train de midi a eu un retard de trois minutes et demie, dit-il doucement. Je vous signale le fait, docteur. Avisez ! C'est grave, c'est très grave, car je régle d'habitude ma montre sur ce train-là !...
– J'aviserai, dit M. Sims. A propos, voulez-vous des livres ?
Avec la même douceur, l'autre réponde
– Pourquoi faire ?...
– Pour lire.
– A quoi bon ?
– Des journaux... Pour savoir...
– Pour savoir quoi ?... Ma foi non !... C'est si bon, si bon, de ne rien savoir... rien... rien... Est-ce que le Journal officiel annonce qu'il n'y a plus de guerres, plus de misère, plus d'assassinats, plus de maladies, plus de méchants, plus d'envieux ?
Il parlait avec une volubilité extrême.
– Non ? Il n'annonce pas encore cela, le Journal officiel ? Alors, pourquoi lire les journaux ?... Salut, docteur ! Bonjour, messieurs !
Le prince avait frissonné devant la logique amère du fou parlant avec la netteté implacable des aliénés.
Vogotzine souriait.
– Mais ils ne sont pas bêtes, les fous ! disait-il. Pas bêtes du tout !
Le docteur Sims, au bout du jardin, ouvrit une grille qui, sans doute, séparait les pensionnaires hommes des démentes. Andras aperçut en effet dans des allées entourées d'arbustes, des femmes qui, les unes solitaires, les autres accompagnées de gardiennes, semblaient errer, là-bas. Au bout des allées, comme de plain pied avec le jardin, la voie du chemin de fer passait, séparée par un fossé immense et un petit mur. Au-dessus les trains se montraient, jetant à l'air leurs rouleaux de fumée.
Zilah éprouvait une sensation d'étouffement en pénétrant dans ce dernier enclos où, parmi ces espèces de fantômes féminins vus de loin, était, sans nul doute, celle qu'il avait aimée. Il se tourna vers M. Sims, les yeux inquiets.
– Alors, dit-il, elle est là ?
– Elle est là ! fit le docteur.
Le prince hésitait à avancer.
Il ne l'avait pas revue depuis le jour où il s'était senti tenté de la tuer, là, à ses pieds, écrasée dans sa robe blanche. De cette belle Marsa qu'avait fait la folie ? Il se demandait s'il n'allait pas rebrousser chemin, repartir brusquement, sans la voir.
– Par ici, dit Fargeas. Nous pourrons l'apercevoir, sans être vus, à travers les touffes, n'est-ce pas, mon cher Sims ?
– Oui, cher maître !
Zilah se laissait guider. Il suivait les médecins sans dire un mot et il entendait la respiration, haletante comme un soufflet de forge, de Vogotzine derrière lui. Tout à coup le prince ressentit dans la poitrine comme l'impression d'une main lourde pesant sur son cœur.
– La voici ! avait dit Fargeas. Son geste désignait, à travers les branchettes de lilas mêlés aux genêts, deux femmes qui venaient droit vers eux, très lentement, l'une blonde, en costume d'infirmière, l'autre en vêtements noirs, comme en deuil de sa propre vie, pâle, roide, et qui était Marsa.
Marsa ! Elle venait vers lui, Zilah ; il allait presque la frôler du geste, s'il voulait, à travers les feuilles ! Vogotzine lui-même retenait sa respiration. Le cri du sable sous les pas lents des deux femmes s'entendait seul.
Les yeux de Zilah interrogeaient avidement, comme pour y lire un secret, y déchiffrer un nom - celui de Menko ou le sien- le visage de Marsa. C'était un visage de marbre, les traits figés d'un cadavre. Ces beaux traits purs avaient une rigidité de marbre. Les yeux noirs regardaient devant eux, comme des puits de lumière où rien, rien ne se reflétait. Zilah eut encore un frisson. Elle lui fit peur.
Peur et pitié. Il avait envie de briser les arbustes pour arrêter, de ses bras tendus, cette vision pâle. C'était comme le cadavre ambulant de son amour qui passait.
Elle était loin qu'il demeurait encore là, cloué à la terre. Il regarda tout à coup autour de lui. Le vieux Vogotzine semblait mal à l'aise. Seul, très calme, le docteur Fargeas après avoir regardé M. Sims, dit nettement au prince
– Maintenant il faut vous montrer ! […] Par ici, dit le docteur Sims. Nous allons, au bout de l'allée, nous trouver face à face avec elle
– Allons ! ajouta Fargeas.
Zilah le suivit. En quelques pas, ils atteignaient la fin de l'allée, près du petit mur tapissé d'arbres en éventail et longeant la voie. Le prince voyait venir à lui, de son pas lent, de son pas lourd, Marsa non, une autre Marsa, le spectre ou la statue de Marsa. Une Marsa morte et qui eût marché.
– Attendons, dit Fargeas.
Il fit signe à Vogotzine de s'éloigner et le soldat et les deux docteurs se défilèrent derrière les arbres, comme à la manœuvre.
Zilah restait seul debout au milieu de l'allée, très ému, presque tremblant.
La gardienne qui guidait Marsa dans ses promenades avait sans doute reçu un ordre du docteur Sims. Elle cessa, en apercevant le prince, de marcher à côté de la jeune femme et laissa seule ainsi la Tzigane, la suivant de trois ou quatre pas en arrière.
Perdue dans sa stupeur, Marsa avançait, la tête haute et nue, ses cheveux noirs éparpillés sur son front par le vent, et, toujours belle, amaigrie pourtant, elle allait devant elle, sans voir, la bouche close comme par un sceau de mort. Elle n'était plus qu'à deux pas de Zilah.
Lui, attendait, ses yeux bleus la couvrant d'un regard où il y avait un amour, une pitié, une colère, des larmes aussi, refoulées et chaudes. Quand la Tzigane arriva devant lui, presque forcée de se heurter contre le prince dans cette lente promenade, droite et silencieuse, elle s'arrêta brusquement, comme un automate.
L'instinct d'un obstacle l'arrêta net, toute raidie, sans un mouvement, n'avançant plus, ne reculant plus, regardant.
Le docteur Fargeas et M. Sims, étudiaient, à quelques pas de là, le regard atone, encore égaré, sans pensée, sans vision.
Marsa, toujours enveloppée de stupeur comme d'un suaire, restait là, debout, ses yeux rivés sur Andras. Tout à coup, brusquement comme si on lui enfonçait au cœur une lame invisible, elle tressaillit, secouée d'un tremblement ; son visage - cette pâle figure marmoréenne, impassible- se tira comme par des fils, exprimant une terreur affolée ; prise de frémissements nerveux, elle chercha à appeler ; un cri aussi aigu que les sifflements de la vapeur qui déchiraient l'air, là-bas, sortit de ces lèvres béantes comme celles d'un masque tragique. Les deux bras se tendirent en avant ; les mains qui tremblaient se rejoignirent ; et, comme une masse, tombant à genoux, cette voix qui, depuis tant de jours, répétait douloureusement, sur un funèbre refrain chantant: Je ne sais pas, je ne sais pas... la voix devenue étranglée, balbutia « Grâce ! Grâce !... »
Puis, – Marsa agenouillée –,  le cou renversé se gonfla, la tête retomba en arrière, dans une lividité de mort, le flot lourd des cheveux l'empêchant de se briser sur le sable où elle alla frapper, avec un son mat.
Zilah s'était précipité. La gardienne aidant Andras et le docteur Fargeas, relevait Marsa évanouie.
Le pauvre Vogotzine était rouge comme s'il allait avoir un coup de sang.
– Mais savez-vous, messieurs, dit le prince, savez-vous que ce serait épouvantable si nous l'avions tuée ?
– Allons donc C'est la stupeur qui est morte, répondit Fargeas. Maintenant, laissez-nous faire. N'est-ce pas, mon cher Sims ? Elle peut et doit guérir !



Yves Guyot, Un fou, Paris, Flammarion, 1884

pp. 143-148 :
Le procureur de la République manifesta le désir de visiter tout l'établissement, d'entendre toutes les plaintes que les fous pouvaient lui adresser et de voir en particulier M. Labat. M. Borda-Blancard se mit à ses ordres. [...] La visite commença.
- Vous avez sans doute vu de nombreux asiles, dit le docteur Borda-Blancard ; mais puisque c'est la première fois que vous me faites l'honneur de venir ici, je ne vous épargnerai aucun détail ! »
« Ce fut d'abord la cuisine. Elle était vraiment très confortable. Le procureur de la République ne put dissimuler son approbation à la vue du grand fourneau de fonte, un vrai monument, qu'on sentait bourré de houille incandescente, et des grands récipients de cuivre, brillant comme de l'or. Une odeur de bouillon gras, de ragoût de mouton, remplissait la pièce et fit renifler de plaisir les deux magistrats, on leur offrit naturellement de goûter du bouillon, [ils] le trouvèrent excellent. Désormais ils étaient prévenus en faveur de l'établissement. Que disait-on donc des asiles de fous ? Le docteur Borda-Blancard montra le tableau de l'alimentation hebdomadaire. Il énuméra le nombre des plats de viande, de poisson, de légumes donnés par semaine.
Les magistrats trouvèrent tout cela fort bien entendu. Le substitut dit même, à voix basse, au procureur de la République:
« - Vraiment, quand tant de pauvres gens dehors ne savent comment vivre, on abuse de soins pour les fous et les prisonniers. » […]
Une odeur de tisane, mêlée à celle de l'acide phénique, annonça la pharmacie. Cette forte odeur prouvait que la pharmacie n'était pas inactive. Les flacons étaient alignés sur les rayons, revêtus de belles étiquettes ; les balances de cuivre brillaient sur un petit comptoir où s'étalait un beau mortier de marbre blanc. Dans le fond se tenait un jeune homme, très digne, en tablier blanc très propre.
Les magistrats ne purent que constater que cette pièce avait tout à fait l'odeur et l'aspect d'une pharmacie correcte.
C'était très bien. 
Puis on alla à la buanderie, remplie d'une buée, chargée d'une odeur de savon et de linge mouillé.
- Du linge !... du linge ! il ne faut pas craindre le blanchissage dans une maison de fous... La plupart des fous sont sales.
- Décidément, c'est un établissement bien tenu, confirma à voix basse le procureur de la République au substitut.
On passa au quartier des enfants épileptiques et idiots. En y entrant, les magistrats furent saisis à la gorge par une odeur fade et excrémentielle.
- Ah ! oui, odeur sui generis, dit le docteur Borda-Blancard. On a beau faire, on ne peut pas s'en débarrasser. On ne l'empêche de s'accentuer qu'avec les plus grands soins.
[...] C'était une collection de cranes déformés, de figures abruties, de gros yeux inertes, de mâchoires pendantes, de lèvres baveuses qui ne laissaient échapper que des sons inarticulés. On était en train d'en laver deux ou trois qui avaient fait leurs ordures dans leurs lits ou dans leurs pantalons. D'autres étaient attachés par des brassières dans des fauteuils. Ils étaient incapables de se tenir. [...]
Les magistrats passèrent vite, comme un plongeur qui a besoin d'air revient à l a surface.
- Il faut avoir du courage pour vivre avec de pareils êtres et dans une pareille atmosphère.
- Oui, dit le docteur Borda-Blancard. On ne sait pas tout ce qu'il y a de dévouement dans ces asiles d'aliénés que des ignorants, qui n'y ont jamais mis les pieds calomnient si volontiers. Et savez-vous ce que gagnent ces infirmières pour ces soins répugnants ? Dans les asiles publics, 15 francs par mois ; moi je les paye 20 francs. Les infirmiers ? On en a à 20 francs ; moi je les paye 30 et je vais jusqu'à 50 pour un ou deux !
- Eh ! mais ils doivent être bien difficiles à recruter, dit le procureur de la République.
- On en trouve...
On passa dans le quartier des vieillards. Là, une collection de vieilles figures couturées, ridées, tannées, décharnées, toutes entassées les unes contre les autres, autour d'un gros poêle qui dégageait une chaleur étouffante, chargée d'une odeur de vieux chiens mouillés. Les magistrats virent là des êtres si déprimés qu'ils pensèrent qu'ils avaient tous les droits à être internés, et ils se hâtèrent de sortir de cette pièce.
- Voici le quartier des tranquilles ! Une partie sont dehors, au jardin, à se promener.
Les autres étaient alignés devant une table, serrés les uns contre les autres. [...]
- Je suis le procureur de la République. Quelqu'un a-t-il quelque réclamation à faire ?
- Moi ! ... moi ! ... exclamèrent quelques voix.
- Ah ! dit le docteur Borda-Blancard, vous allez en entendre de belles contre les surveillants, les gardiens et moi-même ; des gens du monde, des journalistes, - et il fallait voir avec quel dédain  le docteur Borda-Blancard prononçait ces mots !- écoutent ces histoires de l'autre monde ; mais il ne faut jamais croire les fous...
- Mon devoir de magistrat m'oblige à écouter toutes les réclamations, si peu fondées qu'elles puissent être, reprit d'un air piqué le procureur de la République.
Et en même temps, il se disait, sans trop oser s'avouer cette petite pensée de vengeance :              - Toi, si je peux te prendre en faute, tant pis pour toi ; je ne serai pas fâché de châtier un peu ton outrecuidance. »

p. 154 :
Décidément, le docteur pouvait bien avoir raison - Il ne faut jamais croire les fous !- et les magistrats se disaient in petto :
« Il ne faut plus lui donner occasion de se moquer de nous. Cela compromet la magistrature devant la médecine. »
Aussi était-ce avec la plus grande froideur qu'ils accueillaient les demandes incessantes, répétées par tous ceux qui osaient leur parler ou qui n'étaient pas trop absorbés dans leurs propres méditations pour ne pas s'apercevoir qu'il y avait des étrangers. 
- Je voudrais sortir.
- Et cependant il y avait là des gens qui paraissaient aussi raisonnables que ceux qu'on coudoie tous les jours dans la rue. [...] Les magistrats étaient très intéressés et commençaient à croire que ceux qui paraissaient les moins fous étaient les plus fous.

p. 168 :
Puis il continua à montrer ses pensionnaires, comme s'il eût montré une ménagerie.

p. 183-184 :
Les deux magistrats revenaient en voiture, chacun observant un silence prudent et ruminant ses impressions. Ils revoyaient ces regards étranges, ces corps secoués par des tremblements, ces visages bouleversés par des contractions, ces têtes qui faisaient des signes de dénégation perpétuelle, ces allures inquiètes ou automatiques, ces démangeaisons des alcooliques, ces sauts de kangourous, ces promenades mécaniques de certains maniaques, ces spasmes, ces agitations des paralytiques généraux ; ces idiots, ces gâteux insensibles et en pleine dissolution ; les convulsions des épileptiques ; toutes ces exaltations et ces dépressions ; leurs oreilles bourdonnaient de toutes ces divagations, des plaintes monotones des gémisseurs, des hurlements de rage des agités, des cris inarticulés, des bafouillages de tous ces misérables : ils avaient l'obsession de l'odeur excrémentielle des salles d'idiots et de gâteux. 



Paul Hervieu, L'inconnu, 2ème éd., Paris, A. Lemerre, 1886

pp. 37-43:
M. Dupont se munit d'un lourd trousseau de clefs accroché dans le vestibule, et me fit tour à tour visiter un parloir, une lingerie, des cuisines et une série de chambres vides. Partout il insistait sur la propreté de la tenue, sur les avantages du matériel et de l'aération. Il m'ennuyait considérablement. Je brûlais du désir d'apercevoir des êtres ;et lui, par calcul ou non, s'éternisait dans des locaux déserts. Une seconde fois, il essaya encore de me quitter, en me perdant au fond d'une ténébreuse buanderie. Mais je prévins sa tactique en l'empoignant par une basque de sa redingote sous prétexte de me faire diriger. Et, sortis de l'obscurité, je continuai à le maintenir ainsi, durant quelques instants, par une distraction ridicule, contre laquelle il s'abstint de protester. Enfin, le directeur ne put différer davantage l'inspection des lieux habités. Il affecta même une cordialité de bonne humeur pour me déclarer :
- Je vais maintenant, mon cher hôte, vous montrer mes autres hôtes... involontaires, ceux-là! » [...]
Nous traversâmes, d'abord, une étroite ruelle, entre de hautes murailles, où plusieurs hommes en blouse pratiquaient un manège de pompes et de seaux pour emplir une énorme cuve.
- Voici déjà, fit M. Dupont, quelques spécimens...
Mes artères battirent plus vite ; et, sans parvenir à rendre mon ton négligent :
- Alors, dis-je, ces gens sont... fous ?
L'affirmation me fut fournie par un simple signe de tête.
Les malades contemplèrent notre passage. Quelques-uns ôtèrent la casquette. Leurs physionomies n'offraient rien de notable, sinon cet air de consternation servile, commun à tous les ouvriers pendant le travail.
- Ces gaillards là, observa M. Dupont, ne sont pas à plaindre ? Voyez un peu leurs mines ! ... Hein ? On ne se douterait pas que ce sont des indigents placés par le département ? ...
Il manœuvra une serrure fermée à double tour ; et nous pénétrâmes, de plain-pied, dans une chambre du rez-de-chaussée, où un vieillard dormait tout habillé sous les draps de son lit, avec le sourire aux lèvres et le calme d'un petit nourrisson.
Il me sembla que j'avais déjà connu cette figure aux bains de mer. Je marchai sur la pointe de mes chaussures. M. Dupont me souffla dans l'oreille:
- Un noble ! ... Très bonne noblesse ! L'ancien conseiller général du canton...
A l'autre bout de ce logis, par une autre porte ouverte à deux battants, entrait un air assez frais, humide même.
Après avoir gagné par là un perron de cinq marches, nous descendîmes dans un petit jardin polygonal et clos de tous les cotés par des bâtiments très élevés. Dans une ombre perpétuelle, les touffes d'hortensias s'y étiolaient ; et, autour de leur cœur rosé encore, les pétales étaient verdis et décolorés. Cet endroit eut été bien morne si une dizaine de garçonnets ne l'eussent empli de rumeur et d'ébats. [...] M. Dupont s'éloignait. Douloureusement atteint par les échos de cette gaieté, je murmurai en le rattrapant :
- Quoi ! ces enfants... aussi ?...
Il fit un : oui ! très grave, presque imperceptible pourtant, rien qu'en abaissant ses paupières. La coïncidence avec la mienne de cette expression compatissante et recueillie m'émut profondément, de sa part. [...]
... Ensuite nous gravîmes un escalier en plein air, raide comme une échelle, qui conduisait à un pont de bois couvert, parallèlement éclairé de vitres et fermé à chaque extrémité par une porte en fer où de petits carreaux rouges étaient enchâssés. Sous l'arche unique courait une rivière rapide [...] Mais M. Dupont m'appela vers l'extrême limite du pont, pour m'indiquer à travers la couleur intense des carreaux, un vaste préau, fort au dessous de notre observatoire, que plus d'une centaine d'individus se partageaient à leur guise.
Cependant, certains étaient accroupis sur leurs talons. D'autres, par groupe, marchaient très vite. Des solitaires étaient couchés sur le dos ou à plat ventre, les bras en croix. Le désoeuvrement de la captivité, plus que l'aliénation encore, me semblait devoir inspirer ces attitudes anormales. Par-ci par-là, des surveillants robustes faisaient leur ronde.
- D'où nous sommes, insinua mon cicérone, vous avez une vue d'ensemble très complète. Je ne vous conseille pas de descendre là dedans. Cela présente beaucoup d'inconvénients, sinon de périls...
Cette tactique eut sur moi l'effet d'une provocation. De plus, je devinai que je touchai au but. [...] J'exprimai donc à M. Dupont le désir d'approcher ses pensionnaires, et même de causer avec quelques uns d'entre eux, au cas d'une occasion propice.
Celui-ci avait froncé la laine de ses sourcils écrus ; mais, sans résister ni protester, le crâne incliné comme un bélier qui va porter un coup de cornes, il poussa la porte, dont la lueur d'incandescence étincela. [...]
Nous descendîmes la spirale d'un escalier intérieur, défendu encore par une grille à sa base. Pendant que nous enjambions les marches difficiles, une quantité de curieux étaient survenus et se pressaient contre l'issue. L'un battit des mains, un autre siffla. [...]
Nonobstant ce monde avait l'apparence la plus calme et la plus avisée. Un pensionnaire vint présenter à M. Dupont, sur un ton très convenable, des réclamations contre le cuisinier. En longeant un banc, j'entendis deux personnages à barbe blanche discuter, à voix basse, sur les ordonnances du ministère Polignac... Étaient-ce vraiment là des insensés ? Et n'en verrais-je point des plus caractéristiques ?
Soudain, j'aperçus un homme dont les allures trahissaient le plus farouche égarement. Toujours il se détournait fébrilement à mon approche, me tendant le dos lorsque je tentais de le dévisager. [...]
Sous ses yeux, où la peau avait une sorte de transparence, des petits points brillaient, comme des paillettes de mica, dans un teint gris de pierre.
Son regard était éperdu. A l'inverse de ses compagnons, tous ses mouvements étaient détraqués. Lui seul, au milieu de ces fous, avait l'air fou !
J'eus alors l'intuition subite que c'était ainsi parce que cet être seul se trouvait dépaysé dans cette atmosphère, et que [...] moi aussi et vous, et tous, nous aurions ce regard et ce désordre des membres, après un mois de séquestration, en une aussi lugubre ménagerie. 

pp. 46-47 :
« - Qu'est-ce que cela, grognait le personnage... Une misère, après tout ! J'en ai vu bien d'autres dans la section des agités !
- Au fait ! interrompis-je avec empressement, ce si intéressant quartier me reste à visiter...
[...] M. Dupont eut manifestement du mal à contenir une irritation. Il retrouva pourtant son
bêlement patelin, dont le son allait toujours s'appauvrissant:
- J'en suis bien fâché, cher monsieur, mais mon établissement, pour le quart d'heure, ne renferme pas le plus petit agité... Pas le moindre, hélas ! ou plutôt Dieu merci ! car cet état de souffrance est atroce. Ça se trouve comme ça, pour le quart d'heure... Pas de chance pour vous. Oui, bien sûr ! Une fatalité !... Mais l'occasion ne tardera pas à se produire. Comptez sur moi pour vous prévenir...
M. Dupont cherchait à me tromper. Depuis mon arrivée, à plusieurs reprises, j'avais perçu, dans les environs, des cris inhumains, ou, mieux, des cris surhumains, tels que n'en jette aucune bête, tels que n'en arrachent à la matière nul phénomène physique, nulle manœuvrée. Je sentais la supercherie, et, de plus, je sentis qu'il sentait que je la sentais, ce qui m'enhardit.



Hector Malot, Un beau-frère, illustrations de P. Cousturier, Paris, E. Dentu, 1891

p. 422 :
Les fous, certains fous au moins de ceux que je viens de voir, sont insensibles à ce qui se passe autour d'eux comme en eux ; occupés de leur propre délire, ils ne vivent que pour lui et avec lui. 

pp. 338-361 :
C'était un homme d'une cinquantaine d'années, une belle tête couronnée de cheveux blancs, la décoration à la boutonnière d'une redingote déchirée.
« — Monsieur, cria-t-il en m'abordant, prenez garde à la machine »
Instinctivement, je fis un pas en arrière.
« — Quelle machine ?
« — La machine dont je suis l'esclave et qui me retient là. Vous ne connaissez donc pas leur machine invisible qui agit à distance par l'électricité ? »
Un moment je l'avais écouté avec surprise, je compris à qui j'avais affaire.
« Lorsqu'ils dirigent contre quelqu'un leur machine, continua-t-il, c'est fini ; on est pris, engrené, perdu. Tenez, moi, quand j'étais officier de marine, j'avais la réputation d'être une tête solide ; maintenant, quand ils le veulent, ils me font déraisonner, ils me font dire des folies malgré moi, et je le sens. Cette machine s'applique à tout le monde. [...] Pourquoi donc le gouvernement me prend-il depuis onze ans, par l'électro-magnétisme, mon esprit et toutes mes pensées dans mon cerveau ? »
Je voulus faire un pas en arrière, il me retint par la manche de ma camisole.
« — Je comprends, dit-il, tout le malheur d'avoir un cerveau stérile et indigent, mais ce n'est pas une raison pour me prendre mon esprit en me torturant, en détruisant ma santé, mon avenir et ma réputation. Un gouvernement qui s'est établi pour sauver la famille, la religion et la propriété, aurait dû respecter la propriété de ma pensée. Il n'en est pas ainsi. Toutes mes pensées se reproduisent immédiatement et exactement dans le cerveau de nos gouvernants. Prendre l'esprit d'un homme, et s'en servir sans le récompenser, en le rendant, au contraire, ridicule ou méprisable, cela n'est pas très honorable. Je le dis parce que cela est. Je sais que des hommes très instruits peuvent se servir des idées d'un homme qui leur est inférieur ; mais ils n'emploient pas la violence pour les prendre dans son cerveau. » [...]
Sous cette parole précipitée, il me semblait sentir mon esprit vaciller ; dans ma tête, mon cerveau avait des tournoiements comme si cette machine agissait réellement sur lui. Je ne savais comment échapper à cette sorte de vertige. Ce mot me fournit un moyen.
« —Aujourd'hui, je ne peux pas vous répondre, lui dis-je doucement ; mais je réfléchirai, et demain nous reprendrons la question.
— Parfaitement ; je vois d'ailleurs que vous êtes un homme raisonnable, vous n'avez pas les yeux hagards de ces pauvres diables. »
Un fou qui me déclarait sensé quand les médecins m'avaient jugé fou, cela me donna envie de rire tout d'abord ; mais, en y pensant, cela m'épouvanta.
La cour qui nous sert de préau est fermée des quatre côtés par des bâtiments : dans ces bâtiments sont nos cellules ; tout autour règne une galerie. Cela est peut-être très commode pour le service, je n'en sais rien, mais à coup sûr, c'est bien triste : de quelque côté qu'on se tourne, les yeux se cognent contre une muraille ; pour voir le ciel, il faut relever la tête.
Mon fou à la machine m'ayant abandonné, j'allai dans le coin le plus tranquille. J'avais besoin de calme pour me remettre des secousses et des émotions qui depuis le matin m'avaient accablé.
Mais dans cette cour habitée par trente ou quarante aliénés, de ceux qu'on appelle les agités, c'est à dire les furieux, le calme n'est pas possible.
Tout ce monde marche, court, crie, se démène, pleure, rit dans un tourbillon vertigineux. Trois seulement avaient, comme moi, la camisole de force ; ils étaient assis sur un banc, dans une attitude accablée. Chose étrange ! et qui tout de suite me sauta aux yeux, il n'y avait pas de groupes : chacun allait de son côté, sans s'inquiéter de ses voisins, ou, plus justement, comme s'il ignorait qu'il eût des voisins. Il y en avait qui, dans un coin, causaient seuls en s'adressant sans doute à un être imaginaire ; les paroles sortaient de leur bouche comme d'un moulin, sans interruption et toujours sur le même ton. Au milieu de la cour, il y en avait un qui, de cinq minutes en cinq minutes, se prosternait à genoux en regardant avec extase le soleil auquel il adressait des prières.
Malgré mes efforts et ma volonté, je ne pouvais m'isoler dans ma pensée : ce brouhaha, ce va-et-vient, ce mouvement perpétuel me troublait et m'irritait.
J'étais resté debout. Tout à coup je reçus par derrière un choc à l'épaule ; je voulus étendre les bras en avant pour me retenir, mais la camisole, que j'avais oublié, me paralysa, et je tombai de tout mon long. Quand je me retournai, je vis, penché sur moi, un fou qui riait aux éclats en gambadant. C'était une bonne farce qu'il avait voulu faire.
Cette plaisanterie n'étant pas du goût des gardiens, en une minute le pauvre fou fut emprisonné dans la camisole de force. Je voulus intercéder pour lui, ils haussèrent les épaules et ne me répondirent pas. Fou moi-même, je n'avais aucune autorité pour intervenir en faveur d'un autre.
L'heure du dîner arriva. Bien que torturé par la fièvre et la colère, j'avais cependant faim. Quand je vis apporter les plats en étain dans lesquels était notre nourriture, je me demandai comment j'allais manger ; le soir approchait et je n'avais rien pris depuis la veille, c'est à dire depuis vingt-quatre heure.
La réponse ne tarda pas. On ne me retira pas la camisole, ce qui m'avait paru le moyen le plus simple ; mais un fou fut chargé de m'empâter.
Quand la cuiller fut approchée de ma bouche, j'eus un mouvement de révolte. Mais fallait se soumettre, ou ne pas manger. Je me soumis.
Ceux qui n'ont pas vu manger les fous ne peuvent pas imaginer combien cela est révoltant. Si grande que fût ma faim, le dégoût m'eut vite étranglé. Ajoute que mon fou nourricier, plein d'attentions et de soins, avait la précaution de souffler sur chacun des morceaux qu'il me donnait, comme on fait pour un bébé ; quelquefois il les mettait dans sa bouche. [...]

Jeudi
La nuit a été plus dure que la journée d'hier ; je veux dire que durant cette nuit éternelle, je n'ai pas dormi. […] Quand je parle du silence de la nuit, il faut être plus précis: jusqu'à minuit, ce silence a été troublé par les chants d'un de mes voisins. Ce malheureux, depuis le moment où nous nous sommes couchés, n'a cessé de chanter la louange de Dieu, et par quels cris, par quelles vociférations ! Il faut les avoir entendues pour s'en faire une idée. Plusieurs fois les gardiens sont entrés dans sa cellule, c'est au moins ce que j'ai compris au grincement des serrures et au bruit des voix. [...] Enfin, vers minuit, [...] il s'est fait un grand tapage dans la chambre du théomane, des éclats de voix, des jurons, des coups sourds comme s'il y avait lutte. Ce bruit a réveillé mes voisins, qui se sont mis à hurler. C'était à croire qu'on était tombé dans un chenil. Puis tout à coup, il s'est établi un silence de mort qui m'a donné un sueur froide. Me croiras-tu ? j'ai tremblé dans mon lit. J'avais compris comment on avait obtenu le silence, et bêtement, bestialement plutôt, j'avais peur, oui, j'avais peur. [...]
Ce fut avec une véritable satisfaction que je vis l'aube blanchir mes vitres. La maison s'éveilla ; je me retrouvai moi-même.
On ouvrit ma porte et l'on apporta mes vêtements. Je m'habillai. Il y eut un moment d'hésitation entre mes gardiens pour savoir si l'on me ferait grâce de la camisole. Mais, en fin de compte, on ne me jugea pas digne de cette faveur.
Vers huit heures il y eut un mouvement dans la cour, et je vis entrer l'abbé Battandier, suivi du docteur Mazure.
Ces messieurs me firent l'honneur de venir à moi tout d'abord.
« — Eh bien ! me dit l'abbé, est-ce là le calme que vous m'aviez promis ? Battre les gardiens, vouloir se sauver, est-ce d'un homme raisonnable ? »
Je n'avais rien à répondre, ou bien il fallait engager une discussion dans laquelle je me savais d'avance vaincu. Je baissai la tête sans rien dire.
« — Avez-vous passé une bonne nuit ? » demanda le docteur.
Répondre non me parut dangereux, n'était-ce pas avouer que j'étais dans un état de fièvre ?
— Très bonne, je vous remercie.
— Oh ! l'isolement opère déjà, il n'y a rien de tel.
Et il se tourna vers l'abbé pour le prendre à témoin de l'efficacité de ce moyen merveilleux.
« — Donnez-moi votre parole d'être sage, dit l'abbé avec douceur, je vous fais retirer cette camisole
« — Donner ma parole et la tenir serait d'un homme, raisonnable, je ne suis qu'un fou.
« — C'est là ce que nous ne savons pas et précisément ce que nous étudions. Voulez-vous me faire cette promesse ? »
J'hésitai un moment. Mais, en somme, cet engagement, dans les termes où on me le proposait, n'était de ma part ni une bassesse ni une lâcheté. J'étais résolu à pousser la patience jusqu'à l'absurde. Je promis. Il eût été ridicule de m'entêter dans une dignité exagérée. Et si cette idée de refuser m'était venue à l'esprit, c'est que le spectre de la servilité honteuse de mes compagnons, toujours tremblants devant les médecins et les gardiens, m'avait révolté. Une douche ! avec ce mot seul on peut mener à la baguette toute la population d'un asile.
Les gardiens m'ôtèrent cette ignoble camisole. A leur figure rechignée, il était facile de comprendre qu'ils auraient préféré me la laisser.
« —Vous n'aviez rien de particulier à me demander ? me dit l'abbé.
« — Rien, si ce n'est ma liberté.
« — Nous y travaillons. »
La visite continua, et l'on passa à un autre malheureux, aussi emprisonné dans la camisole.
« — Eh bien ! demanda le docteur, sommes-nous toujours tourmenté de la manie du  départ ? »
Et avec une sorte de bonhomie il lui donna deux petites claques sur les joues.
« — Je veux m'en aller.
— C'est bien cela, manie du départ. Ah ! mon gaillard, si vous ne changez pas de discours nous ne sommes pas près de nous séparer. »
II paraît que vouloir quitter une maison de fous dans laquelle on est enfermé constitue une forme de la folie qu'on appelle « manie du départ ». N'est-ce pas prodigieux ? [...] Ces messieurs allaient vite dans leur tournée ; bientôt ils se dirigèrent vers la porte.
Il y eut un mouvement parmi les fous. Déjà, pendant que l'abbé et le docteur s'occupaient de moi, plusieurs étaient venus rôder autour de nous, et les gardiens avaient dû les écarter. Quand ils virent les directeurs se préparer à sortir, ils se massèrent, à la porte.
J'eus la curiosité de savoir ce qui provoquait ce mouvement. Hélas ! ce qu'ils voulaient c'était cela même que moi aussi j'avais demandé quelques instants auparavant : la liberté.
« — Mon bon docteur, laissez-moi partir.
« — Au moins ne me laissez pas avec ces furieux, je ne suis pas dans un pareil état. Ce sont des brutes.
« — Monsieur le docteur.
« — Monsieur l'abbé.
« — Je vous récompenserai bien.
« — Laissez-moi retourner à la maison, mes enfants meurent de faim. »
Désespérément, ils se cramponnaient aux bras, aux habits du docteur et de l'abbé. Il y en eut un qui se jeta à genoux et embrassa les pieds du docteur. C'étaient des cris, des pleurs, un spectacle horrible. Impassibles, les gardiens s'efforçaient d'écarter cette tourbe.
Comment allaient-ils sortir ? La porte était encombrée. Mais je ne savais pas que ce qui me poignait là si douloureusement se renouvelait tous les jours, et que personne n'est habile à faire une sortie en se faufilant, comme un médecin d'aliénés. Au moment même où je les croyais le mieux pris, ils se trouvèrent dehors ; la porte fut refermée.
Il y eut une grande clameur parmi les fous, une bousculade, un brouhaha, puis l'un d'eux, montant sur un banc, nous harangua d'une voix formidable :
« — Messieurs, j'en appelle à vous, on me retient de force ; c'est une infamie ; et ma femme qui m'attend depuis trois ans sur la jetée de Trouville ; il faut que j'aille la chercher. »
Personne ne l'écoutait : ce que j'avais remarqué la veille devenait pour moi une vérité absolue. Les fous ne font pas attention à ceux qui vont et viennent autour d'eux ; ils ne sont sensibles qu'à leur propre folie ; leur personnalité domine tout ; absorbés dans leur rêve, ils ne voient et ne suivent que ce rêve. C'est pour cela sans doute qu'il n'y a pas d'inconvénient à ce que les fous soient enfermés pêle-mêle les uns avec les autres. Que cet inconvénient n'existe pas pour les fous, c'est possible ; mais pour ceux qui, n'étant pas fous, se trouvent enfermés comme moi ? A cette idée, j'ai peur, et il me semble sentir la raison me manquer. Heureusement, n'est-ce pas, que je ne resterai pas longtemps avec ces pauvres gens ? Je ne sais pas si les médecins ont constaté que la folie était contagieuse, mais il me semble qu'il n'y a pas de maladie plus facile à contracter, et qu'il n'y a qu'à la voir pour la gagner.
De ce que les fous sont insensibles à ce qui. se passe près d'eux, il en résulte qu'ils me laissèrent assez longtemps tranquille sur le banc où je m'étais assis. Cependant mon ami « le fou à la machine », qui pendant toute la matinée ne m'avait adressé ni une parole ni un regard, perdu sans doute dans une hallucination quelconque, vint tout à coup me serrer, la main avec de grandes démonstrations d'amitié.
« — Je voudrais vous présenter au capitaine Bourdon, dit-il ; il faut absolument que vous le connaissiez. »
J'aurais bien voulu, moi, qu'il me laissât à mes pensées ; mais cela me peinait de le repousser.
« — Qu'est-ce que le capitaine Bourdon ?
« — Une personne raisonnable comme vous et moi.
« — II y a donc des personnes raisonnables enfermées ici ?
« — Parbleu, puisque tous deux nous y sommes. [...]
« — Et le capitaine est aussi dépouillé de son esprit par une machine ?
« — Mon Dieu non, heureusement pour lui, le brave capitaine. Cependant son histoire n'est pas beaucoup plus gaie. Quand je vous dis que c'est une personne raisonnable, cela n'est pas rigoureusement vrai. Il a ses moments où il déménage un peu ; mais enfin il n'est pas dans un état à être enfermé ici ; d'ailleurs, lorsqu'il a été enfermé, il jouissait d'une raison aussi ferme que la nôtre,
« — Comment cela ? »
II s'assit sur le banc à côté de moi.
« — Il faut que vous sachiez, dit-il, que le capitaine a épousé une jeune femme fort jolie, mais, par malheur, plus légère encore que jolie ; légère est un mot poli. Elle est devenue bien vite la maîtresse du général commandant la division. Comment ? je vous passe les détails, cela importe peu. Cette liaison dura longtemps sans éveiller les soupçons du capitaine, car il adorait sa femme. Mais, à la longue, tout se découvre. Il se passa alors dans le ménage des scènes violentes de jalousie, et Mme Bourdon eut l'adresse de mettre les torts apparents du côté de son mari. Enfin, un jour, celui-ci frappa le général ; très probablement il était excité par leur machine, mais cela n'a pas été constaté, et cette supposition doit rester entre nous. Le général pouvait envoyer le capitaine devant le conseil de guerre, il aima mieux l'envoyer ici ; on prétexta la folie, et le mari jaloux fut emprisonné, tandis que le général et sa maîtresse s'aimaient tranquillement, bien assurés de n'être pas troublés. Le pauvre capitaine entré ici avec toute sa raison ne tarda pas à avoir des accès de folie, car vous savez que la folie se propage, par imitation, des fous aux personnes faciles à impressionner. On ne vit pas impunément avec les fous. Cela est tellement vrai que les médecins aliénistes deviennent, avec l'âge, plus fous que les malades qu'ils ont la prétention de soigner. Je suis peut-être le seul exemple d'un homme ayant résisté à cette contagion. Le capitaine a été moins heureux que moi, et de temps en temps il a des accès, bien légers, il est vrai, mais il en a ; et le terrible, c'est qu'il le sait. Lui-même vous dira qu'entré dans cet établissement avec sa pleine raison, il n'en pourra jamais sortir, attendu qu'il y est devenu fou. Libre, il guérirait immédiatement, mais on ne le mettra jamais en liberté, puisqu'on demande tout d'abord qu'il soit guéri. »
Cette histoire me jeta dans de tristes réflexions. Sans doute elle m'était racontée par un fou et je devais faire la part d'un cerveau malade ; mais quelle était sa part ? Naturellement elle ne pouvait être la même pour celui qui entendait ce récit au coin de son feu, heureux entre sa femme te ses enfants, que pour celui qui, comme moi, l'entendait dans le préau d'une maison d'aliénés où il avait été jeté par surprise. Il y a des gens qui ont le droit de hausser les épaules ou de sourire quand on leur raconte de pareilles histoires, mais moi ! Il n'était pas fou à son entrée au Luat, il l'était devenu. Combien de temps fallait-il pour cela ? Une sueur froide me mouilla le dos : heureux ceux qui n'ont pas peur de l'inconnu ! Et ces misérables qui gesticulaient devant moi et me criaient aux oreilles, comment ne pas les voir, comment ne pas les entendre ?
« — Le capitaine nous attend. »
Je me laissai conduire, curieux d'ailleurs de voir cet homme dont l'histoire me troublait profondément.
Nous le trouvâmes dans un coin, et la présentation se fit avec toutes les cérémonies voulues. C'est un homme de trente-cinq à trente-huit ans, à la tournure militaire ; une belle prestance et une belle figure.
En l'abordant, je souhaitais presque le trouver aussi fou que mon ami à la machine ; cela m'eût jusqu'à un certain point rassuré. Je le trouvai, au contraire, parfaitement calme et sensé.
— M. d'Auvers (c'est l'homme à la machine) me rapporte, dit-il, que vous jouissez de toute votre raison. C'est un grand malheur, monsieur ; dépêchez-vous de sortir d'ici, ou devenez fou bien vite. Vous voyez en moi un homme qui regrette que ses accès ne durent pas toujours. Le rêve est moins cruel que la réalité : ne pas se souvenir, ne pas sentir. »
II avait prononcé ces paroles avec un accent désespéré, le regard éteint. Je frissonnai jusque dans les os. Tout à coup ce regard s'alluma :
« — Ce général est un pommadin, dit-il d'une voix saccadée, et la femme n'est pas digne d'être la femelle du chat. »
En même temps, il se produisit un phénomène qui m'étonna beaucoup : cet homme, qui nous parlait cessa de nous voir, et il continua sérieusement ses invectives en les adressant à la muraille.
Instantanément aussi, M. d' Anvers changea d'attitude ; il fit un bond en arrière, et de la main il repoussa, en se débattant, un être imaginaire.
— Non, s'écria-t-il, je ne céderai pas ; vous avez beau faire, je vous dis que je ne mettrai pas mes doigts dans mon nez. Ah ! brigands, vous employez la violence, mais je vous résisterai. »
II se mit à pousser des cris comme si on l'assommait. Après quelques minutes de lutte, baignée de sueur, haletant, il se laissa tomber sur le sable.
Je demeurai hébété. Est-ce que cette frénésie allait me prendre aussi ?
Je retournai m'asseoir sur mon banc et j'y restai toute la journée, perdu dans une morne préoccupation. Je n'osais lever les yeux sur les fous qui allaient et venaient autour de moi ; il me semblait que tout à coup j'allais me mettre à gambader comme eux.

Vendredi.
Je ne t'ai pas encore parlé de notre vie matérielle, et tu dois être tourmentée de ne pas savoir comment nous sommes traités.
Convenablement. On nous donne de la viande tous les jours, excepté le vendredi et le samedi. Nous faisons trois repas : le premier se compose d'une soupe, le second d'une soupe et de viande, le troisième d'une soupe et de légumes. Il est vrai que notre cuisinier ne serait pas chef au Café Anglais ; mais ce qu'il nous prépare n'est pas dégoûtant. Le pain est bon, meilleur que celui du soldat, et dans un broc d'eau on nous met toujours une bouteille de cidre.
De ce côté, ne me plains donc pas trop.
Et c'est là, jusqu'à un certain point, quelque chose d'exaspérant : il n'y a pas de grief précis à formuler. Étant admis qu'ils ont le droit de nous retenir, il n'y a pas de reproches fondés à leur adresser, sauf un seul, qui est grave.
Les gardiens ne sont pas assez nombreux, de telle sorte que, pour maintenir les malades agités, ils sont obligés, presque malgré eux, d'employer la brutalité ; et cette brutalité n'est pas chez eux accidentelle, elle est habituelle.
Leur manière de procéder m'a donné à réfléchir, et lorsque tu me reverras, tu me trouveras changé. Ce matin, lors de la visite du docteur, je lui ai demandé qu'il voulût bien me faire couper la barbe et les cheveux. Il a paru surpris de cette demande, qui avait quelque chose d'insensé ; mais je ne lui ai pas donné mes raisons. Ces raisons, les voici : les gardiens, lorsqu'ils veulent vous contraindre à quelque chose, vous empoignent souvent par la barbe ou les cheveux, et le malheureux malade, vigoureusement secoué, obéit aussitôt. C'est pour éviter d'être ainsi traité que je me suis fait tondre et raser ; malgré mes résolutions de docilité, je sais que je n'aurais pas été maître de moi si un gardien m'avait saisi par les cheveux ; il en serait résulté quelque scène de violence qui n'eût pas aidé à me tirer d'ici. Maintenant que j'ai une tête de comédien,, ils ne pourront me prendre que par le bras ; or, si brutalement qu'ils puissent le faire, il n'y aura pas cette surprise, cette instantanéité de douleur physique, qui instinctivement pousse à la résistance.
Comprends-tu que je sois obligé de prendre des précautions pour empêcher une brute de porter la main sur moi et de me violenter ? [...] Est-ce vrai qu'il y a une Providence rémunératrice, et que tout se paye en ce monde ?
Aujourd'hui le capitaine Bourdon m'a paru calme ; il est venu s'asseoir prés de moi, et nous avons causé raisonnablement pendant une heure. Pauvre homme ! cela a paru lui faire du bien. Peut-être que le meilleur remède contre la folie est la parole d'un homme sensé ; le meilleur et le seul, car ici je n'en vois mettre aucun en usage ; nous sommes enfermés, voilà tout ; emprisonnement n'est pas traitement.
Pendant que nos camarades passaient et repassaient devant nous, il me les a fait connaître ; il est ici depuis plusieurs années et il les a vus presque tous arriver. Tu as entendu parler l'année dernière de M. Lorie, qui, après des escroqueries qui compromettait plusieurs personnes et ruinaient sa famille, avait disparu ; il est ici. Au lieu de le laisser passer aux assises, sa famille l'a fait enfermer comme fou. L'est-il ? Le capitaine Bourdon prétend que la famille a voulu éviter le déshonneur de son nom. Est-ce vrai ? Je tâcherai de m'en assurer. Si j'avais le malheur de commettre de pareils crimes, j'aimerais mieux le bagne qu'une maison d'aliénés.
Avant d'être enfermé ici, je n'aurais jamais cru que de pareilles séquestrations fussent possibles, maintenant je doute : ces bastilles de santé peuvent rendre tant de services !
Si j'ai été surpris de voir M. de Lorie, qui devrait être au bagne, je ne l'ai pas été moins en apprenant l'histoire d'un misérable qui devrait être je ne sais où.
Comme il a déjà tué quatre hommes, bien que n'ayant pas plus de vingt et un à vingt-deux ans, on prend avec lui de grandes précautions. Il n'a pas de camisole, mais des espèces de gants en cuir dans lesquels les mains sont prises ; ces gants, fermés au poignet par une petite serrure, sont soutenus par des bretelles en cuir noir. Ainsi maintenu, on le laisse libre.
J'avais déjà remarqué sa face ignoble et ses yeux louches. Quand le capitaine m'eut raconté ce qu'il savait de son histoire, c'est-à-dire, la mort de ces quatre hommes, je me suis approché de lui.
« — Pourquoi avez-vous tué tant de monde ?
« — Parce que.
« — Qu'est-ce donc que le premier vous avait fait ?
« — II disait du mal de moi.
« — Quel mal ?
« — Que je louchais ; alors j'ai tapé dans son ventre avec mon couteau.
« — Et le second ?
« — II riait quand je passais.
« — Et le troisième ?
« — Vous m'ennuyez. Si j'avais mon couteau, je vous arrangerais aussi. »
Est-il possible qu'on mette de pareils monstres en contact avec des hommes comme le capitaine Bourdon et M. d'Auvers ? Il n'est pas question de moi, je dois être, je veux croire que je suis une exception. Faut-il les tuer ? Non, assurément ; mais puisque ce sont des bêtes féroces, et rien que cela, les traiter comme les bêtes féroces du Jardin des Plantes. Cela vous donnerait trop de peine et vous coûterait trop cher ? j'entends. Ne dites pas alors que les fous sont pour vous des malades. A des malades on n'impose pas la compagnie des brutes.
Je ne te parle pas de mes autres compagnons de misère. Il y en a de toute sorte : des déments, des idiots, des mélancoliques ; toutes les formes de la folie, toutes les classes de la société.

pp. 366-373 :
Ce matin, aussitôt que nous avons été descendus dans la cour, j'ai remarqué chez les gardiens une activité qui n'était pas ordinaire. Ils balayaient et lavaient partout.
L'explication nous est venue avec la visite de l'abbé et du docteur. Ces messieurs étaient accompagnés de deux curieux pour lesquels on s'était mis en frais.
Je ne sais pas si les vrais fous souffrent d'être examinés par des étrangers, cela est bien probable, au moins quant à ceux qui ne sont pas ce sous une « influence » comme on dit ici. Pour moi, je me suis senti humilié sous leurs regards.
Il est vrai que j'avais dû être signalé et que mon histoire avait dû leur être racontée ; car ils m'ont honoré d'une attention particulière. C'étaient des questions, des observations à voix basse qui n'en finissaient pas.
Un moment j'ai eu envie de leur parler ; mais à quoi bon ? Qui étaient-ils d'ailleurs ? Et puis, je me suis-rappelé que la veille M. d'Auvers me recommandait précisément de me bien garder de plaintes ou d'accusations, attendu que, pour le médecin, elles sont la preuve d'un état maladif.
Le malade qui a la franchise de réclamer, me disait-il, est jugé ; il a besoin d'être soigné ; celui, au contraire, qui a l'hypocrisie de montrer un visage souriant prend le chemin de la liberté ; il est en voie de guérison.
Pour un fou, cette observation est assez raisonnable. Au reste, il n'y a là rien d'étonnant ; les fous sont souvent pleins d'intelligence et de bon sens.
Le pauvre capitaine Bourdon n'a pas eu ma retenue. Lorsque les visiteurs se sont approchés de lui, il a été à eux, et il leur a raconté son histoire en demandant justice.
Pendant ce temps, l'abbé et le docteur faisaient leur inspection de tous les matins, et le capitaine a pu expliquer en détail sa position. Les deux visiteurs paraissaient l'écouter avec intérêt ; ils lui posaient des questions, et ils se regardaient l'un l'autre avec une surprise évidente.
Tout à coup l'abbé est revenu ; ils lui ont parlé bas ; l'abbé a répondu quelques mots sur le même ton, et les deux étrangers ont tourné le dos au capitaine avec un air de pitié.
Celui-ci, qui était resté debout devant eux comme s'il attendait sa délivrance, ou au moins une promesse, a couru après eux.
« —Vous m'avez écouté avec sympathie, disait-il, et vous me fuyez. Pensez donc que je suis seul, je n'ai pas de parents qui puissent s'adresser au tribunal pour me tirer d'ici, je n'ai que ma femme qui fait tout pour m'y retenir. Un mot pourrait me rendre à la liberté : je ne suis pas fou, M. l'abbé Battandier le sait bien. »
C'était navrant. Ainsi ces deux passants avaient été un moment attendris ; puis l'abbé était venu, et d'un mot il avait refoulé leur émotion ; devant son affirmation, les doutes qu'ils avaient pu avoir sur la folie de cet homme s'étaient changés en certitude. Après tout, quoi de surprenant à cela ? N'est-il pas plus naturel de croire le médecin que le malade ?
« Si vous ne m'aviez pas dit qu'il était fou, je ne m'en serais pas aperçu, » n'est-il pas le mot de plus d'un visiteur ?
Oh ! ma chère femme, ne recule devant aucun moyen-dépense toute notre fortune s'il le faut ; arrache-moi d'ici. [...] Mon plus grand tourment, c'était, je crois te l'avoir dit, la conversation de mes camarades, M. d'Auvers, le capitaine Bourdon, qui tout à coup, au milieu d'un entretien, se mettent à déraisonner. Leurs paroles rapides, qui souvent ne sont pas terminées, leurs phrases qui se suivent au hasard sans aucune liaison, me fatiguaient extrêmement ; et aussi leurs regards inquiets, leurs gestes désordonnés. A la fin de la journée, j'arrivais à un agacement très douloureux.
Ce matin j'ai fait un bout de conversation avec l'un de nos gardiens, et cela m'a été un tel soulagement d'entendre une parole stupide mais raisonnable, de voir des yeux bêtes mais non égarés, que je suis retourné auprès de lui dans la journée : j'ai été assez heureux pour gagner sa confiance ; il a daigné m'honorer de ses confidences.
Or, si tu veux te représenter mon nouvel ami, figure-toi un gros lourdaud de près de six pieds de haut, qui s'est fait gardien pour ne pas travailler ; l'intelligence la plus épaisse de toute la Normandie, des yeux niais, une voix de canard enrhumé. Malgré ce portrait, qui n'a rien d'exagéré, je me plais en sa compagnie, et les histoires qu'il veut bien me raconter m'intéressent.
Les histoires, c'est-à-dire son histoire, car je t'assure qu'il n'est pas capable d'inventer. Cette histoire est des plus simples : il est gardien au Luat et il espère y rester encore deux ans, ça lui fera douze cents francs d'économies, alors il épousera sa connaissance, qui est cuisinière à Paris et qui reviendra avec un magot de quatre mille francs. Elle n'a pas gagné tout ça à être cuisinière, elle est partie pour être nourrice, et les nourrices, ça gagne gros, le baptême, la première dent et le reste ; ça leur fera près de trois cents francs de rente, avec ça on ne meurt pas de faim.
Voila les récits qui me charment, voilà où j'en suis venu, voilà le compagnon que je recherche, et telle est mon abjection, que pour avoir un sourire de lui, pour écouter sa parole qui m'empêche d'entendre celle de mes compagnons, j'en arriverai assurément à faire des bassesses.



Hector Malot, Mère, Paris, E. Dentu, 1896

p. 232 :
Ce qu'Antonine lui avait annoncé se révélait clairement à ses yeux : l'excitation, le feu du regard, le tremblement des mains, le parler saccadé ; mais cela ne suffisait pas pour établir un diagnostic. On lui disait qu'il devait examiner un fou, ou tout au moins un homme qui, à la suite de troubles caractéristiques, avait subi un accès de délire vésanique. Et rien de ce qu'il voyait n'était caractéristique de ce délire. Le temps n'est plus où c'était une loi en médecine que les passions portées à l'excès sont de véritables folies. [...] Les raisons sur lesquelles les gens du monde et même la loi s'appuient pour déclarer qu'un homme est fou n'existent pas pour le médecin, qui fait de la pathologie, non de la psychologie. Et lui, médecin, ne découvrait aucun symptôme pathologique qui révélât la folie chez M. Combarrieu, au moins à première vue. Ni les gestes, ni la voix, ni le langage, rien ne trahissait des conceptions délirantes dans les fonctions intellectuelles ou sensoriales. Point de ces mouvements sans but qui se répètent avec une régularité extraordinaire chez les fous. Les mains, si elles tremblaient, ne s'agitaient point dans un travail mystérieux. Les yeux, s'ils étaient ardents, ne paraissaient point suivre une vision invisible pour tous, mais menaçante ou attrayante pour le fou.



Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, Aubier, 1994 [1892]

pp. 430-440 :
Gérard s'appelait en réalité Labrunie et avait pris le pseudonyme de Nerval, qu'il a rendu célèbre. Il était fou ; sa folie intermittente lui laissait, dans les moments de calme, de l'originalité et bien du décousu dans l'existence. Lorsque la crise, devenant aiguë, le rendait dangereux aux autres et à lui-même, on le transportait à Passy, dans l'ancienne maison du duc de Penthièvre, qui est aujourd'hui une maison de santé dirigée par le docteur Blanche. Gérard y trouvait une hospitalité prévoyante et les soins d'une amitié qui ne s'est jamais démentie. Ses accès, qui tantôt le déprimaient jusqu'au coma et tantôt le surexcitaient jusqu'à la fureur, ne duraient guère plus de six mois ; il en sortait lentement, comme un homme mal éveillé qui est encore sous l'impression du rêve. Bien souvent j'ai été le voir dans l'asile où on lui rendait la raison ; un jour, il me dit : « C'est aimable à vous de venir ; ce pauvre Blanche est fou ; il croit qu'il est à la tête d'une maison de santé et nous faisons semblant d'être des aliénés pour lui être agréables ; vous allez me remplacer, parce qu'il faut que j'aille demain matin à Chantilly pour épouser Mme de Feuchères. » Mme de Feuchères, on se le rappelle, avait été liée avec le dernier prince de la maison de Condé et surtout avec un jeune peintre que l'on nommait Ladurner et qui partit pour la Russie vers 1831.
Une autre fois, et pendant une autre crise, Gérard avait découvert, dans le pavillon qu'il habitait, un aliéné qui offrait un cas de pathologie mentale assez rare. C'était un absorbé, avec impulsion à la pyromanie. Il ne disait jamais un mot, n'ouvrait pas la bouche et se refusait à prendre toute nourriture ; pendant six mois le docteur Blanche l'alimenta à l'aide de la sonde œsophagique. Gérard s'était imaginé que son compagnon était gelé et me disait : « ÏÏ est comme cela depuis le passage de la Bérésina. Blanche m'a chargé de le dégeler. ». Alors il frottait son nez contre celui de ce malheureux et lui soufflait son haleine au visage. L'aliéné se reculait un peu, faisait : « P'hou ! » mais ne résistait pas. Cela dura jusqu'au jour où l'absorbé voulut étrangler Gérard, qui renonça à combattre la congélation.
Il avait tracé sur une feuille de papier des dessins très compliqués, qu'il avait coloriés avec des sucs de fleurs, auxquels il avait ajouté des notes explicatives. Ce dessin, que je garde précieusement et qui est le plus intéressant spécimen d'iconographie démente que je connaisse, ce dessin était destiné à faire connaître et à commenter ses idées cosmogoniques. C'est un mélange de littérature, de magie et de kabbale qui est indéchiffrable. Tout gravite autour d'une femme géante, nimbée de sept étoiles, qui appuie ses pieds sur le globe, où rampe le dragon et qui symbolise à la fois Diane, sainte Rosalie et Jenny Colon. Cette confusion était devenue naturelle chez Gérard, pour qui le souvenir de Jenny Colon avait pris les proportions d'une hallucination permanente. On a dit que l'amour toujours dédaigné qu'il éprouva pour elle l'avait conduit d'abord à la ruine et ensuite à la folie. […] La vérité est plus simple et l'on peut dire qu'elle est exclusivement pathologique. »



Léon Daudet , Les Morticoles, Paris, Charpentier, 1895

pp. 329-357 :
A force de me remuer, et grâce aux anciennes relations de l'hôpital Typhus, je finis par dénicher une place de garçon aide-camisole chez Ligottin, médecin des fous.
Je n'éprouvais nulle appréhension en me rendant à mon nouveau domicile. Les fous ont quelque chose de sacré. Parfois, dans notre pays, des commerçants, après des voyages malheureux, s'imaginent qu'on leur veut du mal et que leur infortune est de cause humaine. Parfois des poètes, qui passent leurs journées à chanter et à conter des histoires, se prennent peu à peu pour les héros de ces légendes, parcourent les sentiers d'un pas plus vif, les yeux au ciel et déclamant. On respecte les uns et les autres. On les soulage, on les contente, on va dans le sens de leur rêverie. Les commères empêchent les enfants, race impitoyable, de les tourmenter. Partout ils ont droit au gîte, au coucher, aux égards. J'arrivai donc chez Ligottin. Dans une pièce élégante, ornée de vieilles armures, ce colosse, à l'épaule duquel je n'atteignais pas, à la longue barbe noire, aux yeux étincelants et aux mains énormes, fixa les conditions de mon engagement. Puis il me montra, par la fenêtre, une triste bâtisse d'une inquiétante régularité : « C'est ma maison de ville, dit-il de sa voix cassante ; là j'enferme mes pensionnaires et je les soigne par mon système. Quelques-uns sont dangereux. ». Tandis qu'il me parlait, tout en lui respirait la force et l'assurance : ses muscles saillaient et bondissaient, au hasard de ses gestes, dans ses vêtements étroits et sanglés ; ses regards semblaient des mèches allumées ; ses doigts noueux, des treuils couverts de cordes ; sa poitrine bombée, une enclume ; son menton, qu'il levait et baissait alternativement, un marteau. Il observait mon attitude avec une attention soutenue, comme prêt à se jeter sur moi au moindre mouvement insolite. Il insista : « Oui, les fous sont très dangereux. On doit se méfier d'eux. Ils vous dévident des oraisons, des prières, des balivernes, mais ils vous guettent, et crac ! ils vous tombent sur le poil à l'improviste. Une jambe est vite cassée ! D'ailleurs je prends mes précautions. Toutefois, ma maison de ville ne vaut point ma maison de campagne. Ici les camisoles sont moins serrées. — II marcha vers la fenêtre et se retourna brusquement. — Vous êtes intelligent ; vous avez commencé vos études. Il faut que je vous donne quelques notions préliminaires et générales : « Voilà de quoi il s'agit ; c'est très simple. Chacun est un peu fou. On a des idées bizarres. Mais asseyez-vous, je vous prie. — D'une poigne robuste, il plia mes épaules, et je me trouvai, au plein jour, dans une chaise où mon interlocuteur m'examinait. — Moi-même j'ai des fantaisies passagères. Je ne vois plus les choses nettes et régulières, comme elles sont. Oh ! la régularité ! Si on la possédait complètement, on éviterait toute tendance à l'aliénation. Mais on la pousse trop loin. Elle tourne à la manie. Habituez-vous à voir net et régulier, à voir objectif, comme je dis, à bien croire à l'existence réelle de ce qui gît sous vos yeux. Tenez. — II me désigna, d'un index fort et luisant comme un boudin d'acier, la construction d'en face, laide et sombre, aux persiennes demi closes, sur laquelle tombait lentement un jour livide. — Ceci est ma maison de ville. Elle est géométrique, bâtie suivant mes plans. Les fenêtres sont à égale distance, et, à l'intérieur, toutes les cellules sont organisées conformément à un schéma, à une méthode. La mé-th-ode, monsieur Félix Canelon. — II détachait les syllabes de ce mot rigoureux. — La mé-th-ode. Tout est là. Rien que l'aspect de ce vaste cube est une sécurité pour l'esprit.
« Le malheur est qu'en dehors des idées ordinaires de la vie, des bonnes, des saines, des sages idées tirées du besoin, manger, dormir, etc., on a des idées accessoires, les mauvaises herbes du cerveau, celles que messieurs les poètes — son regard prit une expression de mépris — appellent de la rêverie, de l'inspiration, de la Muse. Or, c'est cela l'ennemi. L'homme sain, moi par exemple, s'efforce de chasser ces hallucinations, ces vapeurs, qui lui font faire des comparaisons, des métaphores compliquées. Pourquoi comparer un objet à un autre ? Les objets ne se ressemblent jamais. Il suffit que la parole soit logique, claire, régulière, exprime de solides raisonnements, des jugements inébranlables.
« La folie est contagieuse. Ma pauvre femme, Mme Ligottin, est devenue folle par le fait de lectures malsaines. Son tempérament bilieux tourna peu à peu au nerveux : vingt-cinq ans, bien réglée, mère intacte, père docteur. Elle était une demoiselle Vabrague, fille de Vabrague, qui a sa statue devant les égouts, l'inventeur de l'œil artificiel. D'abord je fus content d'elle. Elle s'occupait volontiers de nos pensionnaires. Un beau jour, elle eut du vague à l'âme. Je l'imprégnai de bromure. Je la fis électriser par Cudane. Rien ne lui réussit. Elle désirait me quitter. Je veux partir, répétait-elle de ce ton morne que je connais bien. J'essayai de la douche n° 1, le gros jet. Elle devint furieuse. Je dus l'enfermer dans une cellule et la nourrir à la sonde. Elle mourut. Je ne trouvai rien à l'autopsie qu'un début de dégénérescence graisseuse du cervelet. Je l'ai là, ce cervelet. Je vous le montrerai. Eh bien ! ce sont ces sales poètes qui l'ont corrompue et perdue, Mme Ligottin ! Je lui avais composé une bibliothèque très sage. Elle aurait appris les fonctions du cerveau en quelques mois. Je lui avais dressé le plan de ses études. Et devinez ce qu'elle lisait, la malheureuse enfant, dès que j'avais le dos tourné ? Des volumes de vers, de ces bêtises sur le soleil, la lune, les étoiles et l'amour, indices d'une néfaste démence. J'ai découvert ces poisons dans des armoires, des cachettes invraisemblables, et jusque sous son oreiller. Les poètes, je les déteste ! Ils pervertissent l'humanité. J'ai déjà réussi à en supprimer la plupart, mais j'obtiendrai une loi de haute surveillance contre quiconque aligne des phrases irrégulières et terminées par une sonorité en écho, besoin maladif de l'oreille. »
Ligottin s'échauffait à ces tristes souvenirs. Je faisais malgré moi la grimace. Il poursuivit :  « Vous me paraissez sain, vous. Pourtant, à l'angle de votre lèvre, à gauche, je remarque un petit tic qui ne présage rien de bon. Je vous apprendrai à le doucher partiellement. C'est en laissant s'aggraver ces bobos-là qu'on aboutit au gâtisme. Vous êtes étranger ; tous les étrangers sont un peu fous... De la méthode, jeune homme, et faites-vous un plan sur toutes ces questions. Le plan, c'est la prière laïque. Quand je me couche, je fais le plan de ma journée du lendemain. Je ne l'écris pas, bien entendu ; je l'organise tout entier dans ma tête. Et au réveil, j'y vois clair, morbleu, j'y vois net, j'échappe à la dangereuse, à la paralysante manie de l'hésitation. Habituez-vous à classer, non seulement votre besogne, mais encore vos pensées ; ordonnez vos réflexions. C'est une excellente gymnastique. Et maintenant que vous êtes au courant des premiers principes, nous allons visiter ma maison de ville. »
Nous traversâmes une longue galerie, tapissée de livres du haut en bas, et divisée en deux par une sorte de barrière grillagée. Du plafond pendaient une de sonnettes, telles de bizarres stalactites : « Voilà, affirma Ligottin, mon cabinet de consultation pour mes malades du dehors, ceux dont je n'ai pas décidé l'internement immédiat. Ils viennent accompagnés. Je les fais rester derrière cette balustrade pour éviter tout accident. Comme garçon de camisole, vous serez appelé à suivre ma consultation et à maintenir les persécutés.Ces sonnettes avertissent mes gardiens en cas d'alarme. Elles datent du jour où un aliéné, que je croyais inoffensif, s'est rué sur moi subitement. Je fus contraint de l'assommer net, pour prévenir un mauvais coup.
Nous descendîmes dans un ascenseur capitonné et garni de chaînes. Mon nouveau maître caressait la paroi de cette boîte et les anneaux de fer . « On y place les furieux ; on les attache solidement. Tout ceci est est le fruit de l'expérience, de la méthode. Jadis, un d'entre eux se précipita dans le vide, et souilla de son sang mon tapis. »
Ligottin tira de sa poche un trousseau d'immenses clefs luisantes et bruissantes comme une bataille. Il les secouait avec orgueil : « Elles sont rangées par ordre d'importance. Leur grandeur correspond à la série des cellules et à l'ordre de ma visite. Cette visite elle-même, je l'accomplis suivant une routine invariable » Une première clef, grosse comme une citadelle, fit tourner une première porte, derrière laquelle surgit une hure rébarbative: « C'est moi, surveillant Lambert- je vous présente Canelon, votre nouveau collègue. ». Deuxième clef, deuxième porte, deuxième groin grognant et tendu : « C'est moi, surveillant Fauve. Remarquez, Canelon, la belle organisation de l'escalier et cette cage circulaire. Autour de chaque palier sont rangés les cabanons. A l'entresol, la salle de douches. Je n'entends pas le bruit de l'eau. Il n'y a donc personne. Vous la connaîtrez plus tard ; montons ensemble. »
Arrivés au premier étage : « Ici, me dit Ligottin, sont les rêveurs et les mélancoliques. Les furieux sont en observation à ma maison de campagne. Voici, dans la section des rêveurs politiques, un très beau cas, le numéro 4. ». II ouvrit un guichet, assez large pour que, dans la baie, pussent tenir nos deux têtes : « Par là, m'expliquait-il, on leur passe à manger et à boire. Leur viande n'a jamais d'os. Leurs cellules sont entièrement capitonnées, et tous les objets dont ils se servent sont en caoutchouc. Quant à leur lucarne, elle est trop étroite pour qu'un corps humain, même amaigri, s'y faufile, et sans espagnolette, par crainte de la strangulation. Enfin, l'on fixe aux lits les matelas et les draps. »
Je regardai ce cachot mal éclairé, ses murs bombés et grisâtres. La toilette de caoutchouc supportait une cuvette de même substance. Sur le lit, incurvé comme une barque, était assis un homme mince, au visage glabre et farouche : « Or ça, maître Tapirre, réformons-nous toujours la société ? s'écria d'un ton badin l'aliéniste, glissant avec précaution sa tête par le guichet. — Je ne vous répondrai pas. Vous m'avez fait doucher trois fois hier, et vous savez bien que je ne suis pas méchant. — Vous vouliez tuer Fauve et tous les gardiens, et vous appelez ça pas méchant. Iltrouve, continua Ligottin avec un sourire, que notre société est mauvaise, et il a la prétention de la modifier. Tapirre, expliquez à monsieur, qui est étranger, vos idées sur les Morticoles. — A quoi bon ? riposta l'homme, fixant le sol avec indifférence. Si monsieur est intelligent, il sait à quoi s'en tenir. Ah ! malheur ! Vivre dans un pays où les pauvres crèvent de faim, où il y a des devises menteuses sur tous les murs, où les médecins tourmentent les malades ! » Ligottin me poussa le coude pour souligner la folie du propos. « Monsieur (le prisonnier leva sa pâle figure), on vous affirme que je suis fou ; n'en croyez rien. J'ai toute ma caboche. Savez-vous mon crime ? J'ai publié une petite brochure : la Tyrannie industrielle. Mes camarades la lisaient et la comprenaient, bien qu'ils ne soient guère forts, les camarades, et qu'ils admirent surtout ce qui vient de leurs tyrans. — Considérez l'orgueil, murmura Ligottin, le chemin singulier qu'il prend dans cet esprit fruste. — C'est vrai, j'ai pas fait d'études, soupira Tapirre, en roulant une cigarette, et battant des jambes contre son lit, comme s'il marchait dans le vide. Mais j'ai tout de même là — il montrait son front  (Geste indicatif caractéristique, insinua mon maître), — j'ai tout de même là ma jugeote. Qu'est-ce que je demande ? Qu'on ait du pain et qu'on n'exploite plus tant l'ouvrier. Nous autres les pauvres, nous sommes crevés. Bientôt il n'y aura plus rien à faire de nous, parce que nos muscles seront si minces, si minces qu'on ne pourra même plus soulever une allumette. — La voilà, la comparaison outrancière, interrompit victorieusement Ligottin. C'est merveilleux ! Je lis dans cette imagination de révolté comme dans un de mes ouvrages. J'ai décrit tout cela. »
Tapirre s'était levé. Il arpentait la pièce à grands pas. Le bondissant plancher de caoutchouc lui donnait l'aspect d'un ballon logique : « Attention, attention, le stade change, me chuchota mon maître à l'oreille. — Et parce que j'ai écrit ça, parce que j'ai mangé toutes mes économies, M. Crudanet me fait saisir par la police et m'envoie ici. Mais je ne suis pas fou, docteur, c'est une infamie ! C'est une infamie ! » Là-dessus il s'écroula sur une chaise élastique qui vibra par petites oscillations sèches, sanglota, la tête dans ses mains. « La dépression après l'excitation, — et Ligottin ferma le guichet. — C'est classique, tout à fait classique. Dans quelques minutes, il aura repris l'attitude mélancolique et continuera d'ébaucher le plan de la société idéale. Ce dangereux malade a la parole facile. Les ouvriers l'écoutaient volontiers. Il avait organisé des conférences. C'est une forme fréquente du délire des pauvres. L'étonnant, c'est que celui-ci n'est pas un alcoolique. Il n'a jamais bu que de l'eau claire. — Et, demandai-je, comment est-il entré ici ? — Comment ? Mais c'est fort aisé. Crudanet met sa signature au bas d'un bulletin d'admission. Je joins la mienne à côté, car il faut deux médecins, deux témoignages professoraux. Cela rassure ; c'est une sauvegarde. Après quoi, un commissaire de police appose son paraphe au-dessous des nôtres, un peu à droite. Ajoutez deux gros cachets noirs, avec la tête de mort sur champ d'os, et c'est fait. Mon bonhomme est bouclé. Il est mon hôte. — Ainsi, vous disposez en maître absolu de la vie et de la liberté de tous les Morticoles ? — Heureusement ; qu'adviendrait-il si les gens sensés ne domptaient pas les fous ? — Par quelle méthode traitez-vous ce Tapirre ? — Trois douches par jour. Ça lui rafraîchit les idées. Il trouve la société mieux faite au bout d'un mois. Il comprend la nécessité de l'industrie et de la science. Il devient un homme raisonnable. Alors je l'emploie à la campagne, à mes jardins, ou bien je lui accorde une liberté temporaire. S'il récidive, c'est la prison sanitaire, et, s'il fait le méchant, on le livre aux expériences de Bradilin, pas celles qui tuent, les moyennes, celles qui font languir. Assez bavardé. Vous allez voir un autre genre d'utopiste, le rêveur d'inventions. »
Cet aliéné habitait la cellule numéro 8. Par un guichet analogue au numéro 4, j'aperçus, dans un décor semblable, un être malingre, de la taille de Trub, courbé sur un papier qu'il couvrait de signes algébriques. C'est à peine s'il tourna la tête au bruit, montrant d'énormes lunettes et un visage ratatiné : « Avez-vous enfin trouvé ? questionna ironiquement mon maître. — « Pas encore, monsieur le docteur, mais je serais mieux pour travailler hors de chez vous. — Bah ! bah ! Vous avez une bonne installation, du papier, de l'encre. Développez-nous cette merveilleuse découverte. » Le bonhomme ôta ses lunettes et passa ses doigts sur ses yeux fatigués : « Non. Vous seriez trop content si je m'exaltais. Je ne suis pas fou, pas fou du tout. — Remarquez ceci — Ligottin devint grave. — C'est l'aveu même de la folie, la dénégation révélatrice. Si je suis fou, continua le personnage, c'est à la manière de tous les inventeurs, de tous les précurseurs. Messieurs, — il frappa sur la table et fit sauter les paperasses — il y a là le germe d'un formidable événement scientifique. Je suis enfermé ici par la haine jalouse des académiciens. Ils ont ouvert mes plis cachetés et volé mes idées ! — Puisque vous ne voulez pas parler, je vous quitte et clos votre guichet. » Et, m'entraînant, Ligottin ajouta : « II y a quelquefois dans ces crânes-là des inventions cocasses, des bribes qu'on pourrait utiliser. Mais c'est un gâchis, un chaos.
« Ah ! ah ! — Mon guide frotta l'une contre l'autre ses énormes palettes rugueuses. — Nous allons maintenant examiner des carcasses que je vous recommande, des dangereux, des furieux. A ceux-là ne ménagez, je vous prie, ni les cordes, ni la camisole. Point de pitié pour eux. Dans une société bien organisée, on devrait les pendre dès qu'ils se manifestent ! Mieux que cela, on devrait prévoir dès le berceau leurs dispositions néfastes, les noyer comme des portées de petits chats. » D'un geste hardi et tumultueux, il agita son trousseau de clefs. Nous gravîmes un étage. Une autre section apparut. Ligottin prit une figure terrible : « Je parle des artistes, musiciens, sculpteurs, peintres, architectes, surtout des écrivains, des romanciers, des POETES, ces graphomanes grotesques qui imaginent des événements impossibles, portent le trouble dans les esprits. Quand je songe à eux, la colère me prend, je perds la sérénité scientifique. Écoutez-le braire, celui-là ! » Je perçus une délicieuse mélodie. Aérienne et légère, elle semblait une âme du paradis perdue dans les cercles infernaux, exhalant sa plainte et ses souvenirs par la bouche adorable des sons. Mon maître ouvrit le guichet : « Allez-vous vous taire, canaille ! Gare à la douche ! » Un beau jeune homme aux cheveux blonds, au fin visage imprégné d'une douceur que je n'avais point encore rencontrée chez les Morticoles, cessa brusquement de chanter et répliqua : « Je me tais, canaille ! — L'insolent, hurla Ligottin, rouge de fureur. Notez. Notez-le ! On le passera à Bradilin, qui le lui tordra, son larynx !»
Nous nous trouvions au centre d'une rotonde entourée de petites portes : « Soyez attentif, me dit l'aliéniste, et faites-vous un bon plan topographique de ces scélérats, car vous aurez souvent à vous occuper d'eux. Ils nous causent plus d'ennuis, à eux seuls, que tous les autres pensionnaires. A gauche, les musiciens, dont ce maniaque est un spécimen. Nous en possédons actuellement trois. L'un d'entre eux a du délire des grandeurs. Il a composé six opéras qui, dans son esprit, forment une série ; il y fait parler des héros, des demi-dieux, tous ces personnages idiots de la fable auxquels ne croient plus les petits enfants. C'est un gâteux fieffé. L'idée de juxtaposer des sons indique à elle seule un cerveau débile. Qu'est-ce que le son ? Je ne connais que le bruit, moi. Quand un objet tombe, il fait un bruit. Le son n'existe pas. Le son est un artifice qui excite le système nerveux, cause un profond désordre organique. Sans critiquer le moins du monde notre admirable gouvernement, je trouve qu'il a tort d'autoriser les marches funèbres et les drames de Loupugan. Je sais bien que les premières servent aux enterrements. Mais pourquoi embellir la mort ? La mort, n'est-ce pas, c'est la mort. Quant aux seconds, leur seul mérite est d'être basés sur la médecine et de traiter des sujets sérieux, tels que l'hérédité, la vaccination, les épidémies ; mais même cela, oui même cela n'est pas sain pour la masse. Oh ! l'art, l'art, quel fléau ! ».
La conversation avec Ligottin avait ceci de spécial qu'il la menait à lui tout seul avec une volubilité infatigable, et je m'amusais à ranger mentalement ce bavardage parmi les signes de dégénérescence qu'il distribuait si complaisamment. Dès que je remuais les lèvres, il m'interrompait tyranniquement et renouait aussitôt le fil de ses fortes certitudes. Comme j'allais, imprudemment, prendre la défense de la musique, il poursuivit avec feu : « Plus loin nous avons un sculpteur, un statuomane, comme je les appelle. Au lieu de limiter sa profession à ce qu'elle a de tolérable, au lieu de perpétuer, sur l'ordre des ministres, les effigies des hauts et célèbres personnages décorés qui ont tant contribué au progrès, qui nous ont faits ce que nous sommes, voilà que ce pauvre abruti s'est imaginé de laisser vagabonder sa chimère et d'exciter à la débauche, par des représentations d'hommes et de femmes dévêtus dans des attitudes obscènes. J'ai fait casser la plupart de ses groupes. Les plus libidineux, je les ai saisis comme pièces à conviction. Ils sont d'une érotomanie certaine, nus, complètement nus, avec les organes sexuels apparents ! « Là-bas grouillent les peintres, j'en ai une douzaine au moins. Quelle engeance ! Mon sculpteur crie pour qu'on lui laisse de la terre et un ébauchoir. Eux demandent à genoux toiles, couleurs et pinceaux. Excitation du deuxième degré. Propension à la fureur picturale. Je leur réponds par des douches, du massage, des applications de camisole. Un de ces insensés peignait des arbres violets, des prairies rosés, des chiens rouges. Il oubliait l'ombre et la perspective. Ah ! ah ! conçoit-on cela ?... La peinture est aussi inutile que la musique. Pour représenter la nature, nous avons la saine, la loyale photographie. Je passe à grand-peine sur les toiles allégoriques de la Faculté et des Académies. Au moins elles exaltent le respect de l'autorité, de la hiérarchie, de la discipline, tous les beaux sentiments. Mais les lamentables crétins que je soigne n'ont jamais voulu se soumettre à la règle. J'ai conservé les divagations de l'un d'eux, comme exemple. Il place tout dans une espèce de fumée grise. Où a-t-il vu cette buée-là ? Il n'y a pas de brouillard perpétuel, et l'idiot veut en fourrer partout du brouillard, oui, même dans les appartements, dans les cheveux, sur les nez ! En outre il ne compose pas. Il ne traite jamais un sujet méthodique, suivant un plan. Il laisse courir sa fantaisie. Je te la calmerai, moi, ta fantaisie ! Le plus drôle de tous peignait avec des couleurs monstrueuses, criardes, flamboyantes, qu'il entassait sur sa palette. Chacun de ses tableaux avait l'air d'un feu d'artifice. Il y avait de l'or, de l'argent, du vermillon, tout ça pêle-mêle, à tort et à travers, l'un sur l'autre. Ça dégoulinait. Comme je disais à mes élèves : il transcrit fidèlement son désordre cérébral sur sa toile. D'ailleurs celui-là va beaucoup mieux. Il m'a promis de faire un portrait ressemblant et raisonnable de moi à son guichet, tel que je suis, brun et en redingote marron ; moyennant quoi, on lui supprimera sa camisole. »
A ce moment, partant d'un corridor voisin, un gémissement profond retentit, suivi de lamentations qui se superposèrent, discordantes et sinistres. Le visage de mon maître s'éclaira d'une joie farouche. Il tendit l'index en avant : « Les entendez- vous ? les entendez-vous ? Tous, comme des chiens, jappent à la lune. Ah ! mes gaillards, je vous tiens. Ils sont là, empilés dans ce corridor, une vingtaine, les écrivains, les écrivassiers, les poètes, les gredins ! » Et il vociférait, pour dominer le tumulte qui bientôt s'apaisa par degrés, cédant à de désastreux soupirs : « Nous avons un pamphlétaire, un furieux, qui déblatérait contre les autorités. Ça n'a pas traîné ! Signature de moi et de Crudanet. Signature du commissaire ; les deux cachets, et en avant ! A la douche ! Gueule maintenant, mon garçon, gueule ! Nous avons de bons capitons, des serrures solides, des cordages résistants. Ne vous aventurez pas seul chez lui. Il est fort comme une enclume et vous écraserait. Nous avons quatre poètes, des érotomanes eux aussi, des débauchés satiriques, atteints d'écholalie, qui dépravaient la jeunesse avec des vers incompréhensibles où ils comparaient le soleil et la lune aux deux plateaux d'une balance, une femme à un serpent, un violon à un cœur affligé, des cheveux à un océan, est-ce que je sais ! Ils menaient une vie de vagabondage et de débauches bien en rapport avec leur gâtisme. Un autre, mais il est mort, le drôle, prétendait que les lettres ont une couleur. Est-ce joli ça, hein, comme forme d'insanité ! Nous avons aussi des romanciers qui ne se repaissent que de mensonges, qui inventent à plaisir des adultères, des crimes, des incestes. Ils se soulagent eux-mêmes, je l'affirme ; ils se soulagent en écrivant. J'en sais qui m'ont avoué n'avoir pas de plus grand plaisir que d'accumuler ces horreurs sur du papier. N'est-ce pas de la démence que de forger des histoires ignobles et pas vraies, quand il y a tant de progrès à réaliser dans l'industrie, la politique, la science, la médecine ? Les lecteurs de ces pernicieux imbéciles se figurent, par contagion, que ce qu'on leur raconte est arrivé. Telle est l'origine des crimes, des adultères et des incestes. Je ne l'ai pas caché dans mon rapport à l'Académie : Là est le danger, messieurs et chers collègues, le danger capital. Si vous laissez en circulation ces métaphoromanes, ces érotomanes, ces écholaliques, si vous leur permettez d'agir sur l'esprit de leurs concitoyens, il y aura bientôt par leur faute et par votre faiblesse, cinquante pour cent de fous dans l'Etat. Ces artistes sont tous des délirants de grandeur ou de persécution, des indépendants pernicieux, des solitaires. Ils menacent de saper les bases de la société, d'arrêter le Progrès, de favoriser les révoltes, de ressusciter les croyances crevées. Tel dramaturge glorifie les dieux et les idoles, nous ramène à la barbarie. Son cerveau malade fait parler les arbres, les animaux, jusqu'aux pierres de la route. Tel poète complique de luxure l'acte sain et propagateur de l'espèce, le coït. Tel publiciste prêche cyniquement la lutte des classes. Si vous ne nous accordez pas les lois que nous vous demandons, l'interdiction et la mise au pilori de ces condamnables insanités, le supplice et la réclusion de leurs auteurs, c'en est fait de la Liberté, de l'Egalité, de la Fraternité, de la Matière, de toutes ces nobles réalités pour lesquelles ont souffert et sont morts nos aïeux ! Je vous promets que j'ai eu un succès ce jour-là. Et au Parlement donc, où je parlais en qualité de commissaire du gouvernement ! Ils étaient tous debout. Ils interrompaient chaque phrase par des bravos frénétiques. J'ai cru que je ne pourrais achever. C'est la préface de mon grand ouvrage. »
Ligottin discourait d'un air inspiré, reproduisant son attitude à la tribune, faisant des gestes de la main droite, agitant de la gauche le vaste trousseau de clefs cliquetantes. Je profitai d'un court répit : « Quel sera, maître, ce grand ouvrage ? — Un résumé méthodique du plan que je vous ai tracé. J'admets la médecine et je l'inscris en tête. J'autorise les sciences accessoires, la politique, l'industrie et la finance. Tout cela glorifie la Matière, l'ordre et le progrès. Quant à l'art, aux graphomanes, aux fous de l'idéal, je les enferme, dans des cadres, d'abord, dans des cages, ensuite. Je les classe, je les groupe et je les douche. Montons aux maniaques raisonnants. » Comme nous escaladions les marches conduisant à la troisième rotonde, il ajouta : « L'organisation est simple. Quant à votre service, il est simple aussi. Vos collègues vous initieront aux difficultés du début. Nos pensionnaires, à l'arrivée, sont généralement calmes. Les premières douches les rendent furieux. Ensuite, ils s'apaisent peu à peu et tombent dans un gâtisme progressif. D'où trois catégories : Dégénérés, Furieux, Gâteux. Le reste est du détail administratif... Dans cette cellule 53 se trouve un numéro exceptionnel, que j'ai étiqueté sous la rubrique Délirant altruiste. C'était un malade riche, d'une grande famille, les Bavêne, qui ont fait des legs à toutes les Académies. Il était lié avec les principaux docteurs. Il avait tout pour être heureux, quand, vers la soixantaine, il s'est mis à prêcher la pauvreté. Il distribuait de l'argent dans les quartiers misérables, dans ces repaires puants, soignait les gens à domicile, sans diplôme, se ruinait en aumônes excessives. Sa famille s'est émue, à cause de la fortune qu'il dissipait. Puis, il occasionnait du désordre. Nous lui avons signé sa feuille d'internement. Quand on l'a arrêté, on l'a trouvé dans un taudis, sans feu, en train de tricoter des chaussettes. Depuis qu'il est ici, c'est un de mes pleurards. J'appelle ainsi les non-résistants, ceux qui geignent silencieux dans leur case de caoutchouc. » II leva le guichet ; j'aperçus un pâle vieillard aux longs cheveux blancs, à la barbe blanche : « Ça va toujours, papa Bavêne ? — La mort est proche, la terre m'appelle. Mon supplice finira bientôt, répondit le vieux gravement. Pardonnez-leur, mon Dieu, ils ne savent pas ce qu'ils font. — II répète les phrases de Jésus-Christ, cet autre insensé, père de tant de superstitions néfastes, s'écria Ligottin. En voilà un que je regrette de n'avoir pu enfermer ! Ces êtres-là, avec leurs airs résignés, sont les plus dangereux. On a vu des révolutions sortir de ces barbes blanches.
— Et là ? — J'indiquais le corridor.
— Ce sont les délirants raisonnables, des individus comme vous et moi, qui mangent, dorment, boivent, ne font pas de vers, ni de tableaux, ni de chansons. Seulement, dans leur vie hypocrite, une tare imperceptible, une toute petite tare est dissimulée, et alors nous considérons leur raison apparente comme un masque qu'ils prennent, comme un piège qu'ils nous tendent pour dissimuler leur folie. C'est une rubrique trop générale. Le plan n'est pas fait. » Ligottin était embarrassé ; il continua : « L'un d'entre eux est un parent de Crudanet. Il a eu des différends avec le grand Chef sanitaire. Il l'a menacé. C'est le type de ces hybrides-là. Crudanet lui a signé son internement, et il a eu raison. D'ailleurs cette section est spéciale. Il y a là des secrets d'Etat et de famille très graves, des histoires ennuyeuses ; vous n'aurez pas à vous en mêler. Cela regarde Lambert, qui est discret comme la tombe. Ne mettez pas le nez là-dedans, si vous voulez rester ici, ou plutôt n'y pas trop rester. » Et Ligottin appliqua sur moi un profond, un sinistre regard. Nous redescendîmes un peu gênés.
Il y eut du tumulte. Quatre infirmiers, conduits par Fauve, tenaient par les pieds et les mains un corps qui se débattait. Leur maître les arrêta : « Qui est-ce ? Ah ! l'hypocondriaque. Parfait. Serrez ferme ! » Je reconnus Burnone dans ce paquet hurlant. Il était horriblement maigre ; les yeux lui sortaient des orbites. Sa bouche tordue écumait, et, malgré les efforts des gars vigoureux, il avait des détentes formidables. Ligottin me renseigna négligemment : « C'est une banalité, un de ces neurasthéniques qui courent de docteur en docteur et cherchent à se guérir d'un mal imaginaire. Celui-ci s'est ruiné en consultations et en pharmacie. Il obsédait tous mes confrères. En dernier lieu, Clapier m'a prié de l'en débarrasser. C'est une épave, un détritus.»



John-Antoine Nau, Force ennemie, Bruxelle, Gramma, « Le passé du futur », 1994 [ 1905 ]

pp. 29-41 :
Léonard me fait sortir par une autre issue du « pavillon des bains ». Nous suivons une sorte de couloir à ciel ouvert, entre deux constructions blanches et basses, pareilles à tels bâtiments scolaires.
Nous voici arrêtés devant une porte d'aspect moyen-âgeux, bardée de fer, ornée d'une serrure grosse comme quatre dictionnaires de Quicherat. Mais mon gardien promène un trousseau de clefs de dimensions, sans doute, inconnues jadis à la Bastille. Il en choisit une avec laquelle on briserait des pavés et l'obstacle cède presque sans bruit.
Nous sommes dans une grande cour plantée de hauts arbres épais, entourée de préaux au sol bitumé. Au milieu bombe une pelouse que bordent comme d'une chaîne de médaillons ovales des corbeilles de fleurs d'une jolie diaprure. Autour de la pelouse et sous les préaux circulent par groupes de trois ou quatre, comme des collégiens en récréation, des gens d'apparence, en général, paisible, de mise propre, qui semblent converser avec douceur ou réfléchir profondément entre deux phrases prononcées ou écoutées. Ces promeneurs ne font aucune attention à nous. Ils paraissent « supérieurs » aux soucis ordinaires de la vie, préoccupés uniquement de suivre le cours de certaines pensées qu'ils peuvent se communiquer entre eux, — au besoin, — pas toujours, — mais qui seraient incomprises ou tout au moins faussées par le médiocre intellect d'auditeurs appartenant à un milieu plus vulgaire. Il ont, par instants, des sérénités de fakirs hindous.
— Ah ! ceuze-là ! me confie Léonard, c'est la crème des crèmes ! C'est bien rare si on a du chambard avec eusse ! Ou alors c'est qu'on a été les sercher, les porvoquer ! Je dis pas qu' y a pas des fois !... Mais pour ce qui est « du général » y en a pas de plus distingués. C'est au point que Monsieur qui est bien moins abruti qu'eusse, bien plus gentil, bien plus vivant, y serait pas une bonne société pour ces personnes-là ; y leur donnerait, des jours, de son egzitation. »(Encore !) Le seul malheur avec des gens « si bien » c'est que, pour certains, tout d'un coup ça sange et c'est alors des intervalles de maladie noire. Oh ! quand ces accès-là les prennent, y a plus, y a plus ! 'Y sont salement enquiquinant... Rarement méchants, par exemple. C'est pas comme les maladies noires que je vous montrerai dans une autre section. Là y a pas de mal plus dangereux. 'Y en a que je vois pas actuellement, qui sont de la bonne catégorie mais moins satisfaits et qui n'aiment pas les autres. Ils viennent rarement par ici, bien qu'ils appartiennent à la cour. Ils préfèrent un petit jardin de moins d'espace qu'est là-bas derrière et qui « communique » avec une belle pièce qui leur sert comme de clubre, de cerquey comme on dit. 'Y sont que cinq en tout. Nous les appelons les Philosophes vu qu'y en a un qui a été médecin « reçu et de pratique » ; deux étaient avocats ; un autre « a fait » l'« agteur de théâtre » et le dernier, le plus embêtant, on dit qu'il écrivait des « feuilletons de pouésie » et aussi d'histoires d'aventures pour les journaux et autres...
— Tiens, un confrère !
— ... C'est-y que vous voulez les voir ? 'Y a pas à sanger de quartier.
Certainement, je veux les voir ! Je crois que je sympathiserai plus facilement avec ceux-là qu'avec les Mahatmas timbrés pour lesquels je suis trop egzité.
Cette fois pas de portes closes, pas de serrures. Une grande salle s'ouvre sur l'un des préaux. Nous la traversons, médiocrement charmés par des senteurs aigres ou fades qui m'écœurent même un peu. C'est le réfectoire des « bons apôtres » de la première division. Mais une bouffée d'héliotrope et de réséda chasse le malaise. Nous marchons sur le gravier très fin d'une allée cernée de deux rangées de frais arbustes ; d'étroites plates-bandes embaument. Vingt pas à faire, une marche à monter et nous entrons dans une pièce qui me paraît moins belle qu'à Léonard. Elle est assez propre mais, bien que très vaste, ne contient qu'une table et quelques chaises. Cinq messieurs des plus « comme-il-faut », ainsi que mon gardien me le fait observer, se lèvent avec une affectation d'extraordinaire politesse. Je réponds à cinq saluts et serre cinq mains — tendues de façon assez noble.
Quatre de ces gentlemen se rassoient aussitôt, en me priant, en chœur, de les imiter et reprennent des poses dignes bien qu'un peu accablées. Mais le cinquième reste debout, et passant son bras sous le mien, me contraint doucement d'accomplir le périple de la chambre, comme désireux de me faire les honneurs des murs nus, de la natte passablement éraillée et des sièges semés ça et là.
Quand il juge que je me suis bien familiarisé avec les craquelures du stuc des parois il me mène vers une chaise qu'il a soin d'épousseter avec son mouchoir et me supplie — en propres termes — d'y prendre place. Il en choisit alors une autre, s'installe auprès de moi et se met à causer en hôte désireux de rompre la glace, — de mettre le nouveau venu complètement à son aise :
— J'espère, Monsieur, que vous n'êtes qu'en visite dans cette maison, — du reste bien tenue et suffisamment agréable. Je regretterais que vous yfussiez en résidence — et pour les mêmes raisons que ces Messieurs et moi.
Je lui réponds que je crains bien que mon séjour chez le Dr Froin ne se prolonge au moins quelques semaines.
— Vous m'en voyez, Monsieur, très peiné. Je redoute pour vous des journées assez dures à passer. D'autant plus que vous êtes, j'en suis sûr, très légèrement atteint. Je suis médecin, le « docteur Magne... » (II salue)... et connais la marche de la plupart des affections qui rendent l'internement nécessaire. J'ai pu faire diverses observations sur mes amis ici présents et sur moi-même, ce qui n'a rien de gai. Eh bien ! je suis désolé que mon collègue Froin vous ait retenu car il est rare qu'il se trompe... Quelquefois cependant !...
Il a un sourire singulier, un clin d'œil mystérieux que je prends pour des symptômes de son état mental... Je lui demande, un peu malgré moi :
— Alors vous avez conscience que tout ne... se passe pas régulièrement en vous ?
— Assurément ; bien qu'il y ait une puérile exagération dans les propos du médicastre Bid'homme quand il affirme que les cinq individus que vous voyez devant vous sont fous à lier ; (et je me permettrai de vous faire remarquer que ce n'est guère là le langage d'un médecin s'adressant à des patients). — II est trop certain que le fonctionnement de nos cerveaux n'est pas toujours normal ; n'est-il pas vrai, mes chers amis ?
Ses quatre compagnons ont un hochement de tête éloquent
— ... Nous avons, par exemple, constaté le phénomène suivant — et les uns chez les autres — et chacun de nous en lui-même : il nous arrive souvent, contre notre vouloir, en dépit denos réels efforts pour nous contraindre au silence et à l'immobilité, — de prononcer telles paroles, de commettre telle action qui prouvent surabondamment que le parleur, que l'être agissant est dans une période de très légère insanité. Voici un fait entre mille : dernièrement le fâcheux Dr Bid'homme nous fit l'immense plaisir, — je le dis sans la moindre charité, — mais tant pis ! — nous fit l'incommensurable plaisir de contracter une fièvre peu dangereuse mais qui le retint quelques jours dans son lit. Nous étions momentanément débarrassés des visites de ce polisson embouché, capricieux et méchant. Nous éprouvâmes tous cinq une impression de temporaire délivrance positivement exquise mais gâtée pour moi par une affreuse obsession : je comprenais le mieux du monde, moi-même, que c'était ridicule, invraisemblable, imbécile, mais—n'étais-je pas poursuivi par l'idée fixe que, si Bid'homme venait à se trouver en danger de mort, il importait que ce fût moi, moi seul qui lui adressasse les dernières paroles de consolation. Notez bien qu'il ne m'entra jamais dans la tête que j'eusse reçu les ordres et que les ornements sacerdotaux pussent me seoir mieux qu'une ceinture de sauvetage à un squale !... Mais dès que faiblissait ma volonté de reporter ma pensée sur d'autres sujets de préoccupation, j'étais horriblement tourmenté par le retour de cette vision grotesque : un Magne toujours aussi barbu et porteur du complet d'étoffe anglaise dont vous avez peut-être déjà — en vous-même — approuvé la coupe élégante et la nuance discrète […] — un Magne dont les gestes de prédicateur et les filandreuses homélies stupéfiaient puis attendrissaient un petit bout d'homme simiesque roulé en boule dans ses couvertures. Le pis est qu'avec la plus ferme résolution d'épargner à mes compagnons habituels le spectacle de mon exécrable égarement, je me surpris bientôt à jouer toute les scènes devant ces bons camarades indulgents mais faiblement ravis. Je voyais Bid'homme comme je vous vois, j'imitais même ses grimaces d'abord féroces puis béatement pieuses ; je l'exhortais avec un zèle toujours croissant et voulais obliger les amis à déclarer que le hideux petit docteur était bien sous nos yeux... En même temps j'avais honte de mon rôle et me disais que j'étais comme ces enfants qui, jouant au soldat ou au marin, assistent presque réellement à la déroute d'ennemis imaginaires ou à la capture d'un vaisseau de pure fantaisie. Et il y avait un malheureux texte latin absolument indispensable à ma « prédication », — un texte dont je ne pouvais jamais retrouver que les deux premiers mots : Et nunc... et nunc... et nunc !... L'infructueuse recherche des autres vocables disparus de ma mémoire me causait une irritation des plus cocasses. Je ne me guéris de ma funèbre manie que le jour où mon Bid'homme, remis sur pied et plus courtois que jamais, me gratifia, lors d'une rencontre matinale, des agréables mais mystérieuses épithètes de : « grand dardaillon » et de « margouillard ». A propos, il faut que je vous fasse voir une caricature de ce Bid'homme, un dessin assez médiocre mais divertissant qui est mon œuvre. Je vais vous chercher ce « crayon ».
Le Dr Magne sort après avoir adressé à ses compagnons, à moi, aux murs, — surtout aux murs, — un superbe salut circulaire. Aussitôt l'un de ses amis se lève et vient occuper sa chaise. C'est un homme d'une cinquantaine d'années, glabre, un peu grisonnant ; sa figure d'une pâleur luisante semble poncée. Il a deux poches sous les yeux, — de gros yeux bombés que recouvrent à demi leurs paupières en forme de coquilles de clovisses. Son nez est formidable, d'une courbe si ample et si hardie que je ne puis le comparer qu'àcertains promontoires. Il tient continuellement à la main une sorte de casquette d'officier de marine avec la-laquelle il s'évente de temps à autre. Sa politesse est exquise, plus familière, toutefois, que celle du Dr Magne :
— Ami, — me dit-il, vous êtes nouveau dans cette maison heureuse à la fois et contristée de vous voir accueilli. Vous semblez plein de sagesse et de pénétration mais il est bon qu'un vieux pilote pratique de ces parages « cirés et frottés mais non dépourvus d'écueils » vous mette au courant de quelques particularités. Vous savez déjà ce que nous pensons du sieur Bid'homme : c'est un monstre à face « tout juste humaine » ; mais il est ici d'autres dangers que ceux qui proviennent de la fréquentation de gredins de cette espèce. Certains périls vous menacent et « j'ai la persuasion que vous ne les ignorez pas » (??)... Mais vous-même pouvez venir redoutable à telles belles intelligences un instant obscurcies »...
... Léonard a raison. Je dois être bien dangereux que ce bon monsieur s'en aperçoive ainsi après moins d'un quart d'heure de fréquentation...
— ... Soyez toujours plein de tact et de mesure dans vos rapports avec... disons, par exemple, avec notre cher Dr Magne. Vous le voyez : nous tâchons de lui complaire en tout ; nous confirmons tout ce qu'il lui prend fantaisie d'avancer. Le Dr Magne, ami, est un homme de la plus haute valeur, mais il a trop travaillé, — trop certes, — au point de s'anémier le cerveau et il est actuellement « sous un nuage » comme disent les compatriotes de mes défunts amis Richard-Cœur-de-Lion, porte-couronne, et Jerry Nastyswine, bookmaker. Il est « malade » et le sait. Malheureusement il veut à toute force que nous quatre, —victimes d'erreurs ou de machinations familiales — soyons dans le même état que lui. Comme c'est l'être le meilleur et le plus noble du monde entier, nous jouons une pieuse comédie pour ne pas l'affliger ; mais vous saurez désormais que lui seul, dans ce petit groupe de cinq compagnons de misère, est réellement un peu frappé de ce que je me refuse à nommer et vous le ménagerez en conséquence, n'est-ce pas ? Si vous avez, ami, quelque observation à faire sur mon compte, prenez-moi à part et transmettez-la-moi, à moi, monsieur A. Desbosquets, artiste dramatique, créateur, — comme vous ne pouvez l'ignorer, — du rôle de Cusenier dans les « Dangers de la distillation », ce beau drame du grand poète Noilly-Prat.
Ayant mis ainsi sa conscience en repos, M. A. Desbosquets oublie complètement ma présence et va causer avec Léonard qui est demeuré près de la porte. Il lui reproche, pêle-mêle, sa mâchoire, son accent, le peu de soin qu'il prend de son « indécente moustache », son inaptitude à marcher les pieds en dehors et lui déclare, — avec douceur, — qu'il ne fera jamais un bon « jeune premier ». — Je vous crois, Desbosquets !
La suite de la conférence m'échappe car, dès qu'il voit le bon acteur bien absorbé par le soin de cuisiner ses périodes en lesquelles le blâme s'oint de quelque bienveillance, — un autre membre du groupe, un homme encore jeune à la figure de Chinois, mais de Chinois passé à la gelée de framboises, s'approche de moi avec précaution.
Son teint naturellement jaune s'égaie de capricieuses et « complémentaires » enluminures de couperose plutôt violette que rouge. Il a les cheveux rudes, le front fuyant, des pommettes saillantes, d'étroits yeux mongols dont les prunelles brunes semblent « fourbies à la peau » plutôt que vivantes, d'imperceptibles moustaches couleur feuille-morte, une petite barbe poivre et sel qu'on dirait usée comme un vieux tapis, un long cou dont la pomme d'Adam ressemble à une grosse noix restée là en route, des omoplates pareilles à celles d'un très vieux cheval très maigre — et qui jurent avec le buste épais et court et le bedon rondelet. Cagneuses, ses jambes en arcs sont embellies de genoux cocoïdes.
Il emprunte, lui aussi, la chaise du Dr Magne, m'envoie deux bouffées de cigarette au nez et m'« entreprend » à son tour. Son langage est moins fleuri que celui de ses prédécesseurs ; il s'exprime avec une certaine difficulté de parole que l'on peut croire due à de la timidité ; sa voix est sourde, ses gestes sont gauches. Il paraît horriblement malheureux et gêné d'être venu là ; mais il y est. Il faut qu'il marche et il yva héroïquement, la mort dans l'âme :
— Monsieur, — enfin oui !... Monsieur... je n'aime pas chiner des frangins... absolument non ! Cependant, il faut je vous dise que Desbosquets est beaucoup plus... absolument... (oh ! je lâcherai le mot !) — beaucoup plus... absolument craqué que le copain Magne. Absolument oui !
Il a un désir d'être franc, de « s'abandonner », dont il se repent à toute seconde parce qu'il sait qu'il « s'abandonnera » maladroitement, qu'il va prêter à la moquerie ; il se sent ridicule et souffre de se connaître trop bien ; mais il est mordu de son besoin de sincérité, de laisser-aller — et se soulage avec son argot et ses « absolument » — « absolument oui ! » « absolument non ! » — à l'aide desquels il croit pouvoir révéler le fin fond de son âme.
Il reprend :
— On vous a peut-être parlé de moi — oui ! […] Littérateur, on vous a dit, — (Ah ! c'est le confrère !) et aussi le plus embêtant du groupe, n'est-ce pas ? [...] Dégoûtante, cette sale difficulté de parole, mais la mécanique, vous savez, — et pour moi c'est de la mécanique,— pas moyen ! Voulez-vous... je vous dise mon nom ? Ah ! pas connu du tout, mon nom, mais 'veux pas qu'on le défigure méchamment en vous le citant : Oswald-Norbert Nigeot. Prière de ne pas entendre Nigaud, — non ! — Bien que mes vers !... Ah ! satanée mécanique !... Un crétin, un simple crétin « boulotté » par la maladie d'écrire — et les calomnies des anciens élèves de Polytechnique ! — Oh ! écrire ! Métier terrible pour les mal doués comme moi qui sont... blim, bloum pas mécaniques ! et fâchés avec la mécanique des mots. Cochons de Polytechniciens forgent les mots ; pour cela pauvres littérateurs ne peuvent pas s'en servir. Ah ! cela même est de la mécanique !... Et ivrogne avec cela, Desbosquets aussi, très ivrogne ! Vous voyez bien : Cusenier, Noilly-Prat, pourquoi pas Pernod ? C'est une hantise pour les gens comme lui et comme moi ! Car ici, savez, — liquides sont rares, —bien que grâce à la haine des gardiens pour Bid'homme... (ah ! chameau ! chameau !) grâce aussi au père Froin, trop bon, croit pas au mal, lui, — mais peut-on appeler cela un mal ? il existe avec le ciel des... mécaniques... des... bloum... des accommodations, non ! veux dire dements, pas dations !
M. Nigeot semble extrêmement fier d'avoir mené à bien (?) une si longue phrase étayée d'un seul « bloum » et d'un seul « mécanique ». Mais très satisfait de son succès, tourmenté par la crainte de continuer moins élégamment, il s'embrouille dans une série de propos extravagants où les Polytechniciens abhorrés et les « blim bloum » (sans parler des « absolument ») tiennent une place trop envahissante pour que le discours demeure clair, il s'interrompit bientôt :
— Je vous... blim !... je vous laisse. Voici... mécanique ! Croyez bien que c'est le moins bête d'entre nous, absolument oui !
L'ex-médecin entre d'un air ravi ; sa grande barbe brune balaye une feuille de fort carton qu'il contemple avec un orgueil amusé :
— Tenez, Monsieur, donnez-vous la peine, je vous prie d'examiner cette caricature sans prétention. Ne parlons pas du dessin qui est enfantin mais la pochade est drôle, très drôle, je le dis sans la moindre modestie.
Drôle ! Ah non, je ne trouve pas ! Quoique le Dr Magne soit d'un avis contraire je me permets de trouver le dessin très habile au point de vue de l'exécution, mais drôle !
Un Bid'homme effroyablement ressemblant mais dont 1'animalité, l'expression diaboliquement mauvaise, sont exagérées avec une férocité sauvage et glaçante, s'occupe à touiller de l'un de ses bienheureux éperons le crâne d'un patient scalpé et trépané. C'est une horreur, une horreur ! Absolument oui ! comme dirait M. Oswald-Norbert Nigeot.
Je feins de considérer cette « fantaisie » comme délicieusement comique bien qu'elle me fasse peur. Nigeot le bon cabotin Desbosquets et les deux avocats dont le silence m'a étonné s'approchent vivement pour voir eux aussi ! Leur sourire charmé en dit long sur cette charge qui les venge en quelque sorte. Le Dr Magne a un petit rire assez bizarre. Je ressens une nouvelle émotion, peut-être plus déplaisante que la première : serait-il moins « sur » que je n'avais cru ?
Mais voici qu'il ne rit plus, que ses yeux ont un regard plus intelligent, plus doux, plus sérieux que jamais ; on y lirait presque l'apitoiement.
Et il parle d'une voix toute changée :
— Maintenant que nous nous sommes amusés de cette caricature, voulez-vous me permettre de vous dire qu'elle a son côté triste... Ce petit médecin si tyrannique envers ses malades, si méprisant, si brutal, — eh bien ! j'ai peur qu'il ne change de rôle — et peut-être prochainement. Vous le connaissez peu encore, bien qu'il ait dû vous jouer déjà quelques tours de sa façon ; mais moi qui l'observe depuis deux ans et de plus en plus attentivement, (c'est singulier et un peu effrayant, n'est-ce pas, ce demi-fou qui surveille l'homme chargé de le soigner ?) j'ai noté chez lui des changements significatifs. Il a toujours été méchant et désagréable ; mais au début, quand il jouissait de toutes ses facultés, (oui ! je vous surprends mais vous me devinez ; je veux bien en venir à ce que vous soupçonnez déjà), quand, dis-je, il jouissait de toutes ses facultés, ses gredineries s'enchaînaient avec quelque méthode ; aujourd'hui, il devient tout à fait incohérent. Il le deviendra davantage... Étudiez le et vous me direz si vous n'êtes pas de mon avis...
A ce moment Léonard se débarrasse avec quelques ménagements de l'excellent Desbosquets et me rappelle que, d'après le programme du Dr Bid'homme, je dois m'esquinter un peu dans les jardins et les « terrains ».
Je sors bientôt, accompagné de mon « surveillant », après encore échangé des saluts et des poignées de main avec les trois gentlemen loquaces et les deux avocats taciturnes.
Tous se montrent encore plus cérémonieux et distingués qu'à mon arrivée. Il est clair qu'ils se complaisent infiniment aux petits manèges de la politesse la plus raffinée ; c'est pour eux une manière de sport et aussi en quelque sorte une réhabilitation. Ils veulent qu'on dise : « Ces gens-là ne sont pas ce qu'un vain peuple pense. On peut être enfermé, parbleu !— à tort ou à raison, — sans perdre pour cela une parcelle de sa dignité. Admettons que ces Messieurs soient « souffrants » — et encore ! En tout cas les petits malaises mentaux qui les affectent — à ce que l'on prétend, — ne les gradent en rien : ce ne sont pas des « malades » ordinaires. »

pp. 43-45 :
J'ai été si préoccupé des « idées » de mes nouveaux amis et de la singulière prédiction concernant le Dr Bid'homme que je ne sais trop par où Léonard m'a fait passer. J'entends, comme en rêve, manœuvrer encore des serrures et des verrous et me retrouve dans une cour un peu semblable à celle des « Mahatmas », des bienheureux inconscients que mon gardien m'a prié de ne pas déranger dans leur trouble béatitude.
Un peu moins de fleurs, peut-être, et des préaux plus négligemment balayés, voilà toute la différence.
Ici encore les « internés » se promènent le plus souvent par petits groupes ; ils sont, eux aussi, convenablement vêtus, ont, en général, l'air assez paisible ; la plupart causent sans trop de gesticulations. Pourtant on commence à deviner que, dans ces nouveaux parages, « quelque chose » d'étrange et d'inquiétant doit se manifester de temps ; il y a déjà ça et là des figures un peu anormales. Qu'est ce que je disais ! Voici, trottinant prestement à nos côtés, levant très haut le pied, arrondissant la jambe, steppant commecheval turcoman, un vieux Monsieur sec et menu dont le visage rasé offre une trop grande ressemblance avec certaines têtes d'oiseaux ; il chantonne tout en courant un bizarre petit motif en mineur qu'il interrompt à chaque instant pour grogner des « pouac ! pouac ! » nasillards dont l'effet sur mes nerfs ne se peut décrire. Dirai-je que les « pouac ! pouac ! » semblent les racler ? Ce sera complètement absurde ; et pourtant !...
— Oh ! celui-là, fait Léonard qui s'aperçoit de mon pénible agacement, faut pas vous en émotionner ! Quand il est méchant, c'est comme un efant, rien de plus. On couche quand ça dure trop longtemps et — voilà tout. C'est un ancien maire de village qui était riche et qui a trop nocé. II s'en allait s'amuser dans toutes les foires et, au retour ! quand il était éméché, il faisait monter des trois, quatre filles dans sa voiture. Vous me comprenez ! Des fois il débarquait c'teIle-ci ou c't'autre sans précaution, sur un tas de cailloux, par exemple. Mais il en ramenait toujours au moins deux chez lui. Et quand on se dit qu'il a été vingt ans chargé des affaires de sa commune ! Lorsqu'on y a repensé, il paraît qu'on a raconté qu'y y avait pour tout le moins cinq ans qu'y y était plus. Mais on était habitué à lui et « des gens » avaient intérêt à le garder comme maire. Ça fait qu'alors ! Ah ! le sacré père Marical ! Et c'était ça qui mariait le monde ! Ça fait grémir !... C'est un à part comme vous ; dans le même pavillon ; votre voisin de chambre.
Marical repasse, — en gambillant, cette fois, comme un hanneton. Il a des yeux fixes, sans aucune expression, yeux en colle de pâte sale ; mais sa bouche grimace un sourit que l'on dirait polisson et railleur :
— Pouac ! pouac !...
Il est déjà loin.
Un autre « solitaire » nous croise à deux reprises. Celui ci ressemble à un empereur romain retouché par Daumier. Son attitude est calme et hautaine. Il serait admirablement décoratif s'il pouvait renoncer à sa bizarre manie de mordre à belles dents un chiffon de drap qu'il extrait toutes les deux minutes de la poche de son pantalon.
Léonard barnumise :
— C'est un ancien « clérical », — enfin un mauvais « curé de vicaire » qui était plus jésuite qu'un archevêché. (Ah ! on l'a défroqué malgré lui ; ça lui change son type !) Il s'était mis dans la tête qu'il était l'Antéchrist ; ça fait qu'alors y fumait sa pipe dans les cimequières et qu'y dansait sur les tombes en mouchoir quand il lâchait son brûle-gueule. Ça a semblédrôle, est-ce pas ? — On a enquêté et on a trouvé une collection de petits esquelettes en fil de fer dans une malle. Alors qu'il a dit comme ça : En ma qualité d'Antéchrist, je révise le Jugement Dernier le 23 de chaque mois et il me faut des « macchabées » ! — Oh ! ça fit pas un pli, on l'emballa pour ici, d'autant plus qu'on a su qu'un dimanche il avait poussé des cris de blaireau dans l'église tandis que le vrai curé prêchait et qu'il s'était mis à dégoiser des tas de « cochoncetés » pour empêcher son « patron » de parler ; que des fois, aussi, y s'cachait dans des derrières de portes pour faire peur aux vieilles bigotes. Ce fut moi qu'on envoya le sercher ; il était pas commode, ej' fus forcé de l'serrer...

pp. 54-56 :
Un grognement d'ours me fait tressauter ; Mabire a lâché ses barreaux de fenêtre et se dandine devant nous. Il nous regarde bien en face, me met une main sur chaque épaule et reprend sa petite danse en poussant deux ou trois horribles rauquements. Mais après cela, c'est d'une voix assez douce, au timbre triste, qu'il me dit, en pleurnichant un peu.
— Lugubre spectacle, hein ? Pauvre gens parmi lesquels on a dureté me condamner vivre ! Beaucoup tournantes, diabolique idée fixe que vous avez remarquée chez Loiseleur, ancien ami à moi. [...] Ah ! sais bien ! systèmes nerveux toujours influencés l'un par l'autre dans mariage, colère, rage, coups de tampon, rancune ! Peux pas expliquer, moi ! Suis basochien, pas étudié les sciences. Mais c'est magnétique... Et puis au fond, crois, moi, qu'à la Force ennemie qui a fait de moi un ours, misérable ours, sans même « charité » me rendre tout à fait fou !... Ah ! ma femme, si bonne. [...]
Mon gardien, naturellement moins impressionnable que moi — il est bronzé, parbleu ! — se contente de hausser les épaules. Puis il monologue :
— Un type, le père Mabire ! Et il aime sa femme, celui-là ! Il est, peut-être, le seul de l'établissement qui souaîlle affligé decette maladie. Si y saurait que c'est pas une autre que sa vieille bique — la vieille saleté ! qui l'a fait foutt' dedans ! Car pour enoffensif il l'était, çui-là. Je suis été le sercher ; je l'sais p't-être ! Et sa vieille roulure qui disait comme ça qu'il était comme un yyon, comme un « tigre bancal » et qu'alle l'aurait pas acconduit ici, quand c'est qu'on lui aurait donné des sommes à se fiche toute nue devant un poste-police ! J'avais la trouille, moi, — vrai de vrai !... Que je m'en étais fait accompagner d'un aut'gars, pour saërraï, mais de ce qui s'appelle un gars ! 'core aut'chose que moi, c'est pas pour dire ! Ah ! Mmmalheur ! Je l'trouve à grogner bien gentiment, tout en époussetant des petits joujoux en ivoire sur une écagère ; qu'y m'demande si je viens pour la succession, ce qui était aimable, me dit de m'asseoir, me verse un verre de vin, s'ezcuse de trinquer à verre presque vide pass'que l'matin ça lui « coupait la chique » et qu'y « prenait » que l'après-midi ; et qu'y me surplie de m'ezpliquer : j'ui coule la chose en douceur ; qu'il est attendu aux environs, affaire de testament, par un ami qui m'envoie avec une guimbarde à deux chevaux, à preuve que j'ai avec moi le neveu de l'ami... qu'était le gars à bicex. Y ne fait ni une ni deusse ; y demande son chapeau et ses gants : « Mais des gants, qu'y dit, yen a pas besoin d'autre que ces ceuze-ci » ; et il se colle les deux mains dans le menottes que j'avais apportées, histoire de précaution. « C'est bien, qu'il ajoute, de m'en envoyer une paire. Ça me sauvera un dégraissage ». Et le v'la qui veut embrasser sa femme qui lui applique le pépin de l'œil, en lui jurant qu'y faut pas s'inquiéter, qu'elle est une bonne vieille et un tas de raisons comme ça. Et la sale vieille poison qui rognonnait tout bas en se « secouant l'œil » : « Méfiez-vous, qu'il est mauvais ; que c'est une panthère, un liotard, vous pourriez pas lui adopter une museaulière?... » Et la seule chose méchante qu'il a dite, le Mabire — et c'était, je crois bien, en manière de farce, c'est quand, la portière fermée, il m'a commandé de fouetter le cocher. V'la dix-huit mois qu'il est ici et il en est encore à faire sa première saloperie « au monde ». Y se gratte, y danse, y beugle des fois comme un vrai ours, mais toujours en ricassant ou en chignant. Jamais de colères ; jamais de mots piants. C'est la vieille tortue, quand elle vient, qui fait des scènes, qui gueule, qui dit que le bonhomme est une arruine pour elle et qu'alle veut qu'on le soigne moins bien pour qu'y coûte moins cher. Alle observe, avec raison, c'est vrai, qu'on n'est pas ici pour soi plaisir ni pour faire la grande noce. Ah ! si y saurait, l'pauv vieux, mais y l'croirait pas si on lui raconterait !

 

pp. 64-65 :
Pour chasser un instant le souvenir du distingué aliéniste, j'interroge mon gardien sur la cour que nous venons de visiter.
— Oh ! celle-là ! me répond Léonard, c'est bien la dernière. Après cela, il n'y a plus que la cellule pour les « tout à fait butés » ou « merlancoliques à mélomanie de suixide », — les « alités » de l'infirmerie et le « quartier des agités » dans le « troisième bâtiment ». Ceux de cette cour d'où nous sortons, ils ont des crises à tous les moments (il y a de la maladie noire, par ici ! — et en         grand !) Ils étaient à la rigolade tout à l'heure mais 'faudra pas les voir ce soir !... Les cellules, ça c'est pas « de spectacle » ! Vous comprenez ; les gardiens ont consigne de laisser approcher que les médecins : ça dérangerait leur « guette », est-ce pas donc ? —des gens qui viendraient flâner par là, histoire de curiosité. Faut pas de distraction ! — Chacun d'euze est assis dans un petit couloir juste assez large pour fourrer une chaise, — entre deux guichets grillés par où qu'ils surveillent deux cellules. C'est un sacré métier. Je l'ai fait six mois et j'en ai encore des grégissements dans l'estomac toute la journée, les fois que j'en ai rêvé la nuit : — Les agités, — on m'a commandé de vous y mener, mais j'aime mieux vous en montrer que deux qui sont plutôt rigolos, pass'que les autres !... Ce serait pas charitable de ma part de vous les faire voir : y a de quoi « foller » du coup — pour un homme egzité. J'aurai toujours obéi à l'ordre et je vous aurai pas causé de mal. Nous passerons par les « terrains » en y allant.
Dans un nouveau corridor nous rencontrons deux inoffensifs qui circulent partout, — depuis la loge du concierge, près de la grille d'entrée, au bout des jardins, — jusqu'au « Salon-Parloir ».
— Inoffensifs, répète, Léonard, oui, çui-là qui vient le premier, çui qui est « malade ».Y «folle » tout le temps mais y n'a jamais de sales crises ; l'autre qui est sain ne l'est pas, lui, inoffensif ! J'vas vous conter ça tout de suite après qu'y seront passés.
Mais le « malade » s'arrête. Il interpelle mon gardien :
— Léonard, mon vieux, c'est dégoûtant ! L'administration de cette boîte est au-dessous de tout : une incurie, un laisser-aller !... Je dirais même : une muflerie !... On sait je suis craintif, nerveux, — et voilà une semaine qu'on laisse sans réparations le coupe-courants électriques de ma chambre : si bien que moi qui ai peur d'un enfant de six mois, je couche toutes les nuits en compagnie du tonnerre qui fait chez moi une vie de patachon.
— C'est bien, Charlemaine, on fera venir le sellurier. [...]
Ce Charlemaine a l'air très doux et très enfant. Sa grosse figure encore imberbe est toute ronde. Ronds sont ses larges yeux limpides et naïfs, ronde est sa bouche de poupard surmontée d'un petit nez charnu. Il ressemble à un bébé bien portant. Même quand ses paroles menacent — bien innocemment — sa physionomie demeure aimable, candide, étonnée. Il serre la main de Léonard et reprend son interminable promenade dans l'établissement du... « colonel Froin ».

pp. 79-82 :
Dans les jardins, voici des « malades » d'apparence pacifique et morne, — des campagnards en général, — qui, sous la surveillance de gardiens espacés, soignent des rosiers, cueillent ou déterrent des légumes, épient des treilles.
Plus loin, — en pleins champs, serais-je tenté de croire, — si je n'apercevais là-bas un véritable rempart de maçonnerie qui me fait penser à la Muraille de Chine, — une escouade de pensionnaires bottelle des herbes. Un dernier détachement d'internés creuse une tranchée sur laquelle Léonard me donne les explications les plus confuses et les plus incompréhensibles pour un âne comme moi. En tout cas, JE CROIS qu'il s'agit d'irrigation... J'ai toujours eu une assez jolie intelligence des choses pratiques !
Plus loin encore, mais bien avant d'atteindre le mur, je me sens positivement esquinté suivant le désir de l'agréable Dr Bid'homme. Mes quelques jours d'accès m'ont brisé les jambes ; Léonard s'en aperçoit :
— En v'là assez pour aujord'hui, sans compter que l'heure du dîner approche. Voulez-vous-t-y rentrer ?
— En tramway, si c'était possible !
— Oh ! nous allons faire une petite pause tout à l'heure auprès des « Agités » comme l'a                « commandé » le médecin-adjoint. Ça vous délassera les ressorts des jarrets. Après ça encore un leuger effort et vous vous réfectionnerez à table, dans votre chambre. Et puis nous allons prendre « pa'l'pu court. »
Revenant sur nos pas, bientôt nous suivons une allée de genêts et de sureaux, grésil d'argent et capiteuse pluie d'or ; nous débouchons sur un vaste quadrilatère marge de verdure. Devant nous une bâtisse de briques brunâtres dresse une façade de prison. Les fenêtres sont garnies de barreaux énormes ; deux seulement, au centre, l'une à côté de l'autre, sont ouvertes derrière les grillages ; les autres sont armées de volets mécaniques. Nous nous approchons des deux baies centrales qui trouent de noir la muraille comme des entrées de cavernes mal dissimulées par des troncs d'arbres grêles.
Quelque chose grouille dans l'obscurité ; nous entendons des rires affreux et des grondements et deux êtres vivants épouvantables, — que l'on prendrait, — si l'on ne savait !... — pour de très grands et hideux quadrumanes vêtus, — font leur apparition derrière les grilles. Ils sont attifés de lambeaux d'étoffes dans lesquels il est fort difficiles de reconnaître des fragments de vestes, de gilets, de pantalons, de chemises ; tout cela est de la même couleur, d'un jaune sale.
L'un a un front triangulaire, des pommettes écartées l'une de l'autre — et saillantes ! — et pointues ! — et menton aigu comme un fer de toupie qui lui dessinent une face en losange. L'autre possède une tête toute ronde, monstrueuse, pareille à un gros fromage de Hollande : tous deux feraient la joie d'Odilon Redon.
Le premier est coiffé d'une espèce d'...ancien tyrolien (?) dont les bords déchiquetés n'ont plus trois centimètres de large ; le second d'un chapeau de paille semblable à une tabatière ouverte dont le couvercle retomberait. L'agité de droite ricane d'un rire féroce qui découvre des chicots de nougat verdi, l'agité de gauche écume de rage. Le rieur se met à danser, à faire des culbutes, à redanser en singeant les geste des ballerines de foire ; puis il saute sur place, infatigablement, en criant : hop ! hop ! et en s'esclaffant ; son rictus s'adoucit, devient satisfait, presque joyeux. Visiblement il se trouve drôle et fait le gentil ; mais tout à coup il se prend à hurler, se roule par terre, se redresse, exécute une série de sauts périlleux, toujours en hurlant, bondit, retombe sur le plancher de sa cage et se tord dans une sorte d'attaque d'épilepsie qui dure peut-être vingt secondes ; après quoi il se remet à danser sur place, tout en se grattant et en souriant d'un air absent. Le furieux, lui, grimpe le long des barreaux de la fenêtre, essaye de cracher sur nous, tente de secouer le fort grillage, beugle et râle, tandis que ses yeux semblent près de jaillir hors de sa tête. Il déchire ses loques, se griffe la... figure jusqu'au sang, brame, sanglote d'exaspération impuissante ; — ah ! ne pouvoir nous mordre, nous tordre, nous arracher la peau ! — Ses griffes nous visent ; il étouffe ; sa face devient violâtre, presque noire !
— Ah ça ! Léonard ! Mais j'en ai assez de regarder ces malheureux phénomènes ! Ils me font mal. Sans compter que notre présence leur est nuisible. Ces crises-là doivent les épuiser. Seuls, ils peuvent se terrer dans quelque coin, dormir en boule ou la tête en bas, à leur convenance, en tout cas, s'apaiser : je m'en vais, moi !
— Bon, bon ! nous nous en allons. Mais ajoute fort sérieusement mon gardien, ceuze-là sont très doux, presque comme-il-faut ». C'est les autres que je veux pas vous montrer malgré les fantaisies de M. Bid'homme. Les autres, ah ! — c'est des bêtes de cauchemar ! S'il y a leurs pareils en dehors d'ici, on ne les trouve que dans les bocaux, — et neyés d'alcool, — encore !
À ce moment passent assez près de nous deux infirmières jeunettes et plantureuses. Les deux tristes anthropoïdes hennissent, — à la lettre, — comme des étalons, — se jettent sur leurs barreaux,— puis arrachant encore certaines parties de leurs « vêtements », — sont pris d'une rage exhibitionniste, — bavent et rauquent.
Les infirmières s'enfuient et Léonard consent enfin à tourner le dos à l'horrible scène, — si navrante qu'elle n'est presque pas ignoble.
Ma fatigue est devenue une véritable douleur. Il me semble que des pointes métalliques m'entrent dans les reins et que je charrie de formidables boulets de plomb pendus à mes chevilles...
Enfin, enfin ! ! J'aperçois mon « pavillon » : Léonard ouvre la porte ; l'escalier me paraît avoir plus de cinq cents marches au lieu d'une vingtaine : Je tombe sur une chaise. Je mange, je bois, je fais tout ce que l'on veut ; j'avalerais du fumier et du vitriol pour qu'on me laissât tranquille après, — libre de me recoucher.

pp. 97-98 : 
Je vais certainement m'assoupir quand... un abominable vacarme éclate dans la sombre nuit lourde et chargée d'effluves électriques.
D'infernaux hurlements pleins d'une désespérance infinie, d'effroyables rauquements suivis de strideurs qui me vrillent les oreilles et même les os, — qui m'entrent dans les moelles, — des miaulements qui rugissent !
Cela s'interrompt parfois, mais pour une seconde à peine] puis cela reprend plus féroce, plus douloureux, plus endiablé. J'en ai le cœur déchiré ; une sueur froide me glace ; j'ai les membres comme paralysés ; je crois que mes dents vont se briser les unes contre les autres, — je vais hurler, moi aussi !... quand claque sèchement le guichet par où j'aperçus pour la première fois la figure de Léonard. Un jet de lumière, jaune topaze pailletée de gemmes sanglantes éclabousse lai paroi luisante qui me fait face et la voix de mon gardien s'élève, très calme et très claire dans le hourvari sinistre :
— Faut pas vous impressionner, m'sieur Veuly ! C'est ces « dames d'en face » qui sentent l'orage... Si j'avais pas la voiture, je donnerais pas deux sous de mon « melon »,, — demain ! C'qui va y avoir une rincée !
Je le savais trop, Léonard, que c'étaient ces « dames d'en face » et même, depuis une minute, je croyais bien reconnaître au milieu de tous ces glapissements discordants, un petit cri plus « fin », plus « joli » que les autres, mais peut-être encore plus enragé, plus féroce, qui devait jaillir... du gosier de l'adorable « princesse ». — C'est fini, je ne pourrai plus dormir cette nuit, après cela : Elle aussi une hurleuse !

pp. 106-107 :
Presque à la même seconde j'aperçois, couchée dans son lit, ma « princesse », les yeux révulsés, le rosé clair de son visage devenu rose-thé, ses fines dents blanches découvertes, — on dirait grinçantes, — ses lèvres bleuies étirées par un rictus farouche. Elle est encore belle mais presque effrayante ! Le Dr Froin et une gardienne causent debout à son chevet :
— Ah ! monsieur le Docteur, vous savez bien ! Chaque fois qu'il y a cris la nuit, elle est comme ça le lendemain. Les autres se remettent tout de suite. À deux heures du matin elles faisaient un charivari d'enfer et — aussi vrai que je m'appelle Célestine Bouffard, au moment du petit déjeuner vous les retrouviez varmeilles, souriantes et pleines d'appétit. Mame Letellier, elle, ça lui donne une de ces crises « qu'il lui faut la journée entière pour s'en sortir ». C'est pas qu'elle s'exaspère plus que les autres. Elle donnerait de la voix plutôt moins que ses collègues ; maintenant, il est vrai de dire qu'elle, les rares fois que ça lui prend, ça fait grémir. C'est aigu comme une lame de paugnard et ça vous fait dans le dos « comme si que ce serait une scie qui venu passerait sur les noyaux, de la colonne...

pp. 200-201 :
D'abord je ne devine qu'une forme confuse : Un homme de petite taille semble accroupi sur le sol. En regardant un peu plus longtemps, j'entrevois une casquette de jockey, des bottes et un pantalon réduit à l'état de dentelle.
À présent, le pygmée se lève, fait deux ou trois pas sans se douter qu'on l'observe. Il porte un seau qu'il dépose ses pieds et s'accroupit de nouveau, cette fois en bonne lumière ; armé d'une petite pelle à feu il extrait du seau, des ordures...
... Je suis forcé de m'éloigner, sans toutefois le perdre de vue. Le pseudo-jockey lâche sa pelle et — de ses mains velues — confectionne de petits gâteaux plus ou moins semblables à ceux que fabriquent, avec le sable des plages mondaines, de très jeunes bourgeois déguisés en marins. — Puis il se prosterne devant ses œuvres et paraît dévotement les adorer. Ô Pygmalion !
Mais nous avons le tort d'échanger quelques mots, Léonard et moi. Le jockey-artiste se jette sur les barreaux, — d'un seul bond, — comme un macaque de jardin zoologique désireux d'agripper ses visiteurs. Après quoi il se pend par les jarrets à une traverse de la grille, dégringole sans se faire de mal, puis veut, à toute force, passer sa tête hors de sa cage. II souffle, siffle et crachote comme un chat qui jure : oh ! moustache en brosse à ongles, ces sourcils, ces yeux à la fois méchants et hilares ! Mais, c'est Bid'homme !
Oh ! je tourne vite les talons ! J'ai bien haï le nabot mais ce que je viens de voir est trop horrible... Comment ai-je eu l'affreux courage ou l'abominable cruauté de me retourner ?... De me retourner pour regarder le hideux et pitoyable captif qui bondit comme un tigre et vocifère : « Crapouillot ! Schnipardouillât ! » les yeux injectés au point de paraître sanglants, la face tuméfiée, la crinière hérissée. Tout à coup il se lance en avant et se cogne le... mufle contre les barreaux, se le cogne à se briser les dents... Je cours de toutes mes forces.

pp. 297-298 :
… ils m'ont emporté, ficelé comme un singe capturé vivant,— et m'ont jeté dans une petite pièce noire. Je devais être alors enfermé de nouveau dans une maison de fous car j'ai entendu là, souvent, des femmes qui criaient, comme celles de Vassetot. Combien de temps ai-je pu rester là ? J'ai réussi à m'échapper encore, comment ? Je n'en sais rien... Je me retrouve sur un navire, puis sur d'autres, travaillant machinalement, plutôt abruti que fou : on n'aurait pas enrôlé un aliéné ! Un imbécile, c'était différent ! Il me paraît que j'ai été à la Guyane, à la Plata, aux îles Malouines, dans l'Extrême-Sud Chilien, puis à Valparaiso où je n'ai pas pensé à demander des nouvelles de Magne et de Nigeot...
... Je pus toutefois remettre la main sur les aventureux mabouls [des anciens pensionnaires de l'asile de Vassetot] dans un hôpital d'une petite république... oh ! très chaude ! du Centre ou du Sud du Continent américain : ... Un accès de fièvre accompagnée de délire (?) m'avait fait admettre dans cette « maison-modèle » où mes deux anciens compagnons de Vassetot — qui l'avaient fondée — après s'être vus expulsés du Chili pour propagande religieuse par trop bruyante, — étaient à l'époque, internés. Considérés comme infiniment peu dangereux, ils circulaient partout, de jardin en jardin, de salle en salle, semant, — croyaient-ils — sur leur passage, les bénédictions et les cures miraculeuses, car ils s'imaginaient être devenus des dieux (fortunés hommes !) — Ils s'étaient, bien entendu, mués en purs esprits et le proclamaient. Cet oubli absolu de leurs corps les rendait presque méconnaissables à force de malpropreté, mais ils semblaient parfaitement heureux.


Machado de Assis Joaquim, L'aliéniste, Paris, Gallimard, « Folio », 1992 [1881]

pp. 35-41:
De toutes les agglomérations et lieux-dits du voisinage, fous furieux, innocents, monomaniaques — toute la famille des déshérités de l'esprit au grand complet — affluaient à la Maison Verte. Au bout de quatre mois, celle-ci était un village. Les premières cellules ne suffirent plus ; et une galerie de trente-sept cellules fut commandée en annexe. Le père Lopes dut convenir que jamais il n'aurait imaginé l'existence au monde d'une telle quantité de fous, et encore moins l'énigme posée par certains cas. Ainsi, par exemple, ce garçon rustre et mal dégrossi, qui tous les jours, après le déjeuner, entamait régulièrement un discours académique, orné de tropes, d'antithèses et d'apostrophes, émaillé de grec et de latin, couronné de citations de Cicéron, d'Apulée et de Tertullien. […] Les fous par amour étaient au nombre de trois ou quatre, mais ce n'est que pour deux d'entre eux que l'étrangeté de leur délire surprenait. Le premier, un certain Falcâo, garçon de vingt-cinq ans, se prenait pour l'étoile-de-Vénus, il ouvrait les bras et écartait les jambes pour leur donner comme une allure de rayons, et il demeurait dans cette position des heures d'affilée, à s'informer si le soleil était déjà levé, afin de pouvoir se coucher. Le second faisait continûment, continûment, continûment, le tour des pavillons et du patio, en arpentant les couloirs, à la recherche du bout du monde. C'était un pauvre diable que sa femme avait planté là pour suivre un godelureau. À peine averti de leur fugue, il s'était précipité, armé d'un pistolet, sur leurs talons ; il les avait découverts deux heures plus tard au bord d'un étang et avait occis le couple avec des raffinements de la pire cruauté.
La jalousie était satisfaite, mais le vengé devint fou. Et commença alors ce tourment d'aller au bout du monde à la recherche des fugitifs.
La manie des grandeurs ne manquait pas de représentants d'importance. Le plus remarquable était un pauvre énergumène, fils d'un marchand d'habits, qui racontait aux murs (car il ne regardait jamais personne) toute sa généalogie, qu'il débitait ainsi :
— Dieu engendra un œuf, l'œuf engendra l'épée, l'épée engendra David, David engendra la pourpre, la pourpre engendra le duc, le duc engendra le marquis, le marquis engendra le comte, que je suis.
Il se donnait un grand coup sur le crâne, faisait claquer ses doigts, et reprenait cinq, six fois de suite : — Dieu engendra un œuf, l'œuf, etc.
Un autre de la même espèce était un écrivain public, qui se vendait comme intendant du roi ; un troisième, éleveur de bestiaux dans le Minas, avait la manie de distribuer des troupeaux à la ronde, trois cents têtes à celui-ci, six cents à celui-là, douze cents à tel autre, il n'en finissait pas. Je ne parle pas des cas de monomanie religieuse : je me contenterai de citer un individu qui, s'appelant Joâo de Deus, Jean de Dieu, disait être désormais le dieu Jean, et promettait le royaume des cieux à qui se prosternerait devant lui et les affres de l'enfer à qui s'en dispenserait ; et cet autre également, un universitaire du nom de Garcia, qui ne proférait jamais un traître mot, persuadé que si un jour il ouvrait la bouche, toutes les étoiles se détacheraient du firmament et embraseraient la terre ; tel étant le pouvoir qu'il avait reçu de Dieu.
Du moins est-ce ce qu'il écrivait sur les feuilles de papier que l'aliéniste lui faisait remettre, moins par charité que par intérêt scientifique.
Car, à dire vrai, la patience de l'aliéniste était encore plus extraordinaire que toutes les manies hébergées à la Maison Verte : rien de moins que stupéfiante. Simâo Bacamarte commença par organiser le personnel de l'administration ; et, se rangeant au conseil de l'apothicaire Crispim Soares, il accepta également d'engager deux de ses neveux, auxquels revint la charge de faire exécuter par un régiment de supplétifs qu'il leur fournit après approbation du conseil municipal, la distribution de la nourriture et des vêtements, ainsi que la partie administrative. C'était ce qu'il pouvait faire de mieux pour n'avoir plus à se préoccuper que de sa propre fonction.
— La Maison Verte est désormais une sorte de monde, dit-il au curé, où il y a un gouvernement temporel et un gouvernement spirituel. Et le père Lopes de rire de cette pieuse plaisanterie — puis il ajouta— à seule fin de n'être pas en reste de facétie : — Faites donc, faites donc, que je vous dénonce à la cour de Rome.
Une fois exempté du souci de l'administration de l'établissement, l'aliéniste procéda à une vaste classification de ses pensionnaires. Il les répartit pour commencer en deux grandes classes : les fous furieux et les innocents ; puis il passa aux sous-classes : monomanies, délires et hallucinations diverses. Cela fait, il entreprit une analyse pointue et soutenue ; il analysait pour chaque cas les habitudes du malade, ses heures de crises, ses antipathies et ses sympathies, son vocabulaire et son comportement, ses tendances ; il se renseignait sur l'existence du malade, sa profession, ses modes de vie, sur les circonstances de l'apparition de son dérangement mental, les accidents et maladies survenus dans l'enfance et l'adolescence, ses antécédents familiaux, une enquête, enfin, comme ne l'aurait pas conduite le corrégidor le plus minutieux. Et il notait au jour le jour toute nouvelle observation, toute découverte intéressante ou phénomène extraordinaire. Parallèlement, il recherchait le meilleur régime, les substances médicamenteuses, les méthodes curatives et les méthodes palliatives, non seulement celles qui lui venaient de ses chers Arabes, mais celles qu'à force de sagacité et de patience, il découvrait lui-même. Évidemment, tout ce travail lui dévorait la plus grande et la meilleure part de son temps. Il dormait mal, mangeait mal ; et lorsqu'il mangeait ! c'était encore comme s'il travaillait, parce que soit il interrogeait un texte ancien, soit il ruminait quelque problème, et il lui arrivait bien souvent d'aller au terme du dîner sans adresser un seul mot à Dona Evarista. 



Tchékhov Anton, « La salle n°6 », Œuvres, III, Récits, 1892-1903, traduction d'Édouard Parayre, révision de Lily Denis, notes de Claude Frioux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1970 [1892]

pp. 39-66 :
Dans la cour de l'hôpital se dresse un pavillon entouré d'une forêt de bardanes, d'orties et de chanvre sauvage. Le toit en est rouillé, la cheminée à demi écroulée, les marches du perron sont pourries et couvertes d'herbe, quant au crépi, il n'en reste que des vestiges. Sa façade donne sur l'hôpital, par-derrière il donne sur la campagne dont le sépare une vieille clôture grise au dessus hérisse de clous. Ces clous, pointe en l'air, la clôture, le pavillon lui-même ont cet air particulier de tristesse et de malédiction que l'on ne voit chez nous qu'aux hôpitaux et aux prisons.
Si vous ne craignez pas les piqûres d'ortie, prenons l'étroit sentier qui mène au pavillon et regardons ce qui s'y passe. Une fois la première porte ouverte, nous entrons dans le vestibule. Le long des murs et près du poêle sont entassées des montagnes de guenilles d'hôpital. Matelas, vieilles robes de chambre en loques, pantalons, chemises à raies bleues, chaussures éculées inutilisables, tous ces haillons entassés, chiffonnés, sont là pêle-mêle, pourrissant et dégageant une odeur suffocante.
Sur ce tas de guenilles est couché, la pipe éternellement au bec, Nikita, le garde, un vieux soldat en retraite, aux chevrons jaunis. Il a un visage dur, ravagé par l'alcool, avec de gros sourcils qui le font ressembler à un chien berger de la steppe, et le nez rouge ; il est petit, sec et nerveux, mais sa contenance inspire le respect et ses poings sont énormes. Il appartient à cette catégorie d'esprits simples, positifs, consciencieux et bornés qui aiment l'ordre plus que tout au monde et sont pourtant persuadés qu'il faut « leur » taper dessus. Il frappe à la figure, à la poitrine, dans le dos, où ça tombe, convaincu que sans cela il n'y aurait pas d'ordre.
Plus loin, vous entrez dans une salle grande, spacieuse, qui occupe tout le pavillon, si l'on excepte le vestibule. Les murs en sont barbouillés d'un bleu sale, le plafond est noir de fumée comme dans une chaumière sans cheminée, on voit bien qu'ici, l'hiver, les poêles fument et qu'on y respire le charbon. Des grilles intérieures enlaidissent les fenêtres. Le plancher est gris et hérissé d'échardes. Cela empeste le chou aigre, la mèche brûlée, la punaise et l'ammoniac et cette odeur infecte vous produit, dès l'abord, la même impression que si vous entriez dans une ménagerie.
Les lits sont vissés au plancher. On y voit, couchés ou assis, des hommes en robe de chambre bleue et bonnet à l'ancienne. Ce sont les fous.
Il y en a cinq en tout. Un seul est noble, tous les autres sont des bourgeois. Le premier à partir de la porte, un bourgeois grand, maigre, à la moustache rousse, luisante et les yeux rougis par les larmes, est assis sur son lit, la main sous le menton, le regard fixe. Jour et nuit il demeure en proie à la tristesse, branle la tête, soupire et sourit amèrement ; il participe rarement à la conversation et ne répond généralement pas aux questions. Il mange et boit machinalement ce qu'on lui sert. À en juger par sa toux douloureuse, exténuante, sa maigreur et l'incarnat de ses joues, il souffre d'un début de tuberculose.
Auprès de lui il y a un petit vieux plein de vie, très alerte, à la barbiche pointue et aux cheveux noirs, crépus comme ceux d'un nègre. Pendant la journée, il fait les cent pas d'une fenêtre à l'autre ou reste assis sur son lit, les jambes croisées à la turque, et, aussi infatigable qu'un bouvreuil, sifflote, chantonne et rit tout seul. Sa gaieté enfantine et son caractère vivant se manifestent aussi la nuit quand il se lève pour prier, c'est-à-dire pour se frapper la poitrine de ses poings et gratter aux portes avec les doigts. C'est Moïsseïka, un juif, un crétin, il a perdu la tête il y a vingt ans, lors de l'incendie de sa chapellerie.
De tous les pensionnaires de la salle n° 6, il est le seul à avoir l'autorisation de sortir du pavillon et même de l'hôpital. Il bénéficie de ce privilège depuis longtemps, vraisemblablement à titre de vieux pensionnaire et de crétin doux et inoffensif, de bouffon de la ville que l'on a depuis longtemps l'habitude de voir dans les rues suivi d'une escorte de gamins et de chiens. Vêtu d'une pauvre robe de chambre, un bonnet cocasse sur la tête et chaussé de pantoufles, quelquefois pieds nus et même sans pantalon, il va par les rues, s'arrête devant les portes ou les magasins et demande un petit kopek. Là on lui donne du kvass, ici du pain, ailleurs un kopek, si bien qu'il revient d'ordinaire le ventre plein et la bourse garnie. Tout ce qu'il rapporte, Nikita le confisque pour son usage personnel. Le soldat le dépouille avec brutalité, avec colère, en lui retournant les poches et en prenant Dieu à témoin qu'il ne laissera plus jamais sortir le youpin et que le désordre est pour lui la pire des choses.
Moïsseïka aime rendre service. Il apporte de l'eau à ses compagnons, les recouvre pendant leur sommeil, promet à chacun de lui rapporter un kopek de la ville et de lui confectionner un bonnet neuf ; c'est lui qui fait manger à la cuillère son voisin de gauche, le paralytique. S'il se conduit ainsi ce n'est pas par compassion ou en vertu de considérations humanitaires, mais par esprit d'imitation et soumission involontaire vis-à-vis de son voisin de droite, Gromov.
Ivan Gromov, un homme de trente-trois ans, bien né, ancien huissier et secrétaire général de l'administration provinciale, est atteint de manie de la persécution. Tantôt couché en chien de fusil sur son lit, tantôt allant et venant comme pour se donner de l'exercice, il reste très rarement assis. Il est toujours sur le qui-vive, en alerte, l'esprit tendu par une attente vague, mal définie. Le moindre frôlement dans le vestibule ou un cri dans la cour suffisent à lui faire lever la tête et dresser l'oreille : n'est-ce pas lui qu'on vient arrêter ? N'est-ce pas lui qu'on recherche ? Et on peut lire alors sur sa figure le comble de l'inquiétude et de l'horreur.
J'aime son visage large, aux pommettes saillantes, toujours blême et malheureux, où se reflète, comme dans un miroir, une âme torturée par la lutte et par une terreur incessante. Il a des grimaces bizarres, maladives, mais il y a du bon sens et de la finesse dans les rides ténues qu'une souffrance sincère et profonde a laissées sur ses traits, et dans ses yeux un éclat chaud, sain. Je l'aime pour lui-même, c'est un homme bien élevé, serviable et d'une délicatesse exceptionnelle avec tous, hormis Nikita. Si quelqu'un laisse tomber un bouton ou une cuillère, il saute immédiatement à bas de son lit pour les ramasser. Chaque matin il donne le bonjour à ses compagnons et, au moment de se coucher, leur souhaite une bonne nuit.
Outre cette tension incessante et sa manie de faire des grimaces, le trait suivant révèle aussi sa folie : parfois, le soir, il croise les pans de sa robe de chambre et le voilà qui, tout frissonnant et claquant des dents, se met à parcourir la salle de bout en bout, entre les lits, comme s'il avait un violent accès de fièvre. A sa façon de s'arrêter brusquement et de dévisager ses compagnons on devine qu'il a quelque chose de très important à leur dire, mais considérant sans doute qu'ils ne l'écouteront pas ou ne le comprendront pas, il secoue la tête d'un mouvement impatient et reprend sa marche. Mais l'envie de parler l'emporte bientôt sur toute considération, et il donne libre cours à des discours enflammés, passionnés. Ce qu'il dit est désordonné, fiévreux comme un délire, haché et pas toujours intelligible, néanmoins on perçoit sous les mots et dans le ton quelque chose d'extraordinairement bon. Quand il parle, on reconnaît à la fois en lui un fou et un homme. Il est difficile de transcrire sur le papier ses propos insensés. Il parle de la bassesse humaine, de la violence qui opprime le droit, de la vie magnifique que l'on vivra un jour sur la terre, des grilles aux fenêtres qui lui rappellent à chaque instant la stupidité et la cruauté des oppresseurs. Cela donne un pot-pourri désordonné et incohérent de complaintes qui, pour vieilles qu'elles soient, n'en sont pas encore au dernier couplet.
[...]
Ivan Gromov, un homme de trente trois ans, bien né, ancien huissier et secrétaire général de l'administration provinciale, est atteint de manie de la persécution. Tantôt couché en chien de fusil sur son lit, tantôt allant et venant comme pour se donner de l'exercice, il reste très rarement assis. Il est toujours sur le qui-vive, en alerte, l'esprit tendu par une attente vague, mal définie. Le moindre frôlement dans le vestibule ou un cri dans la our suffisent à lui faire lever la tête et dresser l'oreille : n'est-ce pas lui qu'on vient arrêter ? N'est-ce pas lui qu'on recherche ? Et on peut lire alors sur sa figure le comble de l'inquiétude et de l'horreur.
J'aime son visage large, aux pommettes saillantes, toujours blême et malheureux, où se reflète, comme dans un miroir, une âme torturée par la lutte et par une terreur incessante. Il a des grimaces bizarres, maladives, mais il y a du bon sens et de la finesse dans les rides ténues qu'une souffrance sincère et profonde a laissées sur ses traits, et dans ses yeux un éclat chaud, sain. Je l'aime pour lui-même, c'est un homme bien élevé, serviable et d'une délicatesse exceptionnelle avec tous, hormis Nikita. Si quelqu'un laisse tomber un bouton ou une cuillère, il saute immédiatement à bas de son lit pour les ramasser. Chaque matin il donne le bonjour à ses compagnons et, au moment de se coucher, leur souhaite une bonne nuit.
Outre cette tension incessante et sa manie de faire des grimaces, le trait suivant révèle aussi sa folie : parfois, le soir, il croise les pans de sa robe de chambre et le voilà qui, tout frissonnant et claquant des dents, se met à parcourir la salle de bout en bout, entre les lits, comme s'il avait un violent accès de fièvre. A sa façon de s'arrêter brusquement et de dévisager ses compagnons on devine qu'il a quelque chose de très important à leur dire, mais considérant sans doute qu'ils ne l'écouteront pas ou ne le comprendront pas, il secoue a tête d'un mouvement impatient et reprend sa marche. Mais l'envie de parler l'emporte bientôt sur toute considération, et il donne libre cours à des discours enflammés, passionnés. Ce qu'il dit est désordonné, fiévreux comme un délire, haché et pas toujours intelligible, néanmoins, on perçoit sous les mots et dans le ton quelque chose d'extraordinairement bon. Quand il parle, on reconnaît à la fois en lui un fou et un homme. Il est difficile de transcrire sur le papier ses propos insensés. Il parle de la bassesse humaine, de la violence qui opprime le droit, de la vie magnifique que l'on vivra un jour sur la terre, des grilles aux fenêtres qui lui rappellent à chaque instant la stupidité et la cruauté des oppresseurs. Cela donne un pot-pourri désordonné et incohérent de complaintes qui, pour vieilles qu'elles soient, n'en sont pas encore au dernier couplet. […] Jamais, même quand il était jeune étudiant, il n'avait donné l'impression de la santé. Il avait toujours été pâle, maigre, sujet aux refroidissements, mangeant peu, dormant mal. [...]
Au printemps, quand la neige disparut, on trouva dans un ravin voisin du cimetière deux cadavres à demi décomposés, ceux d'un vieillard et d'un enfant portant des traces de mort violente. Il ne fut plus question en ville que de ces cadavres et des assassins inconnus. Pour qu'on ne crût pas qu'il était l'assassin, Gromov se promenait dans les rues un sourire aux lèvres, mais, quand il rencontrait des gens qu'il connaissait, il blêmissait, rougissait et se mettait à assurer qu'il n'y a pas de crime plus lâche que l'assassinat d'êtres faibles et sans défense. Mais ce mensonge ne tarda pas à le lasser et, après réflexion, il décida que, dans sa situation, le mieux était de se cacher dans la cave de sa logeuse. Il y passa une journée puis une nuit et, la journée suivante, y eut très froid ; la nuit venue, il se glissa dans sa chambre à la dérobée, comme un voleur. Il resta jusqu'à l'aube debout au milieu de la pièce, immobile et l'oreille tendue. Le matin, avant l'aurore, il entendit les fumistes arriver chez sa logeuse. Il savait parfaitement qu'ils venaient réparer le poêle de la cuisine, mais la peur lui souffla que c'étaient des policiers déguisés en fumistes. Il sortit à pas de loup et, en proie à la terreur, sans chapeau ni redingote, s'enfuit dans la rue. Des chiens s'élancèrent à ses trousses en aboyant, quelque part un paysan criait, le vent sifflait à ses oreilles et Gromov crut que toute la violence de la terre était rassemblée dans son dos et le poursuivait.
On l'arrêta, on le ramena chez lui et on envoya sa logeuse chercher un médecin. Le docteur Raguine, dont il sera question plus loin, prescrivit des compresses froides sur les tempes et des gouttes de laurier-cerise, hocha tristement la tête et s'en alla en disant à la logeuse qu'il ne reviendrait pas parce qu'il ne fallait pas empêcher les gens de perdre la raison. Comme Gromov n'avait pas de quoi manger et se soigner, on ne tarda pas à l'envoyer à l'hôpital où on le mit dans la salle des maladies vénériennes. Il ne dormait pas la nuit, faisait des caprices, dérangeait les malades, et bientôt, sur l'ordre du docteur Raguine, il fut transféré dans la salle n° 6.
Un an après on avait complètement oublié Gromov, en ville, et ses livres, entassés par la logeuse dans un traîneau sous l'auvent, disparurent, chipés par les gamins.
Son voisin de gauche est, comme je l'ai déjà dit, le juif Moïsseïka, quant à celui de droite, c'est un paysan noyé de graisse, presque rond, avec un visage obtus, complètement hébété. C'est un être immobile, vorace et malpropre, qui a perdu depuis longtemps la faculté de penser et de sentir. Il se dégage sans arrêt de sa personne une puanteur acre, suffocante.
Quand Nikita lui fait sa toilette, il le bat de façon effroyable, à tour de bras, sans ménager ses poings ; et, ce qui est horrible, ce n'est pas qu'on le batte — à cela on peut se faire — c'est que cet être hébété ne réponde aux coups ni par un son, ni par un geste, ni par un signe des yeux, mais se contente de balancer un peu la tête de droite et de gauche, comme une lourde futaille. Le cinquième et dernier pensionnaire de la salle n° 6 est un petit bourgeois, ancien employé au tri des lettres, un petit blond maigre au visage bon, mais un peu sournois. À en juger par ses yeux intelligents, calmes, au regard clair et joyeux, c'est un malin, détenteur d'un secret très important et très agréable. Il garde sous son oreiller et sous son matelas quelque chose qu'il ne montre à personne, non de crainte qu'on ne le lui enlève ou qu'on ne le lui vole, mais par pudeur. Parfois il va à la fenêtre et, tournant le dos à ses compagnons, s'accroche sur la poitrine quelque chose qu'il contemple en courbant la tête ; si on s'approche de lui à ce moment-là, il perd contenance et arrache l'objet de sa poitrine. Mais son secret n'est pas difficile à percer.
« Félicitez-moi, dit-il souvent à Gromov, je suis proposé pour le Stanislas de deuxième classe avec étoile. La deuxième classe avec étoile on ne la donne qu'aux étrangers, mais on veut faire une exception en ma faveur, dit-il avec un sourire, en haussant les épaules d'un air perplexe. Il faut bien avouer que je ne m'y attendais pas.
— Je ne comprends rien à ces choses, déclare Gromov d'un air sombre.
— Mais savez-vous ce que j'obtiendrai tôt ou tard ? continue l'ancien trieur en clignant malicieusement des yeux. Je recevrai à coup sûr l'" Étoile polaire " de Suède. C'est un ordre qui vaut bien quelques démarches. Une croix blanche et un ruban noir. C'est très joli. »
Nulle part sans doute la vie n'est aussi monotone que dans ce pavillon. Le matin, les malades, à l'exception du paralytique et du paysan obèse, font leur toilette dans un grand baquet, au milieu du vestibule, et s'essuient aux pans de leur robe de chambre ; puis ils boivent dans des gobelets d'étain le thé que Nikita va chercher dans le bâtiment principal. Ils ont droit à un gobelet chacun. À midi ils mangent une soupe aux choux aigres et du gruau. Le soir, les restes du gruau de midi. Entre-temps ils demeurent au lit, dorment, regardent par la fenêtre et font les cent pas dans la pièce. Et c'est comme ça chaque jour. Même l'ancien trieur parle toujours des mêmes décorations.
On voit rarement des figures nouvelles à la salle n° 6. Il y a longtemps que le docteur n'accepte plus de nouveaux fous et des gens désireux de visiter une maison de fous, il n'y en a pas beaucoup sur terre. Une fois tous les deux mois on voit arriver le coiffeur Sémione Lazaritch. La façon dont il tond les fous et celle dont Nikita l'aide dans cette besogne, le désarroi où l'apparition du coiffeur ivre, le sourire aux lèvres, précipite chaque fois les malades, cela, nous n'en parlerons pas.
Hormis le coiffeur, personne ne jette un regard dans le pavillon. Les malades sont condamnés à ne voir, jour après jour, que Nikita.
Au reste, il n'y a pas longtemps, une nouvelle assez étrange s'est répandue dans le bâtiment principal. Le bruit court que le docteur se serait mis à fréquenter la salle n° 6.

Un soir de printemps, à la fin de mars, alors qu'il n'y avait déjà plus de neige sur la terre et que les sansonnets chantaient dans le jardin de l'hôpital, le docteur accompagna jusqu'à la porte cochère son ami le directeur des postes. Juste à ce moment le juif Moïsseïka entrait dans la cour ; il venait de faire sa récolte. La tête découverte, les pieds nus dans des caoutchoucs bas, il portait une petite besace remplie d'aumônes.
« Un kopek », fit-il, grelottant et souriant, au docteur. Le docteur Raguine, qui ne savait jamais refuser, lui donna une pièce de dix kopeks.
« On n'a pas idée, pensa-t-il en regardant les pieds nus et les chevilles squelettiques et rouges de Moïsseïka. C'est que c'est mouillé, par terre ! »
Et, mû par un sentiment qui tenait dela pitié et du dégoût, il entra dans le pavillon sur les pas du juif, regardant tantôt sa tête chauve, tantôt ses chevilles. À l'entrée du docteur, Nikita bondit de dessus son tas de guenilles et se mit au garde-à-vous.
« Bonjour Nikita, dit le docteur d'une voix douce. Il faudrait donner des bottes à ce juif, sinon il va prendre froid.
— À vos ordres, Excellence, j'en parlerai à l'économe.
— S'il te plaît. Demande-le-lui de ma part. Dis-lui que c'est moi qui le demande. »
La porte de la salle était ouverte. Gromov, allongé sur son lit et soulevé sur le coude, écoutait avec inquiétude cette voix étrangère ; tout à coup, il reconnut le docteur. Il se mit à trembler de colère, sauta à bas du lit et, la figure rouge, l'air mauvais, les yeux hors des orbites, se précipita au milieu de la salle.
« Voilà le docteur ! hurla-t-il en éclatant de rire. Enfin ! Messieurs, félicitations, le docteur nous fait l'honneur de sa visite ! Maudite canaille ! hurla-t-il, et en proie à un accès comme il ne s'en était encore jamais vu en ces lieux, il frappa du pied. Il faut tuer cette canaille ! Non, c'est pas assez de le tuer ! Il faut le noyer dans les cabinets ! »
Le docteur Raguine, en entendant cela, jeta un coup d'œil dans la salle et demanda, sans hausser le ton :
« Pourquoi ?
— Pourquoi ? hurla Gromov en s'approchant de lui, l'air menaçant, et en se drapant d'un geste convulsif dans sa robe de chambre. Pourquoi ? Voleur ! lâcha-t-il avec dégoût en avançant les lèvres comme s'il voulait cracher. Charlatan ! Bourreau !
— Calmez-vous, dit le docteur avec un sourire coupable. Je vous assure que je n'ai jamais rien volé ; quant au reste, il est probable que vous exagérez beaucoup. Je vois que vous êtes en colère contre moi. Calmez-vous, je vous en prie, si vous le pouvez, et dites-moi de sang-froid pourquoi vous m'en voulez.
— Pourquoi me gardez-vous ici ?
— Parce que vous êtes malade.
— Oui, je suis malade. Mais des dizaines, des centaines de fous se promènent en liberté, parce que votre ignorance est incapable de les distinguer des gens sains. Pourquoi ces malheureux que voilà et moi devons-nous être enfermés ici pour tous les autres, comme des boucs émissaires ? Vous, votre aide, l'économe et toute votre racaille, vous êtes, du point de vue moral, incommensurablement plus vils qu'aucun de nous, pourquoi sommes-nous enfermés, et pas vous ? Où est la logique ?
— Le point de vue moral et la logique n'ont rien à voir ici. Tout dépend du hasard. Celui qu'on a enfermé reste enfermé et celui qu'on n'a pas enfermé se pro-mène, voilà tout. Dans le fait que je suis un médecin et vous un aliéné, il n'y a ni morale ni logique, mais un simple hasard.
— Je ne comprends rien à vos balivernes », répondit Gromov d'une voix sourde et il s'assit sur son lit.
Moïsseïka, que Nikita n'avait pas osé fouiller en présence du docteur, étala sur son lit des croûtons de pain, des bouts de papier, des os et, toujours grelottant, se mit à débiter quelque chose en yiddish sur un mode rapide et chantonnant. Il s'imaginait probablement qu'il avait ouvert boutique.
« Laissez-moi m'en aller, dit Gromov, et sa voix frémit.
— Je ne peux pas.
— Mais pourquoi donc ? Pourquoi ?
— Parce que ce n'est pas en mon pouvoir. Réfléchissez : à quoi vous servirait que je vous laisse partir ? Allez-vous-en. Les habitants ou la police vous arrêteront et vous ramèneront.
— Oui, oui, c'est vrai..., dit Gromov, et il s'essuya le front. C'est horrible. Mais que puis-je faire ? »
La voix de Gromov et ce jeune visage intelligent qui grimaçait plurent au docteur. Il eut envie de témoigner de la gentillesse au jeune homme, de le calmer. Il s'assit à côté de lui, sur son lit, réfléchit et dit :
« Vous demandez ce que vous pouvez faire ? Le mieux, dans votre situation, est de vous enfuir. Mais, malheureusement, c'est inutile. On vous arrêtera. Quand la société retranche de son sein les criminels, les malades mentaux et, d'une façon générale, les cens qui la gênent, elle est invincible. Il ne vous reste qu'une chose : vous consoler à la pensée que votre séjour ici est inévitable.
— Il n'est nécessaire à personne.
— Du moment qu'il existe des prisons et des asiles d'aliénés, il faut qu'il y ait quelqu'un dedans. Si ce n'est pas vous, c'est moi, si ce n'est pas moi, c'en est un troisième. Patientez. Quand, dans un lointain avenir, prisons et asiles auront achevé leur existence, il n y aura plus ni grilles aux fenêtres, ni robes de chambre d'asile. Il va de soi que, tôt ou tard, ce temps viendra. »

pp. 92-98 :
II resta une minute sans mot dire, à se passer la main sur les genoux, puis ajouta :
« II ne m'était même pas venu à l'idée de vous en vouloir. Ce n'est pas gai d'être malade, je le comprends. Votre accès nous a effrayés, hier, le docteur et moi, et nous avons longuement parlé de vous. Mon cher, pourquoi ne voulez-vous pas vous occuper sérieusement de votre santé ? Cela peut-il durer, voyons ? Excusez la franchise d'un ami, dit-il en baissant la voix, vous vivez dans les conditions les plus défavorables, à l'étroit, dans la saleté, sans personne pour s'occuper de vous, sans argent pour vous soigner... Mon cher ami, nous vous en prions, le docteur et moi, de tout notre cœur, suivez notre conseil : entrez à l'hôpital ! Vous y aurez une bonne nourriture, on s'occupera de vous, on vous soignera. Le docteur Khobotov a beau être, entre nous soit dit, un malotru, il connaît son affaire, on peut s'en remettre entièrement à lui. Il m'a donné sa parole de s'occuper de vous. »
Raguine fut touché par cette sollicitude sincère et par les larmes qui brillèrent tout à coup sur les joues du receveur.
« Mon cher, ne les croyez pas ! murmura-t-il en portant la main à son cœur. Ne les croyez pas ! C'est une tromperie. Ma maladie réside uniquement en ceci, qu'en vingt ans je n'ai trouvé dans toute la ville qu'un homme intelligent et que cet homme est un fou. Il n'y a pas de maladie, il y a tout simplement que je suis tombé dans un cercle magique qui n'a pas d'issue. Tout m'est égal, je suis prêt à tout.
— Entrez à l'hôpital, mon cher.
— Cela m'est égal, dans le trou, si vous voulez.
— Donnez-moi votre parole d'écouter en tout le docteur Khobotov, mon vieux.
— Soit, je vous la donne. Mais je le répète, mon cher, je suis tombé dans un cercle magique. Maintenant tout, même la sollicitude sincère de mes amis, ne mène qu'à une seule chose, à ma perte. Je suis perdu et j'ai le courage de le reconnaître.
— Vous guérirez, mon vieux.
— À quoi bon dire cela ? dit Raguine avec irritation. Rares sont les hommes qui, à la fin de leur vie, n'éprouvent pas ce que j'éprouve aujourd'hui. Quand on vous dit que vous avez quelque chose comme des reins en mauvais état ou une hypertrophie cardiaque et que vous allez suivre un traitement, ou bien que vous êtes un fou ou un criminel, c'est-à-dire, en un mot, quand les gens concentrent soudain leur attention sur vous, dites-vous que vous êtes tombé dans un cercle magique dont vous ne sortirez pas. Vous essaierez d'en sortir et vous vous égarerez encore plus. Rendez-vous, parce que aucune force humaine ne vous sauvera plus. Voilà ce qui m'en semble. »
Entre-temps le public s'était amassé derrière le guichet. Pour ne pas déranger, Raguine se leva et prit congé. Avérianytch le pria encore une fois de lui donner sa parole et l'accompagna jusqu'à la porte de sortie.
Le jour même, à la fin de l'après-midi, Raguine reçut inopinément la visite du docteur Khobotov, en pelisse courte et bottes à haute tige, qui lui dit du même ton que s'il ne s'était rien passé la veille :
« Je viens vous voir pour affaire, confrère. Je suis venu vous demander si vous ne voudriez pas venir avec moi en consultation. »
Pensant que Khobotov voulait le distraire par une promenade ou, effectivement, lui faire gagner un peu d'argent, Raguine s'habilla et le suivit. Il était content d'avoir l'occasion de réparer ses torts de la veille et de faire la paix avec Khobotov; dans son for intérieur, il le remerciait de n'avoir même pas fait allusion à ce qui s'était passé et de vouloir, selon toute apparence, le ménager. De la part de cet homme sans culture il était difficile de s'attendre à pareille délicatesse.
« Où est votre malade ? demanda Raguine.

  • Chez moi, à l'hôpital. Il y a longtemps que je voulais vous le montrer... C'est un cas très intéressant. »

Ils entrèrent dans la cour de l'hôpital, contournèrent le bâtiment principal et se dirigèrent vers le pavillon des fous. Et tout cela sans mot dire. Quand ils entrèrent dans le pavillon, Nikita sauta sur ses pieds et se mit au garde-à-vous selon son habitude.
« J'ai un malade qui fait une complication pulmonaire, dit Khobotov à mi-voix en entrant dans la salle avec Raguine. Attendez ici, je reviens tout de suite. Je vais seulement chercher mon stéthoscope. »
Et il sortit.
Le jour baissait... Gromov était étendu sur son lit, la tête enfouie dans son oreiller; le paralytique, immobile, pleurait et remuait les lèvres en silence. L'obèse et l'ancien trieur dormaient. On n'entendait aucun bruit.
Raguine s'assit sur le lit de Gromov et attendit. Mais au bout d'une demi-heure, au lieu de Khobotov, il vit entrer Nikita, portant à brassée une robe de chambre, du linge de corps et des pantoufles.
« Déshabillez-vous, s'il vous plaît, docteur, dit-il doucement. Voici votre lit, installez-vous là, ajouta-t-il en montrant un lit vide que l'on avait visiblement apporté depuis peu. Ce n'est rien, plaise à Dieu, vous guérirez. »
Raguine comprit tout. Sans dire un mot il se dirigea vers le lit qu'avait montré Nikita et s'assit; voyant que Nikita attendait, il se déshabilla entièrement, et eut honte. Puis il endossa ses vêtements d'hôpital ; les cale­çons étaient trop courts, la chemise trop longue, et la robe de chambre sentait le poisson fumé.
« Vous guérirez, plaise à Dieu », répéta Nikita.
Il prit à brassée les vêtements de Raguine, sortit et ferma derrière lui.
« Peu importe..., pensa Raguine qui croisa pudiquement sa robe de chambre et se trouva, dans ce nouveau costume, un air de détenu. Peu importe... Habit, uniforme ou cette robe de chambre, peu importe... »
Mais sa montre ? Et son carnet dans sa poche de côté ? Et ses cigarettes ? Où Nikita avait-il emporté ses vêtements ? Il ne lui arriverait sans doute plus jamais, jusqu'à sa mort, de mettre un pantalon, un gilet et des bottes. Tout cela était étrange et même incompréhensible au premier abord. Maintenant encore, il était convaincu qu'entre la maison de la femme Belova et la salle n° 6 il n'y avait pas de différence, que tout en ce monde était absurdité et vanité des vanités; cependant ses mains tremblaient, il avait froid aux jambes et il était horrifié à la pensée que Gromov allait bientôt se réveiller et le voir en robe de chambre. Il se leva, fit quelques pas et s'assit de nouveau.
Il resta assis une demi-heure, une heure et sentit qu'il s'ennuyait à périr, était-ce possible de demeurer là toute une journée, une semaine et même des années comme faisaient ces gens ? Et voilà, il était assis, il avait fait quelques pas et il s'était rassis; il pouvait aller regarder à la fenêtre, puis faire les cent pas. Et ensuite ? Rester assis comme ça tout le temps comme une statue et méditer ? Non, il doutait que ce fût possible.
Il se coucha, mais se releva aussitôt, essuya de sa manche la sueur froide qui couvrait son front et sentit que tout son visage empestait le poisson fumé. Il se remit à marcher.
« C'est un malentendu, dit-il en écartant les bras avec perplexité. Il faut tirer cela au clair, il y a un malentendu. »
À ce moment-là, Gromov s'éveilla. Il s'assit et appuya sa tête sur ses poings. Cracha. Puis il leva un regard nonchalant sur le docteur et ne sembla d'abord rien comprendre; mais son visage endormi ne tarda pas à prendre un air mauvais et moqueur.
« Ah ah ! vous aussi on vous a enfermé ici, mon cher ! fit-il d'une voix rauque et mal réveillée en fermant un œil. J'en suis ravi. Vous buviez le sang d'autrui, maintenant, c'est le vôtre qu'on boira. Parfait !
— C'est un malentendu », dit Raguine à qui les paroles de Gromov faisaient peur; il haussa les épaules et répéta : « Un malentendu... »
Gromov cracha de nouveau et se recoucha.
« Maudite existence ! maugréa-t-il. Et ce qu'il y a d'amer et de vexant, c'est que cette vie se terminera non par la récompense des souffrances subies, par une apothéose, comme dans un opéra, mais par la mort : il viendra des garçons de salle qui prendront le cadavre par les mains et par les pieds et le traîneront dans la cave. Brrr ! Bah ! ça ne fait rien... Pour la peine, dans l'autre monde, nous serons à la fête... Je reviendrai de là-bas et mon ombre fera frémir ces canailles. Leurs cheveux en blanchiront. »
Moïsseïka rentra et, apercevant le docteur, tendit la main.
« Un petit kopek ! » dit-il.

Raguine s'approcha de la fenêtre et regarda la campagne. La nuit était déjà tombée et à l'horizon, sur la droite, une lune froide, rousse, se levait. Non loin de la clôture de l'hôpital, à deux cents mètres au plus, se dressait une haute bâtisse blanche entourée d'un mur de pierre. C'était la prison.
« La voilà, la réalité ! » songea-t-il, et l'effroi le prit.
La lune, la prison, les clous de la clôture et, au loin, la flamme de l'atelier d'équarrissage avaient aussi quelque chose d'effrayant. Il entendit soupirer dans son dos. Il regarda derrière lui et vit un homme, la poitrine constellée de plaques et de décorations, qui souriait et clignait malicieusement de l'œil. Et cela aussi lui parut effrayant.
Raguine tentait de se persuader que la lune et la prison n'avaient rien clé particulier, que les gens sains d'esprit portent aussi des décorations et qu'avec le temps tout tomberait en pourriture et serait réduit en limon, mais soudain le désespoir s'empara de lui, il saisit la grille à deux mains et la secoua de toutes ses forces. La grille était solide, elle ne céda pas. [...]
Outre la peur et le sentiment de l'offense subie, une sorte d'obsession le harcelait sans arrêt depuis la fin de l'après-midi. Finalement il comprit qu'il avait envie d'une bière et d'une cigarette.
« Je sors, mon cher, dit-il. Je vais dire qu'on nous donne de la lumière... Je ne peux pas rester comme ça... Je n'ai pas la force de... »
II alla à la porte, l'ouvrit, mais aussitôt Nikita bondit sur ses pieds et lui barra le passage.
« Où allez-vous ? C'est interdit ! dit-il. C'est l'heure de dormir !
— Mais je ne sors qu'un instant, pour faire un tour dans la cour ! répondit Raguine saisi de stupeur.
— Impossible, c'est interdit. Vous le savez bien vous-même. »
Nikita lui claqua la porte et s'arc-bouta contre elle par-derrière.
« Mais si je sors, qui cela peut-il gêner ? demanda Raguine en haussant les épaules. Je ne comprends pas ! Nikita, je dois sortir ! dit-il d'une voix tremblante. J'en ai besoin.
— Ne provoquez pas de désordre, ce n'est pas bien, fit Nikita d'une voix doctorale.
— Bon Dieu ! c'est intolérable, s'écria soudain Gromov en sautant sur ses pieds. Où prend-il le droit de nous empêcher de sortir ? Comment osent-ils nous tenir enfermés ici ? La loi dit clairement, il me semble, que nul ne peut être privé de sa liberté sans jugement ! C'est une violation ! C'est de l'arbitraire !
— Bien sûr, c'est de l'arbitraire, dit Raguine, encouragé par les cris de Gromov, j'ai besoin de sortir, je dois sortir ! Il n'a pas le droit ! Laisse-moi sortir, on te dit !
— Tu entends, âne bâté, hurla Gromov en envoyant un coup de poing dans la porte. Ouvre, ou j'enfonce la porte ! Écorcheur !
— Ouvre ! hurla Raguine qui tremblait de tous ses membres. Je l'exige !
— Répète-le ! répondit Nikita derrière la porte. Répète !
— Va au moins chercher le dodeur Khobotov ! Dis-lui que je le prie de venir... un instant.
— Il viendra tout seul demain.
— Ils ne nous lâcheront jamais, continuait Gromov pendant ce temps. Ils nous feront pourrir ici ! O Dieu, est-il donc possible qu'il n'y ait pas d'enfer dans l'autre monde et que ces gredins soient pardonnés ? Où est la justice ? Ouvre, gredin, j'étouffe, cria-t-il d'une voix rauque en se jetant contre la porte. Je me fracasserai la tête ! Assassins ! »


Documents recueillis par Julie Froudière, docteur ès lettres de l'Université de Nancy 2010

Michel Caire, 2010-2011 ©
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