Edgar
Allan Poe, Le système du docteur Goudron et du professeur Plume
[1845]
Pendant l’automne
de 18…, comme je visitais les provinces de l’extrême
sud de la France, ma route me conduisit à quelques milles d’une
certaine maison de santé, ou hospice particulier de fous, dont
j’avais beaucoup entendu parler à Paris par des médecins,
mes amis. Comme je n’avais jamais visité un lieu de cette
espèce, je jugeai l’occasion trop bonne pour la négliger,
et je proposai à mon compagnon de voyage (un gentleman dont j’avais
fait, par hasard, la connaissance quelques jours auparavant) de nous détourner
de notre route, pendant une heure à peu près, et d’examiner
l’établissement. Mais il s’y refusa, se disant d’abord
très-pressé et objectant ensuite l’horreur qu’inspire
généralement la vue d’un aliéné. Il
me pria cependant de ne pas sacrifier à un désir de courtoisie
envers lui les satisfactions de ma curiosité, et me dit qu’il
continuerait à chevaucher en avant, tout doucement, de sorte que
je pusse le rattraper dans la journée, ou, à tout hasard,
le jour suivant. Comme il me disait adieu, il me vint à l’esprit
que j’éprouverais peut-être quelque difficulté
à pénétrer dans le lieu en question, et je lui fis
part de mes craintes à ce sujet. Il me répondit qu’en
effet, à moins que je ne connusse personnellement M. Maillard,
le directeur, ou que je ne possédasse quelque lettre d’introduction,
il pourrait bien s’élever quelque difficulté, parce
que les règlements de ces maisons particulières de fous
étaient beaucoup plus sévères que ceux des hospices
publics. Quant à lui, ajouta-t-il, il avait fait, quelques années
auparavant, la connaissance de Maillard, et il pouvait me rendre du moins
le service de m’accompagner jusqu’à la porte et de
me présenter ; mais sa répugnance, relativement à
la folie, ne lui permettait pas d’entrer dans la maison.
Je le remerciai, et, nous détournant de la grande route, nous entrâmes
dans un chemin de traverse gazonné, qui, au bout d’une demi-heure,
se perdait presque dans un bois épais, recouvrant la base d’une
montagne. Nous avions fait environ deux milles à travers ce bois
humide et sombre quand enfin la maison de santé nous apparut. C’était
un fantastique château, très-abîmé, et qui,
à en juger par son air de vétusté et de délabrement,
devait être à peine habitable. Son aspect me pénétra
d’une véritable terreur, et, arrêtant mon cheval, je
sentis presque l’envie de tourner bride. Cependant, j’eus
bientôt honte de ma faiblesse, et je continuai.
Comme nous nous dirigions vers la grande porte, je m’aperçus
qu’elle était entrebâillée, et je vis une figure
d’homme qui regardait à travers. Un instant après,
cet homme s’avançait, accostait mon compagnon en l’appelant
par son nom, lui serrait cordialement la main et le priait de mettre pied
à terre. C’était M. Maillard lui-même, un véritable
gentleman de la vieille école : belle mine, noble prestance,
manières exquises, et un certain air de gravité, de dignité
et d’autorité fait pour produire une vive impression.
Mon ami me présenta et expliqua mon désir de visiter l’établissement ;
M. Maillard lui ayant promis qu’il aurait pour moi toutes les attentions
possibles, il prit congé de nous, et, depuis lors, je ne l’ai
plus revu.
Quand il fut parti, le directeur m’introduisit dans un petit parloir
excessivement soigné, contenant, entre autres indices d’un
goût raffiné, force livres, des dessins, des vases de fleurs
et des instruments de musique. Un bon feu flambait joyeusement dans la
cheminée. Au piano, chantant un air de Bellini, était assise
une jeune et très-belle femme, qui, à mon arrivée,
s’interrompit et me reçut avec une gracieuse courtoisie.
Elle parlait à voix basse, et il y avait dans toutes ses manières
quelque chose de mortifié. Je crus voir aussi des traces de chagrin
dans tout son visage, dont la pâleur excessive n’était
pas, selon moi du moins, sans quelque agrément. Elle était
en grand deuil d’ailleurs, et elle éveilla dans mon cœur
un sentiment combiné de respect, d’intérêt et
d’admiration.
J’avais entendu dire à Paris que l’établissement
de M. Maillard était organisé d’après ce qu’on
nomme vulgairement le système de la douceur ; qu’on
y évitait l’emploi de tous les châtiments ; qu’on
n’avait même recours à la réclusion que fort
rarement ; que les malades, surveillés secrètement,
jouissaient, en apparence, d’une grande liberté et qu’ils
pouvaient, pour la plupart, circuler à travers la maison et les
jardins, dans la tenue ordinaire des personnes qui sont dans leur bon
sens.
Tous ces détails restant présents à mon esprit, je
prenais bien garde à tout ce que je pouvais dire devant la jeune
dame ; car rien ne m’assurait qu’elle eût toute
sa raison ; et, en effet, il y avait dans ses yeux un certain éclat
inquiet qui m’induisait presque à croire qu’elle ne
l’avait pas. Je restreignis donc mes observations à des sujets
généraux, ou à ceux que je jugeais incapables de
déplaire à une folle ou même de l’exciter. Elle
répondit à tout ce que je dis d’une manière
parfaitement sensée ; et même ses observations personnelles
étaient marquées du plus solide bon sens. Mais une longue
étude de la physiologie de la folie m’avait appris à
ne pas me fier même à de pareilles preuves de santé
morale, et je continuai, pendant toute l’entrevue, à pratiquer
la prudence dont j’avais usé au commencement.
En ce moment, un fort élégant domestique en livrée
apporta un plateau chargé de fruits, de vins et d’autres
rafraîchissements, dont je pris volontiers ma part ; la dame,
peu de temps après, quitta le parloir. Quand elle fut partie, je
tournai les yeux vers mon hôte d’une manière interrogative.
« Non, – dit-il, – oh ! non… c’est
une personne de ma famille… ma nièce, une femme accomplie
d’ailleurs.
– Je vous demande mille pardons de mon soupçon, – répliquai-je,
– mais vous saurez bien vous-même m’excuser. L’excellente
administration de votre maison est bien connue à Paris, et je pensais
qu’il serait possible, après tout…
– Oui ! oui ! n’en parlez plus, – ou plutôt
c’est moi qui devrais vous remercier pour la très-louable
prudence que vous avez montrée. Nous trouvons rarement autant de
prévoyance chez les jeunes gens, et plus d’une fois nous
avons vu se produire de déplorables accidents par l’étourderie
de nos visiteurs. Lors de l’application de mon premier système,
et quand mes malades avaient le privilège de se promener partout
à leur volonté, ils étaient quelquefois jetés
dans des crises dangereuses par des personnes irréfléchies,
invitées à examiner notre établissement. J’ai
donc été contraint d’imposer un rigoureux système
d’exclusion, et désormais nul n’a pu obtenir accès
chez nous, sur la discrétion de qui je ne pusse pas compter.
– Lors de l’application de votre premier système ?
– dis-je, répétant ses propres paroles. – Dois-je
entendre par là que le système de douceur dont
on m’a tant parlé a cessé d’être appliqué
chez vous ?
– Il y a maintenant quelques semaines, – répliqua-t-il,
– que nous avons décidé de l’abandonner à
tout jamais.
– En vérité ! vous m’étonnez.
– Nous avons jugé absolument nécessaire, – dit-il
avec un soupir, – de revenir aux vieux errements. Le système
de douceur était un effrayant danger de tous les instants, et ses
avantages ont été estimés à un trop haut prix.
Je crois, monsieur, que, si jamais épreuve loyale a été
faite, c’est dans cette maison même. Nous avons fait tout
ce que pouvait raisonnablement suggérer l’humanité.
Je suis fâché que vous ne nous ayez pas rendu visite à
une époque antérieure. Vous auriez pu juger la question
par vous-même. Mais je suppose que vous êtes bien au courant
du traitement par la douceur dans tous ses détails.
– Pas absolument. Ce que j’en connais, je le tiens de troisième
ou de quatrième main.
– Je définirai donc le système en termes généraux :
un système où le malade était ménagé ;
un système de laisser faire. Nous ne contredisions aucune
des fantaisies qui entrait dans la cervelle du malade. Au contraire, non-seulement
nous nous y prêtions, mais encore nous l’encouragions ;
et c’est ainsi que nous avons pu opérer un grand nombre de
cures radicales. Il n’y a pas de raisonnement qui touche autant
la raison affaiblie d’un fou que la réduction à
l’absurde. Nous avons eu des hommes, par exemple, qui se croyaient
poulets. Le traitement consistait, en ce cas, à reconnaître,
à accepter le cas comme un fait positif, – à accuser
le malade de stupidité en ce qu’il ne reconnaissait pas suffisamment
son cas comme fait positif, – et dès lors à lui refuser,
pendant une semaine, toute autre nourriture que celle qui appartient proprement
à un poulet. Grâce à cette méthode, il suffisait
d’un peu de grain et de gravier pour opérer des miracles.
– Mais cette espèce d’acquiescement de votre part à
la monomanie, était-ce tout ?
– Non pas. Nous avions grande foi aussi dans les amusements de nature
simple, tels que la musique, la danse, les exercices gymnastiques en général,
les cartes, certaines classes de livres, etc., etc. Nous faisions semblant
de traiter chaque individu pour une affection physique ordinaire, et le
mot folie n’était jamais prononcé. Un point
de grande importance était de donner à chaque fou la charge
de surveiller les actions de tous les autres. Mettre sa confiance dans
l’intelligence ou la discrétion d’un fou, c’est
le gagner corps et âme. Par ce moyen, nous pouvions nous passer
de toute une classe fort dispendieuse de surveillants.
– Et vous n’aviez de punitions d’aucune sorte ?
– D’aucune.
– Et vous n’enfermiez jamais vos malades ?
– Très-rarement. De temps à autre, la maladie de quelque
individu s’élevant jusqu’à une crise, ou tournant
soudainement à la fureur, nous le transportions dans une cellule
secrète, de peur que le désordre de son esprit n’infectât
les autres, et nous le gardions ainsi jusqu’au moment où
nous pouvions le renvoyer à ses parents ou à ses amis ;
– car nous n’avions rien à faire avec le fou furieux.
D’ordinaire, il est transféré dans les hospices publics.
– Et maintenant, vous avez changé tout cela ; et vous
croyez avoir fait pour le mieux ?
– Décidément, oui. Le système avait ses inconvénients
et même ses dangers. Actuellement, il est, Dieu merci ! condamné
dans toutes les maisons de santé de France.
– Je suis très-surpris, – dis-je, – de tout ce
que vous m’apprenez ; car je considérais comme certain
qu’il n’existe pas d’autre méthode de traitement
de la folie, actuellement en vigueur, dans toute l’étendue
du pays.
– Vous êtes encore jeune, mon ami, – répliqua
mon hôte, – mais le temps viendra où vous apprendrez
à juger par vous-même tout ce qui se passe dans le monde,
sans vous fier au bavardage d’autrui. Ne croyez rien de ce que vous
entendez dire, et ne croyez que la moitié de ce que vous voyez.
Or, relativement à nos maisons de santé, il est clair que
quelque ignare s’est joué de vous. Après le dîner,
cependant, quand vous serez suffisamment remis de la fatigue de votre
voyage, je serai heureux de vous promener à travers la maison et
de vous faire apprécier un système qui, dans mon opinion
et dans celle de toutes les personnes qui ont pu en voir les résultats,
est incomparablement le plus efficace de tous ceux imaginés jusqu’à
présent.
– C’est votre propre système ? – demandai-je,
– un système de votre invention ?
– Je suis fier, – répliqua-t-il, – d’avouer
que c’est bien le mien, au moins dans une certaine mesure. »
Je conversai ainsi avec M. Maillard une heure ou deux, pendant lesquelles
il me montra les jardins et les cultures de l’établissement.
« Je ne puis pas, – dit-il, – vous laisser voir
mes malades immédiatement. Pour un esprit sensitif, il y a toujours
quelque chose de plus ou moins répugnant dans ces sortes d’exhibitions,
et je ne veux pas vous priver de votre appétit pour le dîner.
Car nous dînerons ensemble. Je puis vous offrir du veau à
la Sainte-Menehould, des choux-fleurs à la sauce veloutée ;
après cela, un verre de clos-vougeot ; vos nerfs alors seront
suffisamment raffermis. »
À six heures, on annonça le dîner, et mon hôte
m’introduisit dans une vaste salle à manger, où était
rassemblée une nombreuse compagnie, vingt-cinq ou trente personnes
en tout. C’étaient, en apparence, des gens de bonne société,
certainement de haute éducation, quoique leurs toilettes, à
ce qu’il me sembla, fussent d’une richesse extravagante et
participassent un peu trop du raffinement fastueux de la vieille cour.
J’observai aussi que les deux tiers au moins des convives étaient
des dames, et que quelques-unes d’entre elles n’étaient
nullement habillées selon la mode qu’un Parisien considère
comme le bon goût du jour. Plusieurs femmes, par exemple, qui n’avaient
pas moins de soixante et dix ans, étaient parées d’une
profusion de bijouterie, bagues, bracelets et boucles d’oreilles,
et montraient leurs seins et leurs bras outrageusement nus. Je notai également
que très-peu de ces costumes étaient bien faits, ou du moins
que la plupart étaient mal adaptés aux personnes qui les
portaient. En regardant autour de moi, je découvris l’intéressante
jeune fille à qui M. Maillard m’avait présenté
dans le petit parloir ; mais ma surprise fut grande de la voir accoutrée
d’une vaste robe à paniers, avec des souliers à hauts
talons et un bonnet crasseux de point de Bruxelles, beaucoup trop grand
pour elle, si bien qu’il donnait à sa figure une apparence
ridicule de petitesse. La première fois que je l’avais vue,
elle était vêtue d’un grand deuil qui lui allait à
merveille. Bref, il y avait un air de singularité dans la toilette
de toute la société, qui me remit en tête mon idée
primitive du système de douceur, et me donna à
penser que M. Maillard avait voulu m’illusionner jusqu’à
la fin du dîner, de peur que je n’éprouvasse des sensations
désagréables pendant le repas, me sachant à table
avec des lunatiques ; mais je me souvins qu’on m’avait
parlé, à Paris, des provinciaux du Midi comme de gens particulièrement
excentriques et entichés d’une foule de vieilles idées ;
et, d’ailleurs, en causant avec quelques-uns des convives, je sentis
bientôt mes appréhensions se dissiper complètement.
La salle à manger, elle-même, quoique ne manquant pas tout
à fait de confortable, et de bonnes dimensions, n’avait pas
toutes les élégances désirables. Ainsi, le parquet
était sans tapis ; il est vrai qu’en France on s’en
passe souvent. Les fenêtres étaient privées de rideaux ;
les volets, quand ils étaient fermés, étaient solidement
assujettis par des barres de fer, fixées en diagonale, à
la manière ordinaire des fermetures des boutiques. J’observai
que la salle formait, à elle seule, une des ailes du château,
et que les fenêtres occupaient ainsi trois des côtés
du parallélogramme, la porte se trouvant placée sur le quatrième.
Il n’y avait pas moins de dix fenêtres en tout.
La table était splendidement servie. Elle était couverte
de vaisselle plate et surchargée de toutes sortes de friandises.
C’était une profusion absolument barbare. Il y avait en vérité
assez de mets pour régaler les Anakim. Jamais, de mon vivant, je
n’avais contemplé un si monstrueux étalage, un si
extravagant gaspillage de toutes les bonnes choses de la vie ; –
peu de goût, il est vrai, dans l’arrangement du service ;
– et mes yeux, accoutumés à des lumières douces,
se trouvaient cruellement offensés par le prodigieux éclat
d’une multitude de bougies, dans des candélabres d’argent,
qu’on avait posés sur la table et disséminés
dans toute la salle, partout où on avait pu en trouver la place.
Le service était fait par plusieurs domestiques très-actifs,
et sur une grande table, tout au fond de la salle, étaient assises
sept ou huit personnes avec des violons, des flûtes, des trombones
et un tambour. Ces gaillards, à de certains intervalles, pendant
le repas, me fatiguèrent beaucoup par une infinie variété
de bruits, qui avaient la prétention d’être de la musique,
et qui, à ce qu’il paraissait, causaient un vif plaisir à
tous les assistants, – moi excepté, bien entendu.
En somme, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il y
avait passablement de bizarrerie dans tout ce que je voyais ; mais,
après tout, le monde est fait de toutes sortes de gens, qui ont
des manières de penser fort diverses et une foule d’usages
tout à fait conventionnels. Et puis, j’avais trop voyagé
pour n’être pas un parfait adepte du nil admirari ;
aussi je pris tranquillement place à la droite de mon amphitryon,
et, doué d’un excellent appétit, je fis honneur à
toute cette bonne chère.
La conversation, cependant, était animée et générale.
Les dames, selon leur habitude, parlaient beaucoup. Je vis bientôt
que la société était composée, presque entièrement,
de gens bien élevés, et mon hôte était, à
lui seul, un trésor de joyeuses anecdotes. Il semblait assez volontiers
disposé à parler de sa position de directeur d’une
maison de santé ; et, à ma grande surprise, la folie
elle-même devint le thème de causerie favori de tous les
convives.
« Nous avions ici autrefois un gaillard, – dit un gros
petit monsieur, assis à ma droite, – qui se croyait théière ;
et, soit dit en passant, n’est-ce pas chose remarquable que cette
lubie particulière entre si souvent dans la cervelle des fous ?
Il n’y a peut-être pas en France un hospice d’aliénés
qui ne puisse fournir une théière humaine. Notre
monsieur était une théière de fabrique anglaise,
et il avait soin de se polir lui-même tous les matins avec une peau
de daim et du blanc d’Espagne.
– Et puis, – dit un grand homme, juste en face, – nous
avons eu, il n’y a pas bien longtemps, un individu qui s’était
fourré dans la tête qu’il était un âne ;
– ce qui, métaphoriquement parlant, direz-vous, était
parfaitement vrai. C’était un malade très-fatigant,
et nous avions beaucoup de peine à l’empêcher de dépasser
toutes les bornes. Pendant un assez long temps, il ne voulut manger que
des chardons ; mais nous l’avons bientôt guéri
de cette idée en insistant pour qu’il ne mangeât pas
autre chose. Il était sans cesse occupé à ruer avec
ses talons… comme çà, tenez… comme çà…
– Monsieur de Kock ! je vous serais bien obligée, si
vous pouviez vous contenir ! – interrompit alors une vieille
dame, assise à côté de l’orateur. – Gardez,
s’il vous plaît, vos coups de pieds pour vous. Vous avez abîmé
ma robe de brocart ! Est-il indispensable, je vous prie, d’illustrer
une observation d’une manière aussi matérielle ?
Notre ami, que voici, vous comprendra tout aussi bien sans cette démonstration
physique. Sur ma parole, vous êtes presque un aussi grand âne
que ce pauvre insensé croyait l’être lui-même.
Votre jeu est tout à fait nature, aussi vrai que je vis !
– Mille pardons, mam’zelle ! – répondit
M. de Kock, ainsi interpellé, – mille pardons ! je n’avais
pas l’intention de vous offenser. Mam’zelle Laplace, M. de
Kock sollicite l’honneur de prendre le vin avec vous. »
Alors, M. de Kock s’inclina, baisa cérémonieusement
sa propre main, et prit le vin avec mam’zelle Laplace.
« Permettez-moi, mon ami, – dit M. Maillard en s’adressant
à moi, – permettez-moi de vous envoyer un morceau de ce veau
à la Sainte-Menehould ; vous le trouverez particulièrement
délicat. »
Trois vigoureux domestiques avaient réussi à déposer
sans accident sur la table un énorme plat, ou plutôt un bateau,
contenant ce que j’imaginais être le monstrum horrendum,
informe, ingens, cui lumen ademptum. Un examen plus attentif me confirma
toutefois que c’était seulement un petit veau rôti,
tout entier, appuyé sur ses genoux, avec une pomme entre les dents,
selon la mode usitée en Angleterre pour servir un lièvre.
« Non, je vous remercie, – répliquai-je ;
– pour dire la vérité, je n’ai pas un faible
bien déterminé pour le veau à la Sainte…
comment dites-vous ? car je ne trouve pas généralement
qu’il me réussisse. Je vous prierai de faire changer cette
assiette et de me permettre d’essayer un peu du lapin. »
Il y avait sur la table quelques plats latéraux, contenant ce qui
me semblait être du lapin ordinaire, à la française,
un délicieux morceau, que je puis vous recommander.
« Pierre ! – cria mon hôte, – changez
l’assiette de monsieur, et donnez-lui un morceau de ce lapin au
chat.
– De ce… quoi ? – dis-je.
– De ce lapin au chat.
– Eh bien, je vous remercie. Toutes réflexions faites, non.
Je vais me servir moi-même un peu de jambon. »
En vérité, pensais-je, on ne sait pas ce qu’on mange
à la table de ces gens de province. Je ne veux pas goûter
de leur lapin au chat, pas plus, et pour la même raison,
que je ne voudrais de leur chat au lapin.
« Et puis, – dit un personnage à figure cadavéreuse,
placé au bas de la table, reprenant le fil de la conversation où
il avait été brisé, – entre autres bizarreries,
nous avons eu, à une certaine époque, un malade qui s’obstinait
à se croire un fromage de Cordoue, et qui se promenait partout,
un couteau à la main, invitant ses amis à couper, seulement
pour y goûter, un petit morceau de sa cuisse.
– C’était sans doute un grand fou, – interrompit
une autre personne ; – mais il n’est pas à comparer
à un individu que nous avons tous connu, à l’exception
de ce gentleman étranger. Je veux parler de l’homme qui se
prenait pour une bouteille de champagne, et qui partait, toujours
avec un pan… pan !… et un pschi… i… i…
i… ! de cette manière… »
Ici, l’orateur, très-grossièrement, à mon sens,
fourra son pouce droit sous sa joue gauche, l’en retira brusquement
avec un bruit ressemblant à la pétarade d’un bouchon
qui saute, et puis, par un adroit mouvement de la langue sur les dents,
produisit un sifflement aigu, qui dura quelques minutes, pour imiter la
mousse du champagne. Cette conduite, je le vis bien, ne fut pas précisément
du goût de M. Maillard ; cependant, il ne dit rien, et la conversation
fut reprise par un petit homme très-maigre avec une grosse perruque.
« Il y avait aussi, – dit-il, – un imbécile
qui se croyait une grenouille, animal auquel, pour le dire en passant,
il ressemblait considérablement. Je voudrais que vous l’eussiez
vu, monsieur, – c’était à moi qu’il s’adressait,
– ça vous aurait fait du bien au cœur de voir les airs
naturels qu’il prenait. Monsieur, si cet homme n’était
pas une grenouille, je puis dire que c’est un grand malheur qu’il
ne le fût pas. Son coassement était à peu près
cela : O… o… o… gh… ! O…
o… o… gh ! – C’était vraiment la
plus belle note du monde – un si bémol ! et, quand il
plaçait ses coudes sur la table de cette façon, après
avoir pris un ou deux verres de vin, et qu’il distendait sa bouche
ainsi, et qu’il roulait ses yeux comme ça, et puis qu’il
les faisait clignoter avec une excessive rapidité, – comme
ça, voyez-vous, – eh bien, monsieur, je puis vous affirmer
de la manière la plus positive que vous seriez tombé en
extase devant le génie de cet homme.
– Je n’en doute pas, – répondis-je.
– Il y avait aussi, – dit un autre, – il y avait aussi
Petit-Gaillard, qui se croyait une pincée de tabac, et qui était
désolé de ne pouvoir se prendre lui-même entre son
index et son pouce.
– Nous avons eu aussi Jules Deshoulières, qui était
vraiment un singulier génie, et qui devint fou de l’idée
qu’il était une citrouille. Il persécutait sans cesse
le cuisinier pour se faire mettre en pâtés, chose à
laquelle le cuisinier se refusait avec indignation. Pour ma part, je n’affirmerai
pas qu’une tourte à la Deshoulières ne fût
un mets des plus délicats, en vérité !
– Vous m’étonnez ! – dis-je. – et
je regardais M. Maillard d’un air interrogatif.
– Ha ! ha ! – fit celui-ci, – hé !
hé ! hi ! hi ! oh ! oh ! hu ! hu !…
– Excellent, en vérité ! Il ne faut pas vous
étonner, mon ami ; notre ami est un original, un farceur ;
il ne faut pas prendre à la lettre ce qu’il dit.
– Oh ! mais, – dit une autre personne de la société,
– nous avons connu aussi Buffon-Legrand, un autre personnage très-extraordinaire
dans son genre. Il eut le cerveau dérangé par l'amour, et
se figura qu’il était possesseur de deux têtes. Il
affirmait que l’une d’elles était celle de Cicéron ;
quant à l’autre, il se la figurait composite, étant
celle de Démosthènes depuis le haut du front jusqu’à
la bouche, et celle de lord Brougham depuis la bouche jusqu’au bas
du menton. Il ne serait pas impossible qu’il se trompât ;
mais il vous aurait convaincu qu’il avait raison ; car c’était
un homme d’une grande éloquence. Il avait une véritable
passion pour l’art oratoire, et ne pouvait se retenir de la montrer.
Par exemple, il avait l’habitude de sauter ainsi sur la table, et
puis… »
En ce moment, un ami de l’orateur, assis à son côté,
lui mit la main sur l’épaule et lui chuchota quelques mots
à l’oreille ; là-dessus, l’autre cessa
soudainement de parler et se laissa retomber sur sa chaise.
« Et puis, – dit l’ami, – celui qui avait
parlé bas, – il y a eu Boulard aussi, le toton. Je l’appelle
le toton parce qu’il fut pris, en réalité, de la manie,
singulière peut-être, mais non absolument déraisonnable,
de se croire métamorphosé en toton. Vous auriez crevé
de rire à le voir tourner. Il pirouettait à l’heure
sur un seul talon, de cette façon, voyez… »
Alors, l’ami qu’il avait interrompu, un instant auparavant,
par un avis dit à l’oreille, lui rendit, à son tour,
exactement le même office.
« Mais alors, – cria une vieille dame d’une voix
éclatante, – votre M. Boulard était un fou, et un
fou très-bête, pour le moins. Car, permettez-moi de vous
le demander, qui a jamais entendu parler d’un toton humain ?
La chose est absurde. Madame Joyeuse était une personne plus sensée,
comme vous savez. Elle avait aussi sa lubie [mais une lubie] inspirée
par le sens commun, et qui procurait du plaisir à tous ceux qui
avaient l’honneur de la connaître. Elle avait découvert,
après mûre réflexion, qu’elle avait été,
par accident, changée en jeune coq ; mais, en tant que coq,
elle se conduisait normalement. Elle battait des ailes, comme ça,
comme ça, avec un effort prodigieux ; et, quant à son
chant, il était délicieux ! Co… o… o…
o… queri… co… o… o… o… !
Co… o… o… que… ri… co… co…
co… o… o… o… o… !
– Madame Joyeuse, je vous prie de vouloir bien vous contenir !
– interrompit notre hôte avec colère. – Si vous
ne voulez pas vous conduire décemment comme une dame doit le faire,
vous pouvez quitter la table immédiatement. À votre choix ! »
La dame (que je fus très-étonné d’entendre
nommer madame Joyeuse, après la description de madame Joyeuse qu’elle-même
venait de faire) rougit jusqu’aux sourcils, et sembla profondément
humiliée de la réprimande. Elle baissa la tête et
ne répondit pas une syllabe. Mais une autre dame plus jeune reprit
le sujet de conversation en train. C’était ma belle jeune
fille du parloir.
« Oh ! – s’écria-t-elle, – madame
Joyeuse était une folle ! mais il y avait, en somme,
beaucoup de sens dans l’opinion d’Eugénie Salsafette.
C’était une très-belle jeune dame, d’un air
contrit et modeste, qui jugeait la mode ordinaire de s’habiller
très-indécente, et qui voulait toujours se vêtir en
se mettant hors de ses habits au lieu de se mettre dedans.
C’est une chose bien facile à faire, après tout. Vous
n’avez qu’à faire comme ça… et puis comme
ça… et puis ensuite… et enfin…
– Mon Dieu ! mamzelle Salsafette ! s’écrièrent
une douzaine de voix ensemble, que faites-vous ? – Arrêtez !
– c’est suffisant. – Nous voyons bien comment cela peut
se faire ! – Assez ! assez ! »
Et quelques personnes s’élançaient déjà
de leur chaise pour empêcher mam’zelle Salsafette de se mettre
sur le pied d’égalité avec la Vénus de Médicis,
quand le résultat désirable fut soudainement et efficacement
amené par suite de grands cris ou de hurlements, provenant de quelque
partie du corps principal du château. Mes nerfs furent, pour dire
vrai, très-affectés par ces hurlements ; mais, quant
aux autres convives, ils me firent pitié. Jamais de ma vie je n’ai
vu une compagnie de gens sensés aussi complètement effrayée.
Ils devinrent tous pâles comme autant de cadavres ; ils se
ratatinaient sur leur chaise, frissonnaient et baragouinaient de terreur,
et semblaient attendre d’une oreille anxieuse la répétition
du même bruit. Il se répéta, en effet, plus haut et
comme se rapprochant, – et puis une troisième fois, très-fort,
très-fort, – enfin une quatrième, mais avec une vigueur
évidemment décroissante. À cet apaisement apparent
de la tempête, toute la compagnie reprit immédiatement ses
esprits, et l’animation et les anecdotes recommencèrent de
plus belle. Je me hasardai alors à demander quelle était
la cause de ce trouble.
« Une pure bagatelle, – dit M. Maillard. – Nous
sommes blasés là-dessus, et nous nous en inquiétons
vraiment fort peu. Les fous, à des intervalles réguliers,
se mettent à hurler de concert, l’un excitant l’autre,
comme il arrive quelquefois, la nuit, dans une troupe de chiens. Il arrive
aussi de temps en temps que ce concert de hurlements est suivi d’un
effort simultané de tous pour s’évader ; dans
ce cas, il y a, naturellement lieu à quelques appréhensions.
– Et combien en avez-vous maintenant d’emprisonnés ?
– Pour le moment, nous n’en avons pas plus de dix en tout.
– Principalement des femmes, je suppose ?
– Oh ! non. Tous des hommes, et de vigoureux gaillards, je
puis vous l’affirmer.
– En vérité ! j’avais toujours entendu
dire que la majorité des fous appartenait au sexe aimable.
– En général, oui ; mais pas toujours. Il y a
quelque temps, nous avions ici environ vingt-sept malades, et, sur ce
nombre, il n’y avait pas moins de dix-huit femmes ; mais, depuis
peu, les choses ont beaucoup changé, comme vous voyez.
– Oui…, ont beaucoup changé, comme vous voyez, –
interrompit le monsieur qui avait brisé les tibias de mam’zelle
Laplace.
– Oui… ont beaucoup changé, comme vous voyez, –
carillonna en chœur toute la société.
– Retenez vos langues, tous ! entendez-vous ! »
cria mon amphitryon, dans un accès de colère. Là
dessus, toute l’assemblée observa, pendant une minute à
peu près, un silence de mort. Il y eut une dame qui obéit
à la lettre à M. Maillard, c’est-à-dire que,
tirant sa langue, une langue d’ailleurs excessivement longue, elle
la prit avec ses deux mains, et la tint avec beaucoup de résignation
jusqu’à la fin du festin.
« Et cette dame, – dis-je à M. Maillard en me
penchant vers lui, et lui parlant à voix basse, – cette excellente
dame qui parlait tout à l’heure, et qui nous lançait
son coquerico, elle est, je présume, inoffensive, tout à
fait inoffensive, hein ?
– Inoffensive ! – s’écria-t-il avec une
surprise non feinte ; – comment ? que voulez-vous dire ?
– Elle n’est que légèrement atteinte ?
– dis-je en me touchant le front. – Je suppose qu’elle
n’est pas particulièrement dangereusement affectée,
hein ?
– Mon Dieu ! qu’imaginez-vous là ? Cette
dame, ma vieille et particulière amie, madame Joyeuse, a l’esprit
aussi sain que moi-même. Elle a ses petites excentricités,
sans doute ; mais, vous savez, toutes les vieilles femmes, toutes
les très-vieilles femmes sont plus ou moins excentriques !
– Sans doute, – dis-je, – sans doute ! Et le reste
de ces dames et de ces messieurs… ?
– Tous sont mes amis et mes gardiens, – interrompit M. Maillard
en se redressant avec hauteur, – mes excellents amis et mes aides.
– Quoi ! eux tous ? – demandai-je, – et les
femmes aussi, sans exception ?
– Assurément, – dit-il. – Nous ne pourrions rien
faire sans les femmes ; ce sont les meilleurs infirmiers du monde
pour les fous ; elles ont une manière à elles, vous
savez ? leurs yeux produisent des effets merveilleux ; quelque
chose comme la fascination du serpent, vous savez ?
– Certainement, – dis-je, – certainement ! —
Elles se conduisent d’une façon un peu bizarre, n’est-ce
pas ? Elles ont quelque chose d’original, hein ? ne trouvez-vous
pas ?
– Bizarre ! original !… [quoi!] oui ! vraiment !
vous pensez ainsi ? À vrai dire, nous ne sommes pas bégueules
dans le Midi ; nous faisons assez volontiers tout ce qui nous plaît ;
nous jouissons de la vie, – et toutes ces habitudes-là, vous
comprenez…
– Parfaitement, – dis-je, – parfaitement.
– Et puis ce clos-vougeot est peut-être un peu capiteux, vous
comprenez ? – un peu chaud, n’est-ce pas ?
– Certainement, – dis-je, – certainement. Par parenthèse,
monsieur, ne vous ai-je pas entendu dire que le système adopté
par vous, à la place du fameux système de douceur,
était d’une rigoureuse sévérité ?
– Nullement. La réclusion est nécessairement rigoureuse ;
mais le traitement, – le traitement médical, veux-je dire,
– est plutôt agréable pour les malades.
– Et le nouveau système est de votre invention ?
– Pas absolument. Quelques parties du système doivent être
attribuées au docteur Goudron, dont vous avez nécessairement
entendu parler ; et il y a dans mon plan des modifications que je
suis heureux de reconnaître comme appartenant de droit au célèbre
Plume, que vous avez eu l’honneur, si je ne me trompe, de connaître
intimement.
– Je suis bien honteux d’avouer, – répliquai-je,
que, jusqu’ici, je n’avais jamais entendu prononcer les noms
de ces messieurs.
– Bonté divine ! – s’écria mon hôte,
– retirant brusquement sa chaise et levant les mains au ciel. Il
est probable que je vous ai mal compris ! vous n’avez pas voulu
dire, n’est-ce pas, que vous n’avez jamais ouï parler
de l’érudit docteur Goudron, ni du fameux professeur Plume ?
– Je suis forcé de reconnaître mon ignorance, –
répondis-je ; – mais la vérité doit être
respectée avant toute chose. Toutefois, je me sens on ne peut plus
humilié de ne pas connaître les ouvrages de ces deux hommes,
sans aucun doute extraordinaires. Je vais m’occuper de chercher
leurs écrits, et je les lirai avec un soin studieux. Monsieur Maillard,
vous m’avez réellement, – je dois le confesser, –
vous m’avez réellement fait rougir de moi-même ! »
Et c’était la pure vérité.
« N’en parlons plus, mon jeune et excellent ami, –
dit-il avec bonté, en me serrant la main ; – prenons
cordialement ensemble un verre de ce sauternes. »
Nous bûmes. La société suivit notre exemple sans discontinuer.
Ils bavardaient, ils plaisantaient, ils riaient, ils commettaient mille
absurdités. Les violons grinçaient, le tambour multipliait
ses rantamplans, les trombones beuglaient comme autant de taureaux de
Phalaris, – et toute la scène, s’exaspérant
de plus en plus à mesure que les vins augmentaient leur empire,
devint, à la longue, une sorte de Pandémonium in petto.
Cependant, M. Maillard et moi, avec quelques bouteilles de sauternes et
de clos-vougeot entre nous deux, nous continuions notre dialogue à
tue-tête. Une parole prononcée sur le diapason ordinaire
n’avait pas plus de chance d’être entendue que la voix
d’un poisson au fond du Niagara.
« Monsieur, – lui criai-je dans l’oreille, –
vous me parliez avant le dîner du danger impliqué dans l’ancien
système de douceur. Quel est-il ?
– Oui, – répondit-il, – il y avait quelquefois
un très-grand danger. Il n’est pas possible de se rendre
compte des caprices des fous ; et, dans mon opinion, aussi bien que
dans celle du docteur Goudron et celle du professeur Plume, il n’est
jamais prudent de les laisser se promener librement et sans surveillants.
Un fou peut être adouci, comme on dit, pour un temps, mais
à la fin il est toujours capable de turbulence. De plus, sa ruse
est proverbiale et vraiment très-grande. S’il a un projet
en vue, il sait le cacher avec une merveilleuse hypocrisie ; et l’adresse
avec laquelle il contrefait la sanité offre à l’étude
du philosophe un des plus singuliers problèmes psychiques. Quand
un fou paraît tout à fait raisonnable, il est grandement
temps, croyez-moi, de lui mettre la camisole.
– Mais le danger, mon cher monsieur, le danger dont vous
parliez ? D’après votre propre expérience, depuis
que cette maison est sous votre contrôle, avez-vous eu une raison
matérielle, positive, de considérer la liberté comme
périlleuse, dans un cas de folie ?
– Ici ?… D’après ma propre expérience ?…
Certes, je peux répondre : oui. Par exemple, il n’y
a pas très-longtemps de cela, une singulière circonstance
s’est présentée dans cette maison même. Le système
de douceur, vous le savez, était alors en usage, et les malades
étaient en liberté. Ils se comportaient remarquablement
bien, à ce point que toute personne de sens aurait pu tirer d’une
si belle sagesse la preuve qu’il se brassait parmi ces gaillards
quelque plan démoniaque. Et, en effet, un beau matin, les gardiens
se trouvèrent pieds et poings liés, et jetés dans
les cabanons, où ils furent surveillés comme fous par les
fous eux-mêmes, qui avaient usurpé les fonctions de gardiens.
– Oh ! que me dites-vous là ? Je n’ai jamais,
de ma vie, entendu parler d’une telle absurdité !
– C’est un fait. Tout cela arriva, grâce à un
sot animal, un fou, qui s’était, je ne sais comment, fourré
dans la tête qu’il était l’inventeur du meilleur
système de gouvernement dont on eût jamais ouï parler,
– gouvernement de fous, bien entendu. Il désirait, je suppose,
faire une épreuve de son invention, – et ainsi il persuada
aux autres malades de se joindre à lui dans une conspiration pour
renverser le pouvoir régnant.
– Et il a réellement réussi ?
– Parfaitement. Les gardiens et les gardés eurent à
troquer leurs places respectives, avec cette différence importante
toutefois, que les fous avaient été libres, mais que les
gardiens furent immédiatement séquestrés dans des
cabanons et traités, je suis fâché de l’avouer,
d’une manière très-cavalière.
– Mais je présume qu’une contre-révolution a
dû s’effectuer promptement. Cette situation ne pouvait pas
durer longtemps. Les campagnards du voisinage, les visiteurs venant voir
l’établissement auront donné sans doute l’alarme.
– Ici, vous êtes dans l’erreur. Le chef des rebelles
était trop rusé pour que cela pût arriver. Il n’admit
désormais aucun visiteur, – à l’exception, une
seule fois, d’un jeune gentleman, d’une physionomie très-niaise
et qui ne pouvait lui inspirer aucune défiance. Il lui permit de
visiter la maison, comme pour y introduire un peu de variété
et pour s’amuser de lui. Aussitôt qu’il l’eut
suffisamment fait poser, il le laissa sortir et le renvoya à ses
affaires.
– Et combien de temps a duré le règne des fous ?
– Oh ! fort longtemps, en vérité ! –
un mois certainement ; – combien en plus, je ne saurais le
préciser. Cependant, les fous se donnaient du bon temps ;
– vous en pourriez jurer. Ils jetèrent là leurs vieux
habits râpés et en usèrent à leur aise avec
la garde-robe de famille et les bijoux. Les caves du château étaient
bien fournies de vin, et ces diables de fous sont des connaisseurs qui
savent bien boire. Ils ont largement vécu, je puis vous l’affirmer !
– Et le traitement ? Quelle était l’espèce
particulière de traitement que le chef des rebelles avait mis en
application ?
– Ah ! quant à cela, un fou n’est pas nécessairement
un sot, comme je vous l’ai déjà fait observer, et
c’est mon humble opinion que son traitement était un bien
meilleur traitement que celui auquel il était substitué.
C’était un traitement vraiment capital, – simple, –
propre, – sans aucun embarras, – réellement délicieux,
– c’était… »
Ici, les observations de mon hôte furent brusquement coupées
par une nouvelle suite de cris, de même nature que ceux qui nous
avaient déjà déconcertés. Cette fois, cependant,
ils semblaient provenir de gens qui se rapprochaient rapidement.
« Bonté divine ! – m’écriai-je ;
– les fous se sont échappés, sans aucun doute.
– Je crains bien que vous n’ayez raison, » répondit
M. Maillard, devenant alors excessivement pâle.
À peine finissait-il sa phrase, que de grandes clameurs et des
imprécations se firent entendre sous les fenêtres ;
et, immédiatement après, il devint évident que quelques
individus du dehors s’ingéniaient à entrer de force
dans la salle. On battait la porte avec quelque chose qui devait être
une espèce de bélier ou un énorme marteau, et les
volets étaient secoués et poussés avec une prodigieuse
violence.
Une scène de la plus horrible confusion s’ensuivit. M. Maillard,
à mon grand étonnement, se jeta sous le buffet. J’aurais
attendu de sa part plus de résolution. Les membres de l’orchestre,
qui, depuis un quart d’heure, semblaient trop ivres pour accomplir
leurs fonctions, sautèrent sur leurs pieds et sur leurs instruments,
et, escaladant leur table, attaquèrent d’un commun accord
un Yankee Doodle qu’ils exécutèrent, sinon
avec justesse, du moins avec une énergie surhumaine, pendant tout
le temps que dura le désordre.
Cependant le monsieur qu’on avait empêché, à
grand’peine, de sauter sur la table, y sauta cette fois au milieu
des bouteilles et des verres. Aussitôt qu’il y fut commodément
installé, il commença un discours qui, sans aucun doute,
eût paru de premier ordre, si seulement on avait pu l’entendre.
Au même instant, l’homme dont toutes les prédilections
étaient pour le toton se mit à pirouetter tout autour de
la chambre, avec une immense énergie, les bras ouverts et faisant
angle droit avec son corps, si bien qu’il avait l’air d’un
toton véritable, renversant, culbutant tous ceux qui se trouvaient
sur son passage. Et puis, entendant d’incroyables pétarades
et des sifflements inouïs de champagne, je découvris que cela
provenait de l’individu qui, pendant le dîner, avait si bien
joué le rôle de bouteille. En même temps, l’homme-grenouille
coassait de toutes ses forces, comme si le salut de son âme dépendait
de chaque note qu’il proférait. Au milieu de tout cela s’élevait,
dominant tous les bruits, le braiment non interrompu d’un âne.
Quant à ma vieille amie, madame Joyeuse, elle semblait dans une
si horrible perplexité, que j’aurais pu pleurer sur la pauvre
dame. Elle se tenait debout dans un coin, près de la cheminée,
et elle se contentait de chanter, à toutes volées, son « coquericooooo !… »
Enfin arriva la crise suprême, la catastrophe du drame. Comme les
cris, les hurlements et les coquericos étaient les seules formes
de résistance, les seuls obstacles opposés aux efforts des
assiégeants, les deux fenêtres furent très-rapidement
et presque simultanément enfoncées. Mais je n’oublierai
jamais mes sensations d’ébahissement et d’horreur,
quand je vis sautant par les fenêtres et se ruant pêle-mêle
parmi nous, et jouant des pieds, des mains, des griffes, une véritable
armée hurlante de monstres, que je pris d’abord pour des
chimpanzés, des orangs-outangs ou de gros babouins noirs du cap
de Bonne Espérance.
Je reçus une terrible rossée, après laquelle je me
pelotonnai sous un canapé, où je me tins coi. Après
être resté là quinze minutes environ, pendant lesquelles
j’écoutai de toutes mes oreilles ce qui se passait dans la
salle, j’obtins enfin, avec le dénouement, une explication
satisfaisante de cette tragédie. M. Maillard, à ce qu’il
me parut, en me contant l’histoire du fou qui avait excité
ses camarades à la rébellion, n’avait fait que relater
ses propres exploits. Ce monsieur avait été en effet, deux
ou trois ans auparavant, directeur de l’établissement ;
puis sa tête s’était dérangée, et il
était passé au nombre des malades. Ce fait n’était
pas connu du compagnon de voyage qui m’avait présenté
à lui. Les gardiens, au nombre de dix, avaient été
soudainement terrassés, puis bien goudronnés, puis soigneusement
emplumés, puis enfin séquestrés dans les caves. Ils
étaient restés emprisonnés ainsi plus d’un
mois, et, pendant toute cette période, M. Maillard leur avait accordé
généreusement non-seulement le goudron et les plumes (ce
qui constituait son système), mais aussi un peu de pain
et de l’eau en abondance. Journellement une pompe leur envoyait
leur ration de douches. À la fin, l’un d’eux, s’étant
échappé par un égout, rendit la liberté à
tous les autres.
Le système de douceur, avec d’importantes modifications,
a été repris au château ; mais je ne puis m’empêcher
de reconnaître, avec M. Maillard, que son traitement, à lui,
était, dans son espèce, un traitement capital. Comme il
le faisait justement observer, c’était un traitement simple,
– propre et ne causant aucun embarras – pas
le moindre.
Je n’ai que quelques mots à ajouter. Bien que j’aie
cherché dans toutes les bibliothèques de l’Europe
les œuvres du docteur Goudron, et du professeur Plume,
je n’ai pas encore pu, jusqu’à ce jour, malgré
tous mes efforts, m’en procurer un exemplaire…
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