Psychiatrie et littérature

Portraits de médecins

Eugène Sue, Le Juif errant, « Bouquins », Laffont, Paris, 1983 [1844-1845]

pp. 254-256 :
« La portière, de lourde étoffe, retomba et cacha ainsi complètement l’homme aux lunettes. La princesse sonna ; quelques moments après, la porte s’ouvrit et on annonça le docteur Baleinier, l’un des personnages importants de cette histoire.
Le docteur Baleinier avait cinquante ans environ, une taille moyenne, replète, la figure pleine, luisante et colorée. Ses cheveux gris, très lissés et assez longs, séparés par une raie au milieu du front, s’aplatissaient sur les tempes ; il avait conservé l’usage de la culotte courte en drap de soie noire, peut-être encore parce qu’il avait la jambe belle ; des boucles d’or nouaient ses jarretières et les attaches de ses souliers de maroquin bien luisants ; il portait une cravate, un gilet et un habit noirs, ce qui lui donnait l’air quelque peu clérical ; sa main blanche et potelée disparaissait à demi cachée sous une manchette de batiste à petits plis, et la gravité de son costume n’en excluait pas la recherche. Sa physionomie était souriante et fine, son petit œil annonçait une pénétration et une sagacité rares ; homme du monde et de plaisir, gourmet très délicat, spirituel causeur, prévenant jusqu’à l’obséquiosité, souple, adroit, insinuant, le docteur Baleinier était l’une des plus anciennes créatures de la coterie congréganiste de la princesse de Saint-Dizier. Grâce à cet appui tout-puissant dont on ignorait la cause, le docteur, longtemps ignoré malgré un savoir réel et un mérite incontestable, s’était trouvé nanti, sous la Restauration, de deux sinécures médicales très lucratives, et peu à peu d’une nombreuse clientèle ; mais il faut dire qu’une fois sous le patronage de la princesse, le docteur se prit tout à coup à observer scrupuleusement ses devoirs religieux ; il communia une fois la semaine, et très publiquement, à la grand’messe de Saint-Thomas-d’Aquin. Au bout d’un an, une certaine classe de malades, entraînée par l’exemple et par l’enthousiasme de la coterie de Mme de Saint-Dizier, ne voulut plus d’autre médecin que le docteur Baleinier, et sa clientèle prit bientôt un accroissement extraordinaire. On juge facilement de quelle importance il était pour l’ordre d’avoir parmi ses membres externes l’un des praticiens les plus répandus de Paris. Un médecin a aussi son sacerdoce. Admis à toute heure dans la plus secrète intimité de famille, un médecin sait, devine, peut aussi bien des choses… Enfin, comme le prêtre, il a l’oreille des malades et des mourants. Or, lorsque celui qui est chargé du salut du corps et celui qui est chargé du salut de l’âme s’entendent et s’entr’aident dans un intérêt commun, il n’est rien… (certains cas échéants) qu’ils ne puissent obtenir de la faiblesse ou de l’épouvante d’un agonisant, non pour eux-mêmes, les lois s’y opposent, mais pour des tiers appartenant plus ou moins à la classe si commode des hommes de paille. Le docteur Baleinier était donc l’un des membres externes les plus actifs et les plus précieux de la congrégation de Paris. Lorsqu’il entra, il alla baiser la main de la princesse avec une galanterie parfaite.
– Toujours exact, mon cher monsieur Baleinier.
– Toujours heureux, toujours empressé de me rendre à vos ordres, madame ; puis, se retournant vers le marquis, auquel il serra cordialement la main, il ajouta :
– Enfin ! vous voilà… Savez-vous que trois mois, c’est bien long pour vos amis !…
– Le temps est aussi long pour ceux qui partent que pour ceux qui restent, mon cher docteur… Eh bien ! voilà le grand jour… Mlle de Cardoville va venir…
– Je ne suis pas sans inquiétude, dit la princesse ; si elle avait quelque soupçon ?
– C’est impossible, dit M. Baleinier ; nous sommes les meilleurs amis du monde… Vous savez que Mlle Adrienne a toujours été en confiance avec moi… Avant-hier encore nous avons ri beaucoup… Et comme je lui faisais, selon mon habitude, des observations sur son genre de vie au moins excentrique… et sur la singulière exaltation d’idées où je la trouve parfois…
– M. Baleinier ne manque jamais d’insister sur ces circonstances en apparence fort insignifiantes, dit Mme de Saint-Dizier au marquis d’un air significatif.
– Et c’est en effet très essentiel, reprit celui-ci.
– Mlle Adrienne a répondu à mes observations, reprit le docteur, en se moquant de moi le plus gaiement, le plus spirituellement du monde ; car, il faut l’avouer, cette jeune fille a bien l’esprit des plus distingués que je connaisse.
– Docteur !… docteur !… dit Mme de Saint-Dizier, pas de faiblesse au moins !
Au lieu de lui répondre tout d’abord, M. Baleinier prit sa boîte d’or dans la poche de son gilet, l’ouvrit et y puisa une prise de tabac qu’il aspira lentement, et regardant la princesse d’un air tellement significatif qu’elle parut complètement rassurée :
– De la faiblesse !… moi, madame ! dit enfin M. Baleinier en secouant de sa main blanche et potelée quelques grains de tabac épars sur les plis de sa chemise ; n’ai-je pas eu l’honneur de m’offrir volontairement à vous afin de vous sortir de l’embarras où je vous voyais ?
– Et vous seul au monde pouviez nous rendre cet important service, dit M. d’Aigrigny.
– Vous voyez donc bien, madame, reprit le docteur, que je ne suis pas un homme à faiblesse… ».


Alexis Ponson du Terrail, Rocambole. La corde du pendu, Paris, Arthème Fayard, mars 1910 [La Petite Presse, 29 mars-18 juillet 1870]

pp. 244-245 :
« Tout monomane qu'il était, M. John Bell était un directeur sévère.
Il avait même une réputation de dureté, et les fous les plus indomptés tremblaient à sa vue.
Aussi personne n'osait l'aborder, quand par hasard il lui prenait fantaisie de se promener dans la prison. [...] Celui-ci se promenait les sourcils froncés, la tête penchée sur la poitrine.
Il marchait d'un pas inégal et brusque, murmurait des mots sans suite et ressemblait plus à un fou qu'à un directeur de maison d'aliénés.
Les fous qui se trouvaient dans le préau s'écartaient de lui avec terreur.
De temps en temps, il relevait la tête et lançait à droite et à gauche un regard féroce. »


Paul Féval, Le dernier vivant, t. 1, Les ciseaux de l'accusée, Paris, E. Dentu, 1873

pp. 33-36 :
Au moment où mon pauvre malade me montrait ce Paris, qui cachait l’âme de Lucien, la porte s’ouvrit sans qu’on eût pris la peine de sonner ni de frapper.
Un vilain petit homme plus rond qu’une boule, entra dans la chambre en bourdonnant et en tournant comme une toupie.
Il avait un habit noir, dont son ventre relevait mollement les revers, il avait une cravate blanche sur laquelle son menton triple fluait comme une cascade de beurre fondu. Il avait un gilet de satin noir qui semblait une outre mal remplie, tant il ballottait drôlement ; il avait enfin un pantalon de bébé, bien large, mais trop court, qui montrait l’embonpoint tremblant de ses jambes sans chevilles. Vous eussiez dit un poupart, sculpté dans de la gelée de viande, habillé pour un enterrement et monté en toton. Je ne trouve aucun mot pour exprimer combien ce petit homme était à la fois impatientant et joyeux. C’était le Dr Chapart, maître après Dieu de la maison Chapart, recommandée dans les articles. (Voir aux annonces.) Il me salua poliment de son chapeau qu’il tenait à la main, et tapa un coup égrillard sur sa cuisse en clignant de l’œil à mon adresse.
– Gaieté, santé, me dit-il d’une voix cuivrée de baryton qui lui allait à miracle. Ça rime, mon cher Monsieur. Jamais de mélancolie, si vous m’en croyez. Tout roule, ma poule. Treize centimes à la bourse : de hausse, s’entend. Je ne joue pas de peur de perdre mon argent, mais ça m’intéresse tout de même à cause des affaires. Donnez voir votre pouls, bijou. Ça rime.
D’une main il prit le poignet de Lucien, de l’autre il atteignit une belle montre à secondes qui paraissait tout heureuse de reposer sur un estomac si moelleux.
– Chronomètre à secondes détachées, poursuivit-il, 4.500 francs en fabrique. Avec ça on peut tâter le pouls sans cesser de causotter pour amuser le sujet. Ma position me permet un objet de ce prix-là. Ce n’est pas comme le meurt-de-faim d’en face, qui fait ses quatre visites à pied et qui n’a dans sa poche qu’un oignon de dix écus. Malheur !… quel temps des dieux ! Beau fixe au baromètre. 28 degrés au thermo – idem ! En Beauce, des blés superbes ! des pommes en Normandie, des betteraves dans le Nord ! J’ai vu des gens de Bourgogne : le raisin cuit… 62 pulsations, dites donc ! ça rime. Est-ce assez gentil, cette circulation-là ! Mais aussi quel air chez nous ? ça embaume. Et quelle vue ! ça ravigote. Votre bouteille de sirop-Chapart est bientôt à sec, vous savez ? On va vous en monter une autre. Où trouveriez-vous un paradis comme ici, bibi ? Je ne parle pas des soins, c’est moi qui les donne.
Il se tourna vers moi, clignant toujours de l’œil, je n’ai jamais su pourquoi.
– Mon cher Monsieur, poursuivit-il sans s’arrêter, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais nous avons eu une jolie séance à la Chambre : 102 voix de majorité, rien que cela, sur je ne sais plus quelle question. Ça ne fait rien. Attrape ! 102 voix ! Nous les écrasons, tout uniment. Avec ça, le prince Napoléon voyage. À vous revoir. Quand on a une clientèle comme la mienne, ce n’est pas le cas de prendre racine.
Il n’y avait eu, depuis le commencement de ce discours, ni un point, ni une virgule. Tout avait été dit d’une seule lampée.
Le Dr Chapart reprit ici haleine, agita son chapeau pour la seconde fois, fit la toupie en ronflant et en tournant, et se dirigea finalement vers la porte.
En passant près de moi, il me dit d’un air fin :
– Un parent ? un ami ? Parfait ! Enchanté d’avoir fait votre connaissance ! Va bien notre pensionnaire ! Ah ! le gaillard ! Écoutez donc, soyons justes, le système Chapart en a ravaudé bien d’autres ! Avec notre air, notre vue, avec un spécialiste comme votre serviteur et le sirop-Chapart à discrétion, il faudrait avoir tué père et mère pour résister. Seulement, dame…
Il se toqua ici le front d’un air encore plus fin.
– Vous comprenez, poursuivit-il, l’équilibre ! Fouillez-moi plutôt ! Où il n’y a rien le roi perd ses droits. Mais on vit des éternités avec ça, frais, gras et très bien portant. Jusqu’au plaisir de vous revoir. Vous me faites l’effet d’un charmant garçon, et j’espère cultiver votre connaissance.
Il me glissa un assez gros paquet d’adresses et sortit toujours ronflant.
Pendant tout le temps que le Dr Chapart avait été là, Lucien n’avait ni fait un mouvement, ni prononcé une parole.
Après le départ du docteur, il resta silencieux quelques minutes encore.
– La famille n’est pour rien là-dedans, dit-il enfin avec un embarras évident. Il ne faudrait pas s’en prendre à elle. C’est moi seul qui ai mis notre pauvre Lucien dans la maison de ce bonhomme. Tu l’as trouvé ridicule ? On est assez bien chez lui, je t’assure.
– Tout m’y semble très bien, fis-je d’un ton pénétré.
– Mais oui, très bien… aussi bien que possible. La mère et les sœurs auraient peut-être choisi un autre établissement ; mais j’avais mes raisons pour venir ici. Il fallait un endroit haut, d’où l’on pût tout voir…

pp. 70-72 :
Je sortis. Quelque chose me résista quand je poussai la porte, quelque chose qui obstruait le seuil.
C’était le Dr Chapart, auteur du sirop, qui venait d’arriver là aux écoutes et que le battant, en s’ouvrant, avait sévèrement souffleté. Je refermai aussitôt la porte pour que Lucien ne s’aperçût de rien et je demandai tout bas :
 – Que faisiez-vous là, Monsieur ?
Le Dr Chapart ne fut pas déconcerté le moins du monde. Il me tendit la main comme un effronté gros petit homme qu’il était.
– Bien le bonsoir, me dit-il en portant l’autre main à sa joue, vous avez failli m’assommer. J’étais là pour ausculter, parbleu ! pour ausculter la situation à travers le trou de la serrure. Allez-vous me reprocher mon trop de soins ? Ça s’est vu : les clients sont si drôles !
Je fis un geste pour l’inviter à me livrer passage. Il tenait toute la largeur du corridor.
Mais il ne bougea pas. J’avais cru voir son regard piqué un instant sur le dossier que j’emportais sous ma redingote où je l’avais dissimulé de mon mieux pour plaire à Lucien. Le docteur poursuivit :
– Bien gentil garçon, dites donc, ce pauvre malheureux là ! Et bien doux aussi, quoiqu’il ait l’idée de tuer une dame. Excusez, c’est sa marotte, chacun à la sienne. Ma femme et ma fille le dorlotent. Ça rime avec marotte. Son cas est drôle et incurable. C’est la manie métapsychique intermittente de ma nouvelle nomenclature. Connaissez-vous mon traité ? Non ? vous devriez l’acheter. J’ai tâché d’amuser les gens du monde. Cas très curieux, très rare et qui m’appartient, M. Thibaut est mon second. Avant lui, j’en avais un autre, mais pas si beau, un major du train d’artillerie qui se battait lui-même comme plâtre parce qu’il se prenait pour sa propre femme. Est-ce assez cocasse ? Vous pouvez venir souvent ou rarement, comme vous voudrez. Ici on est libre comme l’air. Je vous présenterai aux dames Chapart. Tiens, tiens…
Il fit comme s’il apercevait seulement mon dossier, et reprit :
– Nous emportons des paperasses entre cuir et chair ? Ça vous regarde. Seulement, un bon conseil gratis, en usez-vous ? Je vous l’offre : quand on n’est ni notaire, ni médecin, ni confesseur, le plus sage est de ne pas fourrer le nez dans les affaires des malades.
Après une autre poignée de main, il s’effaça pour me laisser passer, et je l’entendis s’éloigner avec son ronflement de toupie.


Paul Féval, Le dernier vivant, t. 2, Le défenseur de sa femme, Paris, E. Dentu, 1873

pp. 44-48 :
Le Dr Chapart était en famille. Ce fut chez lui qu’on m’introduisit, quoique j’eusse demandé au concierge M. Lucien Thibaut.
– Ah ! ah ! jeune Talleyrand ! s’écria le docteur du plus loin qu’il m’aperçut. Course inutile ! Trop tard ! Les pensionnaires sont couchés, surtout ceux qui ont besoin de calme comme notre ami commun, car j’ai tout plein de sympathie pour ce garçon là, moi, ces dames aussi. De la part de leur sexe, c’est tout simple, puisqu’il s’agit de peines d’amour !
Il s’était levé, roulant, tournant et ronflant, pour venir à ma rencontre.
Les deux dames Chapart, une mère laide et prétentieuse, une fille laide et insignifiante, m’adressèrent un cérémonieux salut.
– Quand je dis course inutile, reprit le docteur, ce n’est pas poli pour ces dames, à qui je vais avoir le plaisir de vous présenter. Léocadie, ma bonne, et toi, Zuléma, M. Geoffroy de Rœux ! Mon cher M. Geoffroy de Rœux, Mme et Mlle Chapart. C’est fait ! à l’anglaise ! Vous allez maintenant l’amitié de prendre une tasse de thé avec nous, du thé-Chapart, mon cher Monsieur. Ceux qui en ont goûté ne veulent plus d’autre thé. Ça rime.
Mon premier mouvement avait été de refuser, mais j’étais dans un de ces cas où l’on ne doit négliger aucune occasion d’écouter ou de voir. Je m’assis entre Mme Léocadie et Mlle Zuléma.
Le docteur me fit remarquer d’abord une théière qu’il avait inventée et qui portait naturellement son nom, après quoi il me versa une tasse de thé-Chapart que je ne trouvai pas bon.
[…] Le domestique à tournure d’infirmier qui m’avait introduit auprès de Lucien lors de ma première visite, entra et vint parler à l’oreille du docteur. Celui-ci sauta sur ses pieds en criant :
– Pas possible ! Par où aurait-il passé ?
Il ajouta :
– Vois le livre, Léocadie ; étions-nous en avance avec le pensionnaire ?
Cette façon de parler donnait à entendre que la maison Chapart n’avait pas deux pensionnaires.
Mais, en vérité, je ne songeais guère à cela. L’inquiétude me prenait.
– Serait-il arrivé quelque chose à M. Thibaut ! m’écriai-je.
Le docteur haussa les épaules.
Léocadie qui avait consulté le livre dit :
– Il ne doit rien, sauf le mois courant qui a commencé ce soir à dix heures.
Chapart tira sa montre impétueusement.
– Dix heures 25 ! proclama-t-il d’un accent triomphal. Le mois est dû ! Partez muscade !
Cette gaieté-Chapart achevait de m’épouvanter, mais j’eus toutes les peines du monde à obtenir réponse à mes questions. Quand on m’eut enfin avoué que Lucien Thibaut n’était plus dans sa chambre, je m’y fis conduire d’autorité. Le docteur était là qui tournait, qui boulait, qui criait de sa voix essoufflée :
– C’est imaginable ! j’avais fait mettre une serrure-Chapart à la porte du pensionnaire. S’est-il envolé par la fenêtre ?
Il n’y avait, en effet, aucune trace d’évasion : tous les meubles étaient dans leur ordre accoutumé. Le lit n’avait pas été défait. [...]
– C’est égal, le mois est dû.
– Intégralement, ajouta le docteur.



Yves Guyot, Un fou, Paris, Flammarion, 1884

p. 103 :
« A côté d'une petite table, devant la fenêtre, était assis un gros homme, en redingote, le ruban de la Légion d'honneur à la boutonnière, les cheveux et les favoris taillés en brosse, le teint d'un rouge tanin, le nez solide, un petit front bossué incliné en arrière, rayé de quelques grosses rides qui faisaient ressortir des sourcils en brosse, sous lesquels émergeaient deux gros yeux grisâtres, dont la sclérotique était sillonnée de filets sanguins. Il avait beau essayer de les éteindre sous sa lourde paupière, ils se relevaient hardiment et durement. C'était le docteur Borda-Blancard, médecin et directeur de l'asile. [...] Le docteur Borda-Blancard se leva, alla au-devant du malade, et le reçut avec la plus grande politesse, voulant lui témoigner tous les égards qu'on doit à un pensionnaire riche qui ferait honneur et profit à l'établissement. »

pp. 129-135 :
« A neuf heures avait lieu la visite des pensionnaires de première classe, l'inspection, comme disait le docteur Borda-Blancard, en sa qualité d'ancien médecin de marine.
Car, pour devenir directeur ou médecin d'asile, il n'est pas nécessaire d'avoir jamais vu un seul aliéné. Ce sont des places qui, dans les établissements publics, se donnent à la faveur, non au concours, et qui, dans les établissements privés, se créent par relations. Le docteur Borda-Blancard avait eu la chance d'être le neveu du médecin d'un établissement des frères Saint-Joseph. Cet oncle en avait fait son gendre, l'avait fait nommer son médecin adjoint, puis l'avait fait placer à la tête d'un asile public, et ce stage fait, avait ajouté à la dot de sa fille, une commandite pour fonder cet asile privé, auquel les frères Saint-Joseph, qui n'ont que des asiles éloignés du département de la Seine, donnaient leur concours. La médecine mentale est l'apanage de certaines familles. Il y a des dynasties d'aliénistes. 
Habitué à la médecine énergique et rudimentaire du bord et des colonies, le docteur Borda-Blancard avait la conviction que les hommes, en général, ne peuvent être menés qu'à coups de garcettes, et les aliénés qu'à coups de douches.
Cette brutalité eût dû éloigner sa clientèle riche. Le contraire s'était produit. Ce n'est pas l'aliéné qui choisit son asile.
- Il se plaint ! Mais c'est d'être trop bien et trop énergiquement soigné ! au lieu de le laisser moisir dans sa folie, j'essaye de le sauver ! 
Et le docteur Borda-Blancard développait son système avec un tel aplomb qu'immédiatement il passait pour très fort auprès des gens d'éducation catholique, et par conséquent, dépourvus de tout esprit de méthode, avec qui il était en rapport.
Tous, infirmiers, fous, tremblaient à l'approche de la terrible inspection. »

p. 186 :
« Mais vous qui n'êtes pas médecin, vous avez vu M. Labat... qu'en pensez-vous ?
- Moi ? je ne suis pas compétent ! La folie est une question bien difficile. C'est aux médecins à juger !
- Encore les médecins, dit l'abbé Lecourbe qui ne put retenir un mouvement d'impatience. Vraiment, ils envahissent tout, ils empiètent sur tout. Bientôt, il n'y aura plus qu'eux ! On parle des lettres de cachet de l'ancien régime. C'était au moins les ministres, le roi qui les donnaient. Maintenant, il suffit qu'un jeune homme ait un diplôme de médecin, sur peau d'âne, pour qu'il ait le droit, sur sa simple signature, de séquestrer n'importe qui ! On appelle cela le progrès ! la civilisation ! la science ! et on nous appelle l'obscurantisme, l'inquisition !

pp. 188-192 :
« Le docteur Duprat était le médecin officiel par excellence. Impossible de trouver un homme plus aimable, plus conciliant, plus malléable. Cette souplesse avait fait sa force. Là où le taureau se brise, l'anguille glisse. Pour avancer dans la vie, ce n'est pas un bon moyen de marcher la tête trop haute. Son épine dorsale s'était-elle courbée par calcul ou par instinct? il serait difficile de le dire. Il était naturellement insinuant. Ses lèvres s'ouvraient naturellement en sourire flatteur. Sous ses lunettes d'or, ses yeux étaient naturellement caressant. Et ses lunettes d'or étaient si aimables qu'il était impossible de leur résister; il était impossible aussi de résister à son col rigide, à sa cravate d'une blancheur et d'une correction irréprochables, qui échancraient son gilet noir; à sa redingote, sur laquelle ne s'était jamais posé un grain de poussière; à sa rosette de la Légion d'honneur d'un rouge vif. Sa voix était à l'unisson de toute cette amabilité extérieure, une voix à la fois sérieuse et douce, charmante, dévidant avec une aisance intarissable, des mots suffisamment précis encastrés dans des phrases suffisamment vagues, pour colorer d'un vernis de science des idées omnibus. Un de ses confrères méchant l'avait surnommé : un séraphin en cheveux blancs !
S'il avait connu cette appellation, elle ne lui eût pas déplu.
Le docteur, désigné par l'abbé Lecourbe, était le docteur Nachard. Il avait pris, dès ses débuts dans la vie, la lutte pour l'existence au sérieux et s'était dit que de tous les partis, le cléricalisme était le seul solide, les dominant tous sans exception [...] Il avait su revêtir toutes ses platitudes d'une certaine dignité, et il avait mesuré la hauteur du port de sa tête à la bassesse de son caractère. Le premier devoir de l'hypocrite, c'est de ne pas en avoir l'air. Tartuffe y manque. C'est sa faiblesse.
Le troisième docteur était le docteur Hermet. Il s'était fait à la force du poignet, comme Ragot. De grands cheveux jaunes, raides, qui lui retombaient sur les épaules, poussaient en avant un front anguleux, un nez pointu, un menton osseux : ce visage anguleux tout en saillie, était éclairé par des yeux bleus auxquels leur transparence donnait une acuité, qu'on ne s'expliquait pas tout d'abord. Toilette négligée. De l'avis unanime de ses confrères, il était très savant, très habile praticien, seulement... il avait un défaut: il était trop spirituel, et il passait pour un sceptique, parce qu'il avait l'habitude voltairienne de dépouiller les faits de toutes les grandes draperies dont tant de gens ont l'habitude de les entourer, de réduire les mots à leur plus simple expression et de heurter brutalement, les unes contre les autres, les contradictions des théories. Ces chocs produisaient des étincelles, projetaient des éclats, et ces éclats avaient fait plus d'une de ces blessures que ne pardonnent jamais ceux qui les ont reçues.
Le préfet de police avait donc pris toutes les garanties possibles. Une fois que ces « hommes de l'art » auraient prononcé, qui donc serait assez hardi pour oser non seulement insinuer, mais même élever le plus léger doute sur leur verdict ? 
Après s'être livrés à une enquête préalable auprès des docteurs Biboux et Borda-Blancard, ils firent venir le malade. En le voyant chétif, malingre, un peu claudicant, dans une attitude déprimée, le regard craintif, ils échangèrent involontairement tous les trois un regard qui exprimait que la conviction professionnelle dominait leurs dissentiments personnels. »

p. 213 :
« Le docteur Borda-Blancard prouva que les médecins peuvent être d'excellents administrateurs. Jamais maître d'hôtel suisse ne s'est entendu comme un médecin, propriétaire d'une maison de santé, pour majorer le prix de toutes choses. Il mêle au sel ses soins médicaux: c'est pourquoi le sel est hors de prix. Il étend ses soins médicaux sur le beefsteak; donc il soit être plus cher qu'au café Anglais. Il les prodigue dans sa soupe; donc elle est hors de prix. Il en sature le vin, c'est pourquoi le bordeaux ordinaire prend immédiatement le prix du Château-Laffitte. La chambre est simple, mais elle est sous la main du médecin : donc, elle vaut le loyer d'un petit hôtel. Ainsi la personnalité du médecin, s'immisçant dans chaque chose, lui donne une valeur qui n'a pour limite que sa réputation et la concurrence des ses confrères. Les fous se permettent quelquefois de l'appeler « gargotier, marchand de soupe; « mais ce sont des fous ! S'ils n'étaient pas des ingrats, ils devraient au contraire lui être profondément reconnaissants de ce qu'il daigne faire descendre la science à ces petits détails; car s'il ne les nourrissait pas, qui les nourrirait? Il est bien juste que cette condescendance vienne s'ajouter à l'addition...
Puis il y a la douche. C'est très coûteux l'établissement d'un appareil hydrothérapique. Les fous appellent aussi leur médecin : « marchand d'eau ! ». Certainement marchand d'eau ! L'eau est chère. S'ils croient qu'il leur donne des douches pour son plaisir ! Ce serait bien plus simple de ne pas même leur donner d'eau pour se laver ! Il est vrai qu'une fois les frais d'installation faits, on peut s'en servir largement. C'est fort heureux pour les malades ! et croient-ils donc que ce soit agréable pour le médecin de se transformer en pomme d'arrosoir ? Il faut bien qu'il se fasse payer aussi cette incarnation ! »

p. 259 :
« Une grande maison blanche, cossue, correcte, solide, que, sans prétention, on pouvait appeler une riche maison bourgeoise et à laquelle on aurait pu donner le nom de château, sans ridicule, dominait une large pelouse en pente douce, entourée de massifs de fleurs, d'arbustes et de bois.
Dans un cabinet, où on ne voyait que des livres de commerce, trois messieurs compulsaient des chiffres : c'étaient M. Pignerol, propriétaire de l'asile de Montjoyeux, et ses deux associés, MM. Chardon et Rouchard. Aucun de ces messieurs n'étaient médecin; c'étaient de simples entrepreneurs de l'exploitation des fous.
Ils venaient d'arrêter leur inventaire; ils avaient constaté que sur le millier de pensionnaires du régime commun, dits « du gouvernement », ils avaient gagné en moyenne 50 centimes par tête et par jour, soit 500 francs, et pur l'année 182,500 francs; que sur une moyenne de 500 pensionnaires payant de 1,500 francs à 3,000 francs, ils avaient gagné 1 franc par jour au moins, ce qui faisait un total pour l'année de 180,000 francs, et que le travail des malades ne leur avait pas donné moins de 250,000 francs. Total : 582,500 francs.


Paul Hervieu, L'inconnu, 2ème éd., Paris, A. Lemerre, 1886

p. 31 :
« Le bouton de la porte vivement tourné céda pour livrer passage à un grand individu, d'une cinquantaine d'années, en redingote grise. C'était bien mon monsieur Dupont, à moi. Impossible de me méprendre sur sa barbe laineuse ni sur l'ovale et l'axe busqué de sa face de mouton. Son abord m'inspira aussitôt une insurmontable méfiance que néanmoins j'aurai mieux fait de combattre. Je ne pus, sur sa mine instantanée, le considérer autrement que comme un adversaire devant lequel il importait de dissimuler. Rien, par la suite, n'a justifié, d'une façon absolue et précise, cette opinion témérairement conçue qui toutefois détermina ma conduite ultérieure et dont le présent récit gardera partout les marques. [...] Sa voix me produisit un drôle d'effet. Elle était faible, bégayante, étouffée, plaintive. » « Eh bien ! Monsieur, durant cette rencontre, trop courte à mon gré, vous avez eu la galanterie de m'engager à visiter, à l'occasion, votre si curieux établissement...
M. Dupont ne broncha point. Il resta même plus froid qu'une politesse élémentaire ne le permettait. Sans me décourager, je persévérai. Je lui exposai libéralement un projet de roman imaginaire sur les aliénés, l'étourdissant et m'étourdissant moi-même de mon abondance.

p. 34 :
« Je lui tendis ma carte de visite. Les prunelles errantes comme à la poursuite d'une idée en l'air, il allongea une main au hasard vers ce carré de carton, tandis que son autre main ajustait un pince-nez sur la grosse arête qui, départageant ses rayons visuels, descendait en pente douce jusqu'à son faux-col droit et empesé. Ses gencives pâles et les rangées de ses dents jaunes se montrèrent, comme celles d'un bélier prudent qu'un passant relance dans sa pâture en lui tendant une poignée d'herbes inconnues. »



Xavier de Montépin, Marâtre : La fille du fou, Paris, E. Dentu, 1890

p. 302 :
— Maintenant, reprit madame Joramie, nous avons à nous occuper de la folle. Je vais me rendre chez le docteur Barbarin, qui demeure à Passy ; je le trouverai probablement donnant ses consultations, et, avant midi, je serai de retour ici avec lui.
Elle quitta son ancien amant, remonta dans sa voiture et se fit conduire à Passy.
Le docteur Barbarin était un homme de cinquante ans; qui avait longtemps et vainement attendu la renommée, bien qu'il eût écrit un gros livre sur les maladies nerveuses en général et fait une étude particulière des affections cérébrales.
Homme d'intrigue, très adroit, très insinuant, beau parleur, à la recherche de toutes les occasions pouvant ; le faire valoir et le mettre en vue il avait trouvé le moyen de se faire présenter à madame Joramie, qui 1'avait gracieusement invité à ses soirées; il était devenu ainsi un des hôtes les plus assidus de l'hôtel Joramie.
Dés lors sa situation avait rapidement changé; ami de madame Joramie, recommandé et prôné par elle, en moins de deux ans il avait acquis une grande réputation, et, après avoir vécu vingt ans dans la gêne, il était en train de gravir les échelons de la fortune.
Il reçut madame Joramie avec le plus grand empressement, et quand elle lui eut dit de quoi il s'agissait et ce qu'elle attendait de lui, il lui répondit avec courtoisie :
— Je suis trop heureux de pouvoir vous être agréable, chère madame ; je ne vous demande que quelques minutes pour changer de vêtement et je suis à vous.



Xavier de Montépin et Jules Dornay, Le médecin des folles, drame en 5 actes et treize tableaux, musique de M. Hermann, représenté pour la première fois à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique le 18 septembre 1891

Acte II, cinquième tableau
La maison de santé
Le cabinet de travail du docteur Rittner. Au fond, large baie vitrée, vantaux à coulisse, se fermant en outre par de grands rideaux en tapisserie et s'ouvrant sur une pièce meublée de meubles anciens: Lit, tables, chaises,etc. Portes latérales, fenêtre, cheminée, bibliothèque, cartonniers, livres. A droite des dressoirs où sont placés des bocaux de pharmacie. A gauche, une vitrine où sont rangés des flacons. Dans un coin du cabinet, placée à 2m50 du sol, une sonnerie électrique.

Scène première
Rittner, Schultz, le gardien-chef, une infirmière, infirmières (Rittner s'est assis à son bureau. Les autres personnages debout devant lui. puis Raymond, garçon de bureau.
Rittner : Quoi de nouveau ce matin ?
Schultz : Le numéro 8 est mort
Rittner : Bien. La folle du n° 2 ?
Schultz : Elle n'a plus que deux ou trois jours à vivre.
Rittner : Bon, c'est tout ?
Schultz : C'est tout dans mon service.
Rittner, au gardien-chef :Et vous ?
Le gardien-chef : La folle du numéro 22 a cassé l'escabeau de sa cellule.
Rittner : On lui mettra la camisole de force.
Le gardien-chef : Les réparations du pavillon des isolées sont finies.
Rittner : J'irai le visiter. C'est tout ?
Le gardien-chef : C'est tout.
Une infirmière : Monsieur le docteur, la pensionnaire du n° 19 réclame un supplément de ration à ses repas. Elle a faim, dit-elle... Elle fait un vacarme d'enfer.
Rittner : Docteur Schulz, vous mettrez à la diète cette pensionnaire récalcitrante. Si elle continue à crier... la camisole... Si la camisole reste sans effet, la douche... Elle s'adoucira peut-être. […]

p. 75 :
Rittner, calculant et écrivant : Le numéro 8 mort laisse à son neveu un million de fortune sur lequel je toucherai dans huit jours, pour mes bons soins donnés à la malade, une prime de quinze pour cent, ci : cent cinquante mille francs. L'affaire a été menée rondement. Dans trois ou quatre jours, le numéro 2 aura vécu, à dix pour cent sur un héritage de six cent mille francs, ci : soixante mille francs. Après la vente de ma clientèle et de mon immeuble, le chiffre de ma fortune sera de un million cent quatre-vingt dix mille francs...


Hector Malot, Un beau-frère, illustrations de P. Cousturier, Paris, E. Dentu, 1891

p. 319 :
Cyprienne va voir l'abbé Battandier : « Elle sortit indignée. Assurément cet abbé était aussi un complaisant, un complice de Friardel. Sous le coup de la douleur et de la passion, elle ne pouvait comprendre qu'il obéissait tout simplement à un système, à son système, et cela de la meilleure foi du monde.
Ceux qui ont approché des aliénés savent combien la folie est souvent difficile à reconnaître à première vue. Beaucoup de fous sont habiles à dissimuler, et, lorsqu'ils sont sur leurs gardes on peut les examiner longtemps sans qu'ils vous donnent une occasion de surprendre leurs conceptions délirantes.
C'était sur cette règle qu'était basé le système de l'abbé Battandier. Tout individu qu'on amenait dans son établissement, il le regardait comme fou et le traitait en conséquence: les symptômes n'éclataient pas le premier jour, peu importait : c'est que le malade dissimulait; il fallait attendre, observer; un jour ou l'autre il se trahirait bien. »


Hector Malot, Mère, Paris, E. Dentu, 1896

pp. 258-259 :
« Quand Victorien avait demandé au docteur Jouveneau quel médecin aliéniste il lui conseillait d'appeler, il feignait en ignorance, qu'en réalité il n'avait pas.
En effet, il y avait beaux jours qu'il s'était inquiété des aliénistes, que, à un moment donné, il pourrait appeler pour soigner son père, et qu'il avait pris sur tous, sur leur capacité, leur probité professionnelle, leurs manies et leurs prétentions, l'autorité qu'on leur accordait ou qu'on leur contestait, des renseignements assez précis pour faire un choix en toute connaissance.
Il ne voulait donc ni de Patras, ni de Louville : Patras, parce que ce n'était plus qu'une vieille gloire qui se survivait, et au fond en était sur plus d'un point resté aux idées de sa jeunesse, celles d'un spiritualisme arriéré qui croît que l'aliénation n'est qu'une maladie de l'âme engendrée par le vice et la dépravation, et que la sensibilité morale est le point de départ de la folie; avec de pareil principes, jamais ce vieux fossile n'aurait admis qu'un homme entouré de respect comme M. Combarrieu et doué des sentiments les plus élevés, pût être fou;
Louville, plus moderne et dans le train scientifique, ne valait pas mieux, car il était atteint d'une manie qui le rendait impossible, — celle de l'internement. Pour lui, tout aliéné, à quelque catégorie qu'il appartint, même l'idiot, même le dément, et à quelque degré qui fût de la maladie, devait être isolé, c'est-à-dire interné dans une maison de santé. Et celle qu'il choisissait toujours lui-même pour ses malades riches, n'était jamais un asile public, attendu, disaient ses adversaires, qu'il ne désignait que des maisons dont les directeurs partageaient avec lui le prix de la pension payée par le malade.
Que cela fût ou se fût pas vrai, et que la vie mondaine de Louville, brillante et tapageuse qui, pour une bonne part, faisait sa réputation, fût entretenue par ces remises, cela était de peu d'importance pour Victorien, mais ce qui le touchait, ce qu'il ne voulait à aucun prix, c'était un placement dans une maison de santé, qui pouvait entraîner la nomination d'un administrateur aux biens de son père; car ce qu'il fallait pour le succès de de son plan, c'était que sa mère restât seule chargée de l'administration de ces biens, en vertu de la procuration qui lui avait été donnée, et il n'osait pas croire que cette procuration pût conserver son pouvoir du moment où celui qui l'avait consentie. [...] De même, et pour d'autres raisons, il écartait Samson, Camille et Pequeur que Jouveneau avait proposés, tandis qu'il acceptait volontiers Soubyranne.
Dans le train aussi, celui-là, et même sur la machine dont il était une des chauffeurs les plus zélés, ce qui lui avait valu une notoriété tapageuse, sinon une réelle autorité.  
C'était cette notoriété qui avait appelé l'attention de Victorien sur lui; dans le monde t dans les journaux on parlait à chaque instant de son livre « Les demi-fous », à la vérité plus souvent pour le plaisanter que pour le louer, et il avait voulu lire ce livre, lui qui ne lisait rien.
Bien qu'écrit dans une forme agréable, et plutôt à l'usage des gens du monde qui ont un fou dans leur famille, que pour les gens du métier, sa lecture fut dure pour Victorien, laborieuse et difficile [...] ce qui lui avait plu dans ce livre, c'était ce point de vue nouveau trouvé par Soubyranne que s'il est bien de s'occuper des fous, il est encore mieux de s'occuper de la Société et des moyens à employer pour qu'elle puisse se protéger contre eux : tâche d'autant plus vaste pour lui que tous les héréditaires, phtisiques, goutteux, scrofuleux, rhumatisants, étaient candidats à la folie, tout comme l'étaient tous veux qui portaient en eux un stigmate ou un signe de disharmonie physique, depuis les difformités réellement monstrueuses jusqu'aux malformations les plus légères. [...] Arrivé là, Victorien avait éprouvé une certaine inquiétude, et s'était demandé si l'inégalité de ses membres, jusque là insignifiante pour lui, et l'inclinaison de sa tête sur son épaule, n' étaient point précisément un de ces signes de désharmonie qui le voueraient à la folie. Mais il s'était vite rassuré. [...] Au contraire, de quelle importance n'éteint-elles pas chez son père, et graves et décisives, s'appliquant  à son cas avec une justesse véritablement stupéfiante et confirmant, en leur donnant un nom, les remarques que depuis longtemps il faisait. [...] Et il s'était dit que le jour où la catastrophe se produirait, ce serait à Soubyranne et non à un autre qu'il confierait l'examen de son père. »

p. 332 :
« Chaque médecin étant payé deux cents francs et chaque aide vingt francs, cela donnait un total de quatre cent quatre-vingt francs par jour, soit quatorze mille francs quatre cents francs par mois, ou cent soixante-douze mille huit cents francs par an. Victorien en avait vite fait le calcul, mais l'heure n'était pas aux économies [...] et on verrait alors qu'il n'était pas de ces fils qui se débarrassent de leur père fou, en le plaçant à bas prix dans une maison de santé. »

 

Anton Tchékhov, « La salle n°6 », Œuvres, III, Récits, 1892-1903, traduction d'Édouard Parayre, révision de Lily Denis, notes de Claude Frioux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1970 [1892].

p. 76 :
Le bruit ne tarda pas à se répandre dans l'hôpital que le docteur Raguine s'était mis à faire des visites salle n°6. Personne, ni l'aide-médecin, ni Nikita, ni les infirmières ne pouvait comprendre la raison de ces visites, pourquoi il y passait des heures entières, de quoi il y parlait et pourquoi il ne rédigeait pas d'ordonnance. Sa conduite paraissait bizarre, souvent Avérianytch ne le trouvait pas chez lui, ce qui ne s'était encore jamais produit, et Daria était désemparée parce que le docteur ne prenait plus sa bière à heure fixe et arrivait même parfois en retard pour le déjeuner.


Jules Claretie, Les amours d'un interne, Paris, Fayard frères éditeurs, 1899

p. 51 :
« Médecin ! La vieille avait tressailli brusquement, se rejetant tout à coup vers Jeanne, comme un enfant qui aurait peur. [...]
 — Tu vois, il faut être sage, maman ! Très sage ! Monsieur est médecin !
Les yeux terribles de la folle étaient devenus maintenant très soumis, pleins de supplications tremblantes. Elle se faisait petite, toute petite, devant ce jeune homme qu'elle regardait, de coté, avec un effroi stupide.
— Elle a donc bien peur des médecins ? dit Georges.
La jeune fille hocha la tête tristement.
— Dans la maison où je l'avais mise, on l'a traitée trop durement peut-être ! Et puis, vous savez, pour ceux qui sont frappés de son mal, le docteur...
 — C'est le burreau, dit l'interne. Et au fait, c'est bien un peu cela, quand ce n'est pas le sauveur. »


John-Antoine Nau, Force ennemie, Bruxelles, Gramma, « Le passé du futur », 1994 [1905]

pp. 15-18 :
Voici qu'une nouvelle idée me traverse le cerveau : une idée de fou, certainement. Je me rappelle, à présent, avoir parlé au Directeur, mais il me semble qu'à peu de minutes d'intervalle il a subi une métamorphose complète : d'abord grand, gros, peut-être sexagénaire, il est devenu tout à coup jeune, de taille et d'embonpoint plus que médiocres, son poil grisonnant a pris des teintes d'un fauve roux. La voix seule ne changeait pas. Je confie ma singulière impression à mon gardien, tout en prenant soin de la « traduire » de manière aussi peu démente que possible.
— Non, non ! me répond l'homme aux moustaches colorées. Notre maison n'a pas deux directeurs. Voilà ce qu'il y a : le Patron, le Dr Froin, le seul patron, a amené, comme adjoint, qu'y disent, de son pays de Franche-Comté, - une espèce de petit singe de médecin qui a le même agzent que lui, qui imite son parler, ses espressions et toutes ses magnières, — un « bas du dos » si enragé de montrer qu'il est quelque chose ici qu'il arrive toujours sur les talons de son chef quand il y a « de l'entrée ». Ça serait un petit malade de quatorze ans qu'y ferait le même fourbi pour l'épater et se rendre important. Dès que le père Froin a le dos tourné c'est lui qui joue au directeur, qui chahute, qui fait de la mousse. Il imite plus personne alors ! Si Monsieur était fatigué du voyage y se sera « confusionné » et n'aura plus su à quel moment « le petit s'est détaché du gros » pour continuer la conversation sur le même ton que le Patron, mais avec moins d'arménité. Moi qui suis habitué, je reconnais leurs voix l'une de l'autre, les yeux fermés. Celle du petit, du Dr Bid'homme, c'est bien plus râpeux, plus essolent, tandis que le père Froin c'est que magistueux. Mais des « nouvelles gens » comme vous, ça sait-y, la première fois ?
— C'est un brave homme, le Dr Froin ?
— Il est bien avenant, bien « parlant ». On dit qu'il est « scientifique comme un musée ». En tout cas, il est bon pour les « malades ». Il les embête pas, pas même assez que raconte « par derrière lui » son second. Oui, le Dr Bid'homme, il est toujours à chanter qu'y a pas de discipline ici, que les « malades » les moins récarcitrants se promènent trop à leur aise dans les jardins, qu'on en a vu parler aux femmes, près de l'autre bâtiment ; qu'ailleurs, dans le Doubs, il a été employé dans une maison où c'était sérieux, où les presque guéris eux-mêmes ne bougeaient pas de leurs sections, tantôt casernes dans les salles, tantôt en récriation dans des cours dont les portes s'ouvraient que pour le gros monde...
— Vous ne l'aimez guère, ce Bid'homme...
— Comme la bronchique et les engelures... Sitôt que le père Froin est sorti il tarabuste tout le bazar « de la tête aux pieds ». Les infirmières de l'aut'-bâtiment crèvent de coliques quand elles le voient sans son « employeur ». Nous autres, on est plus d'attaque, mais c'est eugal, des fois on se sent tournibulé tout de même.
— C'est tout à fait un mauvais diable ?...
— 'coûtez : je vais vous répondre comme je le ferais à personne, passque, réellement, vous êtes « un malade » bien convenabe et « raisonnant »...
Un nouveau frisson me parcourt, qui n'a rien de délicieux...
—Oui, je vais vous parler, je pourrais dire comme sous le siau de la confession, si j'étais un clérical, mais ne répétez jamais ce que je vous confie là ; c'est grave !
La figure de mon « gardien » prend une expression mystérieuse, alarmée. Il se penche vers moi et c'est presque à mon oreille qu'il murmure d'une voix éteinte :
— Le Dr Bid'homme, vous voulez que je vous donne mon « opinion de jugement », eh bien, c'est un « nom de Dieu » !
Cette qualification blasphématoire a, sans doute, pour lui, un sens terrible ; ces trois mots doivent contenir des océans d'horreur, constituer la suprême injure, flétrir à jamais ; car l'homme aux yeux pâles tire frénétiquement sa moustache jaune et sa physionomie angoissée me révèle qu'il se repent déjà de s'être si dangereusement compromis.
—Je vous assure, conclut-il, que j'aime mieux ne plus revenir là-dessus, jamais, jamais. D'ailleurs pourquoi ? À présent vous savez tout et je vous demande le silence le plus abzolu.
Son émotion me gagne. Pour détourner le cours de ses inquiétudes, je le prie de bien vouloir débarrasser mon lit de deux assiettes qui me gênent ; l'une contient encore une tranche de viande froide, l'autre un fort morceau de gruyère. Mon gardien dépose la première dans le tiroir de la table île nuit, met la seconde — sous clef—à un étage quelconque de la commode avec une tasse vide, un couteau et une fourchette et se retourne vers moi, déjà soulagé par la satisfaction du devoir accompli. Il pontifie un peu :
— 'faut avoir de l'ordre : c'est pas un bon système de tout laisser traîner à la valdrague, on retrouve plus rien après ! Oh ! c'est pas que j'accuserais Monsieur de s'approprier la vaisselle de l'établissement, mais un agzident s'est si vite arrivé !
Il regarde sa montre et change de ton :
— 'c'est pas tout ça : voilà sept heures. Vous allez pas tarder à recevoir la visite de Bid'homme. Quand le service est pas désorganisé y commence toujours par cette aile-ci, l'aile des à part. J'aime autant le rencontrer dans le couloir qu'ailleurs, 'y a du champ et Bid'homme à la patte leste.
Là-dessus il fait une belle sortie sur les pointes gigantesques de ses pieds, en m'adressant une quantité de gestes avertisseurs qui me recommandent, sans doute, la discrétion, la prudence, une circonspection extrême dans mes rapports avec le terrible petit médecin.

pp. 19-27 :
II a dû survenir quelque accident qui aura désorganisé le service car voici deux heures qu'on n'a fait jouer les ferrailles de ma porte quand j'entends une voix à la fois joyeuse et dure que je reconnais !
— Léonard ! cochon ! barbouillé ! Où traîne-t-il ces sales espadrilles ? Ah ! vous voilà, espèce de loupe ! Débarricadez-moi cet antre un peu lestement ou bien...
Nouvelle musique de serrures et de verrous !
L'huis massif reçoit une impatiente poussée et m'apparaît, tout botté, un petit bonhomme de noir vêtu, redingote, paré (?) d'une cravate blanche un peu jaunie, mais coiffé d'un bonnet de boyard, portant éperons aux talons et cravache à la main.
II a des yeux d'une méchanceté allègre, des sourcils fauves, — en brosses à dents, — une grosse moustache plus rousse, — en brosse à ongles, — une barbe panachée de roux et de fauve, taillée en deux pointes très écartées. Le nez court et droit, — mais droit dans le sens horizontal, — semble viser des canons de ses narines, un objet ou un être placé à quinze mètres de son possesseur; et bien qu'embroussaillée de poils, la mâchoire se révèle terriblement saillante, simiesque, trop volumineuse pour les proportions de la tête.
Il se détourne pour jeter sa cravache sur une chaise.
Son buste relativement haut et large, aux épaules remontantes, est absolument plat de profil et rigide comme une plaque de cuirassé. Les jambes épaisses et courtes pourraient appartenir à un enfant de douze ans assez « développé »
II souffle avec bruit en marchant et dégage un composite parfum de cigares, de drogues et de balayures d'écurie. À le voir se frotter les mains, cligner de l'œil, glousser de petits rires comme distraits, tout en faisant claquer sa mâchoire, sa féroce mâchoire, et en fronçant ses vilains sourcils hérissés, je n'ai pas grands efforts à faire, surtout après la recommandation de Léonard, — puisque c'est Léonard, — pour deviner en lui le parfait « mufle » qui joue au bon garçon, pour la minute :
— Crebleu ! crebleu ! On m'y repincera, à cheval, un jour de boue !
Il s'adresse au mur, à la fenêtre, aux arbres de la cour. Selon toute apparence je n'existe pas pour lui, — bien que je l'aie vu me regarder très fixement quand il est entré. Il s'approche d'une table, bouscule des livres qui s'y trouvent, a l'air de chercher quelque chose, examine le marbre de la commode... intrigué, je ne perds pas un de ses gestes... Mais sa petite comédie, — si c'est une comédie, — ne dure qu'un instant.
Brusquement il pivote sur les talons, s'approche à grands pas de mon lit ; le voici à moins d'un mètre de moi. Il me plante ses yeux dans les yeux et part d'un éclat de rire :
— Ah ça ! je vous parais donc énormément drôle, que vous écarquillez les paupières comme cela !
Sa voix gutturale et très sonore semble insistante ; il prolonge certaines syllabes comme pour bien affirmer qu'elles sont d'une extrême importance et qu'il ne les a pas employées au hasard.
Je ne puis m'empêcher de lui faire cette réponse bête :
— Drôle, peut-être, mais nullement surprenant, assez banal au contraire. Avant de vous parler dans le cabinet du Directeur, je vous avais déjà rencontré dans les Contes d'Hoffmann et d'autres bouquins de ce genre.
Ses sourcils dessinent deux brosses circonflexes et l'on dirait qu'ils vont pointer en avant, pour attaquer.
— Allons ! vous n'êtes pas aussi bien réveillé que je le croyais !... Et vous ne vous souvenez pas de m'avoir vu depuis le moment où je vous ai adressé la parole dans le Cabinet di-rec-to-rial ?
Ces deux derniers mots avec amertume. Je l'ai blessé en lui rappelant qu'il n'est que le second dans la maison.
— Non, je ne m'en souviens pas...
— Tant pis ! — Mais c'est exactement ce que je croyais. Et comment vous trouvez-vous ce matin ?
— Plutôt bien.
— Avez-vous mangé ?
— Avec appétit.
— Ce n'est pas trop tôt, car, ces derniers jours, ce qu'on a pu vous obliger à prendre n'a pas été grand-chose.
Je me préoccupe bien de cela ! C'est du passé ! Ce qui m'inquiète, c'est l'avenir immédiat. Je lui demande avec impatience :
— Et combien de temps pensez-vous me garder encore ici, je vous prie ? Si j'ai été fou, je ne le suis plus ; je suis encore un peu faible et voilà tout. Pourriez-vous me renseigner à ce sujet ?
Les sourcils de Bid'homme se hérissent de plus en plus :
— Il vous serait facile de me parler sur un ton moins impoli ; mais je vais vous répondre catégoriquement : Vous sortirez de cette maison dès que je... dès que l'on jugera à propos de vous en laisser sortir.
— Me voilà bien avancé ! Enfin vous n'avez pas l'intention de me conserver ici sous clef indéfiniment. Je suis absolument raisonnable et ne puis être un danger pour personne.
—Vous êtes encore très excitable et très nerveux, comme tous ceux qui se sont mis dans votre cas.
— Que voulez-vous dire ?
— J'entends, comme tous les alcooliques.
— Ah ça ! êtes-vous venu ici pour m'insulter ?
— Eh ! vous commencez à m'échauffer les oreilles ! Et vous me tapez sur les nerfs ! Est-ce qu'on insulte un ivrogne, un soûlaud, en lui disant qu'il est un soûlaud ?
Je fais tous mes efforts pour demeurer de sang-froid et réplique très posément :
— Je veux bien admettre que j'aie certains excès à me reprocher ? J'ai été jusqu'à ces temps derniers, malgré mon apparence, un homme de très forte constitution, gros mangeur et grand buveur. Pourtant je vous assure que je n'ai jamais souffert de mon « intempérance » avant d'avoir éprouvé de cruels ennuis récents. En tout cas, il me semble que le rôle d'un médecin est de soigner et non d'injurier. Quand je quitterai cet établissement vous pourrez m'adresser des recommandations... aussi courtoises que possible. Là s'arrête votre droit.
—Vous me tapez sur les nerfs ! Je vais, peut-être, prendre des gants !...
—Bon ! supposons pour un instant que vous agissiez admirablement en me parlant comme vous le faites ; mais pourrai-je vous demander qui vous a si bien mis au courant de mes habitudes ?
— Vous allez me poser des questions, encore ! Mais c'est le monde renversé !
— En effet ! C'est vous qui auriez dû me poser quelques questions avant de prendre pour argent comptant tout ce qu'il a plu à M. Elzéar Roffieux, mon illustre cousin, de vous débiter sur mon compte. Je me souviens très bien que c'est lui qui m'a amené.
— Mais vous m'embêtez à la fin ! Vous me retapez sur les nerfs ! Si vous savez qui, pourquoi m'interrogez-vous ? Et puisque vous me faites «sortir de mon caractère», je vous dirai une bonne fois que, quand un «malade» est dans votre situation, sa façon d'envisager les choses importe fort peu. Surtout quand il s'agit d'un malade qui se croit «pohâte», qui «rimaille» depuis des années, auquel on a mis cent métiers dans la main et qui en est toujours revenu à son grattage de papier ! L'opinion de la famille a seule son poids.
Il trouve un argument, — selon lui décisif ; — et cette découverte le remplit d'une telle joie, d'une telle estime pour lui-même, qu'il se redresse comme un petit coq de Cayenne et me parle de très haut, si j'ose m'exprimer ainsi quand il s'agit d'un pareil gnome.
(Cette détestable plaisanterie est de Léonard qui, malgré sa crainte du petit médecin, a eu la curiosité d'entrer deux ou trois fois dans la chambre, pendant la visite, pour les besoins du service, affirme-t-il).
Les sourcils de Bid'homme pointent obliquement vers le ciel ou plutôt vers le plafond de la chambre et sa voix clangore, triomphale :
— Et puis est-ce vous qui vous êtes confié à nous pour le traitement ? Non, monsieur Philippe Veuly, c'est une autre personne qui vous a remis entre nos mains. Alors je ne dois d'explications qu'à cette personne.
Il exulte. Il n'y a vraiment pas de quoi, mais il exulte.
—Monsieur le docteur Bid'homme, je suis trop poli pour vous dire ce que je pense d'un pareil raisonnement.
— Pensez ce que vous voudrez : « C'est comme ça » ! Du reste, je perds mon temps ici : je vais aller voir des malades un peu moins insolents et butés que vous. Toutefois je ne veux pas être venu pour rien dans votre tanière. Vous êtes très « excité » ; (serai-je toujours poursuivi par cet affreux mot ?) « Léonard vous aura donné du vin ou du café à boire ce matin, nous allons supprimer tout cela : rien que de l'eau rougie et de la tisane ! Ah ! si j'étais tout à fait le maître ici !... Il y a, est-ce à Vienne, est-ce à Bruxelles, est-ce à Copenhague ? un excellent hôpital pour les gens de votre espèce. On n'y boit que de l'eau claire, de l'eau, de l'eau et encore de l'eau ! — Et je voudrais, moi, que ce fût de l'eau qui, bien saine, eût un goût... de... saloperie ! — Ça embêterait les sales poivrots ! Mais on est encore trop sentimental en Europe !
J'ai le tort de me laisser, de nouveau, gagner par l'impatience et de crier au Bid'homme :
— Quand donc y aura-t-il des hôpitaux pour les médecins aliénistes ? Si j'en connaissais un je vous donnerais immédiatement une lettre de recommandation pour son directeur ! Car vous avez besoin de soins, vous aussi, puisque vous appelez cela des soins !
Bid'homme se fâche pour de bon et oublie radicalement qu'il a reçu mission de soigner.
— Ah ! cochon ! vous me tapez sur les nerfs ! J'ai vu bien des ivrognes dans ma vie, mais jamais un aussi infect et révoltant soûlaud que vous !
Puis, satisfait de « ne me l'avoir pas envoyé dire », il se dirige noblement vers la sortie. Il cueille, en passant, sa cravache et s'en sert pour épousseter ses bottes avec une exaspérante désinvolture. J'écume, littéralement. Il ouvre la porte, son «beau corps» disparaît... quand... je ne sais vraiment de quelle façon la chose s'est passée ! — quand l'assiette si pieusement déposée par Léonard dans le tiroir de la table de nuit — se pulvérise avec fracas contre l'épaisse masse de chêne qui tourne encore sur ses gonds. Le tiroir est ouvert et je me retrouve, pieds nus, en chemise, au milieu de la pièce, tout secoué de l'accès de rage qui m'a fait sauter du lit.[...]
— Ce sagouin-là ! Vous m'entendez, Léonard ! Vous allez me le coller dans une baignoire... Et pas d'eau chaude !... l'autre robinet ! D'abord il « pue » (J'espère que cette assertion est gratuite). « Oui, il pue le cochon ! Et vous m'aérerez la porcherie où il couche ! Quand il sera calmé et désinfecté, vous me l'emmènerez dans les cours et dans les « terrains » (puisque c'est l'habitude ici !) pour le fatiguer, l'éreinter un peu. Vous le ferez marcher au moins trois heures et vous aurez soin de lui montrer le coin des « Agités » où on le f... ourrera s'il recommence !
Le bain froid n'a rien pour me déplaire; mais j'affecte d'être indigné de la tyrannie du gnomique docteur. Je veux qu'il me croie aussi épouvanté que furibond. Comme cela, il se décidera, sans doute, à me « châtier » toujours désormais en m'infligeant le « supplice de l'eau » ; il ne doit pas aimer les bains, lui, Bid'homme, si j'en puis juger par la teinte grise de son cou et je n'ai qu'à crier un peu fort pour qu'il éprouve des joies d'inquisiteur à me faire immerger le plus souvent possible.
Je hurle :
« Pas de bains froids ! Sacré nom ! (à mon tour). Ça me tuera ! Ça me donne des coliques de Miserere ! (Ce nom — de bizarre affection est lancé au hasard, je ne sais pas ce que c'est, au juste). Au secours ! À l'assassin !
Mes vœux sont comblés. Le « féroce tourmenteur » exécute une série de ricanantes et diaboliques grimaces avant de prévenir Léonard de ses intentions dans les termes suivants :
— Et puis, c'est tous les jours que vous me le déssalerez ce m.. hareng-là! Et quand il m'aura em... bêté, ce sera deux trempettes. Ah ! Je le tiens, à présent, le sale bougre ! Et nous essaierons de la douche s'il me tape trop sur les nerfs !
Il sort dans un état de jubilation que je ne saurais décrire.

 

pp. 186-189 :
«Peut-être vous rendrai-je service en vous disant ce qui est arrivé ; tout au moins, mes paroles seront-elles, pour vous, matière à réflexions. Le scandale que je craignais après votre agression n'a pas éclaté. Préférant, sans doute, les bénéfices d'un habile « chantage » au plaisir de fournir gratuitement de la copie aux journalistes de Dieppe, — et d'ailleurs, — les cousins du sieur Bid'homme ont été tout simplement trouver M. Letellier. Cet homme, moins sot qu'il ne m'avait paru et assez influent, a eu bien garde de provoquer le moindre éclat. Il a été assez fin pour savoir à qui s'adresser et — quelques jours après le... malheur, — je recevais de qui de droit, — de l'éternel Quidedroit,— une note courtoise mais rédigée en termes dépourvus d'ambiguïté, m'enjoignant de me défaire au plutôt d'un établissement dirigé d'une façon « trop aimablement fantaisiste ».Et je suis en pourparlers avec diverses personnes... Le changement de direction n'est qu'une affaire de jours... Je m'en irai presque satisfait, car si la cession de Vassetot, en de pareilles circonstances, entraîne des résultats pécuniaires dont je serai médiocrement charmé, j'aurai conscience de n'avoir pas été complètement inutile pendant trente-cinq ans de ma vie. Je devrai même me féliciter de prendre ma retraite, au moment où la mollesse de la direction et le manque de surveillance effective, conséquences de mon fâcheux état de santé risquent de ruiner la réputation de la maison de Vassetot.
Quoiqu'il en soit, au moment où je finissais à peine de déguster la saveur finement amère de la prose officieuse, M. Letellier s'est présenté dans mon cabinet, escorté de deux jeunes médecins aliénistes dûment autorisés. Ces praticiens et leur client m'ont fait passer l'heure la plus désagréable de mon existence. Leur politesse plutôt ironique, la minutie de l'interrogatoire qu'ils m'ont fait subir, la dureté de leurs appréciations et leur parfait dédain nullement atténué par une phraséologie faussement respectueuse pour un « vieillard très fatigué », tout cela m'a atteint au plus profond de moi-même. J'aurais préféré des brutalités, des gifles, des coups de pied reçus en public. Quand nous nous sommes trouvés dans la chambre de la malade, cause innocente de tant d'...événements regrettables, j'ai cru un instant que j'étais un « lâche bourreau » et que mes trois visiteurs représentaient de généreux mais féroces héros de mélodrame, peut-être même des « anges vengeurs » trop bien peignés et atrabilaires.
Après que les deux très jeunes docteurs eurent causé vingt minutes avec l'internée, la questionnant de la façon la plus hypocritement insultante pour moi, le plus solennel de la paire, orné de lunettes d'or de forme chinoise et prématurément décoré, se retourna vers moi et me décocha non sans véhémence : « Mais, monsieur, cette dame jouit, à l'heure présente, de tout son bon sens. Vingt ans d'amicales relations quotidiennes avec elle ne sauraient mieux m'asseoir dans mon opinion que les phrases très caractéristiques dont je viens d'être l'auditeur attentif. Comment se fait-il, monsieur, que vous n'ayez pas eu tout au moins des doutes ? Et la guérison ne date pas d'hier ! Je ne me permettrai pas, certes, de vous taxer de légèreté, mais il y avait là un cas de conscience, monsieur, un cas de conscience ! Ne pouviez-vous avertir M. Letellier du mieux que vous avez dû tout au moins constater chez Madame ! Car alors, enfin, dans le cas contraire, que devrions-nous penser ?Excusez-moi de vous parler avec cette chaleur. Je sais ce que je dois d'égards à votre longue, longue carrière, aux épuisantes années de surmenage qu'elle représente, mais avez-vous songé à votre responsabilité ? Un médecin-aliéniste ne doit perdre de vue aucun, aucune de ses pensionnaires. Oh je ne m'oublierai jamais jusqu'à blâmer ! Je constate respectueusement et regrette d'avoir à constater ! »
« M. Letellier a pâli de colère : « Comment, Docteur, ma femme est guérie et je n'en savais rien ! »
« Puis il est redevenu sarcastique : « C'est un établissement privilégié que celui-ci ; tout y finit bien ; les accidents qui pourraient avoir ailleurs les plus fâcheuses conséquences, déterminent ici les réactions les plus heureuses. Je sais ce que vous allez me dire, monsieur le Dr Froin : vous aviez prévu le résultat favorable de cet accident, de cette expérience plutôt, car c'est une expérience, n'est-ce pas ? »
« J'ai tenté de faire comprendre à ce monsieur qu'il savait pas garder jusqu'au bout les apparences de la politesse et qu'il m'injuriait, à présent. Mais j'en ai été pour mes peines. En termes un peu plus réservés, peut-être, il m'a dès lors, harcelé avec des raffinements d'élégante barbarie inconnus de mes deux jeunes confrères eux-mêmes.
« À une question posée par lui, la « malade » — (car crois à une crise de lucidité mais non à une guérison) la malade a répondu qu'elle ne voulait plus rester dans maison de santé mais que, connaissant l'horreur deLetellier pour le bruit, elle avait résolu d'attendre, sans dire un mot, la visite mensuelle de son mari : elle n'aurait mon pas alors raconté ce qui s'était passé, n'ayant aucun désir de me nuire, bien au contraire, mais se fût sentie certaine en tout cas, de prouver que sa libération s'imposait. N'était-elle pas complètement remise des troubles mentaux qui nécessité son internement ?
Malgré mes doutes que se refusèrent à partager mes deux confrères qui l'avaient vue, en tout, un peu moins d'une heure, je me vis forcé de signer l'exeat séance tenante. —Voilà tout.

pp. 192-198 :
— Bon ! Mais vous ne vous ennuyez pas ? Vous ne voudriez pas lire, par exemple ?
— Je n'en ai pas le temps. L'exercice de mon art dévore tous mes loisirs. Avec un « canasson » et des malades à droguer, à purger, à fustiger, on n'a plus un moment à soi. À chaque minute, sur la route, c'est une bonne femme me demande une consultation. Je la donne à cheval ; tout plutôt que de descendre. Les bonnes femmes ça a toujours mal à des tas d'endroits dégoûtants. Ça finit par me répugner, si bon et si humain que je sois.
— Seriez-vous content de voir une ancienne connaissance à vous ?
— Ça dépend... un malade ?
— Oui.
— Eh bien, amenez-le. J'ai justement un lot de moxas dont je ne sais que faire. Y aura-t-il à charcuter aussi ? J'adore ce sport-là parce que je n'y connais rien. (Je ne suis pas chirurgien moi !) Je suis à peu près sûr d'estropié salopiaud de patient, (quelle race !). Faites-le venir, cet individu !
— Le voici.
—Tiens ! Je n'avais pas encore remarqué sa hure repoussante, je le prenais pour un gardien. Mais c'est ça, c'est bien ça ! Une gueule de malade ! C'est bien l'espèce ! — Maisau fait, c'est Schnaffouillât, le jeune corsaire de lettres, de son autre nom Nigeot, blim bloum mécanique !
— Vous n'y êtes pas. C'est Veuly.
— Ah ! le chameau ! (Charmant garçon, du reste.) Votre langue, mon ami. C'est trois francs ! — Nous allons nous purger, mon cher enfant, avec du sublimé corrosif, du vitriol et de la crotte de chien.
Il me regarde fixement, cherchant à se rendre compte de quelque chose qui lui échappe. Son œil devient tour à tour furieux et perplexe :
— Veuly ! Veuly — ou plutôt Agénor Biscaillou ! — vous ne savez pas, vous, ce que c'est qu'un médecin ! Je ne voulais pas, moi, être médecin ! Ce que j'en ai reçu, des beignes, étant gosse, — des patauffes à me démolir le crâne ! Mon père avait son idée : il aimait les drogues, — lui ! Il voulait m'en faire fourrer au gens, — un philanthrope, je vous dis ! — F...ichue espèce que les philanthropes ! Comment j'ai eu mes bachots ? — mystère ! —Je n'apprenais rien. — Un vieil imbécile nommé Froin, — pas vous, docteur Grabouillot ! pas vous ! — non ! un sale médecin de fous, cet idiot de Froin, payait mon collège pour poser, pour faire le généreux ! Ah ! le vilain mufle ! Mon père jubilait ; — moi pas ! Et ce que je me suis embêté à Paris, dans ce f...ichu Quartier Latin où l'on ne peut pas rosser les gens sans aller au violon !
Je n'ai commencé à aimer la médecine que quand j'ai compris qu'un Docteur a le droit d'em...bêter ses malades, de les pousser à l'exaspération, même de les empoisonner un peu sans que personne se rebiffe, — les demi-cadavres ou leurs abrutis de parents, — et ce pourceau de Froin qui paye toujours, — ça lui donnait des gants, à cet engraissé ! — et qui me colle de force avec les fous, les cochons de fous ! — Ça ne consomme pas assez de produits chimiques vénéneux, — les mabouls ! — Tant pis ! J'ai encore administré pas mal de bouillons d'onze heures à ces estropiés de cervelle, à ces déchets humains, à ces dégénérés qui retournent à la bête ! Et je procédais tout doucettement ; personne ne s'est jamais douté de rien, Froin moins qu'un autre, le souriant, le bonasse, l'hypocrite hydrocéphale !
Le Directeur ne sourcille pas. Il me dit à voix basse :
— Vous voyez ! Il est complètement parti ! Un garçon qui, dans son bon sens, avait pour moi une affection touchante !
Je suis fou, c'est possible, mais je vois, oui je vois plus clair que le père Froin. C'est triste à dire mais il y a de braves gens dont la bonté mériterait des châtiments,—des coups !... Et ils les reçoivent, parfois, sans s'en apercevoir.
Profitant d'une distraction du Directeur qui paraît plongé dans ses réflexions assez peu gaies, Bid'homme me fait signe de m'approcher — et j'obéis machinalement, ne m'apercevant de mon imprudence que trop tard. (Il me convient bien de blâmer le Dr Froin, qui a, lui du moins, l'excuse d'une bonté exagérée !) — Trop tard, car Bid'homme a déjà saisi mon poignet et le maintient avec une force décuplée la folie. Il me souffle dans l'oreille :
—Veuly ! Saligot !« Cafouillon ! » II croit que je ne vous reconnais pas, le gros imbécile ! Tenez ! Est-ce que je vous reconnais !
Je reçois un choc violent dans le dos, — violent et douloureux. La souffrance me communique une vigueur inhabituelle, à moi aussi ; je me dégage et, d'un coup de pied envoie sur le parquet, les quatre fers en l'air, le Bid'homme qui grogne comme un pourceau. Tout cela s'est passé si vite que le Dr Froin n'a pas eu le temps d'intervenir.
Déjà l'aliéniste dément s'est remis debout, — brandissant un énorme clou rouillé. La rouille et l'épaisseur de jaquette m'ont épargné une vilaine égratignure. Mâchebourg est accouru au bruit et a quelque peine à s'assurer de personne du gnome qui jette son clou mais veut lutter le gardien, l'empoignant à la taille et cherchant à le soulevé pour le « tomber ». — Quand il voit qu'il n'aura pas dessus, Bid'homme lâche prise, échappe à Mâchebourg se roule sur le plancher. Il mords les pieds de la table qui lui a servi de monture et que sa chute a renversée, envoii des ruades dans le vide et se roule encore en poussant de cris de Peaux Rouge.
Mâchebourg finit pas s'emparer de lui et avec l'aide d'un autre gardien qui attendait, posté dans le couloir, fait endosser au furibond une coquette camisole de force.
Deux jours plus tard, comme j'arrive au pavillon des bains, dans la nouvelle salle, —j'ai la surprise de retrouver mon Bid'homme, calme et noble, vêtu d'un simple caleçon couleur sang de bœuf et commandant la manœuvre à des infirmiers qui l'arrosent avec mesure et parcimonie :
— Un tout petit jet comme pour un enfant ! Je suis délicat des omoplates, déclare-t-il. Mais « tas de bougraillons » (ils sont deux) vous m'enlèverez la peau des côtelettes ! Attention ! Je me retourne ; ménagez les lombes également ! Pas trop fort sur les reins. Là ! cochonnouillards ! Je ne vous dis pas de me viser le coccyx ni surtout de me le dévisser ! (Ô l'anatomiste !)
Je n'en ai pas de rechange. Maintenant, tirez la ficelle : petite pluie d'été sur le crâne. Petite pluie, crapouillots ! On ne vous demande pas un déluge ! (L'appareil n'est guère plus puissant qu'un vaporisateur).
On ne douche pas le redoutable nabot ; les gardiens ont encore peur de lui. L'ex-aliéniste « fait » de l'hydrothérapie à son gré, tout bonnement.
— Assez ! Vous donnerez au malade deux litres de bon bourgogne, un gigot entier bien saignant et une douzaine de pêches ; après cela café et « fine ». C'est le petit Bid'homme, mon « loufoc » de prédilection, un délicieux toqué que je guérirai en six semaines. Il faut me le soigner—et gentiment, ou je vous f...che à l'eau, à la grenouillarde ! Il se tapote l'occiput avec précaution et amour. Je suis touché de sa tendre affection pour lui-même et les infirmiers n'osent pas trop rire...
... Mais une porte s'ouvre. Un personnage ni jeune, ni vieux, quarante ans peut-être, grand, maigre, blême, à face de bedeau ou de surveillant de lycée « vieux jeu », — tout rasé, le nez en bec de canard, l'œil hypocrite et « fouilleur », le menton en crosse renversée, fait son entrée, — un gros bouquin sous le bras gauche, un trousseau de clefs monstrueuses à la main droite. Tout est noir dans son costume, depuis sa cravate jusqu'à ses guêtres de drap terne mettent en valeur l'hypnotisant vernis de cirage d'interminables souliers larges et plats.
C'est le nouveau médecin-adjoint, arrivé de ce matin. Deux heures après son installation, il connaissait tout dans l'établissement, les malades, les gardiens, les infirmières, les terrains, les dépendances, — et un certain plissement de ses lèvres disait qu'il avait aussi son opinion faite sur tout — (plutôt défavorable). Il m'a consacré un peu plus d'une minute, — (je dois être un cas intéressant ! )—et m'a tenu ce bref discours : « Trop de liberté ! Je sais beaucoup de choses sur votre compte. Trop de liberté ! Mauvais système : nous modifierons. »
Après quoi ses yeux sournois ont pris de mon individu une sorte de photographie et quand il a été bien sûr qu'il me « savait par cœur », depuis la cicatrice de mon sourcil gauche jusqu'à l'oignon qui déforme ma bottine droite, il m'a tourné le dos et a enjoint à Léonard, présent à la scène, de l'accompagner un instant.
Dans le couloir, il a parlé à mon gardien qui est rentré avec une figure préoccupée et m'a témoigné, pour la première fois, de la méfiance et presque de l'antipathie.
Le nouveau médecin-adjoint, de plus en plus surveillant de lycée, secoue son effrayant trousseau de clefs en marchant. Il fait évidemment une seconde ronde, — la tournée d'après-midi. Oh ! il est actif, l'« adjoint »! — Si l'on dire sans impiété qu'un établissement comme celui-ci a connu une période heureuse,—il est aussi loisible d'affirmer que les « beaux jours » de Vassetot sont finis.
L'homme aux guêtres noires va droit aux infirmiers et, d'une voix glaciale qui me fait peur, oui, peur ! à moi, malheureux dément lucide mais impressionnable comme un gamin :
— Ce sont les malades qui commandent ici ? oh ! il faut que cela change ! Vous m'entendez, gardiens ! Si vous vous montrez serviles envers quelque pensionnaire que ce soit, je vous ferai chasser et sans certificats. Douchez le patient ! [...] Pas là ! Mettez-le sous l'appareil neuf ! Pas de pluie ! Enlevez-moi cette pomme d'arrosoir, la colonne d'eau ! ... et vite !
Il y a une courte lutte entre les gardiens et Bid'homme.
— Attachez-le aux montants de fer : cordez, cordez ! N'ayez pas peur ! ordonne le médecin-adjoint.
Je me sauve pour ne plus voir ni entendre l'infortuné Bid'homme. Il a eu comme une lueur d'intelligence dans l'œil, s'est mis à trembler affreusement de tout son pauvre corps nu, — puis a positivement beuglé.

 


Documents recueillis par Julie Froudière, docteur ès lettres de l'Université de Nancy 2010

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