Psychiatrie et littérature

Quelques récits

Jules Lermina, « Les fous », Histoires incroyables, t.1, Paris, L. Boulanger, 1895 [1885], pp. 54-78

XIX
Mais pourquoi avait-on appelé auprès de moi le docteur Gresham ? Ce fut la première idée qui traversa mon esprit. Ce n’est pas un médecin ordinaire que le docteur Gresham. Voyons ! rappelons-nous donc quelle est sa spécialité ? Cet effort me fatigue, mais peu importe ! il faut que je me souvienne.
Et pendant l’abattement qui succède à ce premier effort de la vitalité renaissante, je rumine cette question ! Qu’est-ce que le docteur Gresham ?
Ah ! voilà, je me souviens ! malédiction ! Est-ce que ?… moi, allons donc, ce n’est pas possible. Je suis trop maître de ma pensée pour qu’elle ait pu m’échapper à ce point…
Et pourtant, c’est bien vrai. Oui, oui, je ne me trompe pas. Mes souvenirs se réveillent avec l’exactitude la plus saine.
Le docteur Gresham est le MÉDECIN DES FOUS !

XX

C’est qu’en vérité, ils me croient fou. Il n’y a pas à s’y méprendre. La chose est grotesque, sur mon âme !
Ah ! ah ! voyez donc ce bon visage de ma garde-malade qui ne s’approche de mon lit qu’avec hésitation, comme si elle avait peur d’être mordue. Et cet excellent docteur ! Comme il a bien ce sourire railleur, qui peint la supériorité de l’homme raisonnable sur le fou. Non, sérieusement, ils m’amusent. Ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour ne pas m’irriter. Non seulement, ils me croient fou, mais dangereux. Qui sait ? Pourquoi pas hydrophobe ?
Mais pourquoi me croient-ils fou ? Je n’en sais réellement rien. J’y songe. Peut-être suis-je vraiment fou pour eux. Pour les intelligences qui se sont arrêtées à la moyenne du développement, ceux-là sont fous dont les sens ont atteint une hyperacuité qui les étonne. Je suis au-dessus du niveau commun : donc pour eux je suis fou.
Qu’est-ce que la folie, en effet ? Sinon la perception de l’inconnu, la pénétration dans un monde dont les cerveaux obtus n’ont pas la compréhension. Le fer rouge paraît fou au fer noir. Et cependant, il n’est rouge que parce qu’il s’est assimilé des atomes de calorique dont le fer noir est dénué. Mes organes cérébraux sont ultra-échauffés, et leur rayonnement étonne, effraie les cerveaux froids. La folie est encore la spécialisation. Tandis que l’organe de l’homme sensé (à ce qu’ils prétendent) dispense ses forces actives sur cent points qu’il touche à peine, le cerveau du fou (cette appellation est burlesque) sait concentrer toute sa vitalité sur un centre unique. Ce qu’ils nomment monomanie n’est que la spécialisation des facultés pensantes en une étude particulière. C’est un développement extra-humain de la puissance analytique. Pourquoi les analystes traitent-ils de fous les synthétistes ?
Et cet homme, non seulement prétend que je suis fou, mais encore il a l’audace ridicule (ridicule, car j’en ris, sur mon âme !) de vouloir me guérir. Qu’entend-il par ce mot, me guérir, sinon m’amoindrir ? sinon éteindre en moi cette superfaculté qui est à la fois ma vie et mon orgueil.
Les détromperai-je ? Leur prouverai-je que je suis plus sain d’esprit qu’ils ne le sont eux-mêmes ? Non seulement plus sain, mais encore doué d’une santé absolue, tendant à la perfection même par le développement de l’organe. Cela dépend. Si fou que je sois, je n’ai pas perdu la mémoire ; et je me souviens que les protestations ne font le plus souvent que les rendre plus entêtés dans leurs idées. Et puis à quel degré me croient-ils arrivé ? Suis-je dans la période croissante ou au contraire en voie de guérison ?
J’attendrai, et je rirai à mon aise, en dedans, de l’ignorance de la science. Et quand, de son air docte, le médecin aura déclaré que je suis guéri, j’éclaterai de rire, et je lui crierai :
Imbécile, qui ne sait pas que le delirium tremens n’est qu’une combustion.

XXI
Non, je ne dirai rien. Oh ! j’y suis bien décidé maintenant. Il était temps que j’apprisse cela. Car la vérité m’oppressait. J’étais tenté de crier « Je ne suis pas fou ! » Mais aujourd’hui je veux, je veux, entendez-vous, qu’on me croie fou. Je veux qu’on me transporte au Lunatic Asylum… car, tout à l’heure, pendant qu’il causait, tandis qu’il croyait que le fou ne pouvait l’entendre, il a dit… oh ! j’ai bien entendu, plutôt ne pas entendre, dans ma tombe, la trompette au jour du jugement – il a dit que Golding avait été sauvé, seul, et qu’il était fou…

XXII

J’ai manœuvré ; et, de fait, ce n’a pas été très difficile. Je n’ai eu qu’à me montrer tel que je suis réellement ; ils se sont persuadés de plus en plus que j’étais fou. J’ai tremblé un instant qu’on ne voulût, en ma qualité d’homme riche, me soigner chez moi. Par bonheur, l’avarice du docteur Gresham a été plus forte que les remontrances de mes amis. L’honnête homme préfère m’avoir sous sa main, pour mieux m’exploiter. En vérité, je ne puis lui en faire un crime ; car pour quelques centaines de dollars de plus que je dépenserai, j’aurai du moins obtenu ce que je désire depuis si longtemps.
Enfin, je ne suis plus si faible, et je puis être transporté. Oh ! quelles précautions sont prises ! On veille sur moi comme sur un enfant terrible. Si j’allais m’échapper ! Si ma folie allait prendre tout à coup un caractère violent ! On s’efforce de m’amadouer. On me parle d’une promenade à la campagne, dans le but – l’unique but – de réparer mes forces. Comme ils auraient peur, s’ils pouvaient se douter que je sais tout, que je n’ignore point que c’est à l’hôpital des fous qu’on me conduit. Imbéciles ! je vous laisse jouer devant mes yeux votre ridicule comédie, parce qu’il me plaît – à moi – d’aller à votre hôpital. J’y vais parce qu’il me convient d’y aller, entendez-vous bien ! N’ont-ils pas discuté entre eux tout bas – mais j’entends tout – s’il n’y avait pas lieu de m’attacher les bras dans leur vêtement infâme ? Par bonheur, ils ont renoncé à ce gracieux projet. Je dis, par bonheur, car je me serais peut-être trahi.
Nous voilà partis… Qu’est ceci ? je rencontre sur mon passage des voisins qui gémissent et se détournent pour pleurer. Ah ! ah ! quand je disais que tout cela était du pur grotesque ! Pleurez, pleurez, tandis que mon âme, à moi, rit à gorge déployée.
On s’est arrêté devant le Lunatic Asylum. J’ai feint de ne pas m’en apercevoir. Il me tarde que toutes ces formalités préliminaires soient accomplies. Voici : nous passons sous des voûtes, dans une espèce de greffe ; le sous-directeur, un gros homme réjoui, vient me recevoir des mains du tout-puissant directeur, docteur Gresham. Un clignement d’yeux est adressé au docteur par ce personnage. Il signifie – cela est aussi clair que si les mots étaient prononcés : – Ah ! c’est là cet excellent client ! Car je suis accueilli avec tous les égards que l’on doit à une bonne affaire. Je représente un capital de… auquel d’habiles saignées devront être pratiquées. Donc, je suis respectable au plus haut point.
Le sous-directeur daigne me conduire lui-même à mon appartement. J’ai un appartement, s’il vous plaît, dans le pavillon le plus élégant, une chambre à coucher, un parloir et un cabinet. Ah ! ce cabinet m’a fait une fâcheuse impression. C’est là que sont disposés – comme des instruments de torture – les appareils hydrothérapiques. Les douches glacées ! Bast ! puisque je suis fou. J’ai des fenêtres grillées, qui donnent sur un magnifique jardin… à peine entré, j’y jette un coup d’œil…

XXIII

Je suis descendu dans le parc, afin de prendre l’air. Le docteur Gresham est venu me rejoindre. C’est maintenant qu’il faut user d’habileté. Il m’a pris le bras et a fait avec moi un tour de promenade. Il paraît très satisfait de ma docilité. Il me parle doucement, comme on fait à un enfant qu’on ne veut pas irriter. Je ne lui adresse pas une seule question. Je me contente de répondre par des monosyllabes. Je tiens les yeux à demi fermés, je ne veux pas qu’il lise ce qui se passe en moi… [...]
Quiconque m’eût regardé pendant cette première nuit n’eût pas un seul instant douté de ma folie. Je ne dormis pas une minute. Le sommeil rentrait dans cette relativité dont je devais me débarrasser. Ou bien, la fatigue étant plus forte que ma volonté, le corps pouvait dormir à l’exception des yeux et des oreilles. Les yeux ne devaient pas, fût-ce une minute, fût-ce la dixième partie d’une seconde, négliger l’action, dont la persistance seule pouvait centupler l’acuité. Ainsi des oreilles. Tout bruit devait passer non perçu par elles, excepté le bruit qui viendrait de la chambre à côté. Ah ! ce fut un travail pénible dans le principe, et cette première nuit fut fatigante. Je n’avais pas de lumière, mais je fixais mes yeux à demi ouverts sur la cloison. Pendant plusieurs heures, l’obscurité demeura profonde. Peu à peu, un effet déjà connu – et sur lequel je comptais – se produisit. Je distinguai dans l’obscurité, non la couleur, mais l’existence de la cloison. Mes yeux, sans saisir les détails, percevaient quelque chose qui n’était pas les ténèbres.
Puisque je perçus l’obscurité, la logique ne voulait-elle pas que j’arrivasse – au prix d’une constance que rien ne pourrait vaincre – au résultat désiré ?
Autre résultat obtenu : je m’étais absolument isolé de tout ce qui pouvait se produire autour de moi, et la lueur d’un nouvel incendie aurait pu lécher mes fenêtres…, je ne l’aurais pas vu !
Mais le jour vient…, je prends un peu de repos.
Dans quelques heures, la lutte recommencera… [...]

XXVI

Comment agir ? Double danger. D’une part, il ne faut pas donner l’éveil à Golding, il faut qu’il ait confiance en moi. D’un autre côté, je dois être surveillé. Oh ! certainement, puisque je suis fou, on doit craindre continuellement que l’accès ne se déclare. Il y a évidemment quelque part, et sans que je le sache, un point d’où quelque surveillant m’examine et m’écoute. En tout cas, comme je ne sais rien encore à cet égard, il faut être prudent. Si l’on pensait que je m’occupe de Golding, peut-être me séparerait-on de lui. Et alors ! plutôt cent fois mourir, que de faire naufrage si près du port…
Mais cette surveillance, quelle qu’elle soit, ne doit pas être incessante. J’admets que de temps à autre le gardien jette – par où donc ? – un regard dans ma chambre. Mais si rien ne sollicite son attention, il est évident que ce coup d’œil est seulement machinal, qu’il regarde et voit à peine, que le tout n’est fait que par acquit de conscience, et pour exécuter une consigne.
De plus, cette surveillance peut être active au commencement de la soirée, mais plus tard ! oh ! plus tard, elle se fatigue certainement. Je dois me régler sur ces prévisions, qui sont exactes. J’ai deux sens à exercer, l’ouïe et la vue. Mon attitude, pendant que je regarde, pourrait éveiller l’attention. Donc pendant les premières heures, j’écouterai.
Il sera bientôt six heures. Je me suis étendu sur mon lit comme pour me reposer, dans une attitude naturelle. Rien de forcé. J’ai les yeux ouverts, mais pour ne pas les fatiguer, je leur ai ordonné de ne pas voir. Le travail qui s’opère dans mon cerveau doit absorber toute mon activité, et de mes sens, celui-là seul doit agir, auquel je le commande.
En ce moment, j’écoute. Mais encore, je n’écoute, encore bien que je les entende, aucun des bruits qui surgissent dans la maison. J’entends le pas des gardiens, faisant leur ronde dans les corridors ; mais j’écoute ce qui se passe dans la chambre de Golding. […] Il faut que, continuant mon travail d’excitation du sens visuel et du sens auditif, je parvienne à lire dans Golding comme dans un livre ouvert, à entendre l’écho de ses pensées, à percevoir ces mots qui se formulent dans son cerveau…

XXVII

Minuit : je commence. Il sera plus facile de percer un trou dans la cloison, et par là, je plongerai sur Golding mon regard investigateur. Et pas d’instruments ! Si seulement j’avais un canif ! Après tout, où serait la difficulté ? Non, de mes ongles, j’ouvrirai une issue dans ce bois. Ah ! ils croient que je dors, et ils se disent : « Le fou est calme, ce soir ! »
Restez dans votre repos, mes maîtres. Le fou suit raisonnablement un projet conçu… et demain, il saura tout… Comme ce bois est dur !

XXVIII

Deux nuits ont suffi à ce travail. J’ai dû déployer toute mon énergie ; à certains moments, le sang jaillissait de mes ongles. Mais cela me préoccupait peu, je vous jure. Cette nuit, je le verrai dormir. Dort-il d’abord ? Je n’en sais rien, et même ce souffle que j’entends à travers la cloison ne me paraît pas celui d’un homme endormi. Cependant, il ne quitte pas son lit… une seule remarque : il semble que son poids s’alourdisse de plus en plus. Est-ce que l’entassement des souvenirs et… qui sait ? des remords aurait un poids effectif… plus la nuit avance, plus par conséquent les souvenirs s’amassent dans son cerveau, plus j’entends le lit gémir et craquer, comme si ses pensées étaient de plomb. Que cette journée me paraît longue ! Des échecs, je ne me préoccupe plus. Je joue machinalement, sans y songer, et je le regarde. Mais c’est singulier. J’aurais pensé que ce travail de perforation se serait accompli plus vite… je ne puis encore rien lire dans ce cerveau. Oh ! il y a des moments je voudrais le déchirer de mes ongles comme j’ai déchiré la muraille…
Tiens ! un couteau !

XXIX

Comment se trouve-t-il dans ma chambre ? D’où vient-il ? Qui l’a apporté ici ? Un couteau, et dont la lame paraît solide, sur ma foi. Ce n’est pas un couteau de table, ce n’est pas moi qui l’ai pris à la table du repas. On nous surveille trop. Non, non. Je me souviens. Le gardien est entré ce matin ; il coupait une pomme. C’est évidemment lui qui a oublié là cet outil…
Un couteau : cela peut servir à tant de choses. Il est bien emmanché, bien en main. Comme on donnerait un bon coup, avec cela… de haut en bas… Le gardien est venu. Ah ! j’ai bien compris pourquoi. Il est inquiet, cet homme, il sait qu’il a laissé son couteau quelque part, et sa responsabilité s’inquiète. Il ne me demande rien tout d’abord. Il me souhaite le bonsoir, mais en même temps il regarde à droite et à gauche. Moi, je suis assis tout naturellement, sur une chaise, devant ma table. J’ai caché le couteau dans ma manche. Pourquoi, après tout ? Il serait si simple de lui dire : Mon brave homme ! je sais ce que vous cherchez. Voici votre couteau.
Non, je ne lui dirai rien. Tenez, voilà qu’il m’interroge. Oh ! sans avoir l’air d’attacher à sa question la moindre importance :
– Est-ce que par hasard vous n’auriez pas trouvé un couteau ?
– Un couteau ! ici ! oh ! non.
Si vous voyiez de quel air placide je réponds.
Il est convaincu que je dis la vérité. Comme c’est chose amusante que de tromper. Il jette un dernier coup d’œil autour de lui, mais, bon gré, mal gré, il faut bien qu’il y renonce. S’il se doutait que je le sens, là, tout près de ma chair, et que le fou – car je suis un fou – se moque in petto de l’homme raisonnable.
Il est parti. Pourquoi ai-je gardé ce couteau ? Sur mon âme, je ne pourrais le dire. Mais cet acier froid me cause une agréable sensation. On dirait – oui, en vérité – que cette sensation s’harmonise avec quelque secrète pensée de mon cœur…
Six heures ! à mon poste.
XXX

L’ouverture que j’ai pratiquée dans la cloison, est tout étroite. Mon plus petit doigt n’y pourrait passer, mais mon regard pénètre et embrasse, dans la chambre de Golding, un périmètre plus que suffisant. Du reste, je n’ai pas besoin de voir plus loin que son lit.
Il s’est étendu. Il est sur le dos. Les yeux sont à demi fermés ; leur expression est vague. Puis peu à peu, ils s’ouvrent, ils sont fixes, ils regardent quelque part. Où ? ce n’est pas au plafond. – Que lui importent et le plafond et les quelques moulures de plâtre qui l’entourent ? Non, son regard va évidemment plus loin. Il est étrange que mon attention ne se fatigue pas. Il me semble que je le regarderais ainsi pendant une année entière sans que ma paupière eût un frémissement. Il n’est pas beau, Golding. Sur ce visage d’ordinaire si frais, si rebondi, des rides se creusent… à l’heure sinistre. Un cercle olivâtre borde ses yeux. Évidemment il souffre. C’est un cauchemar qui danse sur sa poitrine. Smarra le tient à la gorge ; et sous la pression de cette griffe, à laquelle nulle volonté ne résiste, les sons sortent inarticulés de sa poitrine.
Voyons. Où est le point de son front que j’ai tenté de percer de mon regard ? Justement, il s’est posé de trois quarts, je puis le considérer tout à mon aise… Va donc ! courage ! mon regard. Perce cette boîte osseuse, qui, semblable à une cassette d’avare, renferme ce qui est mon trésor à moi !
Oh ! comme je réunis toute la force de mon être dans ce regard, lentille au foyer de laquelle se concentre tout le rayonnement de ma volonté. C’est un livre durement fermé que la tête d’un homme : pas une fissure, pas un coin par lequel je puisse apercevoir ces pages, si intéressantes pour moi… Non. Et ce sourire errant sur ces lèvres. Par le ciel ! Je crois qu’il me raille. Il semble dire : je tiens mon secret, il ne m’échappera pas. Que pourrais-je donc bien tenter pour hâter mon œuvre ? Quel dernier effort me conduirait à mon but ? Oh ! je ne reculerais devant rien. Maintenant qu’on me croit fou, que j’ai eu le courage d’accepter le doute, que je me suis livré à ceux qui nient ma raison, rien ne pourra me faire reculer.
[…] La cloison est entamée. J’ai pu constater son épaisseur. Ce n’est rien. Quelques planches ajustées. J’introduis le couteau dans une fente, la lame fait levier. La planche cédera. C’est peu solide. Je suis certain qu’il n’entendra rien, il est absorbé par le mystérieux qui l’obsède et l’étreint. Déjà la planche a plié, je puis passer mes deux mains. M’entendra-t-on du dehors ? Tout est calme. Les gardiens sont endormis. Et puis le bruit sera-t-il violent ? Je ne le crois pas. Tenez ! j’avais bien raison de ne pas le croire. Voici que sous mon effort, lent, étudié – habilement étudié, je vous jure – la planche se sépare, la peinture s’est fendue dans toute sa longueur, se craquelant sans bruit.
Là ! cette première planche reste entre mes mains. Déjà, je puis passer le bras. Je l’ai touché, lui. Il n’a pas tressailli. Il n’a pas senti mes doigts qui s’appuyaient sur son corps. À l’ouvrage donc ! La nuit commence seulement, j’ai tout le temps de mener l’œuvre à bien. Il est curieux que je n’aie pas conçu plus tôt cette pensée. Je secoue la seconde planche, méthodiquement, prêt à m’arrêter au moindre bruit, dépassant une certaine moyenne dont mon oreille a fixé l’intensité. Elle tient assez fortement, celle-là. Bah ! il serait trop ridicule de se décourager… en si beau chemin. Je le disais bien… La voilà qui s’ébranle. Elle est plus large que je ne l’avais supposé, c’est ce qui explique sa résistance… L’ouverture sera plus que suffisante.
Je pourrai passer… c’est fait. Il s’agit maintenant de me glisser par cette ouverture. Oh ! cela n’est pas difficile. Je me dresse à demi sur mon lit… la tête d’abord, puis les épaules. Il faut que je me mette de biais – de champ, comme disent les ouvriers – d’une main je m’appuie au lit, tout doucement. Mais, en vérité, il est inutile de prendre tant de précautions. Golding n’est-il pas plongé dans une sorte de catalepsie intermittente, qui, j’en ai la conviction, ne cessera qu’avec la nuit… la preuve de ceci, c’est que je suis dans sa chambre, c’est que j’ai pu passer par-dessus le lit, que j’ai même heurté ses jambes, et qu’il n’a pas eu conscience de ma présence.
Tenez, en cet instant, est-ce qu’il sait que je suis là, courbé sur lui, que je le touche, que je l’enveloppe tout entier de mon regard ? Ah ! en vérité, cela est burlesque, de songer qu’un fou pourrait être aussi habile !
XXXI
Et je ne puis rien voir ! En vain mon œil fouille, comme un bistouri, ce front sous lequel bouillonne son cerveau. En vain, je tends tous les ressorts de mon être. La matière inerte – qui s’appelle Golding – garde son secret. Malédiction ! il faut cependant en finir ! Je veux savoir, je saurai.
Encore ce couteau ! tout à l’heure il m’a semblé que cet acier s’était refroidi dans ma main comme pour me rappeler sa présence… Que pourrais-je donc en faire ? En quoi ce couteau pourrait-il m’être utile ? Ah ! j’y songe… non… ce n’est pas une idée ridicule. Voyons, pas de précipitations ! Qu’est-ce que je cherche après tout ? Je veux ouvrir ce cerveau qui reste obstinément fermé ? Lorsqu’un coffret rouillé résiste aux doigts qui s’efforcent d’arracher le couvercle, une lame d’acier a bientôt raison de cette résistance… Eh bien ! le cerveau de Golding n’est-il pas ma cassette à moi, renfermant des richesses plus précieuses que toutes les pierreries du monde ! Le couteau ! oui, c’est cela. Il me faut faire sauter ce couvercle qui ferme son cerveau… ce couvercle, c’est le crâne. La lame sera-t-elle assez forte ! Certes, avec un coup bien rapide, bien sec, la résistance de l’acier se décuplera. Je ne puis m’y reprendre à deux fois.
XXXII
C’est fait. J’ai frappé, oh ! d’une main sûre, allez. Il n’a pas poussé un soupir. Là, juste entre les deux yeux… la lame a pénétré de plus d’un pouce. Et c’est remarquablement dur, la boîte osseuse du cerveau. Je crois qu’il est mort… Oui, mais la vie persiste encore dans l’immobilité, précurseur de l’anéantissement définitif. Je retire la lame, le trou est béant, quelques gouttes d’un sang noirâtre… oh ! presque rien… En vérité, j’aurais cru qu’il eût plus saigné que cela… L’ouverture est faite, c’est par là que je regarderai… Enfin ! enfin ! par l’enfer, je vois, je lis dans ce cerveau ! Ah ! je ne m’étais pas trompé ! […] Ah ! je ne déchiffre plus qu’avec difficulté. En vain mon couteau fouille avec rage ce cerveau que gagne l’inertie de la mort. Rien !… rien !… plus rien !

« Hier, lit-on dans le New-York Advertiser, un crime horrible a été commis dans la Lunatic Asylum du docteur Gresham. L’honorable M. Golding a été assassiné par son voisin de cellule, M. X., dans un accès de folie furieuse. L’insensé l’a tué à coups de couteau dans le crâne. Quant à M. X., il est mort presque immédiatement dans des convulsions tétaniques. Le coroner a rendu un verdict de double décès par suite d’actes inconscients résultant d’aliénation mentale. »


Guy de Maupassant, « Le docteur Héraclius Gloss », Contes et nouvelles, préface d’Armand Lanoux, introduction de Louis Forestier, texte établi et annoté par Louis Forestier, t.1, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléïade », 1974 (publication posthume dans La revue de Paris, 15 novembre et 1er décembre 1921), pp. 44-53

Un coup violent frappé à sa porte l'éveilla, et Honorine introduisit un monsieur très grave que suivaient deux agents de la sûreté. Un peu derrière eux se dissimulait le médecin de la préfecture. Le monsieur grave se fit reconnaître pour le commissaire de police et invita courtoisement Héraclius à le suivre ; celui-ci obéit fort ému. Une voiture attendait à la porte, on le fit monter dedans. Puis, assis à côté du commissaire, ayant en face de lui le médecin et un agent, l'autre s'étant placé sur le siège près du cocher, Héraclius vit qu'on suivait la rue des Juifs, la place de l'Hôtel-de-Ville, le boulevard de la Pucelle et qu'on s'arrêtait enfin devant un grand bâtiment d'aspect sombre sur la porte duquel étaient écrits ces mots "Asile des Aliénés". Il eut soudain la révélation du piège terrible où il était tombé ; il comprit l'effroyable habileté de ses ennemis et, réunissant toutes ses forces, il essaya de se précipiter dans la rue ; deux mains puissantes le firent retomber à sa place. Alors une lutte terrible s'engagea entre lui et les trois hommes qui le gardaient ; il se débattait, se tordait, frappait, mordait, hurlait de rage ; enfin il se sentit terrassé, lié solidement et emporté dans la funeste maison dont la grande porte se referma derrière lui avec un bruit sinistre.
    On l'introduisit alors dans une étroite cellule d'un aspect singulier. La cheminée, la fenêtre et la glace étaient solidement grillées, le lit et l'unique chaise fortement attachés au parquet avec des chaînes de fer. Aucun meuble ne s'y trouvait qui pût être soulevé et manié par l'habitant de cette prison. L'événement démontrera, du reste, que ces précautions n'étaient pas superflues. A peine se vit-il dans cette demeure toute nouvelle pour lui que le docteur succomba à la rage qui le suffoquait. Il essaya de briser les meubles, d'arracher les grilles et de casser les vitres. Voyant qu'il n'y pouvait parvenir, il se roula par terre en poussant de si épouvantables hurlements que deux hommes vêtus de blouses et coiffés d'une espèce de casquette d'uniforme entrèrent tout à coup, suivis par un grand monsieur au crâne chauve et tout de noir habillé. Sur un signe de ce personnage, les deux hommes se précipitèrent sur Héraclius et lui passèrent en un instant la camisole de force ; puis ils regardèrent le monsieur noir. Celui-ci considéra un instant le docteur et se tournant vers ses acolytes : "A la salle des douches", dit-il. Héraclius alors fut emporté dans une grande pièce froide au milieu de laquelle était un bassin sans eau. Il fut déshabillé toujours criant, puis déposé dans cette baignoire ; et avant qu'il eût eu le temps de se reconnaître, il fut absolument suffoqué par la plus horrible avalanche d'eau glacée qui soit jamais tombée sur les épaules d'un mortel, même dans les régions les plus boréales. Héraclius se tut subitement. Le monsieur noir le considérait toujours ; il lui prit le pouls gravement puis il dit : "Encore une." Une seconde douche s'écroula du plafond et le docteur s'abattit grelottant, étranglé, suffoquant au fond de sa baignoire glacée. Il fut ensuite enlevé, roulé dans des couvertures bien chaudes et couché dans le lit de sa cellule où il dormit trente-cinq heures d'un profond sommeil.
    Il s'éveilla le lendemain, le pouls calme et la tête légère. Il réfléchit quelques instants sur sa situation, puis il se mit à lire son manuscrit qu'il avait eu soin d'emporter avec lui. Le monsieur noir entra bientôt. On apporta une table servie et ils déjeunèrent en tête-à-tête. Le docteur, qui n'avait pas oublié son bain de la veille, se montra fort tranquille et fort poli ; sans dire un mot du sujet qui avait pu lui valoir une pareille mésaventure, il parla longtemps de la façon la plus intéressante et s'efforça de prouver à son hôte qu'il était plus sage d'esprit que les sept sages de la Grèce.
    Le monsieur noir offrit à Héraclius en le quittant d'aller faire un tour dans le jardin de l'établissement. C'était une grande cour carrée plantée d'arbres. Une cinquantaine d'individus s'y promenaient ; les uns riant, criant et pérorant, les autres graves et mélancoliques.
    Le docteur remarqua d'abord un homme de haute taille partant une longue barbe et de longs cheveux blancs, qui marchait seul, le front penché. Sans savoir pourquoi le sort de cet homme l'intéressa, et, au même moment, l'inconnu, levant la tête, regarda fixement Héraclius. Puis ils allèrent l'un vers l'autre et se saluèrent cérémonieusement. Alors la conversation s'engagea. Le docteur apprit que son compagnon s'appelait Dagobert Félorme et qu'il était professeur de langues vivantes au collège de Balançon. Il ne remarqua rien de détraqué dans le cerveau de cet homme et il se demandait ce qui avait pu l'amener dans un pareil lieu, quand l'autre, s'arrêtant soudain, lui prit la main et, la serrant fortement, lui demanda à voix basse : "Croyez-vous à la métempsycose ?" Le docteur chancela, balbutia ; leurs regards se rencontrèrent et pendant quelques secondes tous deux restèrent debout à se contempler. Enfin l'émotion vainquit Héraclius, des larmes jaillirent de ses yeux - il ouvrit les bras et ils s'embrassèrent. Alors les confidences commencèrent et ils reconnurent bientôt qu'ils étaient illuminés de la même lumière, imprégnés de la même doctrine. Il n'y avait aucun point où leurs idées ne se rencontrassent. Mais à mesure que le docteur constatait cette étonnante similitude de pensées, il se sentait envahi par un malaise singulier ; il lui semblait que plus l'inconnu grandissait à ses yeux, plus il diminuait lui-même dans sa propre estime. La jalousie le mordait au cœur.
    L'autre s'écria tout à coup : "La métempsycose c'est moi ; c'est moi qui ai découvert la loi des évolutions des âmes, c'est moi qui ai sondé les destinées des hommes. C'est moi qui fus Pythagore." Le docteur s'arrêta soudain, plus pâle qu'un linceul. "Pardon, dit-il, Pythagore, c'est moi." Et ils se regardèrent de nouveau. L'homme continua : "J'ai été successivement philosophe, architecte, soldat, laboureur, moine, géomètre, médecin, poète et marin. - Moi aussi, dit Héraclius. - J'ai écrit l'histoire de ma vie en latin, en grec, en allemand, en italien, en espagnol et en français", criait l'inconnu. Héraclius reprit : "Moi aussi." Tous deux s'arrêtèrent et leurs regards se croisèrent, aigus comme des pointes d'épées. "En l'an 184, vociféra l'autre, j'habitais Rome et j'étais philosophe." Alors le docteur, plus tremblant qu'une feuille dans un vent d'orage, tira de sa poche son précieux document et le brandit comme une arme sous le nez de son adversaire. Ce dernier fit un bond en arrière. "Mon manuscrit", hurla-t-il ; et il étendit le bras pour le saisir. "Il est à moi", mugit Héraclius, et, avec une vélocité surprenante, il élevait l'objet contesté au-dessus de sa tête, le changeait de main derrière son dos, lui faisait faire mille évolutions plus extraordinaires les unes que les autres pour le ravir à la poursuite effrénée de son rival. Ce dernier grinçait des dents, trépignait et beuglait : "Voleur ! Voleur ! Voleur !" A la fin il réussit par un mouvement aussi rapide qu'adroit à tenir par un bout le papier qu'Héraclius essayait de lui dérober. Pendant quelques secondes chacun tira de son côté avec une colère et une vigueur semblables, puis, comme ni l'un ni l'autre ne cédait, le manuscrit qui leur servait de trait d'union physique termina la lutte aussi sagement que l'aurait pu faire le feu roi Salomon, en se séparant de lui-même en deux parties égales, ce qui permit aux belligérants d'aller rapidement s'asseoir à dix pas l'un de l'autre, chacun serrant toujours sa moitié de victoire entre ses mains crispées.
    Ils ne se relevèrent point, mais ils recommencèrent à s'examiner comme deux puissances rivales qui, après avoir mesuré leurs forces, hésitent à en venir aux mains de nouveau.
    Dagobert Félorme reprit le premier les hostilités. "La preuve que je suis l'auteur de ce manuscrit, dit-il, c'est que je le connaissais avant vous." Héraclius ne répondit pas.
    L'autre reprit : "La preuve que je suis l'auteur de ce manuscrit c'est que je puis vous le réciter d'un bout à l'autre dans les sept langues qui ont servi à l'écrire."
    Héraclius ne répondit pas. Il méditait profondément. Une révolution se faisait en lui. Le doute n'était pas possible, la victoire restait à son rival ; mais cet auteur qu'il avait appelé de tous ses voeux l'indignait maintenant comme un faux dieu. C'est que, n'étant plus lui-même qu'un dieu dépossédé, il se révoltait contre la divinité. Tant qu'il ne s'était pas cru l'auteur du manuscrit il avait désiré furieusement le voir ; mais à partir du jour où il était arrivé à se dire : "C'est moi qui ai fait cela, la métempsycose, c'est moi", il ne pouvait plus consentir à ce que quelqu'un prît sa place. Pareil à ces gens qui brûlent leur maison plutôt que de la voir habitée par un autre, du moment qu'un inconnu montait sur l'autel qu'il s'était élevé, il brûlait le temple et le Dieu, il brûlait la métempsycose. Aussi, après un long silence, il dit d'une voix lente et grave : "Vous êtes fou." A ce mot, son adversaire s'élança comme un forcené et une nouvelle lutte allait s'engager, plus terrible que la première, si les gardiens n'étaient accourus et n'avaient réintégré ces deux rénovateurs des guerres religieuses dans leurs domiciles respectifs.
    Pendant près d'un mois le docteur ne quitta point sa chambre ; il passait ses journées seul, la tête entre ses deux mains, profondément absorbé. M. le doyen et M. le recteur venaient le voir de temps en temps et, doucement, au moyen de comparaisons habiles et de délicates allusions, secondaient le travail qui se faisait dans son esprit. Ils lui apprirent ainsi comment un certain Dagobert Félorme, professeur de langues au collège de Balançon, était devenu fou en écrivant un traité philosophique sur la doctrine de Pythagore, Aristote et Platon, traité qu'il s'imaginait avoir commencé sous l'empereur Commode.
    Enfin, par un beau matin de grand soleil, le docteur redevenu lui-même, l'Héraclius des bons jours, serra vivement les mains de ses deux amis et leur annonça qu'il avait renoncé pour jamais à la métempsycose, à ses expiations animales et à ses transmigrations, et qu'il se frappait la poitrine en reconnaissant son erreur.
    Huit jours plus tard les portes de l'hospice étaient ouvertes devant lui.

XXIX
Comment on tombe parfois de Charybde en Scylla

    En quittant la maison fatale, le docteur s'arrêta un instant sur le seuil et respira à pleins poumons le grand air de la liberté. Puis reprenant son pas allègre d'autrefois, il se mit en route vers son domicile. Il marchait depuis cinq minutes quand un gamin qui l'aperçut poussa tout à coup un sifflement prolongé, auquel répondit aussitôt un sifflement semblable parti d'une rue voisine. Un second galopin arriva immédiatement en courant, et le premier, montrant Héraclius à son camarade, cria, de toutes ses forces :
    "V'là l'homme aux bêtes qu'est sorti de la maison des fous", et tous deux, emboîtant le pas derrière le docteur, se mirent à imiter avec un talent remarquable tous les cris d'animaux connus. Une douzaine d'autres polissons se furent bientôt joints aux premiers et formèrent à l'ex-métempsycosiste une escorte aussi bruyante que désagréable. L'un d'eux marchait à dix pas devant le docteur, portant en guise de drapeau un manche à balai au bout duquel il avait attaché une peau de lapin trouvée sans doute au coin de quelque borne ; trois autres venaient immédiatement derrière, simulant des roulements de tambour, puis apparaissait le docteur effaré qui, serré dans sa grande redingote, le chapeau rabattu sur les yeux, semblait un général au milieu de son armée. Après lui la horde des garnements courait, gambadait, sautait sur les mains, piaillant, beuglant, aboyant, miaulant, hennissant, mugissant, criant cocorico, et imaginant mille autres choses joyeuses pour le plus grand amusement des bourgeois qui se montraient sur leurs portes. Héraclius, éperdu, pressait le pas de plus en plus. Soudain un chien qui rôdait vint lui passer entre les jambes. Un flot de colère monta au cerveau du docteur et il allongea un si terrible coup de pied à la pauvre bête qu'il eût jadis recueillie, que celle-ci s'enfuit en hurlant de douleur. Une acclamation épouvantable éclata autour d'Héraclius qui, perdant la tête, se mit à courir de toutes ses forces, toujours poursuivi par son infernal cortège.
    La bande passa comme un tourbillon dans les principales rues de la ville et vint se briser contre la maison du docteur ; celui-ci, voyant la porte entrouverte, s'y précipita et la referma derrière lui, puis toujours courant il monta dans son cabinet, où il fut reçu par son singe qui se mit à lui tirer la langue en signe de bienvenue. […]
    Le lendemain, sa fièvre s'étant dissipée, il voulut essayer de faire un tour par la ville. Mais à peine eut-il franchi le seuil de sa porte que les gamins embusqués au coin des rues le poursuivirent de nouveau criant : "Hou hou hou, l'homme aux bêtes, l'ami des bêtes !" et ils recommencèrent les cris de la veille avec des variations sans nombre.
    Le docteur rentra précipitamment. La fureur le suffoquait, et, ne pouvant s'en prendre aux hommes, il jura une haine inextinguible et une guerre acharnée à toutes les races d'animaux. Dès lors, il n'eut plus qu'un désir, qu'un but, qu'une préoccupation constante : tuer des bêtes. Il les guettait du matin au soir, tendait des filets dans son jardin pour prendre des oiseaux, des pièges dans ses gouttières pour étrangler les chats du voisinage, sa porte toujours entrouverte offrait des viandes appétissantes à la gourmandise des chiens qui passaient, et se refermait brusquement dès qu'une victime imprudente succombait à la tentation. Des plaintes s'élevèrent bientôt de tous les côtés contre lui. Le commissaire de police vint plusieurs fois en personne le sommer d'avoir à cesser cette guerre acharnée. Il fut criblé de procès ; mais rien n'arrêta sa vengeance. Enfin l'indignation fut générale. Une seconde émeute éclata dans la ville, et il aurait été, sans doute, écharpé par la multitude sans l'intervention de la force armée. Tous les médecins de Balançon furent convoqués à la Préfecture, et déclarèrent à l'unanimité que le docteur Héraclius Gloss était fou. Pour la seconde fois encore, il traversa la ville entre deux agents de la police et vit se refermer sur ses pas la lourde porte de la maison sur laquelle était écrit : "Asile des Aliénés."

XXX
Comme quoi le proverbe "Plus on est de fous, plus on rit" n'est pas toujours exactement vrai

    Le lendemain il descendit dans la cour de l'établissement, et la première personne qui s'offrit à ses yeux fut l'auteur du manuscrit métempsycosiste. Les deux ennemis marchèrent l'un vers l'autre en se mesurant du regard. Un cercle se fit autour d'eux. Dagobert Félorme s'écria : "Voici l'homme qui a voulu me dérober l'œuvre de ma vie, me voler la gloire de ma découverte." Un murmure parcourut la foule. Héraclius répondit : "Voici celui qui prétend que les bêtes sont des hommes et que les hommes sont des bêtes." Puis tous deux ensemble se mirent à parler, ils s'excitèrent peu à peu, et, comme la première fois, ils en vinrent bientôt aux mains. Les spectateurs les séparèrent.
    A partir de ce jour, avec une ténacité et une persévérance merveilleuses, chacun s'attacha à se créer des sectaires, et, peu de temps après, la colonie tout entière était divisée en deux partis rivaux, enthousiastes, acharnés, et tellement irréconciliables qu'un métempsycosiste ne pouvait se croiser avec un de ses adversaires sans qu'un combat terrible s'ensuivît. Pour éviter de sanglantes rencontres, le directeur fut contraint d'assigner des heures de promenades réservées à chaque faction, car jamais haine plus tenace n'avait animé deux sectes rivales depuis la querelle fameuse des Guelles et des Gibelins. Grâce, du reste, à cette prudente mesure, les chefs de ces clans ennemis vécurent heureux, aimés, écoutés de leurs disciples, obéis et vénérés.
    Quelquefois pendant la nuit, un chien qui hurle en rôdant autour des murs fait tressaillir dans leur lit Héraclius et Dagobert : c'est le fidèle Pythagore qui, échappé par miracle à la vengeance de son maître, a suivi sa trace, jusqu'au seuil de sa demeure nouvelle, et cherche à se faire ouvrir les portes de cette maison où les hommes seuls ont le droit d'entrer.


Émile Zola, Histoire d'un fou [L'Événement illustré, 8 juin 1868]

« Le drame de la rue des Écoles, dont je je parlais hier, m'a remis en mémoire une étrange histoire d'adultère. Je la raconterai pour l'édification des dames qui n'aiment pas les coups de couteau, et qui cherche un moyen honnête de se débarrasser de leurs maris.
Isidore-Jean-Louis Maurin était un digne bourgeois, propriétaire de plusieurs immeubles, habitant à Belleville le premier étage d'une de ses maisons. Il avait grandi au fond de ce vieux logis, s'occupant de son jardin, vivant dans une oisiveté de Parisien badaud et flâneur. À quarante ans, il commit la sottise d'épouser la fille d'un de ses locataires, une blonde enfant de dix-huit ans, dont les yeux gris, semés d'étincelles vives, avaient le regard doux et luisant d'une chatte.
Six mois plus tard, Henriette montait chez un jeune médecin qui occupait le second étage. Cela arriva le plus naturellement du monde, un soir d'orage, pendant une promenade que Maurin était allé faire aux forti-fications. Les amants furent pris d'une fièvre de passion, et bientôt les quelques minutes qu'ils pouvaient se donner à la dérobée ne leur suffirent plus ; ils rêvèrent de vivre ensemble maritalement. Leur vie presque commune, ce simple plancher qui les séparait, aiguisait encore leurs désirs. La nuit, l'amant entendait tousser le mari dans son lit.
Certes, Maurin était un bonhomme ; on le citait dans te quartier comme le modèle des maris ; il ne voyait rien, se montrait d'une douceur et d'une complaisance exemplaires. Mais c'était justement là l'obstacle exaspérant, la bonhomie de Maurin qui le retenait au logis, la vie simple qui cloîtrait la jeune femme. Au bout de quelques semaines, elle ne savait plus quelle histoire inventer pour monter au second étage. Alors les amants décidèrent qu'il fallait se débarrasser du bonhomme.
Ils reculèrent devant un crime brutal. Ils ne pouvaient égorger un pareil mouton ; puis ils craignaient d'être pris et d'avoir le cou tranché. D'ailleurs, le médecin, qui était un homme d'imagination, trouva un expédient moins dangereux, et dont le côté romanesque passionna Henriette.
Une nuit, toute la maison fut réveillée par des cris terribles qui venaient de l'appartement du propriétaire. On enfonça la porte, et on trouva la jeune femme dans un état affreux, à genoux sur le tapis, échevelée, hurlantes, les épaules rouges de coups. En face d'elle, Maurin setenait hébété, frissonnant. Il balbutia comme un homme ivre, il ne put répondre aux questions pressantes qu'on lui adressa.
— Je ne sais pas, murmurait-il... Je ne lui ai rien fait, elle s'est mise à crier tout d'un coup.
Quand Henriette se fut un peu calmée, elle balbutia à son tour, en regardant son mari d'un air étrange, avec une sorte de pitié effrayée. Les voisins se retirèrent, très intrigués, un peu épouvantés même, en se disant entre eux que « tout cela n'était pas clair ».
De pareilles scènes se renouvelèrent fréquemment. La maison vivait dans des alarmes continuelles. Chaque fois que les cris se faisaient entendre et qu'on pénétrait dans l'appartement, le même spectacle s'offrait aux regards des voisins : Henriette, vautrée à terre, affaissée et frémissante, comme une personne qu'on vient de rouer de coups, et Maurin, courant dans la pièce, effaré, ne pouvant rien expliquer.
Le bonhomme devint soucieux. Le soir, il ne se couchait plus qu'en tremblant, avec la peur sourde d'être réveillé pendant la nuit par les hurlements d'Henriette. II ne comprenait rien à ses crises. Elle sautait brutalement du lit, se donnait de violentes tapes sur les épaules, s'échevelait, se roulait sans qu'il fût encore parvenu à découvrir ce qui la jetait ainsi par terre. Elle ne pouvait être que folle, et il se promit de ne jamais répondre aux questions, de rester muet sur ce drame intime. Mais sa tranquillité de badaud était morte; ilmaigrissait, il jaunissait ; il n'avait plus son large rire d'imbécile satisfait.
Cependant le bruit, un bruit qui venait on ne savait d'où, se répandait dans le quartier que le bonhomme avait presque chaque nuit des accès de fièvre chaude, pendant lesquels il battait la malheureuse Henriette comme plâtre. Son visage pâle et défait, ses réponses évasives, toute son attitude gênée et triste, confirmèrent singulièrement cette histoire.
Maurin ne put dès lors faire un geste, sans que ce geste parût être l'acte d'un fou. Dès qu'il sortait, les yeux de tout un quartier étaient braqués sur lui, interrogeant chacun de ses pas, donnant des explications étranges à ses moindres paroles. Rien ne ressemble plus à un fou qu'un homme sain d'esprit. Si son pied glissait, s'il levait les yeux au ciel, s'il se mouchait, on riait, on haussait les épaules de pitié. Des gamins le suivaient comme ils auraient suivi une bête curieuse. Au bout d'un mois, il devint notoire dans Belleville que Maurin était fou, mais fou à lier.
On racontait à voix basse des faits inouïs. Une femme disait l'avoir rencontré sans chapeau sur le boulevard extérieur, un jour de pluie. C'était vrai : un coup vent avait emporté le chapeau du bonhomme. Une autre femme affirmait qu'il se promenait dans son jardin chaque nuit, à minuit sonnant, avec une bougie qu'il tenait comme un cierge, en chantant l'office des Morts. Cela parut très effrayant. La vérité était que cette femme avait vu une seule fois Maurin cherchant avec une lanterne les limaces qui mangeaient ses salades. Peu à peu, on collectionna les traits de folie bonhomme, on lui composa un dossier écrasant. Les cancans allaient leur train : « Un si brave homme, si doux, si bon ! Quel malheur ! Ce que c'est que de nous!... Il faudra pourtant qu'on finisse par l'enfermer... Il la massacre, sa pauvre petite femme, une femme si distinguée, une si excellente personne... »
Le commissaire fut prévenu. Un beau matin, à la suited'une scène épouvantable qu'Henriette joua en actrice consommée, Maurin fut mis dans un fiacre, sous un prétexte quelconque, et conduit à Charenton. Là, quand il comprit ce dont il s'agissait, il entra dans une telle rage, que d'un coup de dent il coupa net le pouce gardien. On lui mit la camisole de force, on le parqua avec les fous furieux.
Le jeune médecin s'était arrangé de façon à ce qu'on gardât le plus longtemps possible le bonhomme dans son cabanon. Il prétendait avoir suivi la maladie de Maurin et avoir observé chez lui des phénomènes d'une telle étrangeté que ses confrères se crurent en face d'un cas nouveau. D'ailleurs, tout Belleville était là pour grossir le dossier. Il y eut des réunions d'aliénistes et des mémoires furent écrits. Les amants s'envolèrent, allèrent jouir de leur lune de miel dans un trou de feuillages, en Touraine. Henriette mit onze mois à se lasser du jeune médecin. Souvent, entre deux baisers, elle songeait à ce misérable qui hurlait dans un cabanon. Et elle se prenait à l'aimer, maintenant qu'il était tragique, qu'il n'allait plus regarder pousser ses salades ni promener sa flânerie aux fortifications. Les femmes aux yeux gris, aux regards de chattes, ont de ces caprices. Elle se sauva de chez son amant, elle courut à Charenton, décidée à tout avouer.
Ce qui l'avait souvent surprise les médecins mettaient à reconnaître que Maurin n'était pas fou. Elle avait compté au plus sur quelques semaines de liberté. Quand on l'eut conduite au cabanon de son mari, elle vit un spectre se dresser lentement d'un coin d'ombre, une bête sale, maigre, blafarde, qui la regarda de ses yeux creux, pleins d'un effarement stupide. Le bonhomme ne la reconnut pas. Et comme elle restait là, terrifiée, il se mit à se balancer, avec un rire idiot. Brusquement, il éclata en sanglot, balbutiant :
— Je ne sais pas, je ne sais pas... je ne lui ai rien fait.
Puis il se jeta à plat ventre, comme Henriette autrefois sur le tapis, et il se donna des tapes sur les épaules, il se vautra en poussant des cris perçants.
— Il recommence ce jeu-là vingt fois par jour, dit le gardien qui accompagnait la jeune femme.
Celle-ci, défaillante, les dents claquant de peur, se cacha les yeux pour ne plus voir le bonhomme dont elle avait fait une telle brute.
Maurin était fou. »


Machado de Assis, L'aliéniste, Paris, Gallimard, « Folio », 1992

p. 23 :
« II y avait, entre autres carences stigmatisées par les chroniqueurs, le fait que le conseil municipal d'Itaguaï ne se préoccupait aucunement des déments. De sorte que les fous furieux étaient chacun claustrés dans une alcôve, à l'intérieur de leur propre maison, non pas guéris, mais abandonnés sans souci de guérison, en attendant que la mort vienne leur subtiliser le bienfait d'exister : les innocents déambulaient à leur gré dans la rue. Simâo Bacamarte résolut sans plus attendre de réformer une coutume aussi désastreuse ; il déposa une demande d'autorisation auprès de la municipalité pour héberger et traiter dans l'établissement qu'il se proposait d'édifier tous les fous d'Itaguaï ainsi que ceux des hameaux et villages voisins, moyennant une allocation que le conseil lui verserait lorsque la famille du malade ne serait pas en condition de le faire. La proposition excita la curiosité de tout le pays, et rencontra une grande résistance, tant il est vrai que les habitudes absurdes, ou encore désastreuses, se laissent difficilement déraciner. L'idée de mettre les fous dans le même établissement, de les faire vivre sous le même toit, fut interprétée comme un symptôme de démence et il ne manqua guère de langues charitables pour susurrer la chose à l'oreille de la propre femme du médecin. »

pp. 31-33 :
« De toutes les agglomérations et lieux-dits du voisinage, fous furieux, innocents, monomaniaques — toute la famille des déshérités de l'esprit au grand complet — affluaient à la Maison Verte. Au bout de quatre mois, celle-ci était un village. Les premières cellules ne suffirent plus ; et une galerie de trente-sept cellules fut commandée en annexe. Le père Lopes dut convenir que jamais il n'aurait imaginé l'existence au monde d'une telle quantité de fous, et encore moins l'énigme posée par certains cas. Ainsi, par exemple, ce garçon rustre et mal dégrossi, qui tous les jours, après le déjeuner, entamait régulièrement un discours académique, orné de tropes, d'antithèses et d'apostrophes, émaillé de grec et de latin, couronné de citations de Cicéron, d'Apulée et de Tertullien. Le saint homme n'en revenait pas. Quoi ? Un gaillard qu'il avait vu, trois mois auparavant, jouer au volant dans la rue !
— Je n'en disconviens pas, répondait l'aliéniste, mais la vérité est ce que Votre Révérendissime a sous les yeux. Et ce, tous les jours que Dieu fait.
— Quant à moi, reprit le père Lopes, je ne vois guère d'autre explication que la confusion des langues dans la tour de Babel, telle qu'elle nous est rapportée dans les Écritures ; ces langues jadis confondues, probablement est-il facile, dès lors que la raison ne travaille plus, de les échanger...
— Ce peut être en effet l'explication divine du phénomène, opina l'aliéniste après un temps de réflexion, mais il ne m'étonnerait pas qu'existe également certaine raison humaine et purement scientifique, et c'est ce dont je m'occupe.
— Je vous souhaite bonne chance, et quant à moi reste perplexe. Réellement !
Les fous par amour étaient au nombre de trois ou quatre, mais ce n'est que pour deux d'entre eux que l'étrangeté de leur délire surprenait. Le premier, un certain Falcâo, garçon de vingt-cinq ans, se prenait pour l'étoile-de-Vénus, il ouvrait les bras et écartait les jambes pour leur donner comme une allure de rayons, et il demeurait dans cette position des heures d'affilée, à s'informer si le soleil était déjà levé, afin de pouvoir se coucher. Le second faisait continûment, continûment, continûment, le tour des pavillons et du patio, en arpentant les couloirs, à la recherche du bout du monde. C'était un pauvre diable que sa femme avait planté là pour suivre un godelureau. À peine averti de leur fugue, il s'était précipité, armé d'un pistolet, sur leurs talons ; il les avait découverts deux heures plus tard au bord d'un étang et avait occis le couple avec des raffinements de la pire cruauté.
La jalousie était satisfaite, mais le vengé devint fou. Et commença alors ce tourment d'aller au bout du monde à la recherche des fugitifs.
La manie des grandeurs ne manquait pas de représentants d'importance. Le plus remarquable était un pauvre énergumène, fils d'un marchand d'habits, qui racontait aux murs (car il ne regardait jamais personne) toute sa généalogie, qu'il débitait ainsi :
— Dieu engendra un œuf, l'œuf engendra l'épée, l'épée engendra David, David engendra la pourpre, la pourpre engendra le duc, le duc engendra le marquis, le marquis engendra le comte, que je suis.
Il se donnait un grand coup sur le crâne, faisait claquer ses doigts, et reprenait cinq, six fois de suite : — Dieu engendra un œuf, l'œuf, etc.
Un autre de la même espèce était un écrivain public, qui se vendait comme intendant du roi ; un troisième, éleveur de bestiaux dans le Minas1, avait la manie de distribuer des troupeaux à la ronde, trois cents têtes à celui-ci, six cents à celui-là, douze cents à tel autre, il n'en finissait pas. Je ne parle pas des cas de monomanie religieuse : je me contenterai de citer un individu qui, s'appelant Joâo de Deus, Jean de Dieu, disait être désormais le dieu Jean, et promettait le royaume des cieux à qui se prosternerait devant lui et les affres de l'enfer à qui s'en dispenserait ; et cet autre également, un universitaire du nom de Garcia, qui ne proférait jamais un traître mot, persuadé que si un jour il ouvrait la bouche, toutes les étoiles se détacheraient du firmament et embrase­raient la terre ; tel étant le pouvoir qu'il avait reçu de Dieu.
Du moins est-ce ce qu'il écrivait sur les feuilles de papier que l'aliéniste lui faisait remettre, moins par charité que par intérêt scientifique.

p. 39 :
« Car, à dire vrai, la patience de l'aliéniste était encore plus extraordinaire que toutes les manies hébergées à la Maison Verte : rien de moins que stupéfiante. Simâo Bacamarte commença par organiser le personnel de l'administration ; et, se rangeant au conseil de l'apothicaire Crispim Soares, il accepta également d'engager deux de ses neveux, auxquels revint la charge de faire exécuter par un régiment de supplétifs qu'il leur fournit après approbation du conseil municipal, la distribution de la nourriture et des vêtements, ainsi que la partie administrative. C'était ce qu'il pouvait faire de mieux pour n'avoir plus à se préoccuper que de sa propre fonction.
— La Maison Verte est désormais une sorte de monde, dit-il au curé, où il y a un gouvernement temporel et un gouvernement spirituel. Et le père Lopes de rire de cette pieuse plaisanterie — puis il ajouta— à seule fin de n'être pas en reste de facétie : — Faites donc, faites donc, que je vous dénonce à la cour de Rome.
Une fois exempté du souci de l'administration de l'établissement, l'aliéniste procéda à une vaste classification de ses pensionnaires. Il les répartit pour commencer en deux grandes classes : les fous furieux et les innocents ; puis il passa aux sous-classes : monomanies, délires et hallucinations diverses. Cela fait, il entreprit une analyse pointue et soutenue ; il analysait pour chaque cas les habitudes du malade, ses heures de crises, ses antipathies et ses sympathies, son vocabulaire et son comportement, ses tendances; il se renseignait sur l'existence du malade, sa profession, ses modes de vie, sur les circonstances de l'apparition de son dérangement mental, les accidents et maladies survenus dans l'enfance et l'adolescence, ses antécédents familiaux, une enquête, enfin, comme ne l'aurait pas conduite le corrégidor le plus minutieux. Et il notait au jour le jour toute nouvelle observation, toute découverte intéressante ou phénomène extraordinaire. Parallèlement, il recherchait le meilleur régime, les substances médicamenteuses, les méthodes curatives et les méthodes palliatives, non seulement celles qui lui venaient de ses chers Arabes, mais celles qu'à force de sagacité et de patience, il découvrait lui-même. Évidemment, tout ce travail lui dévorait la plus grande et la meilleure part de son temps. Il dormait mal, mangeait mal ; et lorsqu'il mangeait ! c'était encore comme s'il travaillait, parce que soit il interrogeait un texte ancien, soit il ruminait quelque problème, et il lui arrivait bien souvent d'aller au terme du dîner sans adresser un seul mot à Dona Evarista. »

pp. 57-63 :
« Il s'agit d'une expérience scientifique. Je dis expérience, parce que je ne me hasarde pas à donner mon idée pour déjà établie; la science elle-même, monsieur Soares, n'est pas autre chose qu'une constante investigation. Il s'agit, donc, d'une expérience, mais d'une expérience qui va changer la face du monde. La folie, objet de mes travaux, était jusqu'à maintenant une île perdue dans l'océan de la raison; j'en viens à soupçonner qu'il s'agit d'un continent. [...]
La démence, à son avis, embrassait un vaste territoire de cerveaux humains, présomption qu'il étaya à grand renfort d'arguments, de textes, d'exemples. Les exemples, il les trouva dans l'histoire et dans Itaguaí, mais, en homme d'un esprit rare comme il l'était, il saisit le danger de citer tous les cas d'Itaguaí et il se rabattit sur l'histoire. Il désigna ainsi quelques personnages célèbres : Socrate, qui avait un démon familier, Pascal, qui imaginait voir un abîme sur sa gauche, Mahomet, Caracalla, Domitien, Caligula, etc., une kyrielle de cas et de personnes, chez lesquelles venaient se mélanger des entités odieuses et des entités ridicules. [...] Quand à l'idée d'élargir le champ de la folie, l'apothicaire la trouva extravagante; mais sa modestie, principal ornement de son esprit, ne l'autorisant guère à démontrer moins qu'un noble enthousiasme, il la déclara sublime et conforme à la vérité [...]
— [...] Supposons que l'esprit humain soit une vaste coquille, mon but, monsieur Soares, c'est de voir si je peux en extraire la perle, laquelle est la raison ; en d'autres termes, délimitons définitivement les frontières de la raison et de la folie. La raison consiste dans le parfait équilibre de toutes les facultés ; ce n'est à part cela qu'insanité, insanité et rien qu'insanité.
Le père Lopes, lorsqu'il lui confia la nouvelle théorie, déclara sans ambage qu'il lui était impossible d'en rien comprendre, que l'entreprise était absurde ; et, sinon absurde, à tel point colossale qu'elle ne méritait pas un début d'exécution.
— D'après la définition actuelle, qui est celle detous les temps, ajouta-t-il, la folie et la raison sont parfaitement délimitées. On sait où l'une commence et où l'autre finit. Pourquoi franchir la démarcation ? 
L'ombre d'une vague amorce de sourire où le dédain se conjuguait à la commisération ourla la lèvre fine et discrète de Simâo Bacamarte ; mais pas un mot ne sortit de ses nobles entrailles.
La science se contenta de tendre la main à la théologie — avec une assurance telle que la théologie ne sut plus au bout du compte s'il lui fallait se fier à elle-même ou à la science. Itaguai et l'univers étaient à la veille d'une révolution.»

pp. 81-83 :
« La Maison Verte est une prison privée, dit un médecin qui n'avait pas de clinique.
« Jamais opinion ne s'ancra et n'enfla en aussi peu de temps. Prison privée : tel est ce qui se répétait du nord au sud et d'est en ouest d'Itaguai ; avec terreur, il faut dire, parce que durant la semaine qui suivit la capture du pauvre Mateus, vingt et quelques personnes — dont deux ou trois de qualité — furent dépêchées à la Maison Verte. L'aliéniste disait que seuls les cas pathologiques étaient admis, mais peu de gens le  croyaient. Les versions populaires couraient bon train. Vengeance, cupidité, châtiment du ciel, monomanie du propre médecin, plan secret de Rio de Janeiro destiné à détruire dans Itaguai tout germe de prospérité menaçant de croître, fleurir ou devenir un arbre, afin de jeter le pays dans l'opprobre et la disette, mille autres explications qui n'expliquaient rien, tel était le produit quotidien de l'imagination publique.»

pp. 87 :
— A propos de la Maison Verte, dit le père Lopès glissant habilement vers le sujet du jour, vous allez la retrouver bien pleine.
Vraiment ?
Vraiment. Il y a là Mateus...
Le négociant ?
Le négociant. Il y a Costa, la cousine de Costa, et un tel, un tel. et...
— Tout ce monde, fou ?
— Ou presque, obtempéra l'ecclésiastique.
— Mais alors ?
Le père Lopes laissa retomber les coins de sa bouche, à la façon de quelqu'un qui ne sait rien ou ne veut pas en dire plus ; réponse vague, imposable, faute de texte, à transmettre à une autre personne. Dona Evarista trouva réellement extraordinaire que tous ces gens aient perdu la raison ; l'un ou l'autre, passe encore; mais tous ? Il lui était toutefois difficile de douter; son mari était un savant, il ne pouvait héberger personne à la Maison Verte sans preuve incontestée de dérangement mental.
— Sans doute... sans doute..., ponctuait le curé.
Trois heures plus tard un cercle de cinquante convives prenait place autour de la table de Simâo Bacamarte ; c'était le repas de bienvenue. Dona Evarista fut le thème obligé des toasts, discours et vers de toute qualité, des métaphores, des hyperboles, des apologues. Elle était l'épouse du nouvel Hippocrate, la muse de la science, ange, aurore, divinité, et charité, vie, consolation ; ses yeux, deux étoiles selon la modeste version de Crispim Soares, devinrent dans la tirade d'un conseiller municipal deux soleils. L'aliéniste écoutait ces choses un rien agacé, mais sans marquer d'impatience. Il se contentait de commenter à l'oreille de sa femme combien la rhétorique autorise de ces sortes d'envolées sans signification. »

pp. 93-97 :
« La terreur s'accentua. Déjà, on ne savait plus qui était sain, ni qui était devenu fou. Les femmes, quand leurs maris sortaient, faisaient brûler un cierge à Notre-Dame ; et nombre de maris manquaient de bravoure, certains ne s'aventuraient plus au-dehors sans un ou deux gardes du corps. La terreur positivement. Qui le pouvait émigrait. L'un des fuyards eut la déveine d'être arrêté à lieux pas du pays. C'était un garçon d'une trentaine d'années, affable, beau parleur et poli, si poli qu'il ne saluait jamais sans que son chapeau aille toucher terre. Dans la rue il lui arrivait de courir une distance de dix à vingt brasses pour plier serrer la main à un homme d'âge, à une âme, parfois même à un gamin, comme c'était arrivé au fils d'un magistrat. Il était la courtoisie même. [...] Eh bien, ce Gil Bernardes, bien que se sachant estimé de la sorte, prit peur lorsqu'on lui dit un jour que l'aliéniste l'avait à l'œil ; dès l'aube du lendemain, il se sauva de la ville, mais il fut rapidement rattrapé et conduit à la Maison Verte.
— Il faut en finir !
— Ça ne peut pas continuer !
— À bas la tyrannie !
— Despote ! Brute ! Goliath !
Ce n'était pas encore des tollés dans la rue, des soupirs seulement à l'intérieur des maisons, mais l'heure des tollés n'allait plus tarder. La terreur montait ; elle frisait la rébellion. L'idée d'adresser au gouvernement une pétition réclamant l'arrestation et la déportation de Bacamarte germa dans quelques têtes, avant que le barbier Porfirio ne l'exposât dans sa boutique avec force gestes d'indignation. Notons — et c'est là une des pages les plus pures de cette sinistre histoire — notons que Porfirio, au fur et à mesure que la Maison Verte se peuplait d'aussi extraordinaire façon, avait vu croître ses revenus, étant donné l'application assidue de sangsues qu'on lui demandait de l'asile ; mais, disait Porfirio, l'intérêt particulier doit céder le pas à l'intérêt général. Et il ajoutait : il faut renverser le tyran ! Notons également qu'il lâcha cette vindicte précisément le jour où Simâo Bacamarte achevait de faire héberger à la Maison Verte un j homme, du nom de Coelho, qui était en litige avec lui.
— Vous n'allez pas me dire que Coelho est fou ? hurla le barbier. »

p. 103 :
« On imagine la situation des conseillers municipaux : il fallait, sans perdre un instant, couper court à tout rassemblement, tout soulèvement, affrontement, effusion de sang. Pour ajouter au mal, à l'ouïe de la dénomination « Bastille de la raison humaine » donnée par le barbier à la Maison Verte, un des conseillers, qui avait d'abord fait corps avec le président, trouva l'expression si élégante qu'il changea d'opinion. Il déclara qu'il jugeait de bonne précaution de voter une mesure restreignant l'indépendance de la Maison Verte ; et comme, indigné, le président manifestait en termes énergiques sa stupéfaction, l'édile fit cette réflexion :
— Je n'ai rien à voir avec la science ; mais, si tant de gens que nous estimons sensés sont internés pour cause de démence, qui nous assure que l'aliéné n'est pas l'aliéniste ?
Sebastiâo Freitas, le conseiller municipal dissident, avait le don de la parole et il parla un moment encore, avec prudence, mais avec fermeté. Ses collègues étaient sans voix ; le président le pria au moins donner l'exemple de l'ordre et du respect envers la loi, et de ne point divulguer son point de vue dans la rue, pour ne pas donner âme et corps à la rébellion, qui n'était pour l'heure qu'un tourbillon d'atomes épars. Image qui atténua un peu l'effet de la première : Sebastiâo Freitas promit de surseoir à toute action, tout en se réservant le droit de demander par voie légale la mise sous tutelle de la Maison Verte. Et il répétait à part lui, séduit : « Bastille de la raison humaine ! »

p. 111 :
« — Je dirai peu, et peut-être même rien, s'il le faut. Je désire d'abord savoir ce que vous demandez.
— Nous ne demandons rien, répliqua le barbier, la voix frémissante ; nous exigeons que la Maison Verte soit démolie, ou pour le moins vidée des infortunés qui sont à l'intérieur.
— Je ne comprends pas.
— Vous comprenez fort bien, tyran. Nous voulons rendre la liberté aux victimes de votre haine, de votre cupidité, de vos lubies...
L'aliéniste sourit, mais le sourire de ce grand homme, une infime contraction de deux ou trois muscles, pas plus, n'était pas chose visible aux yeux de la multitude. Il sourit et répondit :
— Messieurs, la science est une chose sérieuse, et elle mérite d'être traitée avec sérieux. En tant qu'aliéniste, je n'ai à répondre de mes actes, mes maîtres et Dieu exceptés, devant personne. Si vous souhaitez réformer l'administration de la Maison Verte, je suis prêt à vous entendre ; mais si vous exigez que je me désavoue, vous n'obtiendrez rien. Je pourrais inviter certains d'entre vous mandatés par les autres à venir avec moi voir les fous internés ; mais je ne le fais pas, car ce serait vous rendre compte de mon système, ce que je ne puis consentir à des profanes non plus qu'à des rebelles. »

p. 151 :
Le père Lopes se précipita chez l'aliéniste et l'interrogea discrètement au sujet de l'affaire.
— Cela fait déjà un moment que je m'en doutais, répondit gravement le mari. La réserve avec laquelle elle a vécu durant ses deux mariages ne pouvait se concilier avec le fol engouement pour les soies, les dentelles et les pierres précieuses qu'elle a manifesté dès son retour de Rio de Janeiro. Je me suis mis alors à l'observer. Toutes ses conversations portaient sur ces vétilles ; si par exemple, je lui parlais des Cours d'antan, immédiatement elle s'informait de la forme des robes que portaient les femmes ; lorsqu'une dame lui rendait visite, avant même de me dire la raison de cette visite, elle me décrivait la tenue de la visiteuse, en appréciant certains détails, en en critiquant d'autres. Ne s'est-elle pas mis en tête un jour, Votre Révérendissime doit s'en souvenir, de faire exécuter chaque année une robe neuve pour la statue de Notre Dame dans l'église paroissiale ? Tout cela représentait déjà de sérieux symptômes ; c'est néanmoins cette nuit que la démence totale s'est déclarée. Elle avait choisi, et préparé, paré, la tenue qu'elle devait porter au bal de ce soir ; elle n'hésitait plus qu'entre un collier de grenats et un autre de saphirs. Avant-hier déjà, elle m'avait demandé lequel elle devait mettre ; je lui ai répondu que l'un et l'autre lui seyaient. Hier, au déjeuner, elle m'a de nouveau posé la question ; peu après le dîner, je l'ai trouvée silencieuse et préoccupée. « Qu'est-ce qu'il y a ? lui ai-je demandé. —Je voudrais mettre le collier de grenats, mais je trouve le collier de saphirs si joli ! — Alors mets-le. — Mais que vais-je faire de celui de grenats ? » Enfin, la soirée s'est écoulée sans autre nouveauté. Nous avons soupé, sommes allés nous coucher. Au milieu de la nuit, vers les une heure et demie, je me réveille, ne la vois pas ; je me lève, me rends dans la penderie, la trouve avec les deux colliers, en train de les essayer, l'un puis l'autre, devant la glace. La démence était manifeste ; je l'ai aussitôt hospitalisée.
La réponse ne suffit pas à satisfaire le père Lopes, mais il n'objecta rien. L'aliéniste ne s'en aperçut pas moins et il lui expliqua que ce dont souffrait Dona Evarista était un cas de « manie somptuaire », certes pas incurable, en tout cas digne d'étude.
— Je pense, conclut-il la ramener à la santé d'ici à six semaines.
L'abnégation de l'illustre médecin rehaussa largement sa réputation. Présomptions, inventions, suspicions, toutes les rumeurs sombrèrent dès le jour où Simâo Bacamarte n'hésita pas à enfermer à la Maison Verte sa propre femme, qu'il aimait de toutes les forces de son âme. Plus personne n'avait désormais le droit de s'opposer à lui —moins encore de lui attribuer des visées étrangères à la science.
C'était un grand homme austère, un Hippocrate doublé d'un Caton.

p. 175 :
« Les aliénés avaient été distribués par genres. Il y avait une galerie pour les personnes modestes ; c'est-à-dire les fous chez lesquels prédominait cette perfection morale ; une autre pour les personnes tolérantes, une troisième pour les personnes authentiques, une quatrième pour les personnes loyales avec à côté une cinquième pour les personnes sincères, une autre encore pour les personnes candides et encore une autre pour les blanches comme neige, une enfin pour les perspicaces et une dernière pour les magnanimes. Les parents et amis des reclus se récriaient hautement, il va sans dire, contre la théorie et certains firent pression sur le conseil municipal pour qu'il abroge l'ordonnance. »

p. 179 :
« C'était au tour de la thérapeutique. Efficace et perspicace lorsqu'il s'était agi de dépister les malades, Simâo Bacamarte se surpassa encore en diligence et clairvoyance lorsqu'il entreprit de les traiter. Tous les chroniqueurs sont sur ce point entièrement d'accord : l'éminent aliéniste réussit des cures prodigieuses, qui provoquèrent la plus vive admiration dans Itaguai.
Il eût été difficile, en effet, de concevoir un système thérapeutique plus rationnel. Les fous étant divisés par genres, selon la perfection morale qui, chez eux, l'emportait sur les autres, Simâo Bacamarte s'employa à attaquer de front la qualité prédominante. Soit le cas d'une personne modeste : l'aliéniste appliquait la médication susceptible de lui inculquer le sentiment contraire ; et il ne recourait pas tout de suite aux doses maximales, il les augmentait graduellement selon l'état, l'âge, le tempérament, la position sociale du malade. Il suffisait parfois d'un vêtement, d'une canne, d'un ruban, d'une coiffure pour restituer la raison au dément ; l'affection dans certains cas se révélait plus rebelle ; bagues de brillants, distinctions honorifiques, etc., devenaient alors l'arsenal du médecin. Il se trouva un malade, un poète, qui résista à tout. Simâo Bacamarte commençait à désespérer de la cure, lorsqu'il s'avisa de faire appel à la matraca, afin qu'elle proclame quel rival de Pindare et de Garçâo était ce garçon.
— Le saint remède que ça a été, raconta la mère du malheureux à une commère ; le saint remède que ça a été !
Un autre malade, modeste également, se montra lui aussi rebelle à la médication ; mais il n'était pas écrivain (c'est à peine s'il savait signer son nom), on ne pouvait lui appliquer le remède de la matraca. Simâo Bacamarte eut l'idée de demander pour lui le poste de secrétaire de l'Académie des Encobertos, sise à Itaguaï. De par une grâce spéciale du défunt monarque Dom Joâo V, la nomination aux postes de président et de secrétaire dépendait du roi, et elle donnait droit à l'appellation d'Excellence et à l'usage d'une plaque en or sur le chapeau. Le gouvernement de Lisbonne refusa d'accorder le diplôme ; mais l'aliéniste ayant fait valoir qu'il le demandait non pas au titre de distinction honorifique ou de récompense légitime, mais seulement en tant qu'aide thérapeutique, pour un cas difficile, le gouvernement consentit exceptionnellement à sa demande ; et encore non sans un effort tout particulier du ministre d'Outre-Mer et de la Marine,qui se trouva être un cousin du dément. Ce fut un autre saint remède.
— Admirable, réellement, admirable ! disaient les gens dans la rue, au vu de l'air plein de soi et de grande santé des deux ex-déments.
Telle était la méthode. On imagine le reste. ? Chaque beauté morale ou mentale était attaquée sur le front même où la perfection paraissait la plus résistante ; et l'effet était assuré. Pas toujours malgré tout. Il y eut des cas où la qualité prédominante résista à tout ; l'aliéniste, alors, attaquait ailleurs, appliquant à la thérapeutique la méthode qui consiste, en stratégie militaire, à forcer une forteresse par tel point lorsque cela s'avère impossible par tel autre.
Au bout de cinq mois et demi la Maison Verte était vide : tout le monde guéri ! Le conseiller Galvâo, si cruellement affligé d'équité et de modération, eut le bonheur de perdre un oncle ; je dis « bonheur » parce que l'oncle laissa un testament ambigu et Galvâo obtint l'interprétation pour lui la plus favorable en achetant les juges et en bernant les autres héritiers. La droiture de l'aliéniste apparut clairement lors de cette manœuvre ; il reconnut ingénument n'avoir eu aucune part dans la guérison, attribuable à la seule vis medicatrix de la nature. Les choses avec le père Lopes se passèrent d'autre façon. Sachant que l'ecclésiastique n'entendait rien au grec et à l'hébreu, l'aliéniste le chargea de faire une analyse critique de la version des Septante ; le père Lopes accepta la tâche, et l'exécuta dans les temps ; deux mois après il possédait un livre et récupérait la liberté. Quant à la femme de l'apothicaire, elle ne s'attarda guère longtemps dans la cellule qu'on lui avait adjugée, et où du reste de tendres soins ne lui furent point mesurés.
— Pourquoi est-ce que Crispim ne vient pas me voir ? demandait-elle chaque jour.
On lui répondait soit une chose, soit une autre ; finalement on lui dit toute la vérité. La digne matrone ne put contenir son indignation ni déguiser sa honte. Dans le feu de la colère des expressions vagues, sans liens, lui échappèrent :
— Fourbe !... bandit !... ingrat !... Un vaurien qui s'est fait construire des maisons à force d'onguents frelatés et pourris... Ah, le fourbe !...
Simâo Bacamarte réfléchit que même si n'était pas exacte l'accusation contenue dans ces paroles, celles-ci n'en montraient pas moins à l'évidence que l'excellente dame avait enfin récupéré le parfait équilibre de ses facultés ; et il lui donna promptement son bulletin de sortie.
Maintenant, si vous imaginez que l'aliéniste se frotta les mains de voir sortir le dernier hôte de la Maison Verte, vous montrez là que vous ne connaissez pas encore notre homme. Plus ultra /, telle était sa devise. Il ne lui suffisait pas d'avoir découvert la véritable théorie expliquant la folie ; il ne se contentait pas d'avoir établi le règne de la raison dans Itaguai. Loin d'être heureux, il demeura absorbé, préoccupé ; quelque chose l'avertissait que la nouvelle théorie recelait en elle une tout autre et infiniment plus nouvelle théorie.— Voyons, se disait-il ; voyons si j'arrive enfin à la vérité des vérités.
Il disait cela en arpentant l'immense pièce où brillait la plus riche bibliothèque des possessions d'Outre-Atlantique de Sa Majesté. Une ample robe de chambre damassée, resserrée à la ceinture par un cordon de soie terminé par des glands en or (cadeau d'une université), enveloppait le corps spartiate et majestueux de l'illustre aliéniste. Sa perruque recouvrait une noble et vaste calvitie acquise au long de quotidiennes cogitations scientifiques. Les pieds, ni déliés ni féminins, ni gros ni grossiers, étaient protégés par des chaussures à simple boucle de laiton. Voyez la différence ; on ne lui remarquait d'autre luxe que celui qui était dû à la science ; ce qu'il tenait de lui seul avait le ton de la modération et de la simplicité, vertus si parfaitement adaptées à la personne d'un savant.
Ainsi allait le grand aliéniste d'un bout à l'autre de sa grande bibliothèque, plongé dans ses pensées, étranger à toute préoccupation autre que la ténébreuse énigme de la pathologie du cerveau. Soudain, il s'arrêta. Debout, devant une fenêtre, le coude gauche dans le creux de sa main droite, et le menton dans sa main gauche, il s'interrogea :
— Étaient-ils fous vraiment, et je les aurais guéris, ou ce que j'ai cru être une guérison n'a-t-il été que la découverte du parfait déséquilibre du cerveau ?
Creusant plus avant dans ce sens, voici le résultat auquel il arriva : les cerveaux bien organisés qu'il achevait de guérir étaient tout aussi déséquilibrés que les autres. Oui, réfléchissait-il, je ne peux avoir la prétention de leur avoir inculqué quelque faculté ou sentiment nouveau ; l'une et l'autre choses existaient, certes à l'état latent, mais elles existaient.
Parvenu à cette conclusion, le célèbre aliéniste éprouva deux sensations contraires, l'une de plaisir, l'autre d'abattement. Le plaisir fut de voir qu'au terme de longues et patientes investigations, de travaux obstinés, de lutte titanesque avec la population, il pouvait affirmer cette Vérité : il n'y avait pas un seul fou dans Itaguaï. Itaguai ne possédait pas un seul malade mental. Mais aussi vite cette idée lui eut-elle réchauffé l'âme qu'une autre apparut, qui neutralisa — l'idée du doute — l'effet de la première. Alors quoi ? Pas un seul cerveau réparé dans Itaguaï ? Une conclusion aussi absolue n'était-elle pas pour cette raison même erronée, et ne venait-elle pas, en conséquence, ruiner le vaste et majestueux édifice de la nouvelle doctrine psychologique ?
La consternation de l'insigne Simâo Bacamarte est décrite par la chronique itaguaïenne comme l'une des tempêtes morales les plus éprouvantes qui se soient jamais abattues sur l'homme. Mais les tempêtes n'effraient que les faibles ; les forts se mobilisent contre elles et fixent l'ouragan. Vingt minutes plus tard la physionomie de l'aliéniste s'illuminait d'une douce clarté.



Edgar Allan Poe, Le système du docteur Goudron et du professeur Plume [1845]

Pendant l’automne de 18…, comme je visitais les provinces de l’extrême sud de la France, ma route me conduisit à quelques milles d’une certaine maison de santé, ou hospice particulier de fous, dont j’avais beaucoup entendu parler à Paris par des médecins, mes amis. Comme je n’avais jamais visité un lieu de cette espèce, je jugeai l’occasion trop bonne pour la négliger, et je proposai à mon compagnon de voyage (un gentleman dont j’avais fait, par hasard, la connaissance quelques jours auparavant) de nous détourner de notre route, pendant une heure à peu près, et d’examiner l’établissement. Mais il s’y refusa, se disant d’abord très-pressé et objectant ensuite l’horreur qu’inspire généralement la vue d’un aliéné. Il me pria cependant de ne pas sacrifier à un désir de courtoisie envers lui les satisfactions de ma curiosité, et me dit qu’il continuerait à chevaucher en avant, tout doucement, de sorte que je pusse le rattraper dans la journée, ou, à tout hasard, le jour suivant. Comme il me disait adieu, il me vint à l’esprit que j’éprouverais peut-être quelque difficulté à pénétrer dans le lieu en question, et je lui fis part de mes craintes à ce sujet. Il me répondit qu’en effet, à moins que je ne connusse personnellement M. Maillard, le directeur, ou que je ne possédasse quelque lettre d’introduction, il pourrait bien s’élever quelque difficulté, parce que les règlements de ces maisons particulières de fous étaient beaucoup plus sévères que ceux des hospices publics. Quant à lui, ajouta-t-il, il avait fait, quelques années auparavant, la connaissance de Maillard, et il pouvait me rendre du moins le service de m’accompagner jusqu’à la porte et de me présenter ; mais sa répugnance, relativement à la folie, ne lui permettait pas d’entrer dans la maison.
Je le remerciai, et, nous détournant de la grande route, nous entrâmes dans un chemin de traverse gazonné, qui, au bout d’une demi-heure, se perdait presque dans un bois épais, recouvrant la base d’une montagne. Nous avions fait environ deux milles à travers ce bois humide et sombre quand enfin la maison de santé nous apparut. C’était un fantastique château, très-abîmé, et qui, à en juger par son air de vétusté et de délabrement, devait être à peine habitable. Son aspect me pénétra d’une véritable terreur, et, arrêtant mon cheval, je sentis presque l’envie de tourner bride. Cependant, j’eus bientôt honte de ma faiblesse, et je continuai.
Comme nous nous dirigions vers la grande porte, je m’aperçus qu’elle était entrebâillée, et je vis une figure d’homme qui regardait à travers. Un instant après, cet homme s’avançait, accostait mon compagnon en l’appelant par son nom, lui serrait cordialement la main et le priait de mettre pied à terre. C’était M. Maillard lui-même, un véritable gentleman de la vieille école : belle mine, noble prestance, manières exquises, et un certain air de gravité, de dignité et d’autorité fait pour produire une vive impression.
Mon ami me présenta et expliqua mon désir de visiter l’établissement ; M. Maillard lui ayant promis qu’il aurait pour moi toutes les attentions possibles, il prit congé de nous, et, depuis lors, je ne l’ai plus revu.
Quand il fut parti, le directeur m’introduisit dans un petit parloir excessivement soigné, contenant, entre autres indices d’un goût raffiné, force livres, des dessins, des vases de fleurs et des instruments de musique. Un bon feu flambait joyeusement dans la cheminée. Au piano, chantant un air de Bellini, était assise une jeune et très-belle femme, qui, à mon arrivée, s’interrompit et me reçut avec une gracieuse courtoisie. Elle parlait à voix basse, et il y avait dans toutes ses manières quelque chose de mortifié. Je crus voir aussi des traces de chagrin dans tout son visage, dont la pâleur excessive n’était pas, selon moi du moins, sans quelque agrément. Elle était en grand deuil d’ailleurs, et elle éveilla dans mon cœur un sentiment combiné de respect, d’intérêt et d’admiration.
J’avais entendu dire à Paris que l’établissement de M. Maillard était organisé d’après ce qu’on nomme vulgairement le système de la douceur ; qu’on y évitait l’emploi de tous les châtiments ; qu’on n’avait même recours à la réclusion que fort rarement ; que les malades, surveillés secrètement, jouissaient, en apparence, d’une grande liberté et qu’ils pouvaient, pour la plupart, circuler à travers la maison et les jardins, dans la tenue ordinaire des personnes qui sont dans leur bon sens.
Tous ces détails restant présents à mon esprit, je prenais bien garde à tout ce que je pouvais dire devant la jeune dame ; car rien ne m’assurait qu’elle eût toute sa raison ; et, en effet, il y avait dans ses yeux un certain éclat inquiet qui m’induisait presque à croire qu’elle ne l’avait pas. Je restreignis donc mes observations à des sujets généraux, ou à ceux que je jugeais incapables de déplaire à une folle ou même de l’exciter. Elle répondit à tout ce que je dis d’une manière parfaitement sensée ; et même ses observations personnelles étaient marquées du plus solide bon sens. Mais une longue étude de la physiologie de la folie m’avait appris à ne pas me fier même à de pareilles preuves de santé morale, et je continuai, pendant toute l’entrevue, à pratiquer la prudence dont j’avais usé au commencement.
En ce moment, un fort élégant domestique en livrée apporta un plateau chargé de fruits, de vins et d’autres rafraîchissements, dont je pris volontiers ma part ; la dame, peu de temps après, quitta le parloir. Quand elle fut partie, je tournai les yeux vers mon hôte d’une manière interrogative.
« Non, – dit-il, – oh ! non… c’est une personne de ma famille… ma nièce, une femme accomplie d’ailleurs.
– Je vous demande mille pardons de mon soupçon, – répliquai-je, – mais vous saurez bien vous-même m’excuser. L’excellente administration de votre maison est bien connue à Paris, et je pensais qu’il serait possible, après tout…
– Oui ! oui ! n’en parlez plus, – ou plutôt c’est moi qui devrais vous remercier pour la très-louable prudence que vous avez montrée. Nous trouvons rarement autant de prévoyance chez les jeunes gens, et plus d’une fois nous avons vu se produire de déplorables accidents par l’étourderie de nos visiteurs. Lors de l’application de mon premier système, et quand mes malades avaient le privilège de se promener partout à leur volonté, ils étaient quelquefois jetés dans des crises dangereuses par des personnes irréfléchies, invitées à examiner notre établissement. J’ai donc été contraint d’imposer un rigoureux système d’exclusion, et désormais nul n’a pu obtenir accès chez nous, sur la discrétion de qui je ne pusse pas compter.
– Lors de l’application de votre premier système ? – dis-je, répétant ses propres paroles. – Dois-je entendre par là que le système de douceur dont on m’a tant parlé a cessé d’être appliqué chez vous ?
– Il y a maintenant quelques semaines, – répliqua-t-il, – que nous avons décidé de l’abandonner à tout jamais.
– En vérité ! vous m’étonnez.
– Nous avons jugé absolument nécessaire, – dit-il avec un soupir, – de revenir aux vieux errements. Le système de douceur était un effrayant danger de tous les instants, et ses avantages ont été estimés à un trop haut prix. Je crois, monsieur, que, si jamais épreuve loyale a été faite, c’est dans cette maison même. Nous avons fait tout ce que pouvait raisonnablement suggérer l’humanité. Je suis fâché que vous ne nous ayez pas rendu visite à une époque antérieure. Vous auriez pu juger la question par vous-même. Mais je suppose que vous êtes bien au courant du traitement par la douceur dans tous ses détails.
– Pas absolument. Ce que j’en connais, je le tiens de troisième ou de quatrième main.
– Je définirai donc le système en termes généraux : un système où le malade était ménagé ; un système de laisser faire. Nous ne contredisions aucune des fantaisies qui entrait dans la cervelle du malade. Au contraire, non-seulement nous nous y prêtions, mais encore nous l’encouragions ; et c’est ainsi que nous avons pu opérer un grand nombre de cures radicales. Il n’y a pas de raisonnement qui touche autant la raison affaiblie d’un fou que la réduction à l’absurde. Nous avons eu des hommes, par exemple, qui se croyaient poulets. Le traitement consistait, en ce cas, à reconnaître, à accepter le cas comme un fait positif, – à accuser le malade de stupidité en ce qu’il ne reconnaissait pas suffisamment son cas comme fait positif, – et dès lors à lui refuser, pendant une semaine, toute autre nourriture que celle qui appartient proprement à un poulet. Grâce à cette méthode, il suffisait d’un peu de grain et de gravier pour opérer des miracles.
– Mais cette espèce d’acquiescement de votre part à la monomanie, était-ce tout ?
– Non pas. Nous avions grande foi aussi dans les amusements de nature simple, tels que la musique, la danse, les exercices gymnastiques en général, les cartes, certaines classes de livres, etc., etc. Nous faisions semblant de traiter chaque individu pour une affection physique ordinaire, et le mot folie n’était jamais prononcé. Un point de grande importance était de donner à chaque fou la charge de surveiller les actions de tous les autres. Mettre sa confiance dans l’intelligence ou la discrétion d’un fou, c’est le gagner corps et âme. Par ce moyen, nous pouvions nous passer de toute une classe fort dispendieuse de surveillants.
– Et vous n’aviez de punitions d’aucune sorte ?
– D’aucune.
– Et vous n’enfermiez jamais vos malades ?
– Très-rarement. De temps à autre, la maladie de quelque individu s’élevant jusqu’à une crise, ou tournant soudainement à la fureur, nous le transportions dans une cellule secrète, de peur que le désordre de son esprit n’infectât les autres, et nous le gardions ainsi jusqu’au moment où nous pouvions le renvoyer à ses parents ou à ses amis ; – car nous n’avions rien à faire avec le fou furieux. D’ordinaire, il est transféré dans les hospices publics.
– Et maintenant, vous avez changé tout cela ; et vous croyez avoir fait pour le mieux ?
– Décidément, oui. Le système avait ses inconvénients et même ses dangers. Actuellement, il est, Dieu merci ! condamné dans toutes les maisons de santé de France.
– Je suis très-surpris, – dis-je, – de tout ce que vous m’apprenez ; car je considérais comme certain qu’il n’existe pas d’autre méthode de traitement de la folie, actuellement en vigueur, dans toute l’étendue du pays.
– Vous êtes encore jeune, mon ami, – répliqua mon hôte, – mais le temps viendra où vous apprendrez à juger par vous-même tout ce qui se passe dans le monde, sans vous fier au bavardage d’autrui. Ne croyez rien de ce que vous entendez dire, et ne croyez que la moitié de ce que vous voyez. Or, relativement à nos maisons de santé, il est clair que quelque ignare s’est joué de vous. Après le dîner, cependant, quand vous serez suffisamment remis de la fatigue de votre voyage, je serai heureux de vous promener à travers la maison et de vous faire apprécier un système qui, dans mon opinion et dans celle de toutes les personnes qui ont pu en voir les résultats, est incomparablement le plus efficace de tous ceux imaginés jusqu’à présent.
– C’est votre propre système ? – demandai-je, – un système de votre invention ?
– Je suis fier, – répliqua-t-il, – d’avouer que c’est bien le mien, au moins dans une certaine mesure. »
Je conversai ainsi avec M. Maillard une heure ou deux, pendant lesquelles il me montra les jardins et les cultures de l’établissement.
« Je ne puis pas, – dit-il, – vous laisser voir mes malades immédiatement. Pour un esprit sensitif, il y a toujours quelque chose de plus ou moins répugnant dans ces sortes d’exhibitions, et je ne veux pas vous priver de votre appétit pour le dîner. Car nous dînerons ensemble. Je puis vous offrir du veau à la Sainte-Menehould, des choux-fleurs à la sauce veloutée ; après cela, un verre de clos-vougeot ; vos nerfs alors seront suffisamment raffermis. »
À six heures, on annonça le dîner, et mon hôte m’introduisit dans une vaste salle à manger, où était rassemblée une nombreuse compagnie, vingt-cinq ou trente personnes en tout. C’étaient, en apparence, des gens de bonne société, certainement de haute éducation, quoique leurs toilettes, à ce qu’il me sembla, fussent d’une richesse extravagante et participassent un peu trop du raffinement fastueux de la vieille cour. J’observai aussi que les deux tiers au moins des convives étaient des dames, et que quelques-unes d’entre elles n’étaient nullement habillées selon la mode qu’un Parisien considère comme le bon goût du jour. Plusieurs femmes, par exemple, qui n’avaient pas moins de soixante et dix ans, étaient parées d’une profusion de bijouterie, bagues, bracelets et boucles d’oreilles, et montraient leurs seins et leurs bras outrageusement nus. Je notai également que très-peu de ces costumes étaient bien faits, ou du moins que la plupart étaient mal adaptés aux personnes qui les portaient. En regardant autour de moi, je découvris l’intéressante jeune fille à qui M. Maillard m’avait présenté dans le petit parloir ; mais ma surprise fut grande de la voir accoutrée d’une vaste robe à paniers, avec des souliers à hauts talons et un bonnet crasseux de point de Bruxelles, beaucoup trop grand pour elle, si bien qu’il donnait à sa figure une apparence ridicule de petitesse. La première fois que je l’avais vue, elle était vêtue d’un grand deuil qui lui allait à merveille. Bref, il y avait un air de singularité dans la toilette de toute la société, qui me remit en tête mon idée primitive du système de douceur, et me donna à penser que M. Maillard avait voulu m’illusionner jusqu’à la fin du dîner, de peur que je n’éprouvasse des sensations désagréables pendant le repas, me sachant à table avec des lunatiques ; mais je me souvins qu’on m’avait parlé, à Paris, des provinciaux du Midi comme de gens particulièrement excentriques et entichés d’une foule de vieilles idées ; et, d’ailleurs, en causant avec quelques-uns des convives, je sentis bientôt mes appréhensions se dissiper complètement.
La salle à manger, elle-même, quoique ne manquant pas tout à fait de confortable, et de bonnes dimensions, n’avait pas toutes les élégances désirables. Ainsi, le parquet était sans tapis ; il est vrai qu’en France on s’en passe souvent. Les fenêtres étaient privées de rideaux ; les volets, quand ils étaient fermés, étaient solidement assujettis par des barres de fer, fixées en diagonale, à la manière ordinaire des fermetures des boutiques. J’observai que la salle formait, à elle seule, une des ailes du château, et que les fenêtres occupaient ainsi trois des côtés du parallélogramme, la porte se trouvant placée sur le quatrième. Il n’y avait pas moins de dix fenêtres en tout.
La table était splendidement servie. Elle était couverte de vaisselle plate et surchargée de toutes sortes de friandises. C’était une profusion absolument barbare. Il y avait en vérité assez de mets pour régaler les Anakim. Jamais, de mon vivant, je n’avais contemplé un si monstrueux étalage, un si extravagant gaspillage de toutes les bonnes choses de la vie ; – peu de goût, il est vrai, dans l’arrangement du service ; – et mes yeux, accoutumés à des lumières douces, se trouvaient cruellement offensés par le prodigieux éclat d’une multitude de bougies, dans des candélabres d’argent, qu’on avait posés sur la table et disséminés dans toute la salle, partout où on avait pu en trouver la place. Le service était fait par plusieurs domestiques très-actifs, et sur une grande table, tout au fond de la salle, étaient assises sept ou huit personnes avec des violons, des flûtes, des trombones et un tambour. Ces gaillards, à de certains intervalles, pendant le repas, me fatiguèrent beaucoup par une infinie variété de bruits, qui avaient la prétention d’être de la musique, et qui, à ce qu’il paraissait, causaient un vif plaisir à tous les assistants, – moi excepté, bien entendu.
En somme, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il y avait passablement de bizarrerie dans tout ce que je voyais ; mais, après tout, le monde est fait de toutes sortes de gens, qui ont des manières de penser fort diverses et une foule d’usages tout à fait conventionnels. Et puis, j’avais trop voyagé pour n’être pas un parfait adepte du nil admirari ; aussi je pris tranquillement place à la droite de mon amphitryon, et, doué d’un excellent appétit, je fis honneur à toute cette bonne chère.
La conversation, cependant, était animée et générale. Les dames, selon leur habitude, parlaient beaucoup. Je vis bientôt que la société était composée, presque entièrement, de gens bien élevés, et mon hôte était, à lui seul, un trésor de joyeuses anecdotes. Il semblait assez volontiers disposé à parler de sa position de directeur d’une maison de santé ; et, à ma grande surprise, la folie elle-même devint le thème de causerie favori de tous les convives.
« Nous avions ici autrefois un gaillard, – dit un gros petit monsieur, assis à ma droite, – qui se croyait théière ; et, soit dit en passant, n’est-ce pas chose remarquable que cette lubie particulière entre si souvent dans la cervelle des fous ? Il n’y a peut-être pas en France un hospice d’aliénés qui ne puisse fournir une théière humaine. Notre monsieur était une théière de fabrique anglaise, et il avait soin de se polir lui-même tous les matins avec une peau de daim et du blanc d’Espagne.
– Et puis, – dit un grand homme, juste en face, – nous avons eu, il n’y a pas bien longtemps, un individu qui s’était fourré dans la tête qu’il était un âne ; – ce qui, métaphoriquement parlant, direz-vous, était parfaitement vrai. C’était un malade très-fatigant, et nous avions beaucoup de peine à l’empêcher de dépasser toutes les bornes. Pendant un assez long temps, il ne voulut manger que des chardons ; mais nous l’avons bientôt guéri de cette idée en insistant pour qu’il ne mangeât pas autre chose. Il était sans cesse occupé à ruer avec ses talons… comme çà, tenez… comme çà…
– Monsieur de Kock ! je vous serais bien obligée, si vous pouviez vous contenir ! – interrompit alors une vieille dame, assise à côté de l’orateur. – Gardez, s’il vous plaît, vos coups de pieds pour vous. Vous avez abîmé ma robe de brocart ! Est-il indispensable, je vous prie, d’illustrer une observation d’une manière aussi matérielle ? Notre ami, que voici, vous comprendra tout aussi bien sans cette démonstration physique. Sur ma parole, vous êtes presque un aussi grand âne que ce pauvre insensé croyait l’être lui-même. Votre jeu est tout à fait nature, aussi vrai que je vis !
– Mille pardons, mam’zelle ! – répondit M. de Kock, ainsi interpellé, – mille pardons ! je n’avais pas l’intention de vous offenser. Mam’zelle Laplace, M. de Kock sollicite l’honneur de prendre le vin avec vous. »
Alors, M. de Kock s’inclina, baisa cérémonieusement sa propre main, et prit le vin avec mam’zelle Laplace.
« Permettez-moi, mon ami, – dit M. Maillard en s’adressant à moi, – permettez-moi de vous envoyer un morceau de ce veau à la Sainte-Menehould ; vous le trouverez particulièrement délicat. »
Trois vigoureux domestiques avaient réussi à déposer sans accident sur la table un énorme plat, ou plutôt un bateau, contenant ce que j’imaginais être le monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum. Un examen plus attentif me confirma toutefois que c’était seulement un petit veau rôti, tout entier, appuyé sur ses genoux, avec une pomme entre les dents, selon la mode usitée en Angleterre pour servir un lièvre.
« Non, je vous remercie, – répliquai-je ; – pour dire la vérité, je n’ai pas un faible bien déterminé pour le veau à la Sainte… comment dites-vous ? car je ne trouve pas généralement qu’il me réussisse. Je vous prierai de faire changer cette assiette et de me permettre d’essayer un peu du lapin. »
Il y avait sur la table quelques plats latéraux, contenant ce qui me semblait être du lapin ordinaire, à la française, un délicieux morceau, que je puis vous recommander.
« Pierre ! – cria mon hôte, – changez l’assiette de monsieur, et donnez-lui un morceau de ce lapin au chat.
– De ce… quoi ? – dis-je.
– De ce lapin au chat.
– Eh bien, je vous remercie. Toutes réflexions faites, non. Je vais me servir moi-même un peu de jambon. »
En vérité, pensais-je, on ne sait pas ce qu’on mange à la table de ces gens de province. Je ne veux pas goûter de leur lapin au chat, pas plus, et pour la même raison, que je ne voudrais de leur chat au lapin.
« Et puis, – dit un personnage à figure cadavéreuse, placé au bas de la table, reprenant le fil de la conversation où il avait été brisé, – entre autres bizarreries, nous avons eu, à une certaine époque, un malade qui s’obstinait à se croire un fromage de Cordoue, et qui se promenait partout, un couteau à la main, invitant ses amis à couper, seulement pour y goûter, un petit morceau de sa cuisse.
– C’était sans doute un grand fou, – interrompit une autre personne ; – mais il n’est pas à comparer à un individu que nous avons tous connu, à l’exception de ce gentleman étranger. Je veux parler de l’homme qui se prenait pour une bouteille de champagne, et qui partait, toujours avec un pan… pan !… et un pschi… i… i… i… ! de cette manière… »
Ici, l’orateur, très-grossièrement, à mon sens, fourra son pouce droit sous sa joue gauche, l’en retira brusquement avec un bruit ressemblant à la pétarade d’un bouchon qui saute, et puis, par un adroit mouvement de la langue sur les dents, produisit un sifflement aigu, qui dura quelques minutes, pour imiter la mousse du champagne. Cette conduite, je le vis bien, ne fut pas précisément du goût de M. Maillard ; cependant, il ne dit rien, et la conversation fut reprise par un petit homme très-maigre avec une grosse perruque.
« Il y avait aussi, – dit-il, – un imbécile qui se croyait une grenouille, animal auquel, pour le dire en passant, il ressemblait considérablement. Je voudrais que vous l’eussiez vu, monsieur, – c’était à moi qu’il s’adressait, – ça vous aurait fait du bien au cœur de voir les airs naturels qu’il prenait. Monsieur, si cet homme n’était pas une grenouille, je puis dire que c’est un grand malheur qu’il ne le fût pas. Son coassement était à peu près cela : O… o… o… gh… ! O… o… o… gh ! – C’était vraiment la plus belle note du monde – un si bémol ! et, quand il plaçait ses coudes sur la table de cette façon, après avoir pris un ou deux verres de vin, et qu’il distendait sa bouche ainsi, et qu’il roulait ses yeux comme ça, et puis qu’il les faisait clignoter avec une excessive rapidité, – comme ça, voyez-vous, – eh bien, monsieur, je puis vous affirmer de la manière la plus positive que vous seriez tombé en extase devant le génie de cet homme.
– Je n’en doute pas, – répondis-je.
– Il y avait aussi, – dit un autre, – il y avait aussi Petit-Gaillard, qui se croyait une pincée de tabac, et qui était désolé de ne pouvoir se prendre lui-même entre son index et son pouce.
– Nous avons eu aussi Jules Deshoulières, qui était vraiment un singulier génie, et qui devint fou de l’idée qu’il était une citrouille. Il persécutait sans cesse le cuisinier pour se faire mettre en pâtés, chose à laquelle le cuisinier se refusait avec indignation. Pour ma part, je n’affirmerai pas qu’une tourte à la Deshoulières ne fût un mets des plus délicats, en vérité !
– Vous m’étonnez ! – dis-je. – et je regardais M. Maillard d’un air interrogatif.
– Ha ! ha ! – fit celui-ci, – hé ! hé ! hi ! hi ! oh ! oh ! hu ! hu !… – Excellent, en vérité ! Il ne faut pas vous étonner, mon ami ; notre ami est un original, un farceur ; il ne faut pas prendre à la lettre ce qu’il dit.
– Oh ! mais, – dit une autre personne de la société, – nous avons connu aussi Buffon-Legrand, un autre personnage très-extraordinaire dans son genre. Il eut le cerveau dérangé par l'amour, et se figura qu’il était possesseur de deux têtes. Il affirmait que l’une d’elles était celle de Cicéron ; quant à l’autre, il se la figurait composite, étant celle de Démosthènes depuis le haut du front jusqu’à la bouche, et celle de lord Brougham depuis la bouche jusqu’au bas du menton. Il ne serait pas impossible qu’il se trompât ; mais il vous aurait convaincu qu’il avait raison ; car c’était un homme d’une grande éloquence. Il avait une véritable passion pour l’art oratoire, et ne pouvait se retenir de la montrer. Par exemple, il avait l’habitude de sauter ainsi sur la table, et puis… »
En ce moment, un ami de l’orateur, assis à son côté, lui mit la main sur l’épaule et lui chuchota quelques mots à l’oreille ; là-dessus, l’autre cessa soudainement de parler et se laissa retomber sur sa chaise.
« Et puis, – dit l’ami, – celui qui avait parlé bas, – il y a eu Boulard aussi, le toton. Je l’appelle le toton parce qu’il fut pris, en réalité, de la manie, singulière peut-être, mais non absolument déraisonnable, de se croire métamorphosé en toton. Vous auriez crevé de rire à le voir tourner. Il pirouettait à l’heure sur un seul talon, de cette façon, voyez… »
Alors, l’ami qu’il avait interrompu, un instant auparavant, par un avis dit à l’oreille, lui rendit, à son tour, exactement le même office.
« Mais alors, – cria une vieille dame d’une voix éclatante, – votre M. Boulard était un fou, et un fou très-bête, pour le moins. Car, permettez-moi de vous le demander, qui a jamais entendu parler d’un toton humain ? La chose est absurde. Madame Joyeuse était une personne plus sensée, comme vous savez. Elle avait aussi sa lubie [mais une lubie] inspirée par le sens commun, et qui procurait du plaisir à tous ceux qui avaient l’honneur de la connaître. Elle avait découvert, après mûre réflexion, qu’elle avait été, par accident, changée en jeune coq ; mais, en tant que coq, elle se conduisait normalement. Elle battait des ailes, comme ça, comme ça, avec un effort prodigieux ; et, quant à son chant, il était délicieux ! Co… o… o… o… queri… co… o… o… o… ! Co… o… o… que… ri… co… co… co… o… o… o… o… !
– Madame Joyeuse, je vous prie de vouloir bien vous contenir ! – interrompit notre hôte avec colère. – Si vous ne voulez pas vous conduire décemment comme une dame doit le faire, vous pouvez quitter la table immédiatement. À votre choix ! »
La dame (que je fus très-étonné d’entendre nommer madame Joyeuse, après la description de madame Joyeuse qu’elle-même venait de faire) rougit jusqu’aux sourcils, et sembla profondément humiliée de la réprimande. Elle baissa la tête et ne répondit pas une syllabe. Mais une autre dame plus jeune reprit le sujet de conversation en train. C’était ma belle jeune fille du parloir.
« Oh ! – s’écria-t-elle, – madame Joyeuse était une folle ! mais il y avait, en somme, beaucoup de sens dans l’opinion d’Eugénie Salsafette. C’était une très-belle jeune dame, d’un air contrit et modeste, qui jugeait la mode ordinaire de s’habiller très-indécente, et qui voulait toujours se vêtir en se mettant hors de ses habits au lieu de se mettre dedans. C’est une chose bien facile à faire, après tout. Vous n’avez qu’à faire comme ça… et puis comme ça… et puis ensuite… et enfin…
– Mon Dieu ! mamzelle Salsafette ! s’écrièrent une douzaine de voix ensemble, que faites-vous ? – Arrêtez ! – c’est suffisant. – Nous voyons bien comment cela peut se faire ! – Assez ! assez ! »
Et quelques personnes s’élançaient déjà de leur chaise pour empêcher mam’zelle Salsafette de se mettre sur le pied d’égalité avec la Vénus de Médicis, quand le résultat désirable fut soudainement et efficacement amené par suite de grands cris ou de hurlements, provenant de quelque partie du corps principal du château. Mes nerfs furent, pour dire vrai, très-affectés par ces hurlements ; mais, quant aux autres convives, ils me firent pitié. Jamais de ma vie je n’ai vu une compagnie de gens sensés aussi complètement effrayée. Ils devinrent tous pâles comme autant de cadavres ; ils se ratatinaient sur leur chaise, frissonnaient et baragouinaient de terreur, et semblaient attendre d’une oreille anxieuse la répétition du même bruit. Il se répéta, en effet, plus haut et comme se rapprochant, – et puis une troisième fois, très-fort, très-fort, – enfin une quatrième, mais avec une vigueur évidemment décroissante. À cet apaisement apparent de la tempête, toute la compagnie reprit immédiatement ses esprits, et l’animation et les anecdotes recommencèrent de plus belle. Je me hasardai alors à demander quelle était la cause de ce trouble.
« Une pure bagatelle, – dit M. Maillard. – Nous sommes blasés là-dessus, et nous nous en inquiétons vraiment fort peu. Les fous, à des intervalles réguliers, se mettent à hurler de concert, l’un excitant l’autre, comme il arrive quelquefois, la nuit, dans une troupe de chiens. Il arrive aussi de temps en temps que ce concert de hurlements est suivi d’un effort simultané de tous pour s’évader ; dans ce cas, il y a, naturellement lieu à quelques appréhensions.
– Et combien en avez-vous maintenant d’emprisonnés ?
– Pour le moment, nous n’en avons pas plus de dix en tout.
– Principalement des femmes, je suppose ?
– Oh ! non. Tous des hommes, et de vigoureux gaillards, je puis vous l’affirmer.
– En vérité ! j’avais toujours entendu dire que la majorité des fous appartenait au sexe aimable.
– En général, oui ; mais pas toujours. Il y a quelque temps, nous avions ici environ vingt-sept malades, et, sur ce nombre, il n’y avait pas moins de dix-huit femmes ; mais, depuis peu, les choses ont beaucoup changé, comme vous voyez.
– Oui…, ont beaucoup changé, comme vous voyez, – interrompit le monsieur qui avait brisé les tibias de mam’zelle Laplace.
– Oui… ont beaucoup changé, comme vous voyez, – carillonna en chœur toute la société.
– Retenez vos langues, tous ! entendez-vous ! » cria mon amphitryon, dans un accès de colère. Là dessus, toute l’assemblée observa, pendant une minute à peu près, un silence de mort. Il y eut une dame qui obéit à la lettre à M. Maillard, c’est-à-dire que, tirant sa langue, une langue d’ailleurs excessivement longue, elle la prit avec ses deux mains, et la tint avec beaucoup de résignation jusqu’à la fin du festin.
« Et cette dame, – dis-je à M. Maillard en me penchant vers lui, et lui parlant à voix basse, – cette excellente dame qui parlait tout à l’heure, et qui nous lançait son coquerico, elle est, je présume, inoffensive, tout à fait inoffensive, hein ?
– Inoffensive ! – s’écria-t-il avec une surprise non feinte ; – comment ? que voulez-vous dire ?
– Elle n’est que légèrement atteinte ? – dis-je en me touchant le front. – Je suppose qu’elle n’est pas particulièrement dangereusement affectée, hein ?
– Mon Dieu ! qu’imaginez-vous là ? Cette dame, ma vieille et particulière amie, madame Joyeuse, a l’esprit aussi sain que moi-même. Elle a ses petites excentricités, sans doute ; mais, vous savez, toutes les vieilles femmes, toutes les très-vieilles femmes sont plus ou moins excentriques !
– Sans doute, – dis-je, – sans doute ! Et le reste de ces dames et de ces messieurs… ?
– Tous sont mes amis et mes gardiens, – interrompit M. Maillard en se redressant avec hauteur, – mes excellents amis et mes aides.
– Quoi ! eux tous ? – demandai-je, – et les femmes aussi, sans exception ?
– Assurément, – dit-il. – Nous ne pourrions rien faire sans les femmes ; ce sont les meilleurs infirmiers du monde pour les fous ; elles ont une manière à elles, vous savez ? leurs yeux produisent des effets merveilleux ; quelque chose comme la fascination du serpent, vous savez ?
– Certainement, – dis-je, – certainement ! — Elles se conduisent d’une façon un peu bizarre, n’est-ce pas ? Elles ont quelque chose d’original, hein ? ne trouvez-vous pas ?
– Bizarre ! original !… [quoi!] oui ! vraiment ! vous pensez ainsi ? À vrai dire, nous ne sommes pas bégueules dans le Midi ; nous faisons assez volontiers tout ce qui nous plaît ; nous jouissons de la vie, – et toutes ces habitudes-là, vous comprenez…
– Parfaitement, – dis-je, – parfaitement.
– Et puis ce clos-vougeot est peut-être un peu capiteux, vous comprenez ? – un peu chaud, n’est-ce pas ?
– Certainement, – dis-je, – certainement. Par parenthèse, monsieur, ne vous ai-je pas entendu dire que le système adopté par vous, à la place du fameux système de douceur, était d’une rigoureuse sévérité ?
– Nullement. La réclusion est nécessairement rigoureuse ; mais le traitement, – le traitement médical, veux-je dire, – est plutôt agréable pour les malades.
– Et le nouveau système est de votre invention ?
– Pas absolument. Quelques parties du système doivent être attribuées au docteur Goudron, dont vous avez nécessairement entendu parler ; et il y a dans mon plan des modifications que je suis heureux de reconnaître comme appartenant de droit au célèbre Plume, que vous avez eu l’honneur, si je ne me trompe, de connaître intimement.
– Je suis bien honteux d’avouer, – répliquai-je, que, jusqu’ici, je n’avais jamais entendu prononcer les noms de ces messieurs.
– Bonté divine ! – s’écria mon hôte, – retirant brusquement sa chaise et levant les mains au ciel. Il est probable que je vous ai mal compris ! vous n’avez pas voulu dire, n’est-ce pas, que vous n’avez jamais ouï parler de l’érudit docteur Goudron, ni du fameux professeur Plume ?
– Je suis forcé de reconnaître mon ignorance, – répondis-je ; – mais la vérité doit être respectée avant toute chose. Toutefois, je me sens on ne peut plus humilié de ne pas connaître les ouvrages de ces deux hommes, sans aucun doute extraordinaires. Je vais m’occuper de chercher leurs écrits, et je les lirai avec un soin studieux. Monsieur Maillard, vous m’avez réellement, – je dois le confesser, – vous m’avez réellement fait rougir de moi-même ! »
Et c’était la pure vérité.
« N’en parlons plus, mon jeune et excellent ami, – dit-il avec bonté, en me serrant la main ; – prenons cordialement ensemble un verre de ce sauternes. »
Nous bûmes. La société suivit notre exemple sans discontinuer. Ils bavardaient, ils plaisantaient, ils riaient, ils commettaient mille absurdités. Les violons grinçaient, le tambour multipliait ses rantamplans, les trombones beuglaient comme autant de taureaux de Phalaris, – et toute la scène, s’exaspérant de plus en plus à mesure que les vins augmentaient leur empire, devint, à la longue, une sorte de Pandémonium in petto. Cependant, M. Maillard et moi, avec quelques bouteilles de sauternes et de clos-vougeot entre nous deux, nous continuions notre dialogue à tue-tête. Une parole prononcée sur le diapason ordinaire n’avait pas plus de chance d’être entendue que la voix d’un poisson au fond du Niagara.
« Monsieur, – lui criai-je dans l’oreille, – vous me parliez avant le dîner du danger impliqué dans l’ancien système de douceur. Quel est-il ?
– Oui, – répondit-il, – il y avait quelquefois un très-grand danger. Il n’est pas possible de se rendre compte des caprices des fous ; et, dans mon opinion, aussi bien que dans celle du docteur Goudron et celle du professeur Plume, il n’est jamais prudent de les laisser se promener librement et sans surveillants. Un fou peut être adouci, comme on dit, pour un temps, mais à la fin il est toujours capable de turbulence. De plus, sa ruse est proverbiale et vraiment très-grande. S’il a un projet en vue, il sait le cacher avec une merveilleuse hypocrisie ; et l’adresse avec laquelle il contrefait la sanité offre à l’étude du philosophe un des plus singuliers problèmes psychiques. Quand un fou paraît tout à fait raisonnable, il est grandement temps, croyez-moi, de lui mettre la camisole.
– Mais le danger, mon cher monsieur, le danger dont vous parliez ? D’après votre propre expérience, depuis que cette maison est sous votre contrôle, avez-vous eu une raison matérielle, positive, de considérer la liberté comme périlleuse, dans un cas de folie ?
– Ici ?… D’après ma propre expérience ?… Certes, je peux répondre : oui. Par exemple, il n’y a pas très-longtemps de cela, une singulière circonstance s’est présentée dans cette maison même. Le système de douceur, vous le savez, était alors en usage, et les malades étaient en liberté. Ils se comportaient remarquablement bien, à ce point que toute personne de sens aurait pu tirer d’une si belle sagesse la preuve qu’il se brassait parmi ces gaillards quelque plan démoniaque. Et, en effet, un beau matin, les gardiens se trouvèrent pieds et poings liés, et jetés dans les cabanons, où ils furent surveillés comme fous par les fous eux-mêmes, qui avaient usurpé les fonctions de gardiens.
– Oh ! que me dites-vous là ? Je n’ai jamais, de ma vie, entendu parler d’une telle absurdité !
– C’est un fait. Tout cela arriva, grâce à un sot animal, un fou, qui s’était, je ne sais comment, fourré dans la tête qu’il était l’inventeur du meilleur système de gouvernement dont on eût jamais ouï parler, – gouvernement de fous, bien entendu. Il désirait, je suppose, faire une épreuve de son invention, – et ainsi il persuada aux autres malades de se joindre à lui dans une conspiration pour renverser le pouvoir régnant.
– Et il a réellement réussi ?
– Parfaitement. Les gardiens et les gardés eurent à troquer leurs places respectives, avec cette différence importante toutefois, que les fous avaient été libres, mais que les gardiens furent immédiatement séquestrés dans des cabanons et traités, je suis fâché de l’avouer, d’une manière très-cavalière.
– Mais je présume qu’une contre-révolution a dû s’effectuer promptement. Cette situation ne pouvait pas durer longtemps. Les campagnards du voisinage, les visiteurs venant voir l’établissement auront donné sans doute l’alarme.
– Ici, vous êtes dans l’erreur. Le chef des rebelles était trop rusé pour que cela pût arriver. Il n’admit désormais aucun visiteur, – à l’exception, une seule fois, d’un jeune gentleman, d’une physionomie très-niaise et qui ne pouvait lui inspirer aucune défiance. Il lui permit de visiter la maison, comme pour y introduire un peu de variété et pour s’amuser de lui. Aussitôt qu’il l’eut suffisamment fait poser, il le laissa sortir et le renvoya à ses affaires.
– Et combien de temps a duré le règne des fous ?
– Oh ! fort longtemps, en vérité ! – un mois certainement ; – combien en plus, je ne saurais le préciser. Cependant, les fous se donnaient du bon temps ; – vous en pourriez jurer. Ils jetèrent là leurs vieux habits râpés et en usèrent à leur aise avec la garde-robe de famille et les bijoux. Les caves du château étaient bien fournies de vin, et ces diables de fous sont des connaisseurs qui savent bien boire. Ils ont largement vécu, je puis vous l’affirmer !
– Et le traitement ? Quelle était l’espèce particulière de traitement que le chef des rebelles avait mis en application ?
– Ah ! quant à cela, un fou n’est pas nécessairement un sot, comme je vous l’ai déjà fait observer, et c’est mon humble opinion que son traitement était un bien meilleur traitement que celui auquel il était substitué. C’était un traitement vraiment capital, – simple, – propre, – sans aucun embarras, – réellement délicieux, – c’était… »
Ici, les observations de mon hôte furent brusquement coupées par une nouvelle suite de cris, de même nature que ceux qui nous avaient déjà déconcertés. Cette fois, cependant, ils semblaient provenir de gens qui se rapprochaient rapidement.
« Bonté divine ! – m’écriai-je ; – les fous se sont échappés, sans aucun doute.
– Je crains bien que vous n’ayez raison, » répondit M. Maillard, devenant alors excessivement pâle.
À peine finissait-il sa phrase, que de grandes clameurs et des imprécations se firent entendre sous les fenêtres ; et, immédiatement après, il devint évident que quelques individus du dehors s’ingéniaient à entrer de force dans la salle. On battait la porte avec quelque chose qui devait être une espèce de bélier ou un énorme marteau, et les volets étaient secoués et poussés avec une prodigieuse violence.
Une scène de la plus horrible confusion s’ensuivit. M. Maillard, à mon grand étonnement, se jeta sous le buffet. J’aurais attendu de sa part plus de résolution. Les membres de l’orchestre, qui, depuis un quart d’heure, semblaient trop ivres pour accomplir leurs fonctions, sautèrent sur leurs pieds et sur leurs instruments, et, escaladant leur table, attaquèrent d’un commun accord un Yankee Doodle qu’ils exécutèrent, sinon avec justesse, du moins avec une énergie surhumaine, pendant tout le temps que dura le désordre.
Cependant le monsieur qu’on avait empêché, à grand’peine, de sauter sur la table, y sauta cette fois au milieu des bouteilles et des verres. Aussitôt qu’il y fut commodément installé, il commença un discours qui, sans aucun doute, eût paru de premier ordre, si seulement on avait pu l’entendre. Au même instant, l’homme dont toutes les prédilections étaient pour le toton se mit à pirouetter tout autour de la chambre, avec une immense énergie, les bras ouverts et faisant angle droit avec son corps, si bien qu’il avait l’air d’un toton véritable, renversant, culbutant tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Et puis, entendant d’incroyables pétarades et des sifflements inouïs de champagne, je découvris que cela provenait de l’individu qui, pendant le dîner, avait si bien joué le rôle de bouteille. En même temps, l’homme-grenouille coassait de toutes ses forces, comme si le salut de son âme dépendait de chaque note qu’il proférait. Au milieu de tout cela s’élevait, dominant tous les bruits, le braiment non interrompu d’un âne. Quant à ma vieille amie, madame Joyeuse, elle semblait dans une si horrible perplexité, que j’aurais pu pleurer sur la pauvre dame. Elle se tenait debout dans un coin, près de la cheminée, et elle se contentait de chanter, à toutes volées, son « coquericooooo !… »
Enfin arriva la crise suprême, la catastrophe du drame. Comme les cris, les hurlements et les coquericos étaient les seules formes de résistance, les seuls obstacles opposés aux efforts des assiégeants, les deux fenêtres furent très-rapidement et presque simultanément enfoncées. Mais je n’oublierai jamais mes sensations d’ébahissement et d’horreur, quand je vis sautant par les fenêtres et se ruant pêle-mêle parmi nous, et jouant des pieds, des mains, des griffes, une véritable armée hurlante de monstres, que je pris d’abord pour des chimpanzés, des orangs-outangs ou de gros babouins noirs du cap de Bonne Espérance.
Je reçus une terrible rossée, après laquelle je me pelotonnai sous un canapé, où je me tins coi. Après être resté là quinze minutes environ, pendant lesquelles j’écoutai de toutes mes oreilles ce qui se passait dans la salle, j’obtins enfin, avec le dénouement, une explication satisfaisante de cette tragédie. M. Maillard, à ce qu’il me parut, en me contant l’histoire du fou qui avait excité ses camarades à la rébellion, n’avait fait que relater ses propres exploits. Ce monsieur avait été en effet, deux ou trois ans auparavant, directeur de l’établissement ; puis sa tête s’était dérangée, et il était passé au nombre des malades. Ce fait n’était pas connu du compagnon de voyage qui m’avait présenté à lui. Les gardiens, au nombre de dix, avaient été soudainement terrassés, puis bien goudronnés, puis soigneusement emplumés, puis enfin séquestrés dans les caves. Ils étaient restés emprisonnés ainsi plus d’un mois, et, pendant toute cette période, M. Maillard leur avait accordé généreusement non-seulement le goudron et les plumes (ce qui constituait son système), mais aussi un peu de pain et de l’eau en abondance. Journellement une pompe leur envoyait leur ration de douches. À la fin, l’un d’eux, s’étant échappé par un égout, rendit la liberté à tous les autres.
Le système de douceur, avec d’importantes modifications, a été repris au château ; mais je ne puis m’empêcher de reconnaître, avec M. Maillard, que son traitement, à lui, était, dans son espèce, un traitement capital. Comme il le faisait justement observer, c’était un traitement simple, – propre etne causant aucun embarras – pas le moindre.
Je n’ai que quelques mots à ajouter. Bien que j’aie cherché dans toutes les bibliothèques de l’Europe les œuvres du docteur Goudron, et du professeur Plume, je n’ai pas encore pu, jusqu’à ce jour, malgré tous mes efforts, m’en procurer un exemplaire…


Documents recueillis par Julie Froudière, docteur ès lettres de l'Université de Nancy 2010

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