John-Antoine
Nau, Force ennemie, Bruxelles, Gramma, « Le passé du futur
», 1994 [1905]
pp. 15-18
:
Voici qu'une nouvelle idée me traverse le cerveau : une
idée de fou, certainement. Je me rappelle, à présent,
avoir parlé au Directeur, mais il me semble qu'à peu de
minutes d'intervalle il a subi une métamorphose complète
: d'abord grand, gros, peut-être sexagénaire, il est devenu
tout à coup jeune, de taille et d'embonpoint plus que médiocres,
son poil grisonnant a pris des teintes d'un fauve roux. La voix seule
ne changeait pas. Je confie ma singulière impression à mon
gardien, tout en prenant soin de la « traduire »
de manière aussi peu démente que possible.
— Non, non ! me répond l'homme aux moustaches colorées.
Notre maison n'a pas deux directeurs. Voilà ce qu'il y a : le Patron,
le Dr Froin, le seul patron, a amené, comme adjoint, qu'y disent,
de son pays de Franche-Comté, - une espèce de petit
singe de médecin qui a le même agzent que lui, qui
imite son parler, ses espressions et toutes ses magnières,
— un « bas du dos » si enragé de montrer
qu'il est quelque chose ici qu'il arrive toujours sur les talons de son
chef quand il y a « de l'entrée ». Ça serait
un petit malade de quatorze ans qu'y ferait le même
fourbi pour l'épater et se rendre important. Dès que le
père Froin a le dos tourné c'est lui qui joue au directeur,
qui chahute, qui fait de la mousse. Il imite plus personne alors ! Si
Monsieur était fatigué du voyage y se sera «
confusionné » et n'aura plus su à quel moment «
le petit s'est détaché du gros » pour continuer la
conversation sur le même ton que le Patron, mais avec moins d'arménité.
Moi qui suis habitué, je reconnais leurs voix l'une de l'autre,
les yeux fermés. Celle du petit, du Dr Bid'homme, c'est bien plus
râpeux, plus essolent, tandis que le père Froin
c'est que magistueux. Mais des « nouvelles gens »
comme vous, ça sait-y, la première fois ?
— C'est un brave homme, le Dr Froin ?
— Il est bien avenant, bien « parlant ». On dit qu'il
est « scientifique comme un musée ». En tout cas, il
est bon pour les « malades ». Il les embête pas, pas
même assez que raconte « par derrière lui » son
second. Oui, le Dr Bid'homme, il est toujours à chanter qu'y a
pas de discipline ici, que les « malades » les moins récarcitrants
se promènent trop à leur aise dans les jardins, qu'on en
a vu parler aux femmes, près de l'autre bâtiment ; qu'ailleurs,
dans le Doubs, il a été employé dans une maison où
c'était sérieux, où les presque guéris
eux-mêmes ne bougeaient pas de leurs sections, tantôt
casernes dans les salles, tantôt en récriation dans
des cours dont les portes s'ouvraient que pour le gros monde...
— Vous ne l'aimez guère, ce Bid'homme...
— Comme la bronchique et les engelures... Sitôt que
le père Froin est sorti il tarabuste tout le bazar « de la
tête aux pieds ». Les infirmières de l'aut'-bâtiment
crèvent de coliques quand elles le voient sans son «
employeur ». Nous autres, on est plus d'attaque, mais c'est eugal,
des fois on se sent tournibulé tout de même.
— C'est tout à fait un mauvais diable ?...
— 'coûtez : je vais vous répondre comme je le ferais
à personne, passque, réellement, vous êtes
« un malade » bien convenabe et « raisonnant
»...
Un nouveau frisson me parcourt, qui n'a rien de délicieux...
—Oui, je vais vous parler, je pourrais dire comme sous le siau
de la confession, si j'étais un clérical, mais ne répétez
jamais ce que je vous confie là ; c'est grave !
La figure de mon « gardien » prend une expression mystérieuse,
alarmée. Il se penche vers moi et c'est presque à mon oreille
qu'il murmure d'une voix éteinte :
— Le Dr Bid'homme, vous voulez que je vous donne mon « opinion
de jugement », eh bien, c'est un « nom de Dieu » !
Cette qualification blasphématoire a, sans doute, pour lui, un
sens terrible ; ces trois mots doivent contenir des océans d'horreur,
constituer la suprême injure, flétrir à jamais ; car
l'homme aux yeux pâles tire frénétiquement sa moustache
jaune et sa physionomie angoissée me révèle qu'il
se repent déjà de s'être si dangereusement compromis.
—Je vous assure, conclut-il, que j'aime mieux ne plus revenir là-dessus,
jamais, jamais. D'ailleurs pourquoi ? À présent vous savez
tout et je vous demande le silence le plus abzolu.
Son émotion me gagne. Pour détourner le cours de ses inquiétudes,
je le prie de bien vouloir débarrasser mon lit de deux assiettes
qui me gênent ; l'une contient encore une tranche de viande froide,
l'autre un fort morceau de gruyère. Mon gardien dépose la
première dans le tiroir de la table île nuit, met la seconde
— sous clef—à un étage quelconque de la commode
avec une tasse vide, un couteau et une fourchette et se retourne vers
moi, déjà soulagé par la satisfaction du devoir accompli.
Il pontifie un peu :
— 'faut avoir de l'ordre : c'est pas un bon système de tout
laisser traîner à la valdrague, on retrouve plus
rien après ! Oh ! c'est pas que j'accuserais Monsieur de s'approprier
la vaisselle de l'établissement, mais un agzident s'est
si vite arrivé !
Il regarde sa montre et change de ton :
— 'c'est pas tout ça : voilà sept heures. Vous allez
pas tarder à recevoir la visite de Bid'homme. Quand le service
est pas désorganisé y commence toujours par cette
aile-ci, l'aile des à part. J'aime autant le rencontrer
dans le couloir qu'ailleurs, 'y a du champ et Bid'homme à la patte
leste.
Là-dessus il fait une belle sortie sur les pointes gigantesques
de ses pieds, en m'adressant une quantité de gestes avertisseurs
qui me recommandent, sans doute, la discrétion, la prudence, une
circonspection extrême dans mes rapports avec le terrible petit
médecin.
pp. 19-27
:
II a dû survenir quelque accident qui aura désorganisé
le service car voici deux heures qu'on n'a fait jouer les ferrailles
de ma porte quand j'entends une voix à la fois joyeuse et dure
que je reconnais !
— Léonard ! cochon ! barbouillé ! Où traîne-t-il
ces sales espadrilles ? Ah ! vous voilà, espèce de loupe
! Débarricadez-moi cet antre un peu lestement ou bien...
Nouvelle musique de serrures et de verrous !
L'huis massif reçoit une impatiente poussée et m'apparaît,
tout botté, un petit bonhomme de noir vêtu, redingote, paré
(?) d'une cravate blanche un peu jaunie, mais coiffé d'un bonnet
de boyard, portant éperons aux talons et cravache
à la main.
II a des yeux d'une méchanceté allègre, des sourcils
fauves, — en brosses à dents, — une grosse moustache
plus rousse, — en brosse à ongles, — une barbe panachée
de roux et de fauve, taillée en deux pointes très écartées.
Le nez court et droit, — mais droit dans le sens horizontal, —
semble viser des canons de ses narines, un objet ou un être placé
à quinze mètres de son possesseur; et bien qu'embroussaillée
de poils, la mâchoire se révèle terriblement saillante,
simiesque, trop volumineuse pour les proportions de la tête.
Il se détourne pour jeter sa cravache sur une chaise.
Son buste relativement haut et large, aux épaules remontantes,
est absolument plat de profil et rigide comme une plaque de cuirassé.
Les jambes épaisses et courtes pourraient appartenir à un
enfant de douze ans assez « développé »
II souffle avec bruit en marchant et dégage un composite parfum
de cigares, de drogues et de balayures d'écurie. À le voir
se frotter les mains, cligner de l'œil, glousser de petits rires
comme distraits, tout en faisant claquer sa mâchoire, sa féroce
mâchoire, et en fronçant ses vilains sourcils hérissés,
je n'ai pas grands efforts à faire, surtout après la recommandation
de Léonard, — puisque c'est Léonard, — pour
deviner en lui le parfait « mufle » qui joue au bon garçon,
pour la minute :
— Crebleu ! crebleu ! On m'y repincera, à cheval, un jour
de boue !
Il s'adresse au mur, à la fenêtre, aux arbres de la cour.
Selon toute apparence je n'existe pas pour lui, — bien que je l'aie
vu me regarder très fixement quand il est entré. Il s'approche
d'une table, bouscule des livres qui s'y trouvent, a l'air de chercher
quelque chose, examine le marbre de la commode... intrigué, je
ne perds pas un de ses gestes... Mais sa petite comédie, —
si c'est une comédie, — ne dure qu'un instant.
Brusquement il pivote sur les talons, s'approche à grands pas de
mon lit ; le voici à moins d'un mètre de moi. Il me plante
ses yeux dans les yeux et part d'un éclat de rire :
— Ah ça ! je vous parais donc énormément drôle,
que vous écarquillez les paupières comme cela !
Sa voix gutturale et très sonore semble insistante ; il prolonge
certaines syllabes comme pour bien affirmer qu'elles sont d'une extrême
importance et qu'il ne les a pas employées au hasard.
Je ne puis m'empêcher de lui faire cette réponse bête
:
— Drôle, peut-être, mais nullement surprenant, assez
banal au contraire. Avant de vous parler dans le cabinet du Directeur,
je vous avais déjà rencontré dans les Contes d'Hoffmann
et d'autres bouquins de ce genre.
Ses sourcils dessinent deux brosses circonflexes et l'on dirait qu'ils
vont pointer en avant, pour attaquer.
— Allons ! vous n'êtes pas aussi bien réveillé
que je le croyais !... Et vous ne vous souvenez pas de m'avoir vu depuis
le moment où je vous ai adressé la parole dans le Cabinet
di-rec-to-rial ?
Ces deux derniers mots avec amertume. Je l'ai blessé en lui rappelant
qu'il n'est que le second dans la maison.
— Non, je ne m'en souviens pas...
— Tant pis ! — Mais c'est exactement ce que je croyais. Et
comment vous trouvez-vous ce matin ?
— Plutôt bien.
— Avez-vous mangé ?
— Avec appétit.
— Ce n'est pas trop tôt, car, ces derniers jours, ce qu'on
a pu vous obliger à prendre n'a pas été grand-chose.
Je me préoccupe bien de cela ! C'est du passé ! Ce qui m'inquiète,
c'est l'avenir immédiat. Je lui demande avec impatience :
— Et combien de temps pensez-vous me garder encore ici,
je vous prie ? Si j'ai été fou, je ne le suis plus
; je suis encore un peu faible et voilà tout. Pourriez-vous me
renseigner à ce sujet ?
Les sourcils de Bid'homme se hérissent de plus en plus :
— Il vous serait facile de me parler sur un ton moins impoli ; mais
je vais vous répondre catégoriquement : Vous sortirez de
cette maison dès que je... dès que l'on jugera
à propos de vous en laisser sortir.
— Me voilà bien avancé ! Enfin vous n'avez pas l'intention
de me conserver ici sous clef indéfiniment. Je suis absolument
raisonnable et ne puis être un danger pour personne.
—Vous êtes encore très excitable et très nerveux,
comme tous ceux qui se sont mis dans votre cas.
— Que voulez-vous dire ?
— J'entends, comme tous les alcooliques.
— Ah ça ! êtes-vous venu ici pour m'insulter ?
— Eh ! vous commencez à m'échauffer les oreilles !
Et vous me tapez sur les nerfs ! Est-ce qu'on insulte un ivrogne, un soûlaud,
en lui disant qu'il est un soûlaud ?
Je fais tous mes efforts pour demeurer de sang-froid et réplique
très posément :
— Je veux bien admettre que j'aie certains excès à
me reprocher ? J'ai été jusqu'à ces temps derniers,
malgré mon apparence, un homme de très forte constitution,
gros mangeur et grand buveur. Pourtant je vous assure que je n'ai jamais
souffert de mon « intempérance » avant d'avoir éprouvé
de cruels ennuis récents. En tout cas, il me semble que le rôle
d'un médecin est de soigner et non d'injurier. Quand je quitterai
cet établissement vous pourrez m'adresser des recommandations...
aussi courtoises que possible. Là s'arrête votre droit.
—Vous me tapez sur les nerfs ! Je vais, peut-être, prendre
des gants !...
—Bon ! supposons pour un instant que vous agissiez admirablement
en me parlant comme vous le faites ; mais pourrai-je vous demander qui
vous a si bien mis au courant de mes habitudes ?
— Vous allez me poser des questions, encore ! Mais c'est le monde
renversé !
— En effet ! C'est vous qui auriez dû me poser quelques questions
avant de prendre pour argent comptant tout ce qu'il a plu à M.
Elzéar Roffieux, mon illustre cousin, de vous débiter sur
mon compte. Je me souviens très bien que c'est lui qui m'a amené.
— Mais vous m'embêtez à la fin ! Vous me retapez sur
les nerfs ! Si vous savez qui, pourquoi m'interrogez-vous ? Et puisque
vous me faites «sortir de mon caractère», je vous dirai
une bonne fois que, quand un «malade» est dans votre situation,
sa façon d'envisager les choses importe fort peu. Surtout quand
il s'agit d'un malade qui se croit «pohâte», qui «rimaille»
depuis des années, auquel on a mis cent métiers dans la
main et qui en est toujours revenu à son grattage de papier ! L'opinion
de la famille a seule son poids.
Il trouve un argument, — selon lui décisif ; — et cette
découverte le remplit d'une telle joie, d'une telle estime pour
lui-même, qu'il se redresse comme un petit coq de Cayenne et me
parle de très haut, si j'ose m'exprimer ainsi quand il s'agit d'un
pareil gnome.
(Cette détestable plaisanterie est de Léonard qui, malgré
sa crainte du petit médecin, a eu la curiosité d'entrer
deux ou trois fois dans la chambre, pendant la visite, pour les besoins
du service, affirme-t-il).
Les sourcils de Bid'homme pointent obliquement vers le ciel ou plutôt
vers le plafond de la chambre et sa voix clangore, triomphale :
— Et puis est-ce vous qui vous êtes confié à
nous pour le traitement ? Non, monsieur Philippe Veuly, c'est une autre
personne qui vous a remis entre nos mains. Alors je ne dois d'explications
qu'à cette personne.
Il exulte. Il n'y a vraiment pas de quoi, mais il exulte.
—Monsieur le docteur Bid'homme, je suis trop poli pour vous dire
ce que je pense d'un pareil raisonnement.
— Pensez ce que vous voudrez : « C'est comme ça »
! Du reste, je perds mon temps ici : je vais aller voir des malades un
peu moins insolents et butés que vous. Toutefois je ne veux pas
être venu pour rien dans votre tanière. Vous êtes très
« excité » ; (serai-je toujours poursuivi par cet affreux
mot ?) « Léonard vous aura donné du vin ou du café
à boire ce matin, nous allons supprimer tout cela : rien que de
l'eau rougie et de la tisane ! Ah ! si j'étais tout à
fait le maître ici !... Il y a, est-ce à Vienne, est-ce
à Bruxelles, est-ce à Copenhague ? un excellent hôpital
pour les gens de votre espèce. On n'y boit que de l'eau claire,
de l'eau, de l'eau et encore de l'eau ! — Et je voudrais, moi, que
ce fût de l'eau qui, bien saine, eût un goût... de...
saloperie ! — Ça embêterait les sales poivrots ! Mais
on est encore trop sentimental en Europe !
J'ai le tort de me laisser, de nouveau, gagner par l'impatience et de
crier au Bid'homme :
— Quand donc y aura-t-il des hôpitaux pour les médecins
aliénistes ? Si j'en connaissais un je vous donnerais immédiatement
une lettre de recommandation pour son directeur ! Car vous avez besoin
de soins, vous aussi, puisque vous appelez cela des soins !
Bid'homme se fâche pour de bon et oublie radicalement qu'il
a reçu mission de soigner.
— Ah ! cochon ! vous me tapez sur les nerfs ! J'ai vu bien des ivrognes
dans ma vie, mais jamais un aussi infect et révoltant soûlaud
que vous !
Puis, satisfait de « ne me l'avoir pas envoyé dire »,
il se dirige noblement vers la sortie. Il cueille, en passant, sa cravache
et s'en sert pour épousseter ses bottes avec une exaspérante
désinvolture. J'écume, littéralement. Il ouvre la
porte, son «beau corps» disparaît... quand... je ne
sais vraiment de quelle façon la chose s'est passée ! —
quand l'assiette si pieusement déposée par Léonard
dans le tiroir de la table de nuit — se pulvérise avec fracas
contre l'épaisse masse de chêne qui tourne encore sur ses
gonds. Le tiroir est ouvert et je me retrouve, pieds nus, en chemise,
au milieu de la pièce, tout secoué de l'accès de
rage qui m'a fait sauter du lit.[...]
— Ce sagouin-là ! Vous m'entendez, Léonard ! Vous
allez me le coller dans une baignoire... Et pas d'eau chaude !... l'autre
robinet ! D'abord il « pue » (J'espère que cette assertion
est gratuite). « Oui, il pue le cochon ! Et vous m'aérerez
la porcherie où il couche ! Quand il sera calmé et désinfecté,
vous me l'emmènerez dans les cours et dans les « terrains
» (puisque c'est l'habitude ici !) pour le fatiguer, l'éreinter
un peu. Vous le ferez marcher au moins trois heures et vous aurez soin
de lui montrer le coin des « Agités » où on
le f... ourrera s'il recommence !
Le bain froid n'a rien pour me déplaire; mais j'affecte d'être
indigné de la tyrannie du gnomique docteur. Je veux qu'il me croie
aussi épouvanté que furibond. Comme cela, il se décidera,
sans doute, à me « châtier » toujours désormais
en m'infligeant le « supplice de l'eau » ; il ne doit pas
aimer les bains, lui, Bid'homme, si j'en puis juger par la teinte grise
de son cou et je n'ai qu'à crier un peu fort pour qu'il éprouve
des joies d'inquisiteur à me faire immerger le plus souvent possible.
Je hurle :
« Pas de bains froids ! Sacré nom ! (à mon tour).
Ça me tuera ! Ça me donne des coliques de Miserere ! (Ce
nom — de bizarre affection est lancé au hasard, je ne sais
pas ce que c'est, au juste). Au secours ! À l'assassin !
Mes vœux sont comblés. Le « féroce tourmenteur
» exécute une série de ricanantes et diaboliques grimaces
avant de prévenir Léonard de ses intentions dans les termes
suivants :
— Et puis, c'est tous les jours que vous me le déssalerez
ce m.. hareng-là! Et quand il m'aura em... bêté, ce
sera deux trempettes. Ah ! Je le tiens, à présent,
le sale bougre ! Et nous essaierons de la douche s'il me tape trop sur
les nerfs !
Il sort dans un état de jubilation que je ne saurais décrire.
pp. 186-189
:
«Peut-être vous rendrai-je service en vous disant ce qui est
arrivé ; tout au moins, mes paroles seront-elles, pour vous, matière
à réflexions. Le scandale que je craignais après
votre agression n'a pas éclaté. Préférant,
sans doute, les bénéfices d'un habile « chantage »
au plaisir de fournir gratuitement de la copie aux journalistes de Dieppe,
— et d'ailleurs, — les cousins du sieur Bid'homme ont été
tout simplement trouver M. Letellier. Cet homme, moins sot qu'il ne m'avait
paru et assez influent, a eu bien garde de provoquer le moindre éclat.
Il a été assez fin pour savoir à qui s'adresser et
— quelques jours après le... malheur, — je recevais
de qui de droit, — de l'éternel Quidedroit,— une note
courtoise mais rédigée en termes dépourvus d'ambiguïté,
m'enjoignant de me défaire au plutôt d'un établissement
dirigé d'une façon « trop aimablement fantaisiste
».Et je suis en pourparlers avec diverses personnes... Le changement
de direction n'est qu'une affaire de jours... Je m'en irai presque satisfait,
car si la cession de Vassetot, en de pareilles circonstances, entraîne
des résultats pécuniaires dont je serai médiocrement
charmé, j'aurai conscience de n'avoir pas été complètement
inutile pendant trente-cinq ans de ma vie. Je devrai même me féliciter
de prendre ma retraite, au moment où la mollesse de la direction
et le manque de surveillance effective, conséquences de mon fâcheux
état de santé risquent de ruiner la réputation de
la maison de Vassetot.
Quoiqu'il en soit, au moment où je finissais à peine de
déguster la saveur finement amère de la prose officieuse,
M. Letellier s'est présenté dans mon cabinet, escorté
de deux jeunes médecins aliénistes dûment autorisés.
Ces praticiens et leur client m'ont fait passer l'heure la plus désagréable
de mon existence. Leur politesse plutôt ironique, la minutie de
l'interrogatoire qu'ils m'ont fait subir, la dureté de leurs appréciations
et leur parfait dédain nullement atténué par une
phraséologie faussement respectueuse pour un « vieillard
très fatigué », tout cela m'a atteint au plus
profond de moi-même. J'aurais préféré des brutalités,
des gifles, des coups de pied reçus en public. Quand nous nous
sommes trouvés dans la chambre de la malade, cause innocente de
tant d'...événements regrettables, j'ai cru un instant que
j'étais un « lâche bourreau » et que mes trois
visiteurs représentaient de généreux mais féroces
héros de mélodrame, peut-être même des «
anges vengeurs » trop bien peignés et atrabilaires.
Après que les deux très jeunes docteurs eurent
causé vingt minutes avec l'internée, la questionnant de
la façon la plus hypocritement insultante pour moi, le plus solennel
de la paire, orné de lunettes d'or de forme chinoise et prématurément
décoré, se retourna vers moi et me décocha non sans
véhémence : « Mais, monsieur, cette dame
jouit, à l'heure présente, de tout son bon sens. Vingt ans
d'amicales relations quotidiennes avec elle ne sauraient mieux m'asseoir
dans mon opinion que les phrases très caractéristiques
dont je viens d'être l'auditeur attentif. Comment se fait-il,
monsieur, que vous n'ayez pas eu tout au moins des doutes
? Et la guérison ne date pas d'hier ! Je ne me permettrai pas,
certes, de vous taxer de légèreté, mais il y avait
là un cas de conscience, monsieur, un cas
de conscience ! Ne pouviez-vous avertir M. Letellier du mieux que
vous avez dû tout au moins constater chez Madame ! Car
alors, enfin, dans le cas contraire, que devrions-nous penser ?Excusez-moi
de vous parler avec cette chaleur. Je sais ce que je dois d'égards
à votre longue, longue carrière, aux épuisantes
années de surmenage qu'elle représente, mais avez-vous
songé à votre responsabilité ? Un médecin-aliéniste
ne doit perdre de vue aucun, aucune de ses pensionnaires. Oh
je ne m'oublierai jamais jusqu'à blâmer ! Je constate respectueusement
et regrette d'avoir à constater ! »
« M. Letellier a pâli de colère : « Comment,
Docteur, ma femme est guérie et je n'en savais rien ! »
« Puis il est redevenu sarcastique : « C'est un établissement
privilégié que celui-ci ; tout y finit bien ; les accidents
qui pourraient avoir ailleurs les plus fâcheuses conséquences,
déterminent ici les réactions les plus heureuses. Je sais
ce que vous allez me dire, monsieur le Dr Froin : vous aviez prévu
le résultat favorable de cet accident, de cette expérience
plutôt, car c'est une expérience, n'est-ce
pas ? »
« J'ai tenté de faire comprendre à ce monsieur qu'il
savait pas garder jusqu'au bout les apparences de la politesse
et qu'il m'injuriait, à présent. Mais j'en ai été
pour mes peines. En termes un peu plus réservés, peut-être,
il m'a dès lors, harcelé avec des raffinements d'élégante
barbarie inconnus de mes deux jeunes confrères eux-mêmes.
« À une question posée par lui, la « malade
» — (car crois à une crise de lucidité
mais non à une guérison) la malade a répondu qu'elle
ne voulait plus rester dans maison de santé mais que, connaissant
l'horreur deLetellier pour le bruit, elle avait résolu d'attendre,
sans dire un mot, la visite mensuelle de son mari : elle n'aurait mon
pas alors raconté ce qui s'était passé, n'ayant aucun
désir de me nuire, bien au contraire, mais se fût sentie
certaine en tout cas, de prouver que sa libération s'imposait.
N'était-elle pas complètement remise des troubles mentaux
qui nécessité son internement ?
Malgré mes doutes que se refusèrent à partager
mes deux confrères qui l'avaient vue, en tout, un peu moins d'une
heure, je me vis forcé de signer l'exeat séance
tenante. —Voilà tout.
pp. 192-198
:
— Bon ! Mais vous ne vous ennuyez pas ? Vous ne voudriez pas lire,
par exemple ?
— Je n'en ai pas le temps. L'exercice de mon art dévore
tous mes loisirs. Avec un « canasson » et des malades
à droguer, à purger, à fustiger, on n'a plus un moment
à soi. À chaque minute, sur la route, c'est une bonne femme
me demande une consultation. Je la donne à cheval ; tout plutôt
que de descendre. Les bonnes femmes ça a toujours mal
à des tas d'endroits dégoûtants. Ça finit par
me répugner, si bon et si humain que je sois.
— Seriez-vous content de voir une ancienne connaissance à
vous ?
— Ça dépend... un malade ?
— Oui.
— Eh bien, amenez-le. J'ai justement un lot de moxas dont je ne
sais que faire. Y aura-t-il à charcuter aussi ? J'adore ce sport-là
parce que je n'y connais rien. (Je ne suis pas chirurgien moi !) Je suis
à peu près sûr d'estropié salopiaud de patient,
(quelle race !). Faites-le venir, cet individu !
— Le voici.
—Tiens ! Je n'avais pas encore remarqué sa hure repoussante,
je le prenais pour un gardien. Mais c'est ça, c'est bien ça
! Une gueule de malade ! C'est bien l'espèce ! — Maisau fait,
c'est Schnaffouillât, le jeune corsaire de lettres, de son autre
nom Nigeot, blim bloum mécanique !
— Vous n'y êtes pas. C'est Veuly.
— Ah ! le chameau ! (Charmant garçon, du reste.) Votre langue,
mon ami. C'est trois francs ! — Nous allons nous purger,
mon cher enfant, avec du sublimé corrosif, du vitriol et de la
crotte de chien.
Il me regarde fixement, cherchant à se rendre compte de quelque
chose qui lui échappe. Son œil devient tour à tour
furieux et perplexe :
— Veuly ! Veuly — ou plutôt Agénor Biscaillou
! — vous ne savez pas, vous, ce que c'est qu'un médecin !
Je ne voulais pas, moi, être médecin ! Ce que j'en ai reçu,
des beignes, étant gosse, — des patauffes à
me démolir le crâne ! Mon père avait son idée
: il aimait les drogues, — lui ! Il voulait m'en faire fourrer au
gens, — un philanthrope, je vous dis ! — F...ichue espèce
que les philanthropes ! Comment j'ai eu mes bachots ? — mystère
! —Je n'apprenais rien. — Un vieil imbécile nommé
Froin, — pas vous, docteur Grabouillot ! pas vous ! — non
! un sale médecin de fous, cet idiot de Froin, payait mon collège
pour poser, pour faire le généreux ! Ah ! le vilain mufle
! Mon père jubilait ; — moi pas ! Et ce que je me suis embêté
à Paris, dans ce f...ichu Quartier Latin où l'on ne peut
pas rosser les gens sans aller au violon !
Je n'ai commencé à aimer la médecine que quand j'ai
compris qu'un Docteur a le droit d'em...bêter ses malades, de les
pousser à l'exaspération, même de les empoisonner
un peu sans que personne se rebiffe, — les demi-cadavres ou leurs
abrutis de parents, — et ce pourceau de Froin qui paye toujours,
— ça lui donnait des gants, à cet engraissé
! — et qui me colle de force avec les fous, les cochons de fous
! — Ça ne consomme pas assez de produits chimiques vénéneux,
— les mabouls ! — Tant pis ! J'ai encore administré
pas mal de bouillons d'onze heures à ces estropiés de cervelle,
à ces déchets humains, à ces dégénérés
qui retournent à la bête ! Et je procédais tout doucettement
; personne ne s'est jamais douté de rien, Froin moins qu'un autre,
le souriant, le bonasse, l'hypocrite hydrocéphale !
Le Directeur ne sourcille pas. Il me dit à voix basse :
— Vous voyez ! Il est complètement parti ! Un garçon
qui, dans son bon sens, avait pour moi une affection touchante !
Je suis fou, c'est possible, mais je vois, oui je vois plus clair que
le père Froin. C'est triste à dire mais il y a de braves
gens dont la bonté mériterait des châtiments,—des
coups !... Et ils les reçoivent, parfois, sans s'en apercevoir.
Profitant d'une distraction du Directeur qui paraît plongé
dans ses réflexions assez peu gaies, Bid'homme me fait signe de
m'approcher — et j'obéis machinalement, ne m'apercevant de
mon imprudence que trop tard. (Il me convient bien de blâmer le
Dr Froin, qui a, lui du moins, l'excuse d'une bonté exagérée
!) — Trop tard, car Bid'homme a déjà saisi mon poignet
et le maintient avec une force décuplée la folie. Il me
souffle dans l'oreille :
—Veuly ! Saligot !« Cafouillon ! » II croit que je ne
vous reconnais pas, le gros imbécile ! Tenez ! Est-ce que je vous
reconnais !
Je reçois un choc violent dans le dos, — violent et douloureux.
La souffrance me communique une vigueur inhabituelle, à moi aussi
; je me dégage et, d'un coup de pied envoie sur le parquet, les
quatre fers en l'air, le Bid'homme qui grogne comme un pourceau. Tout
cela s'est passé si vite que le Dr Froin n'a pas eu le temps d'intervenir.
Déjà l'aliéniste dément s'est remis debout,
— brandissant un énorme clou rouillé. La rouille et
l'épaisseur de jaquette m'ont épargné une vilaine
égratignure. Mâchebourg est accouru au bruit et a quelque
peine à s'assurer de personne du gnome qui jette son clou mais
veut lutter le gardien, l'empoignant à la taille et cherchant à
le soulevé pour le « tomber ». — Quand il voit
qu'il n'aura pas dessus, Bid'homme lâche prise, échappe à
Mâchebourg se roule sur le plancher. Il mords les pieds de la table
qui lui a servi de monture et que sa chute a renversée, envoii
des ruades dans le vide et se roule encore en poussant de cris de Peaux
Rouge.
Mâchebourg finit pas s'emparer de lui et avec l'aide d'un autre
gardien qui attendait, posté dans le couloir, fait endosser au
furibond une coquette camisole de force.
Deux jours plus tard, comme j'arrive au pavillon des bains, dans la nouvelle
salle, —j'ai la surprise de retrouver mon Bid'homme, calme et noble,
vêtu d'un simple caleçon couleur sang de bœuf et commandant
la manœuvre à des infirmiers qui l'arrosent avec mesure et
parcimonie :
— Un tout petit jet comme pour un enfant ! Je suis délicat
des omoplates, déclare-t-il. Mais « tas de
bougraillons » (ils sont deux) vous m'enlèverez la peau des
côtelettes ! Attention ! Je me retourne ; ménagez les lombes
également ! Pas trop fort sur les reins. Là ! cochonnouillards
! Je ne vous dis pas de me viser le coccyx ni surtout de me le dévisser
! (Ô l'anatomiste !)
Je n'en ai pas de rechange. Maintenant, tirez la ficelle : petite pluie
d'été sur le crâne. Petite pluie, crapouillots ! On
ne vous demande pas un déluge ! (L'appareil n'est guère
plus puissant qu'un vaporisateur).
On ne douche pas le redoutable nabot ; les gardiens ont encore
peur de lui. L'ex-aliéniste « fait » de l'hydrothérapie
à son gré, tout bonnement.
— Assez ! Vous donnerez au malade deux litres de bon bourgogne,
un gigot entier bien saignant et une douzaine de pêches ; après
cela café et « fine ». C'est le petit Bid'homme, mon
« loufoc » de prédilection, un délicieux toqué
que je guérirai en six semaines. Il faut me le soigner—et
gentiment, ou je vous f...che à l'eau, à la grenouillarde
! Il se tapote l'occiput avec précaution et amour. Je suis touché
de sa tendre affection pour lui-même et les infirmiers n'osent pas
trop rire...
... Mais une porte s'ouvre. Un personnage ni jeune, ni vieux, quarante
ans peut-être, grand, maigre, blême, à face de bedeau
ou de surveillant de lycée « vieux jeu », — tout
rasé, le nez en bec de canard, l'œil hypocrite et «
fouilleur », le menton en crosse renversée, fait son entrée,
— un gros bouquin sous le bras gauche, un trousseau de clefs monstrueuses
à la main droite. Tout est noir dans son costume, depuis sa cravate
jusqu'à ses guêtres de drap terne mettent en valeur l'hypnotisant
vernis de cirage d'interminables souliers larges et plats.
C'est le nouveau médecin-adjoint, arrivé de ce matin. Deux
heures après son installation, il connaissait tout dans l'établissement,
les malades, les gardiens, les infirmières, les terrains, les dépendances,
— et un certain plissement de ses lèvres disait qu'il avait
aussi son opinion faite sur tout — (plutôt défavorable).
Il m'a consacré un peu plus d'une minute, — (je dois être
un cas intéressant ! )—et m'a tenu ce bref discours : «
Trop de liberté ! Je sais beaucoup de choses sur votre compte.
Trop de liberté ! Mauvais système : nous modifierons. »
Après quoi ses yeux sournois ont pris de mon individu une sorte
de photographie et quand il a été bien sûr qu'il me
« savait par cœur », depuis la cicatrice de mon sourcil
gauche jusqu'à l'oignon qui déforme ma bottine droite, il
m'a tourné le dos et a enjoint à Léonard, présent
à la scène, de l'accompagner un instant.
Dans le couloir, il a parlé à mon gardien qui est rentré
avec une figure préoccupée et m'a témoigné,
pour la première fois, de la méfiance et presque de l'antipathie.
Le nouveau médecin-adjoint, de plus en plus surveillant de lycée,
secoue son effrayant trousseau de clefs en marchant. Il fait évidemment
une seconde ronde, — la tournée d'après-midi. Oh !
il est actif, l'« adjoint »! — Si l'on dire sans impiété
qu'un établissement comme celui-ci a connu une période heureuse,—il
est aussi loisible d'affirmer que les « beaux jours » de Vassetot
sont finis.
L'homme aux guêtres noires va droit aux infirmiers et, d'une voix
glaciale qui me fait peur, oui, peur ! à moi, malheureux dément
lucide mais impressionnable comme un gamin :
— Ce sont les malades qui commandent ici ? oh ! il faut que cela
change ! Vous m'entendez, gardiens ! Si vous vous montrez serviles
envers quelque pensionnaire que ce soit, je vous ferai chasser
et sans certificats. Douchez le patient ! [...] Pas là
! Mettez-le sous l'appareil neuf ! Pas de pluie ! Enlevez-moi cette pomme
d'arrosoir, la colonne d'eau ! ... et vite !
Il y a une courte lutte entre les gardiens et Bid'homme.
— Attachez-le aux montants de fer : cordez, cordez ! N'ayez pas
peur ! ordonne le médecin-adjoint.
Je me sauve pour ne plus voir ni entendre l'infortuné Bid'homme.
Il a eu comme une lueur d'intelligence dans l'œil, s'est mis à
trembler affreusement de tout son pauvre corps nu, — puis a positivement
beuglé.
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