Jules
Vallès, « Sainte-Anne », in Le tableau
de Paris, 1882, éd. Delphes, réed. 1964
pp 58-75
:
Sainte-Anne
C'est là!
On ose à peine franchir le seuil, car on se rappelle les histoires
tragiques racontées par des évadés. Le bruit court
que des gens sont entrés, ici, pleins de raison, qu'on a gardés
comme fous entre les murs des cabanons. On compte ceux qui sont sortis ;
on ne compte pas ceux qui sont restés.
Ces souvenirs donnent froid aux os ; l'on songe avec terreur à
cet amas de guenilles humaines qu'on va voir secouées tout à
l'heure par le vent affreux de la folie.
Il faut se décider pourtant ; on essuie son front du revers
de sa main, on boit une gorgée d'air libre, on reprend haleine
et l'on entre.
Nous nous sommes croisés, près de la porte, avec un homme
vêtu de bleu qui nous a poliment salués, puis nous a dit :
— Messieurs, je suis le bon Dieu... Vous n'auriez pas une pipe de
tabac ?
Le bon Dieu a d'immenses cheveux blonds qui lui tombent au bas des reins
et étouffent un visage maigre et pâle surplombé d'un
front énorme sous lequel est tapi un œil vert comme une grenouille.
Il bourre sa pipe et reprend, droit devant lui, le chemin du ciel.
Au même instant, nous sommes accostés par un autre sans uniforme
qui nous dit être un employé et se charge de nous guider
dans la maison.
Après trois pas il s'arrête.
— Le bon Dieu est fou, je suis fou aussi ; messieurs, j'ai bien
l'honneur de vous saluer.
Il nous plante là. Nous continuons notre chemin, un peu troublés.
[...] A droite, sur une palissade, du linge étendu qui sèche,
des vestes et des pantalons bleus : c'est le costume dans lequel on enferme
ici ce qui survit d'un homme ; chaque insensé laisse tous
les jours, là-dedans, un peu de lui-même, chair, sang ou
larmes.
De longues
allées, des carrés de gazon gris, des brouillards de verdure
pâle et des ruisseaux de folle avoine ; des marguerites, de
quoi faire des couronnes pour bien des Ophélies.
L'air est doux, l'horizon profond ; il y a place pour tous les rêves,
pour toutes les visions.
Voici le cabinet du directeur ; point de camisole de force pendue à
la muraille, point de gardiens dans les coins ; mais des fleurs sur la
cheminée et un pinson qui fait le fou à la fenêtre.
Nous rôdons, curieux et défiants, autour du fonctionnaire ;
on dit que la folie se gagne, les têtes se gâtent dans cet
air empesté par la fumée qui monte des cerveaux malades,
comme les poumons se gâtent à respirer les brouillards d'hiver.
Plus d'un, parmi ceux qui s'étaient chargés de rendre la
raison aux autres, a perdu la sienne en chemin.
On cite le docteur M***, heureux, plein de santé et d'avenir, déjà
célèbre par ses études sur les aliénés
et qui (il n'y a pas vingt ans) monta dans une chambre de Charenton, où
il était médecin, prit son rasoir et se coupa la gorge.
Il avait, dit-on, écrit sur un bout de papier: « Je me tue
parce que je me sens devenir fou. »
Le directeur de Sainte-Anne n'en est pas là, il est tranquille
comme Baptiste, et serein comme un ciel d'été ; il
nous fait avec tact et courtoisie les honneurs de son enfer.
II nous
parle d'un événement récent ; une folle s'est
tuée ; elle avait vu un jour un homme sous ses fenêtres
enjamber un balcon et aller se briser sur le pavé. Il fallut, le
lendemain, l'emmener à Sainte-Anne, parce qu'elle voulait aussi
sauter dans la rue.
On la surveillait nuit et jour, mais la gardienne s'étant écartée
un instant, elle avait profité de cette minute pour ouvrir la croisée
et s'élancer. On l'avait ramassée écrasée
dans la cour de l'hospice.
— Je vous montrerai le plan tout à l'heure. Si vous voulez,
nous allons commencer la visite par le quartier des femmes.
Un coup de sonnette, la porte s'ouvre.
Contre le battant, une créature, qui grelotte sous le soleil, nous
frôle et nous regarde, puis va reprendre sa place, accroupie sur
une pierre, immobile et muette.
Dans le jardin, quelques robes bleues passent qu'on dirait vides ;
quelques-unes rabattues sur des fronts comme une jupe de mendiante endormie,
d'autres jetées comme un drap sur un cadavre de noyé.
Deux ou trois viennent à notre rencontre, nous dévisagent
d'un œil éteint, puis nous suivent comme des chiens perdus.
Elles marchent sur nos talons jusqu'à la porte d'une salle où
l'on travaille, mais elles s'arrêtent là, et on les voit
à travers la vitre qui reprennent, avec une gravité de pénitentes,
leur promenade tranquille et solitaire.
Quand nous sommes entrés dans la grande pièce, luisante
et claire comme un fond de couvent, tout le monde s'est levé, ainsi
qu'on se lève au lycée quand arrive une autorité.
Le bruit des lèvres qui balbutiaient une question à la sœur,
ou marmottaient une réponse aux voix qu'elles croient
entendre, ce bruit s'est éteint.
Elles se rassoient sur un signe, reprennent leur ouvrage et ajoutent,
celle-ci une rosé à une guirlande peinte, celle-là
un lambeau de toile à une chemise déchirée ou à
un caraco déteint.
Il y en a qui ont pris dans la corbeille un bout de ruban, une fleur qu'elles
ont plantée dans leurs cheveux, et le médecin n'est pas
content ; il a peur des fleurs et ne pardonne pas aux rubans rosés.
Il préfère les Cendrillons qui tricotent et cousent, tête
baissée ; il aime surtout celles qui ne se plaignent point
et ne le contredisent pas, quand il leur affirme qu'elles sont folles.
J'en entendis une — je ne puis croire qu'elle n'avait pas sa tête
à elle — qui, pendant qu'il tournait le dos, nous dit:
— Je ne suis pas malade, mais je dis que je le suis pour pouvoir
m'en aller plus tôt.
Elle ajouta avec un sourire matois: « Je suis Normande ».
Elle portait en effet la coiffe d'Avranches et ses yeux avaient le profond
des yeux qui ont regardé la mer.
Toutes n'ont pas ce courage et ne sont pas Normandes.
Il y en a qui se défendent d'être folles à grands
cris. Malheur à elles ! Malheur encore, si elles se fâchent
avec une gardienne ; elles allaient sortir; on les garde.
Une petite femme aux traits doux, aux grands yeux tendres, toute mignonne
et distinguée, s'est levée d'un coup, a traversé
la salle et est venue tirer le médecin par sa manche.
— Monsieur le docteur, il faut me signer ma sortie ; on me
demande à l'Académie, il y a assez longtemps que je fais
attendre l'Archange Saint-Michel.
C'est une institutrice.
On trouve souvent, dans les maisons d'aliénés, de ces diplômées
qu'a grisées une éducation factice, et qui ont abordé
des amours, espéré des mariages auxquels leur misère
ne devait pas songer.
Usant leurs bas bleus à coude après l'émotion ou
la gloire, rêvant aujourd'hui Clémence Isaure et demain de
la Bovary, elles ont eu d'abord le cœur fané et meurtri,
puis le mal a monté et elles ont, un matin, redressé dans
le brouillard, d'un geste effaré ou mystique, une tête de
sainte ou de reine ; elles se sont crues sœur des Borgia ou
maîtresse de Jésus-Christ.
Elles pouvaient être de braves femmes d'ouvrier, faisant le soir
la lecture aux moutards, devant le mari tout fier de voir la bourgeoise
si savante; elles ont mis les gants de la sous-maîtresse au lieu
de prendre le balai de la ménagère ; elles ont aujourd'hui
le manchon des aliénées !
Il y a même un prince impérial ; une fillette qui se fâche,
quand on ne l'appelle pas « Altesse », mais qui
travaille comme un ange dès qu'on lui restitue son titre et fait
la joie de la lingère, qu'elle prend pour le général
Frossard.
Celle-ci m'arrête au coin d'une porte, et me souffle dans l'oreille
: « Je suis un homme ! »
Debout contre cette fenêtre, je reconnais une naine idiote qu'on
montrait pour deux sous, boulevard du Prince-Eugène, la fille de
quelque paillasse abruti. Le père était saoul, sans doute,
le jour où cela vint au monde, et comme les phénomènes
étaient chers, il tassa et pétrit cette viande pour la laponiser,
puis, sur ce qui servait de tête, il dessina de son
pouce, rouge de lie, un visage bizarre ; il l'a envoyée à
Sainte-Anne quand elle n'a plus fait d'argent à la baraque.
De-ci, de-là, ces statues de chair immobiles, plantées les
deux pieds dans le sable ou rivées à une pierre qu'elles
usent. Pas un mot depuis qu'on les a posées ici n'est sorti de
leurs lèvres clouées et nul n'a pu lire ce qui est écrit,
sous leurs paupières baissées, dans des prunelles qui ne
bougent pas ! Elles s'émietteront sans qu'on sache le secret de
leur silence, ni ce qui fait leurs yeux si vides !
— Vous n'avez plus rien de nouveau dans votre quartier ? demande
le médecin.
— Rien. Ah ! pardon. Il y a la nouvelle qui a eu hier un accès
de désespoir ; elle a pleuré tout le jour, elle voulait
se tuer.
— Faites-la venir.
Quand cette femme est entrée, toutes se sont tues, comme si tant
de désespoir faisait honte à leur mince délire. Ah
! quelle douleur !
Elle ne veut pas répondre au médecin et, à travers
les sanglots et les larmes, elle dit:
— A quoi bon, messieurs ? Mon mari a fait croire que j'avais voulu
le tuer et que j'étais folle. On veut que je disparaisse, je disparaîtrai...
Oh ! mes pauvres enfants !
On l'a reconduite dans la cour et le docteur a ordonné un bain
tiède, « oui, tiède, presque tiède, pas trop
frais ». La Visite au quartier des tranquilles est finie.
LES AGITÉES
A travers la porte on entend déjà le bruit de leurs sanglots
et les cris de leur épouvante.
Les bouches écument, les regards menacent, les talons battent le
sol. Les bras décrivent des gestes désordonnés, qui
veulent égratigner l'air et crever l'horizon. C'est une explosion
de chants sinistres. Par-ci, par-là, quelques gouttes de sang.
On en voit qui cherchent leurs poings pour les mordre, ou qui, de leurs
ongles, s'entaillent le visage ; quelques-unes qui, avec un caillou
pointu, se labourent la peau et se martèlent la chair, à
petits coups, en ricanant ; ou à tour de bras en sifflant
et en geignant.
Tout d'un coup — il y a des moments pour cela — souffle, on
ne sait d'où, un vent de folie qui, sur ces tiges vivantes, secoue
les têtes mortes et enfièvre tous les délires. Elles
jettent à terre leurs cheveux qu'elles arrachent et leur costume
qu'elles déchirent ; elles montrent, nu et meurtri, leur corps
émacié ou bouffi ; et il faut que les gardiennes sautent
dessus.
Le manchon à celles-ci, la camisole à celles-là.
Le manchon ! Quelques-unes relèvent les yeux quand la sœur
en parle ; il passe furtivement dans leur cerveau, comme un éclairdans
la fumée, le souvenir d'un hiver joyeux.
Elles réchauffaient leurs doigts effilés dans le satin de
la doublure, et essuyaient leur petit nez gelé dans le doux de
la martre, serrées contre celui qu'on aimait.
Le manchon, ici, est un fourreau de toile bise dans lequel on fourre leurs
poignets qui se tordent.
La camisole est un cilice brutal qui les tient prisonnières du
cou au ventre avec les mains en croix sur la poitrine ; il ne leur
reste de libre et de vivant que la langue qui est chargée de bave
et bat éternellement les dents.
Elles se rattrapent de ne pouvoir marcher ni courir ni choquer leurs membres,
en vomissant à pleine bouche le soupir, l'insulte et le sanglot.
Elles trouvent au fond de leur poitrine, jusqu'à la fin, un lambeau
de poumon pour crier et hurler ; elles ne s'arrêtent que quand
ce lambeau est craché ; leur parole tourne, tourne comme l'aile
d'un moulin démantibulé par l'orage. Il y en a qui ne sont
agitées que par intervalles. On les laisse se vautrer dans leurs
manies.
Autant de démences que de têtes ; rien ne dit comment
cette démence est venue, quelles sont celles que le vice a poussées
à l'abîme, celles qui y ont été entraînées
par leur vertu. Nul, s'il ne sait d'avance leur histoire, ne peut déchiffrer
l'origine de leur malheur dans leurs visages défigurés,
salis. C'est le hasard qui a accroché les masques sur ces fronts
vides.
Voici un foulard rouge noué sur une chevelure de paille, qui doit
coiffer une Alsacienne, balayeuse, devenue folle d'amour pour un boueux.
En effet, elle gémit en allemand, la pauvre fille, et elle a des
mitaines vertes aux mains.
Ce madras violet et jaune, avec un petit nœud d'or sur le côté,
appartient à une maraîchère. Celle qui le porte a
les doigts croûteux et le cou hâlé ; elle se tord
de rire et se croit une rave.
Un caraco galonné d'argent flotte et danse sur les côtes
d'une créature osseuse et brune, à peau de buis ; c'est
une saltimbanque, qu'un coup de soleil a toquée sur les tréteaux
en plein midi un jour de-foire, ex-somnambule lucide dans les caravanes,
vieille vendeuse d'orviétan qui mêle la peur d'être
assassinée à l'envie de placer ses flacons : « Vous
ne le voyez donc pas, le sang coule, ils se tuent ! — C'est trois
sous, trois sous la fiole ! »
Ici l'on danse.
Une gaillarde à tête de Clodoche avec un nez de gobe-mouche,
luisant comme une peau d'oignon, ramasse ses jupes dans un coup de hanche,
et se lance dans la furie d'un chahut macabre.
A côté d'elle, une grosse fille à boule ronde, jaune
comme un œuf de cane, avec une grande bouche bien meublée,
de longs bandeaux noirs coulant sur des joues bouffies, se met à
danser aussi, mais d'après une autre école ; elle pirouette
en minaudant, essaye un jeté-battu, et s'affaisse dans une pose
de fin de ballet. Puis elle se relève et recommence. Elle porte
le nom d'une ballerine anglaise, jadis célèbre.
Un jour, elle s'aperçut qu'elle épaississait ; la graisse
empâtait ses ailes, et, le soir, elle manqua le ballon à
Drury-Lane. Elle est retombée des mains de son danseur dans les
bras de la folie, et quelquefois, quand elle a manqué son pas,
au lieu de sourire, elle hurle et jette sa note dans ce concert sinistre.
Quels cris !
C'est un déluge de blasphèmes et de lamentations qui roulent
l'un sur l'autre en phrases décousues et trouées qui ont
la tête dans l'ordure et la queue dans le sang, qui tombent des
lèvres mousseuses d'écume ou salées par les larmes
! Mais tout cela sèche à la brise qui passe ; la girouette
a tourné sur le clocher ; telle qui pleurait d'amour tout
à l'heure se jette à quatre pattes et aboie au ciel.
Quelques-unes ne font que bouger les lèvres. Que disent-elles ?
Cette vieille au chef branlant est née à Versailles, en
1781 ; elle indiqua peut-être à Mirabeau, en revenant de
l'école, la salle du jeu de Paume. Dans sa famille, on devient
fou après quatre-vingt-trois ans: elle a une sœur aînée
qui a passé à Sainte-Anne sa quatre-vingt-seizième
année et est repartie guérie ; le médecin dit
que la cadette guérira aussi, si l'on peut empêcher qu'elle
se tue ; car elle veut, sans savoir pourquoi, rogner ce qui lui reste
de temps à vivre, et elle déchire de ses mains défaillantes,
sur le bord de la tombe, son corps d'octogénaire.
Cette autre, accroupie à terre, gratte le sol comme une hyène
avec ses pattes, et fait voler en l'air sable et cailloux ; ses mèches
grises tombent de son cou pelé, ses dents claquent, sa prunelle
flambe, et la face tournée vers l'orient, comme une sorcière,
elle essaye de pousser des sons qui meurent dans son larynx cassé.
La peau frissonne et se secoue comme une croupe de cheval qu'un taon fait
saigner ; elle plonge parfois dans la terre sa tête de mégère
comme pour y rechercher sa raison ; puis elle fixe le soleil d'un
regard d'oiseau de nuit aveuglé.
Reste à
voir le quartier des cellules.
On y met les incorrigibles ou celles qu'a saisies un accès plus
aigu, subitement, au changement de lune !
Elles sont toutes dans la cour, quand nous entrons ; elles sont là,
hurlant, tournant, échappant aux gardiennes qui luttent avec elles.
Elles nous entourent et nous cernent, échevelées et menaçantes,
sans que pourtant la main d'une seule nous effleure.
Il y en a qui déclament comme des actrices de banlieue, d'autres
qui veulent se dévêtir. Une belle et fraîche enfant
de dix-sept ans, qu'on retient par les poignets, court après le
plus jeune de nous avec un geste d'hystérique entraînement
et lui crie: « Je veux de toi ! »
Une autre, bossue et contrefaite, le dos gonflé de colère,
crie que c'est un médecin qui l'a enlaidie et tordue après
l'avoir aimée.
Mais cette folie aux yeux brillants, à l'accent sonore, oppresse
moins que la bestialité aveugle et morne de quelques-unes.
Le voyage s'achève ; on nous montre, en passant, la lingerie
avec ses maillots de torture et sa camisole de force, en beau chanvre
neuf, jaune et lisse. Sur des rayons sont rangés, par ordre, avec
des numéros cousus au ventre, les habits que chacune avait quand
elle est arrivée à Sainte-Anne. Il a fallu amener jusqu'ici,
quelquefois, des maris et des pères, qui n'avaient pas voulu reconnaître
leur femme ou leur fille dans l'être dégradé et muet
qu'on avait traîné devant eux au parloir ; ils reconnaissaient
la robe, le châle, ou le petit panier ; cette dentelle sur
ce bonnet et ce bluet sur ce chapeau de paille. II y a une coiffe de mariée
avec un bouquet d'oranger.
Nous traversons
l'infirmerie.
Est-ce la salle des femmes ? Est-ce le dortoir des hommes ? Ces faces
longues et blêmes sur l'oreiller blanc ne dénoncent pas le
sexe. Un regard morne part de deux yeux et se cloue au mur ou au plafond.
Mais on prétend que la prunelle s'attendrit et bouge, quand la
mort approche ! Il m'a semblé voir, tout à l'heure, la profondeur
d'un regret immense et la mélancolie des méditations désespérées
dans les yeux de l'une d'elles, condamnée, et dont, à la
lingerie, on avait mis de côté le linceul. Elle pensait,
j'en suis sûr, à ce moment-là.
Le médecin se penchait souvent à l'oreille de la sœur,
et lui posait des questions auxquelles une femme seule sans doute pouvait
répondre.
La nature a des caprices inattendus envers les êtres destinés
aux périls et aux joies de la maternité.
Il en est qui font leurs couches à Sainte-Anne ; quelquefois
la mère retrouve sa raison dans le berceau de son enfant.
QUARTIER DES HOMMES
Pas un cri !
Les fous nous regardent passer, les uns sans qu'un muscle de leur visage
tressaille, les autres riant en dessous, mais cachant leur rire d'un geste
poltron et honteux.
Pas un cri !
Ils sont là, plantés isolément, sans se toucher,
comme si on les avait déposés, à cette place par
les cheveux et qu'on les y eût oubliés.
Ceux-ci ont les prunelles fixes, tendues vers le sol, ceux-là le
regard noyé dans le vide. Quelques doigts se lèvent au bout
des bras cicatrisés ; c'est pour :sentir le vent ou donner un ordre
au soleil. Il y en a à genoux et qui prient.
Notre pas a réveillé ces cerveaux endormis, et voilà
qu'ils arrivent vers nous comme des écrevisses vers une lanterne.
L'un nous assure qu'il est Maximilien, empereur du Mexique ; il a
l'air de montrer par-dessus sa casaque des trous de blessures. Le second,
le nez au vent, regarde sans doute permuter les âmes.
Un autre qui tient un éclat de silex croit à Pythagore ;
il se baisse pour dessiner sur la terre un triangle ; puis il se
relève comme inspiré, trace de la main un cercle, dans l'espace
et se remet à faire ses calculs dans le sable, la lèvre
marmottante et l'œil fiévreux.
Je lui dis: « II faudrait abaisser une perpendiculaire... »
II répondit oui, mais il remit le caillou dans sa poche, bouleversa
le sol avec son pied et alla, à reculons, jusqu'à une autre
place où il demeura silencieux et les bras croisés. Ancien
élève de l'Ecole polytechnique, ingénieur d'un grand
talent, bûcheur terrible, dont le cerveau prit feu sous une lampe
de travail !
Voici un musicien qui fut prix de Rome. Il roule des yeux blancs et sa
bouche s'avachit, humide et lourde. La tête est puissante néanmoins
et a dû être belle ; toujours un peu penchée,
elle semble écouter un air que nous n'avons pas, nous, le droit
d'entendre, et la main bat machinalement la mesure. Quand on lui parle,
il donne congé au démon qui l'obsède, il répond
et paraît comprendre ; mais il ne vous accorde qu'un moment ;
sa folie le remporte bien vite, extasié et muet, dans le gouffre
invisible où grondent, pour lui seul, des torrents d'harmonie.
Voilà un ex-étudiant en pharmacie qui devait faire un potard
en calotte grecque et en tablier vert ; voyez-le ! Les bras emmanchonnés
dans la camisole, la paupière close, les joues mâchées,
il tâte éternellement la terre du bout de son pied. Croit-il
qu'elle va s'entr'ouvrir sous lui et l'avaler ? Ou bien le pied obéit-il
au cerveau qui se sent, là-haut, devenir fou, et demande au corps
de faire, par quelque signe, acte de volonté et témoignage
de vie ? Quand on laisse les mains libres à cet homme, il se tord
la peau et la déchire, et il regarde, morne, couler le sang. Mais
il ne pousse pas une plainte ; on ignore le son de sa voix ;
il n'a encore ni dit un mot ni jeté un hurlement, depuis que la
folie l'a empoigné, et jamais il n'a levé les yeux pour
regarder passer le médecin dans le corridor ou un nuage à
l'horizon.
Pas un cri !
Un homme vient à nous, frémissant, inquiet ; on voit
qu'il a peur de son émotion ; peur qu'on trouve sa phrase
baroque, son regard vague, son allure étrange ; il entoure
de précautions infinies chaque parole qui peut le rendre suspect
et nous ôter confiance en sa raison ; il déclare, en
tremblant, qu'il sait qu'il n'est pas fou, et voudrait savoir quoi on
le retient prisonnier.
— Je porte peut-être, dit-il, la peine de mon nom.
Il le prononce, ce nom ; c'est celui d'un régicide mort sur l'échafaud.
Et lui, qui n'a pas ramassé l'arme paternelle, cherche en vain
les motifs qui l'ont fait traîner là et se demande si ce
n'est pas le sort, dans sa famille, d'être frappés à
la tête.
Je veux croire, pour son malheur, et pour l'honneur des autres, qu'il
n'y a point là-dessous d'erreur volontaire ; il s'est, en
effet, embrouillé un peu quand nous l'avons poussé à
bout ; mais combien s'embrouillent qui ne sont point à Sainte-Anne
et qu'il n'y faudrait pas mettre ! Fou ou non, il a le lot plus
mauvais que son père ; je préférerais, certes,
pour lui, l'agonie courte de l'échafaud.
La meute des aliénés venait le flairer et le mordre ;
ils l'embrassaient de leur geste, ils l'enveloppaient de leur haleine,
il a appelé au secours : les gardiens se sont mis a rire. II a
jeté un cri de menace et de désespoir. On lui a répondu
en sautant sur lui ; on l'a encapuchonné, terrassé,
lié et attaché à quelque barre de fer, comme un chien,
dans cette fourrière humaine.
Il répétait en pleurant: « Je ne suis pas fou. »
On a serré les courroies plus fort. Il voulait: écrire à
ses amis, voir sa mère, il demandait les magistrats ; le magistrat
est venu et la mère aussi ; mais il s'était passé
vingt-quatre heures. C'est assez pour être touché par le
fléau ! Le mal des autres a fait trou dans le crâne ;
le supplice a su élargir la plaie; le doute est venu; la confiance
et la raison ont fui par la même fêlure; et les gardiens amènent
devant les parents ou le juge un être frissonnant et effaré
qui ne sait plus se défendre ; hésite ou crie, s'emporte
ou pleure. Qui donc disait qu'il n'était pas fou ?
La mère repart désespérée,
le magistrat convaincu ; — le médecin triomphe !
QUARTIER DES CELLULES
A notre coup de sonnette, un homme sort, c'est le surveillant en chef ;
il y a de l'oiseau de nuit dans ce veilleur de fous.
Il refuse de nous recevoir ; le docteur seul, dit-il, a droit sur ce coin
de l'hospice. — Que s'y passe-t-il donc ?
Il faut que notre cicérone insiste et montre, par deux fois, le
papier qui nous sert de passeport et de sauf-conduit. Il se décide
enfin, ouvre la porte.
C'est triste et morne ; propre et gris,
Dans la cour, des traînées de soleil, des cailloux et de
de la poussière, cinq hommes ; trois qui sont libres et deux
qui ont la camisole de force.
A peine la porte était-elle ouverte que tout de suite, par-dessus
le parapet de la galerie, une tête a passé et quelques mots
ont été murmurés tout bas ; puis la tête
a disparu, elle s'est redressée plus loin et nous avons entendu
quelques mots encore ; la tête est redescendue, une tête
pâle et grimaçante ; mais le gardien s'est éloigné
un instant, alors le parleur mystérieux s'est montré ;
il n'a pas plus de vingt-cinq ans.
— Messieurs, vous ne venez pas de la part de Mlle Fanny X... ?
Il a dit cela tout bas comme un prêtre à une pécheresse
dans un confessionnal ; mais comme le gardien a reparu, le fou a
lâché le parapet sur lequel il était accroché
des mains ; on ne le voit plus.
— Quelle est donc sa folie ? demandai-je au gardien.
— C'est un boursier ; il a été, prétend-il,
l'amant de la fille de son patron, et le gardien ajouta en souriant :
— C'est sans doute vrai.
Vrai ? — Mais est-ce que la cellule des maisons de fous est au service
des pères qui n'ont pas su garder leurs filles, ou à la
disposition des femmes qui veulent se débarrasser le lendemain
de celui à qui elles se sont abandonnées la veille ?
Je vais droit à l'homme, une fois entré dans la cour ;
il me répète d'une voix basse :
— Est-ce que vous venez de la part de Mlle Fanny X...?
Je lui fais épeler ce nom. C'est bien celui d'un millionnaire célèbre.
Cet autre, au crâne aplati comme une tête de vipère,
les lèvres broutantes comme le museau d'un rat, est un ancien pensionnaire
des centrales. Ils ont tous cette manie-là, les échappés
de ces prisons où il est défendu de parler, où l'on
ne cause qu'à voix basse en grignotant les mots comme les rongeurs
mangent le bois, où l'on glisse aussi plutôt qu'on n'y marche
comme les reptiles. Il est devenu fou dans l'horreur du silence, et il
se venge d'avoir été muet si longtemps, en jetant sans trêve
des mots sans suite, qu'écoute, émerveillée, son
oreille pelée et frémissante.
Celui-ci a des moustaches de sacripant, les cheveux rouges et les mains
velues ; mais ses mains ne lui servent qu'à fouiller son crâne
qu'il croit toujours sentir tomber. On dirait qu'il lui revient des moments
de raison, et il veut les serrer dans ses doigts comme si cela avait un
corps et pouvait se garder ; puis, gambadant et tremblant comme une
guenon qu'on a battue, il fait signe au gardien d'ouvrir la porte, traverse
sa cellule, et va se jeter les reins les premiers dans un coin du jardin
morne, où ils ont le droit de rôder ; il reste étendu
là, la face livrée aux mouches qui croient se poser sur
un cadavre.
Dans l'un des deux qui ont la camisole, on reconnaît de suite un
soldat, à ses cheveux ras, à sa moustache en brosse. Il
commande: Par file à droite ! Gauche en bataille ! Tirailleurs,
prenez vos intervalles !
Il nous dit qu'il est chef de bureau au ministère de la Marine
et comme il nous voit prendre des notes, il ajoute: « Écrivez
sous ma dictée : M. A... de tel bureau est un voleur ; il a volé
ceci. — M. B... est un escroc ; il a volé cela. Écrivez
! Écrivez ! Vous porterez la note au Rappel, il faut que justice
soit faite. »
II ne se plaint pas d'autre chose, d'ailleurs, il n'a rien à dire
contre la maison, caserne pour caserne ! L'habitude du camp et le respect
de la discipline font qu'il accepte ses aventures et ses supplices comme
des incidents de campagne. A la guerre comme à la guerre, et il
se mit à chanter à pleine voix la Casquette du père
Bugeaud. Il est chauvin.
L'autre, un enfant géant, imberbe, énorme, tire silencieusement
sur sa chaîne ; il ne répond rien au soldat qui veut
causer ; rien à nous qui semblons le plaindre ; il est
peut-être sûr de pouvoir se tuer, ou bien il croit qu'il va
casser ses liens ; gare au gardien !
On ouvre une cellule ; nous reculons épouvantés !
Dans un lit un jeune homme est étendu, sa tête saute sur
le drap blanc avec des frémissements de chef coupé dans
le panier de la guillotine.
On relève les couvertures et on nous le montre impuissant, avili,
annihilé, crucifié sur un matelas. La porte se referme,
je le vois, par le trou du guichet, qui secoue toujours, toujours sa tête ;
à un moment, il s'arc-boute sur la nuque à la faire craquer,
creuse son dos, rien ne casse et il retombe épuisé, la tête
branle et saute toujours ; son œil rencontre le mien dans le
trou du guichet ; il jette un cri : « Ôte-toi de là.
»
Encore une cellule ! Celle-là n'a pas de lit, mais les murs sont
matelassés : dans l'ombre, un homme tout nu se tient debout, tout
nu ! Il s'avance, tendant le jarret, musculeux, velu, et vient se camper
devant nous, puis il se croise les bras et attend dédaigneux et
muet que nous ayons fini de le voir.
Si on le tirait de là, il casserait, de sa main d'Hercule, tout
ce qu'il pourrait atteindre, et il se jetterait la tête la première
contre la muraille, jusqu'à ce qu'il ait fait sauter hors du crâne
sa cervelle malade.
Notre visite à Sainte-Anne est finie. Nous heurtons encore dans
les corridors quelques tas de chair humaine adossés au mur ou roulés
à terre. Nous entendons éclater un rire triste, crever un
sanglot. Un épileptique, qui s'est échappé du dortoir,
court en chantant et vient, au refrain, tomber du haut mal à nos
pieds. A travers une croisée, nous reconnaissons un camarade d'hier,
un homme célèbre d'autrefois ...
La cour se vide peu à peu, les fous se rendent au réfectoire.
Dans quelques-uns, la vaisselle est en fer, mais ce n'est que par hasard
qu'il y a des bidons qui volent à l'air et des assiettes que l'on
tord ; ils mangent, muets et tranquilles.
Chacun occupe une place régulière et sait en trouver le
chemin ; mais qu'est-ce donc que cette folie qui a ses loisirs et
se tait quand elle le veut !
Qu'est-ce donc ? Nul ne le sait ?
Cependant, le mal grandit tous les jours ; l'oiseau étend
ses ailes ! Que de raisons voilées ! — Depuis vingt ans surtout,
comme si un coup de canon eût donné le signal, on entend
tous les jours l'explosion d'une tête qui saute. Elles éclatent
de préférence sur les épaules de ceux qui pensent,
et ils portent au cou ce qui en reste comme un boulet mort. Fou !
« Oh ! ne permets pas que je sois fou, s'écrie le roi Lear ;
conserve-moi dans l'équilibre ! Oh ! non, pas fou, de grâce
! Je ne voudrais pas être fou. ».
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