Psychiatrie et littérature

De la réalité au roman

Jules Amédée Barbey d’Aurevilly, « Troisième Memorandum, 26 septembre-8 octobre 1856 », Mémoranda, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964

pp. 1541-1550 :
« II [le docteur Vatel, médecin au Bon-Sauveur de Caen] doit me conduire demain au B... S..., me faire voir les fous et en particulier Des Touches, un héros de la chouannerie sur lequel j'ai un livre commencé, — un roman à la manière de Scott. — [...]
4 octobre, samedi.
Levé de très bonne heure ; — habillé de suite et d'un trait. — Le docteur V... devait venir me chercher pour me montrer les fous, dont il a le département au B... S..., et je voulais qu'il me trouvât sous les armes. — Venu, à neuf heures. — Partis en cabriolet pour le B... S..., — Vu huit cents fous à peu près. — Très intéressé par cette visite. — Le Docteur a eu la bonté de dire aux religieuses que j'étais un savant étranger, — un savant étrange plutôt ! [...] — Vu, les uns après les autres, tous les degrés de la folie ; depuis la folie jusqu'à la démence. — Le Docteur fait militairement ranger ses malades sur les quatre côtés des salles, avec les gardiens qui les maintiennent, et il passe la revue de tous, s'informant à la religieuse ou au gardien qui l'accompagne des besoins et des accidents du malade. — II parle à ces aliénés avec douceur et autorité, comme un général sur un front de bandière. — Si l'un d'eux (ils sont libres, chapeau ou casquette à la main) entre en fureur, deux hommes ou trois le prennent et l'emportent, comme une bonne emporte l'enfant qui crie — c'est aussi vite fait. — Magnifique, presque magique de rapidité! — Comme j'admirais la manière preste dont se pratiquait cet enlèvement, le Docteur m'a dit que si l'on hésitait, si l'on avait une minute de faiblesse ou de retard, ils seraient tous, immédiatement, en pleine révolte et indomptables ! — Ils seraient les maîtres — J'ai pensé aux hommes d'État, — quelle bonne étude à faire ici de la répression des émeutes ! — Les peuples se mènent comme les fous. — La folie ne change pas beaucoup, en masse, l'état des choses. — Fous ou sages, les hommes se mènent en bloc de la même manière, — un œil qui voit pour eux, et quatre mains qui les forcent à obéir. — J'y ai bien réfléchi : j'ai lu attentivement l'histoire. L'état de tutelle est normal à l'esprit humain, et la vue fausse des esprits modernes, c'est d'admettre que cet état de tutelle est transitoire et que la gloire de la civilisation est de le finir. [...]
Comme, dans l'humanité, les grandes passions sont rares, la folie furieuse est la moins commune chez les fous. — Ce qui m'a le plus frappé, le plus pénétré, ce qui m'a paru inoubliable d'impression, ce sont les fous tristes. — II y en avait plusieurs parmi tous les autres gais, hébétés, bavards, partis, lesquels avaient des attitudes de désespoir, d'accablement, de ciel tombé sur leurs têtes, qui m'ont fait penser à quelques vers de l'Enferdu Dante ; — parmi les choses tristes, je n'ai jamais rien vu de plus triste. — Quelles poses inouïes à étudier pour un sculpteur ! Quelles admirables cariatides ! Quels bas-reliefs ! Quelles poses tumulaires ! Tout cela marqué d'un caractère que je nommerai, mais que je n'exprimerai pas comme je viens de le voir, l'intensité inhumaine de la douleur. Surhumaine, en effet, puisque l'humanité est restée sous le coup, tuée dans sa partie intelligente et lumineuse. Quels fronts penchés, quelle torsions du cou sur la poitrine, quels entrelacements de bras par-dessus la tête, quelles manières d'être assis par terre ou de s'incruster dans le mur, ou de se tenir le visage entre ses mains ou ses genoux !! — C'étaient presque tous des gens grossiers, laids de galbe, ords de vêtements, des gens appartenant aux dernières classes de la société ; eh bien, il y avait de l'idéal antique dans les poses. — Ils faisaient penser, j'ai dit déjà au Dante, mais à l'Hécube, mais aux femmes assises par terre qui commencent d'une manière si terrible le drame Shakespeare, Richard III ! — L'absorption en eux-mêmes, une absorption tragique, épouvantable, dévorante, tarit tout en eux, même le regard. — Sont les seuls parmi les fous qui ne regardent rien, qui ne prennent nul souci du monde extérieur. — Vous allumeriez l'incendie à leurs pieds qu'ils ne bougeraient pas ! Passés à l'état de pierre stupide, au fond de laquelle suinte quelque chose qu'on ne voit pas et qui est le désespoir et l'insanité. — Leur immobilité est d'un morne qui fend le cœur. — Ils révèlent l'éternité du supplice par l'immobilité rigide de la pose. — Cela est incomparable d'effet — Presque tous regardent la terre. Justification du mot, sublime d'observation, de Jean-Paul : « Quand on pense au passé, on regarde la terre ; quand on pense à l'avenir on regarde le ciel. » Ces fous tristes sont des malheureux, — la cause de leur folie est une douleur, un chagrin dans leur vie, — ils regardent la terre : ils n'ont plus d'avenir.
Vu les fenêtres du pavillon qu'habita Brummell dans les derniers temps de sa vie, — le pavillon de Hanovre de sa folie. — [...] Ce pavillon est habité par les gens riches attaqués de manies douces ou mélancoliques, mais en restant dans les nuances peu appuyées de la mélancolie. — Le Docteur m'a fait voir un poète, — charmant de ton, de politesse comme il faut, d'usage du monde, de connaissances littéraires, ému, de bonne humeur, presque heureux, mais qui fait des vers sans aucune espèce de sens quelconque ;— vous diriez des mots ramassés dans un dictionnaire, dont le vent tournerait les pages. — Ce poète est, je crois, un marquis, — l'air très aristocratique, superbe figure et très sympathique, — ressemble étonnamment à Chap..., qui est si beau. On dirait son père. — Cet homme a soixante-trois ans, — m'a donné deux pièces de vers de sa façon qu'il venait d'écrire, — écriture honorable et franche (je crois aux écritures comme aux physionomies). Nulle trace d'égarement ; mais les deux pièces, c'est de la folie en ébullition, et de la folie sans éclair !
Enfin vu mon héros, — celui pour lequel j'étais venu exclusivement au B... S... — II était assis sur un banc de pierre, sous l'arcade d'une galerie qui donne à la maison du B... S... des airs d'ancien cloître. — Le docteur est venu à lui en l'appelant par son nom ; il s'est alors levé de sa place, nous a salués très poliment, et le docteur a voulu, en restant à lui parler, me montrer ce qu'était devenue cette tête échappée aux coups de fusil, et pour laquelle la balle d'un Bleu vaudrait mieux actuellement que la vie.— Des Touches est complètement fou, mais il est trop organiquement fort pour être idiot. — C'est un homme que le temps a légèrement courbé, ou plutôt rapetissé, mais vigoureux, — l'air d'un marin de ces côtes qu'il a tant parcourues, où il a tant abordé du temps des Chouans ! — II était vêtu d'une grande veste d'une espèce d'alpaga brun, — une veste dans le genre et la forme de celle des matelots, — le pantalon large de la même étoffe, — la cravate bleu clair, — et il avait une casquette. — Tout cela très propre, — oui, un matelot à terre, à son dimanche ! — Voilà sa mise et sa tournure. — La figure est tannée, mais vermeille. Le sang de cet homme, — tempérament sanguin, nuancé de bile, — est jeune encore malgré son âge. — Le visage est étroit, mais assez régulier, — le nez en bec d'oiseau de proie ; — ce qui lui reste de cheveux est blanc. — Nulle distinction que celle de la force. — Évidemment, cet homme n'est qu'un homme d'action, tout muscle, nerfs et volonté. — II devait faire de l'héroïsme de troisième main, — ne pas commander, — porter une correspondance à travers tout et s'en tirer, — mais ce ne pouvait être un chef. Il ne l'a pas été non plus.
Nous a appris qu'il était de Granville. Puis s'est mis à divaguer de la plus déplorable façon, disant au Docteur qu'il avait deux mille ans, lui, le Docteur, et autres folies ; — puis, moi, je suis intervenu, et brusquement lui ai jeté au nez : « Vous rappelez vous votre enlèvement de la prison de Coutances, monsieur Des Touches ? — Un éclair, non pas d'intelligence, mais de mémoire, a traversé son œil bleuâtre (ce qui, par parenthèse, a frappé et le Doreur, qui le croyait dans l'impossibilité d'avoir même un souvenir), et il a dit que oui, s'est animé et m'a appris le nom — que je ne savais pas — de son juge, du juge qui l'avait condamné à mort, Le F... « Et Juste Le Breton, lui ai-je dit, vous le rappelez-vous ?... » — A répondu oui encore, mais évidemment l'éclair de mémoire était déjà passé, et il ne se le rappelait plus. La divagation folle, et toujours en s'animant de plus en plus, est revenue. — Étonné « d'être enfermé cette maison, lui, le gouverneur de Caen depuis trente trois ans ! » — Préoccupation et cri de l'ambition trompée ! — C'était le secret de sa folie ! — L'avons quitté délirant, mais en très bons termes, — choisis, simples, corrects ; — les habitudes de l'éducation imposant ancien langage à la folie. — Nous a quittés poliment, comme il nous avait abordés, et a repris son banc sous l'arceau de pierre. — Je me suis retourné pour le voir une dernière fois ; — il était calmé, mais sa poitrine se soulevait encore ; — ses yeux, bleus comme cette eau qu'il a tant regardée dans le calme, la tempête et les brumes, — ces yeux, qui perçaient tout et qui ne percent plus rien, étaient vaguement arrêtés sur les plates-bandes de fleurs rouges du jardin, qu'ils n'avaient pas même l'air de voir !
Ai pensé au Ferragus de Balzac... — Presque même organisation, presque même folie, mais Ferragus est plus grand : — un si grand poète y a passé!
Une des plus touchantes images que j'aie remportées de cette visite, si intéressante pour moi, c'est la figure, l'attitude, la folie douce et imperceptible, le rêve plutôt que la folie d'un prêtre jeune encore, assis contre le mur, à l'air, dans le jardin, car il n'y avait pas de soleil. Le temps était du gris que j'aime, et s'harmoniait bien, ainsi que les fleurs du jardin, avec cette tête douce, un peu longue, presque blanche de pâleur sous sa calotte de velours noir, résignée, un peu égarée, mais pensive... pensive à quoi ?... C'est le curé de M... Je n'ai pas voulu interroger le Docteur sur la folie de ce prêtre si poétique, et si aimablement souriant contre son mur. Son bréviaire reposait à côté de lui sous sa main blanche, amaigrie, et veinée d'un bleu appauvri... Il m'a semblé que l'Ange gardien de ce prêtre était à l'autre bout du banc et le regardait avec ses larmes d'ange, que j'ai vues parfois dans les yeux de quelques bonnes femmes sur la terre.
Revenu avec le Docteur, — regrettant de ne pas visité les folles de l'établissement ; mais M. V... n'est chargé que de la section des hommes. »


Jules Amédée Barbey d’Aurevilly, Le Chevalier des Touches, Paris, GF. Flammarion, 1965

pp. 178-182 :
Le hasard m'apprit en effet, parce que je n'avais jamais cessé de penser à cet homme et de m'informer de son destin, qu'il vivait... et que mon grand abbé de Percy ne s'était pas trompé quand il l'avait vu et qu'il l'avait pris pour un fou. De Valognes, qu'il avait traversé, comme le roi Lear, par la pluie et par la tempête, revenant d'Angleterre, échappé à ceux qui le gardaient et le ramenaient dans son pays, il était allé tomber dans une famille qu'il avait épouvanté de la folie furieuse dont il était transporté. L'ambition trahie, les services méconnus, la cruauté du sort, qui prend parfois les mains les plus aimées pour nous frapper, tout cela avait fait de cet homme, froid comme Claverhouse, un fou à camisole de force, dont la vigueur irrésistible offrait le danger d'un fléau. On l'avait ténébreusement interné dans une maison de fous, où il vivait depuis plus de vingt ans. Je sus tout cela peu à peu, par lambeaux, comme on apprend les choses qu'on vous cache, mais quand je le sus, je me jurai de me donner la vue de cet homme, qu'une femme, qui l'avait connu, avait mis sa force d'impression à me peindre comme me l'eût peint un poète. L'état dans lequel je trouverais cet homme héroïque, mort tout entier et pourrissant dans le plus affreux des sépulcres : une maison de fous ! était une raison de plus pour m'en donner le spectacle. C'est si bon de tremper son cœur dans le mépris des choses humaines, et entre toutes, de la gloire qui gasconne avec ceux qui se fient à elle et qui croient qu'elle ne peut tromper !
Il fut donc un jour où je pus le voir, ce chevalier Des Touches, et raccorder dans ma pensée sa forme jeune, svelte et terrible, comme celle de Persée qui coupe la tête à la Gorgone, et la figure d'un vieillard, dégradé par l'âge, la folie, tous les écrasements de la destinée. Ce que je fis pour cela est inutile à dire, mais je pus le voir... Je le trouvai assis sur une pierre, car depuis longtemps il n'était plus fou à lier, dans une cour carrée, très propre et très blanche, avec des arceaux à l'entour. Depuis qu'il n'était plus méchant, on l'avait retiré des cabanons et on le laissait vaguer dans cette cour, où des paons tournaient autour d'un bassin, bordé de plates-bandes qui étalaient des nappes de fleurs rouges. Il les regardait, ces fleurs rouges, avec ses yeux d'un bleu de mer, vides de tout, excepté d'une flamme qui brûlait là sans pensée, comme un feu abandonné où personne ne se chauffe plus. La beauté de la belle Hélène, de cet homme qui avait été plus célestement beau que la  belle Aimée, avait dit mademoiselle de Percy, était détruite, radicalement détruite, mais non sa force. Il était encore vigoureux, malgré l'épuisement de vingt ans de folie, qui auraient consumé tout homme moins robuste. Il était vêtu tout en molleton bleu, avec des boutons d'os, et un foulard de jersey au cou, comme un matelot, et c'était bien cela ; il avait l'air d'un vieux matelot, qui attend à terre et qui s'y ennuie. Le médecin me dit que l'âge venant et les furies ayant été remplacées pur de la démence, le désordre le plus profond et le plus irrémédiable s'était fait dans ses facultés ; qu'il se croyait gouverneur de ville, âgé de deux mille ans, et que certainement je n'en tirerais pas un éclair de lucidité. Mais je n'y allai point par quatre chemins, et, d'emblée, je lui dis brusquement :
— C'est donc vous, chevalier Des Touches !
Il se leva de son arceau, comme si je l'eusse appelé, et m'ôtant sa casquette de cuir verni, il me montra un crâne chauve et lisse, comme une bille de billard...
— C'est singulier, dit le docteur, je n'aurais jamais pensé qu'il eût répondu à son nom, tant il a perdu la mémoire ! [...]
Mais je ne craignais plus sa folie. Je tenais mon histoire ! Ce peu de mots me suffisait. Je reconstituais tout. […] J'avoue que je m'en allai de cette maison de fous, ne pensant plus qu'à Aimée de Spens. J'avais presque oublié Des Touches... Avant de sortir de sa cour, je me retournai pour le voir... Il s'était rassis sous son arceau, et, de cet œil qui avait percé la brume, la distance, la vague, le rang ennemi, la fumée du combat, il ne regardait plus que ces fleurs rouges auxquelles il venait de comparer Aimée, et, dans l'abstraction de sa démence, peut-être ne les voyait-il pas...


Jules Vallès, « Sainte-Anne », in Le tableau de Paris, 1882, éd. Delphes, réed. 1964

pp 58-75 :
Sainte-Anne
C'est là!
On ose à peine franchir le seuil, car on se rappelle les histoires tragiques racontées par des évadés. Le bruit court que des gens sont entrés, ici, pleins de raison, qu'on a gardés comme fous entre les murs des cabanons. On compte ceux qui sont sortis ; on ne compte pas ceux qui sont restés.
Ces souvenirs donnent froid aux os ; l'on songe avec terreur à cet amas de guenilles humaines qu'on va voir secouées tout à l'heure par le vent affreux de la folie.
Il faut se décider pourtant ; on essuie son front du revers de sa main, on boit une gorgée d'air libre, on reprend haleine et l'on entre.
Nous nous sommes croisés, près de la porte, avec un homme vêtu de bleu qui nous a poliment salués, puis nous a dit : — Messieurs, je suis le bon Dieu... Vous n'auriez pas une pipe de tabac ?
Le bon Dieu a d'immenses cheveux blonds qui lui tombent au bas des reins et étouffent un visage maigre et pâle surplombé d'un front énorme sous lequel est tapi un œil vert comme une grenouille.
Il bourre sa pipe et reprend, droit devant lui, le chemin du ciel.
Au même instant, nous sommes accostés par un autre sans uniforme qui nous dit être un employé et se charge de nous guider dans la maison.
Après trois pas il s'arrête.
— Le bon Dieu est fou, je suis fou aussi ; messieurs, j'ai bien l'honneur de vous saluer.
Il nous plante là. Nous continuons notre chemin, un peu troublés.
[...] A droite, sur une palissade, du linge étendu qui sèche, des vestes et des pantalons bleus : c'est le costume dans lequel on enferme ici ce qui survit d'un homme ; chaque insensé laisse tous les jours, là-dedans, un peu de lui-même, chair, sang ou larmes.

De longues allées, des carrés de gazon gris, des brouillards de verdure pâle et des ruisseaux de folle avoine ; des marguerites, de quoi faire des couronnes pour bien des Ophélies.
L'air est doux, l'horizon profond ; il y a place pour tous les rêves, pour toutes les visions.
Voici le cabinet du directeur ; point de camisole de force pendue à la muraille, point de gardiens dans les coins ; mais des fleurs sur la cheminée et un pinson qui fait le fou à la fenêtre.
Nous rôdons, curieux et défiants, autour du fonctionnaire ; on dit que la folie se gagne, les têtes se gâtent dans cet air empesté par la fumée qui monte des cerveaux malades, comme les poumons se gâtent à respirer les brouillards d'hiver.
Plus d'un, parmi ceux qui s'étaient chargés de rendre la raison aux autres, a perdu la sienne en chemin.
On cite le docteur M***, heureux, plein de santé et d'avenir, déjà célèbre par ses études sur les aliénés et qui (il n'y a pas vingt ans) monta dans une chambre de Charenton, où il était médecin, prit son rasoir et se coupa la gorge.
Il avait, dit-on, écrit sur un bout de papier: « Je me tue parce que je me sens devenir fou. »
Le directeur de Sainte-Anne n'en est pas là, il est tranquille comme Baptiste, et serein comme un ciel d'été ; il nous fait avec tact et courtoisie les honneurs de son enfer.

II nous parle d'un événement récent ; une folle s'est tuée ; elle avait vu un jour un homme sous ses fenêtres enjamber un balcon et aller se briser sur le pavé. Il fallut, le lendemain, l'emmener à Sainte-Anne, parce qu'elle voulait aussi sauter dans la rue.
On la surveillait nuit et jour, mais la gardienne s'étant écartée un instant, elle avait profité de cette minute pour ouvrir la croisée et s'élancer. On l'avait ramassée écrasée dans la cour de l'hospice.
— Je vous montrerai le plan tout à l'heure. Si vous voulez, nous allons commencer la visite par le quartier des femmes.
Un coup de sonnette, la porte s'ouvre.
Contre le battant, une créature, qui grelotte sous le soleil, nous frôle et nous regarde, puis va reprendre sa place, accroupie sur une pierre, immobile et muette.
Dans le jardin, quelques robes bleues passent qu'on dirait vides ; quelques-unes rabattues sur des fronts comme une jupe de mendiante endormie, d'autres jetées comme un drap sur un cadavre de noyé.
Deux ou trois viennent à notre rencontre, nous dévisagent d'un œil éteint, puis nous suivent comme des chiens perdus.
Elles marchent sur nos talons jusqu'à la porte d'une salle où l'on travaille, mais elles s'arrêtent là, et on les voit à travers la vitre qui reprennent, avec une gravité de pénitentes, leur promenade tranquille et solitaire.
Quand nous sommes entrés dans la grande pièce, luisante et claire comme un fond de couvent, tout le monde s'est levé, ainsi qu'on se lève au lycée quand arrive une autorité. Le bruit des lèvres qui balbutiaient une question à la sœur, ou marmottaient une réponse aux voix qu'elles croient entendre, ce bruit s'est éteint.
Elles se rassoient sur un signe, reprennent leur ouvrage et ajoutent, celle-ci une rosé à une guirlande peinte, celle-là un lambeau de toile à une chemise déchirée ou à un caraco déteint.
Il y en a qui ont pris dans la corbeille un bout de ruban, une fleur qu'elles ont plantée dans leurs cheveux, et le médecin n'est pas content ; il a peur des fleurs et ne pardonne pas aux rubans rosés.
Il préfère les Cendrillons qui tricotent et cousent, tête baissée ; il aime surtout celles qui ne se plaignent point et ne le contredisent pas, quand il leur affirme qu'elles sont folles.
J'en entendis une — je ne puis croire qu'elle n'avait pas sa tête à elle — qui, pendant qu'il tournait le dos, nous dit:
— Je ne suis pas malade, mais je dis que je le suis pour pouvoir m'en aller plus tôt.
Elle ajouta avec un sourire matois: « Je suis Normande ».
Elle portait en effet la coiffe d'Avranches et ses yeux avaient le profond des yeux qui ont regardé la mer.
Toutes n'ont pas ce courage et ne sont pas Normandes.
Il y en a qui se défendent d'être folles à grands cris. Malheur à elles ! Malheur encore, si elles se fâchent avec une gardienne ; elles allaient sortir; on les garde.
Une petite femme aux traits doux, aux grands yeux tendres, toute mignonne et distinguée, s'est levée d'un coup, a traversé la salle et est venue tirer le médecin par sa manche.
— Monsieur le docteur, il faut me signer ma sortie ; on me demande à l'Académie, il y a assez longtemps que je fais attendre l'Archange Saint-Michel.
C'est une institutrice.
On trouve souvent, dans les maisons d'aliénés, de ces diplômées qu'a grisées une éducation factice, et qui ont abordé des amours, espéré des mariages auxquels leur misère ne devait pas songer.
Usant leurs bas bleus à coude après l'émotion ou la gloire, rêvant aujourd'hui Clémence Isaure et demain de la Bovary, elles ont eu d'abord le cœur fané et meurtri, puis le mal a monté et elles ont, un matin, redressé dans le brouillard, d'un geste effaré ou mystique, une tête de sainte ou de reine ; elles se sont crues sœur des Borgia ou maîtresse de Jésus-Christ.
Elles pouvaient être de braves femmes d'ouvrier, faisant le soir la lecture aux moutards, devant le mari tout fier de voir la bourgeoise si savante; elles ont mis les gants de la sous-maîtresse au lieu de prendre le balai de la ménagère ; elles ont aujourd'hui le manchon des aliénées !
Il y a même un prince impérial ; une fillette qui se fâche, quand on ne l'appelle pas « Altesse », mais qui travaille comme un ange dès qu'on lui restitue son titre et fait la joie de la lingère, qu'elle prend pour le général Frossard.
Celle-ci m'arrête au coin d'une porte, et me souffle dans l'oreille : « Je suis un homme ! »
Debout contre cette fenêtre, je reconnais une naine idiote qu'on montrait pour deux sous, boulevard du Prince-Eugène, la fille de quelque paillasse abruti. Le père était saoul, sans doute, le jour où cela vint au monde, et comme les phénomènes étaient chers, il tassa et pétrit cette viande pour la laponiser, puis, sur ce qui servait de tête, il dessina de son pouce, rouge de lie, un visage bizarre ; il l'a envoyée à Sainte-Anne quand elle n'a plus fait d'argent à la baraque.
De-ci, de-là, ces statues de chair immobiles, plantées les deux pieds dans le sable ou rivées à une pierre qu'elles usent. Pas un mot depuis qu'on les a posées ici n'est sorti de leurs lèvres clouées et nul n'a pu lire ce qui est écrit, sous leurs paupières baissées, dans des prunelles qui ne bougent pas ! Elles s'émietteront sans qu'on sache le secret de leur silence, ni ce qui fait leurs yeux si vides !
— Vous n'avez plus rien de nouveau dans votre quartier ? demande le médecin.
— Rien. Ah ! pardon. Il y a la nouvelle qui a eu hier un accès de désespoir ; elle a pleuré tout le jour, elle voulait se tuer.
— Faites-la venir.
Quand cette femme est entrée, toutes se sont tues, comme si tant de désespoir faisait honte à leur mince délire. Ah ! quelle douleur !
Elle ne veut pas répondre au médecin et, à travers les sanglots et les larmes, elle dit:
— A quoi bon, messieurs ? Mon mari a fait croire que j'avais voulu le tuer et que j'étais folle. On veut que je disparaisse, je disparaîtrai... Oh ! mes pauvres enfants !
On l'a reconduite dans la cour et le docteur a ordonné un bain tiède, « oui, tiède, presque tiède, pas trop frais ». La Visite au quartier des tranquilles est finie.

LES AGITÉES
A travers la porte on entend déjà le bruit de leurs sanglots et les cris de leur épouvante.
Les bouches écument, les regards menacent, les talons battent le sol. Les bras décrivent des gestes désordonnés, qui veulent égratigner l'air et crever l'horizon. C'est une explosion de chants sinistres. Par-ci, par-là, quelques gouttes de sang.
On en voit qui cherchent leurs poings pour les mordre, ou qui, de leurs ongles, s'entaillent le visage ; quelques-unes qui, avec un caillou pointu, se labourent la peau et se martèlent la chair, à petits coups, en ricanant ; ou à tour de bras en sifflant et en geignant.
Tout d'un coup — il y a des moments pour cela — souffle, on ne sait d'où, un vent de folie qui, sur ces tiges vivantes, secoue les têtes mortes et enfièvre tous les délires. Elles jettent à terre leurs cheveux qu'elles arrachent et leur costume qu'elles déchirent ; elles montrent, nu et meurtri, leur corps émacié ou bouffi ; et il faut que les gardiennes sautent dessus.
Le manchon à celles-ci, la camisole à celles-là.
Le manchon ! Quelques-unes relèvent les yeux quand la sœur en parle ; il passe furtivement dans leur cerveau, comme un éclairdans la fumée, le souvenir d'un hiver joyeux.
Elles réchauffaient leurs doigts effilés dans le satin de la doublure, et essuyaient leur petit nez gelé dans le doux de la martre, serrées contre celui qu'on aimait.
Le manchon, ici, est un fourreau de toile bise dans lequel on fourre leurs poignets qui se tordent.
La camisole est un cilice brutal qui les tient prisonnières du cou au ventre avec les mains en croix sur la poitrine ; il ne leur reste de libre et de vivant que la langue qui est chargée de bave et bat éternellement les dents.
Elles se rattrapent de ne pouvoir marcher ni courir ni choquer leurs membres, en vomissant à pleine bouche le soupir, l'insulte et le sanglot. Elles trouvent au fond de leur poitrine, jusqu'à la fin, un lambeau de poumon pour crier et hurler ; elles ne s'arrêtent que quand ce lambeau est craché ; leur parole tourne, tourne comme l'aile d'un moulin démantibulé par l'orage. Il y en a qui ne sont agitées que par intervalles. On les laisse se vautrer dans leurs manies.
Autant de démences que de têtes ; rien ne dit comment cette démence est venue, quelles sont celles que le vice a poussées à l'abîme, celles qui y ont été entraînées par leur vertu. Nul, s'il ne sait d'avance leur histoire, ne peut déchiffrer l'origine de leur malheur dans leurs visages défigurés, salis. C'est le hasard qui a accroché les masques sur ces fronts vides.
Voici un foulard rouge noué sur une chevelure de paille, qui doit coiffer une Alsacienne, balayeuse, devenue folle d'amour pour un boueux. En effet, elle gémit en allemand, la pauvre fille, et elle a des mitaines vertes aux mains.
Ce madras violet et jaune, avec un petit nœud d'or sur le côté, appartient à une maraîchère. Celle qui le porte a les doigts croûteux et le cou hâlé ; elle se tord de rire et se croit une rave.
Un caraco galonné d'argent flotte et danse sur les côtes d'une créature osseuse et brune, à peau de buis ; c'est une saltimbanque, qu'un coup de soleil a toquée sur les tréteaux en plein midi un jour de-foire, ex-somnambule lucide dans les caravanes, vieille vendeuse d'orviétan qui mêle la peur d'être assassinée à l'envie de placer ses flacons : « Vous ne le voyez donc pas, le sang coule, ils se tuent ! — C'est trois sous, trois sous la fiole ! »
Ici l'on danse.
Une gaillarde à tête de Clodoche avec un nez de gobe-mouche, luisant comme une peau d'oignon, ramasse ses jupes dans un coup de hanche, et se lance dans la furie d'un chahut macabre.
A côté d'elle, une grosse fille à boule ronde, jaune comme un œuf de cane, avec une grande bouche bien meublée, de longs bandeaux noirs coulant sur des joues bouffies, se met à danser aussi, mais d'après une autre école ; elle pirouette en minaudant, essaye un jeté-battu, et s'affaisse dans une pose de fin de ballet. Puis elle se relève et recommence. Elle porte le nom d'une ballerine anglaise, jadis célèbre.
Un jour, elle s'aperçut qu'elle épaississait ; la graisse empâtait ses ailes, et, le soir, elle manqua le ballon à Drury-Lane. Elle est retombée des mains de son danseur dans les bras de la folie, et quelquefois, quand elle a manqué son pas, au lieu de sourire, elle hurle et jette sa note dans ce concert sinistre. Quels cris !
C'est un déluge de blasphèmes et de lamentations qui roulent l'un sur l'autre en phrases décousues et trouées qui ont la tête dans l'ordure et la queue dans le sang, qui tombent des lèvres mousseuses d'écume ou salées par les larmes ! Mais tout cela sèche à la brise qui passe ; la girouette a tourné sur le clocher ; telle qui pleurait d'amour tout à l'heure se jette à quatre pattes et aboie au ciel.
Quelques-unes ne font que bouger les lèvres. Que disent-elles ?
Cette vieille au chef branlant est née à Versailles, en 1781 ; elle indiqua peut-être à Mirabeau, en revenant de l'école, la salle du jeu de Paume. Dans sa famille, on devient fou après quatre-vingt-trois ans: elle a une sœur aînée qui a passé à Sainte-Anne sa quatre-vingt-seizième année et est repartie guérie ; le médecin dit que la cadette guérira aussi, si l'on peut empêcher qu'elle se tue ; car elle veut, sans savoir pourquoi, rogner ce qui lui reste de temps à vivre, et elle déchire de ses mains défaillantes, sur le bord de la tombe, son corps d'octogénaire.
Cette autre, accroupie à terre, gratte le sol comme une hyène avec ses pattes, et fait voler en l'air sable et cailloux ; ses mèches grises tombent de son cou pelé, ses dents claquent, sa prunelle flambe, et la face tournée vers l'orient, comme une sorcière, elle essaye de pousser des sons qui meurent dans son larynx cassé.
La peau frissonne et se secoue comme une croupe de cheval qu'un taon fait saigner ; elle plonge parfois dans la terre sa tête de mégère comme pour y rechercher sa raison ; puis elle fixe le soleil d'un regard d'oiseau de nuit aveuglé.

Reste à voir le quartier des cellules.
On y met les incorrigibles ou celles qu'a saisies un accès plus aigu, subitement, au changement de lune !
Elles sont toutes dans la cour, quand nous entrons ; elles sont là, hurlant, tournant, échappant aux gardiennes qui luttent avec elles. Elles nous entourent et nous cernent, échevelées et menaçantes, sans que pourtant la main d'une seule nous effleure.
Il y en a qui déclament comme des actrices de banlieue, d'autres qui veulent se dévêtir. Une belle et fraîche enfant de dix-sept ans, qu'on retient par les poignets, court après le plus jeune de nous avec un geste d'hystérique entraînement et lui crie: « Je veux de toi ! »
Une autre, bossue et contrefaite, le dos gonflé de colère, crie que c'est un médecin qui l'a enlaidie et tordue après l'avoir aimée.
Mais cette folie aux yeux brillants, à l'accent sonore, oppresse moins que la bestialité aveugle et morne de quelques-unes.
Le voyage s'achève ; on nous montre, en passant, la lingerie avec ses maillots de torture et sa camisole de force, en beau chanvre neuf, jaune et lisse. Sur des rayons sont rangés, par ordre, avec des numéros cousus au ventre, les habits que chacune avait quand elle est arrivée à Sainte-Anne. Il a fallu amener jusqu'ici, quelquefois, des maris et des pères, qui n'avaient pas voulu reconnaître leur femme ou leur fille dans l'être dégradé et muet qu'on avait traîné devant eux au parloir ; ils reconnaissaient la robe, le châle, ou le petit panier ; cette dentelle sur ce bonnet et ce bluet sur ce chapeau de paille. II y a une coiffe de mariée avec un bouquet d'oranger.

Nous traversons l'infirmerie.
Est-ce la salle des femmes ? Est-ce le dortoir des hommes ? Ces faces longues et blêmes sur l'oreiller blanc ne dénoncent pas le sexe. Un regard morne part de deux yeux et se cloue au mur ou au plafond.
Mais on prétend que la prunelle s'attendrit et bouge, quand la mort approche ! Il m'a semblé voir, tout à l'heure, la profondeur d'un regret immense et la mélancolie des méditations désespérées dans les yeux de l'une d'elles, condamnée, et dont, à la lingerie, on avait mis de côté le linceul. Elle pensait, j'en suis sûr, à ce moment-là.
Le médecin se penchait souvent à l'oreille de la sœur, et lui posait des questions auxquelles une femme seule sans doute pouvait répondre.
La nature a des caprices inattendus envers les êtres destinés aux périls et aux joies de la maternité.
Il en est qui font leurs couches à Sainte-Anne ; quelquefois la mère retrouve sa raison dans le berceau de son enfant.

QUARTIER DES HOMMES
Pas un cri !
Les fous nous regardent passer, les uns sans qu'un muscle de leur visage tressaille, les autres riant en dessous, mais cachant leur rire d'un geste poltron et honteux.
Pas un cri !
Ils sont là, plantés isolément, sans se toucher, comme si on les avait déposés, à cette place par les cheveux et qu'on les y eût oubliés.
Ceux-ci ont les prunelles fixes, tendues vers le sol, ceux-là le regard noyé dans le vide. Quelques doigts se lèvent au bout des bras cicatrisés ; c'est pour :sentir le vent ou donner un ordre au soleil. Il y en a à genoux et qui prient.
Notre pas a réveillé ces cerveaux endormis, et voilà qu'ils arrivent vers nous comme des écrevisses vers une lanterne. L'un nous assure qu'il est Maximilien, empereur du Mexique ; il a l'air de montrer par-dessus sa casaque des trous de blessures. Le second, le nez au vent, regarde sans doute permuter les âmes.
Un autre qui tient un éclat de silex croit à Pythagore ; il se baisse pour dessiner sur la terre un triangle ; puis il se relève comme inspiré, trace de la main un cercle, dans l'espace et se remet à faire ses calculs dans le sable, la lèvre marmottante et l'œil fiévreux.
Je lui dis: « II faudrait abaisser une perpendiculaire... »
II répondit oui, mais il remit le caillou dans sa poche, bouleversa le sol avec son pied et alla, à reculons, jusqu'à une autre place où il demeura silencieux et les bras croisés. Ancien élève de l'Ecole polytechnique, ingénieur d'un grand talent, bûcheur terrible, dont le cerveau prit feu sous une lampe de travail !
Voici un musicien qui fut prix de Rome. Il roule des yeux blancs et sa bouche s'avachit, humide et lourde. La tête est puissante néanmoins et a dû être belle ; toujours un peu penchée, elle semble écouter un air que nous n'avons pas, nous, le droit d'entendre, et la main bat machinalement la mesure. Quand on lui parle, il donne congé au démon qui l'obsède, il répond et paraît comprendre ; mais il ne vous accorde qu'un moment ; sa folie le remporte bien vite, extasié et muet, dans le gouffre invisible où grondent, pour lui seul, des torrents d'harmonie.
Voilà un ex-étudiant en pharmacie qui devait faire un potard en calotte grecque et en tablier vert ; voyez-le ! Les bras emmanchonnés dans la camisole, la paupière close, les joues mâchées, il tâte éternellement la terre du bout de son pied. Croit-il qu'elle va s'entr'ouvrir sous lui et l'avaler ? Ou bien le pied obéit-il au cerveau qui se sent, là-haut, devenir fou, et demande au corps de faire, par quelque signe, acte de volonté et témoignage de vie ? Quand on laisse les mains libres à cet homme, il se tord la peau et la déchire, et il regarde, morne, couler le sang. Mais il ne pousse pas une plainte ; on ignore le son de sa voix ; il n'a encore ni dit un mot ni jeté un hurlement, depuis que la folie l'a empoigné, et jamais il n'a levé les yeux pour regarder passer le médecin dans le corridor ou un nuage à l'horizon.
Pas un cri !
Un homme vient à nous, frémissant, inquiet ; on voit qu'il a peur de son émotion ; peur qu'on trouve sa phrase baroque, son regard vague, son allure étrange ; il entoure de précautions infinies chaque parole qui peut le rendre suspect et nous ôter confiance en sa raison ; il déclare, en tremblant, qu'il sait qu'il n'est pas fou, et voudrait savoir quoi on le retient prisonnier.
— Je porte peut-être, dit-il, la peine de mon nom.
Il le prononce, ce nom ; c'est celui d'un régicide mort sur l'échafaud. Et lui, qui n'a pas ramassé l'arme paternelle, cherche en vain les motifs qui l'ont fait traîner là et se demande si ce n'est pas le sort, dans sa famille, d'être frappés à la tête.
Je veux croire, pour son malheur, et pour l'honneur des autres, qu'il n'y a point là-dessous d'erreur volontaire ; il s'est, en effet, embrouillé un peu quand nous l'avons poussé à bout ; mais combien s'embrouillent qui ne sont point à Sainte-Anne et qu'il n'y faudrait pas mettre ! Fou ou non,  il a le lot plus mauvais que son père ; je préférerais, certes, pour lui, l'agonie courte de l'échafaud.
La meute des aliénés venait le flairer et le mordre ; ils l'embrassaient de leur geste, ils l'enveloppaient de leur haleine, il a appelé au secours : les gardiens se sont mis a rire. II a jeté un cri de menace et de désespoir. On lui a répondu en sautant sur lui ; on l'a encapuchonné, terrassé, lié et attaché à quelque barre de fer, comme un chien, dans cette fourrière humaine.
Il répétait en pleurant: « Je ne suis pas fou. » On a serré les courroies plus fort. Il voulait: écrire à ses amis, voir sa mère, il demandait les magistrats ; le magistrat est venu et la mère aussi ; mais il s'était passé vingt-quatre heures. C'est assez pour être touché par le fléau ! Le mal des autres a fait trou dans le crâne ; le supplice a su élargir la plaie; le doute est venu; la confiance et la raison ont fui par la même fêlure; et les gardiens amènent devant les parents ou le juge un être frissonnant et effaré qui ne sait plus se défendre ; hésite ou crie, s'emporte ou pleure. Qui donc disait qu'il n'était pas fou ?
La mère repart désespérée, le magistrat convaincu ; — le médecin triomphe !

QUARTIER DES CELLULES
A notre coup de sonnette, un homme sort, c'est le surveillant en chef ; il y a de l'oiseau de nuit dans ce veilleur de fous.
Il refuse de nous recevoir ; le docteur seul, dit-il, a droit sur ce coin de l'hospice. — Que s'y passe-t-il donc ?
Il faut que notre cicérone insiste et montre, par deux fois, le papier qui nous sert de passeport et de sauf-conduit. Il se décide enfin, ouvre la porte.
C'est triste et morne ; propre et gris,
Dans la cour, des traînées de soleil, des cailloux et de de la poussière, cinq hommes ; trois qui sont libres et deux qui ont la camisole de force.
A peine la porte était-elle ouverte que tout de suite, par-dessus le parapet de la galerie, une tête a passé et quelques mots ont été murmurés tout bas ; puis la tête a disparu, elle s'est redressée plus loin et nous avons entendu quelques mots encore ; la tête est redescendue, une tête pâle et grimaçante ; mais le gardien s'est éloigné un instant, alors le parleur mystérieux s'est montré ; il n'a pas plus de vingt-cinq ans.
— Messieurs, vous ne venez pas de la part de Mlle Fanny X... ?
Il a dit cela tout bas comme un prêtre à une pécheresse dans un confessionnal ; mais comme le gardien a reparu, le fou a lâché le parapet sur lequel il était accroché des mains ; on ne le voit plus.
— Quelle est donc sa folie ? demandai-je au gardien.
— C'est un boursier ; il a été, prétend-il, l'amant de la fille de son patron, et le gardien ajouta en souriant :
— C'est sans doute vrai.
Vrai ? — Mais est-ce que la cellule des maisons de fous est au service des pères qui n'ont pas su garder leurs filles, ou à la disposition des femmes qui veulent se débarrasser le lendemain de celui à qui elles se sont abandonnées la veille ?
Je vais droit à l'homme, une fois entré dans la cour ; il me répète d'une voix basse :
— Est-ce que vous venez de la part de Mlle Fanny X...?
Je lui fais épeler ce nom. C'est bien celui d'un millionnaire célèbre.
Cet autre, au crâne aplati comme une tête de vipère, les lèvres broutantes comme le museau d'un rat, est un ancien pensionnaire des centrales. Ils ont tous cette manie-là, les échappés de ces prisons où il est défendu de parler, où l'on ne cause qu'à voix basse en grignotant les mots comme les rongeurs mangent le bois, où l'on glisse aussi plutôt qu'on n'y marche comme les reptiles. Il est devenu fou dans l'horreur du silence, et il se venge d'avoir été muet si longtemps, en jetant sans trêve des mots sans suite, qu'écoute, émerveillée, son oreille pelée et frémissante.
Celui-ci a des moustaches de sacripant, les cheveux rouges et les mains velues ; mais ses mains ne lui servent qu'à fouiller son crâne qu'il croit toujours sentir tomber. On dirait qu'il lui revient des moments de raison, et il veut les serrer dans ses doigts comme si cela avait un corps et pouvait se garder ; puis, gambadant et tremblant comme une guenon qu'on a battue, il fait signe au gardien d'ouvrir la porte, traverse sa cellule, et va se jeter les reins les premiers dans un coin du jardin morne, où ils ont le droit de rôder ; il reste étendu là, la face livrée aux mouches qui croient se poser sur un cadavre.
Dans l'un des deux qui ont la camisole, on reconnaît de suite un soldat, à ses cheveux ras, à sa moustache en brosse. Il commande: Par file à droite ! Gauche en bataille ! Tirailleurs, prenez vos intervalles !
Il nous dit qu'il est chef de bureau au ministère de la Marine et comme il nous voit prendre des notes, il ajoute: « Écrivez sous ma dictée : M. A... de tel bureau est un voleur ; il a volé ceci. — M. B... est un escroc ; il a volé cela. Écrivez ! Écrivez ! Vous porterez la note au Rappel, il faut que justice soit faite. »
II ne se plaint pas d'autre chose, d'ailleurs, il n'a rien à dire contre la maison, caserne pour caserne ! L'habitude du camp et le respect de la discipline font qu'il accepte ses aventures et ses supplices comme des incidents de campagne. A la guerre comme à la guerre, et il se mit à chanter à pleine voix la Casquette du père Bugeaud. Il est chauvin.
L'autre, un enfant géant, imberbe, énorme, tire silencieusement sur sa chaîne ; il ne répond rien au soldat qui veut causer ; rien à nous qui semblons le plaindre ; il est peut-être sûr de pouvoir se tuer, ou bien il croit qu'il va casser ses liens ; gare au gardien !
On ouvre une cellule ; nous reculons épouvantés !
Dans un lit un jeune homme est étendu, sa tête saute sur le drap blanc avec des frémissements de chef coupé dans le panier de la guillotine.
On relève les couvertures et on nous le montre impuissant, avili, annihilé, crucifié sur un matelas. La porte se referme, je le vois, par le trou du guichet, qui secoue toujours, toujours sa tête ; à un moment, il s'arc-boute sur la nuque à la faire craquer, creuse son dos, rien ne casse et il retombe épuisé, la tête branle et saute toujours ; son œil rencontre le mien dans le trou du guichet ; il jette un cri : « Ôte-toi de là. »
Encore une cellule ! Celle-là n'a pas de lit, mais les murs sont matelassés : dans l'ombre, un homme tout nu se tient debout, tout nu ! Il s'avance, tendant le jarret, musculeux, velu, et vient se camper devant nous, puis il se croise les bras et attend dédaigneux et muet que nous ayons fini de le voir.
Si on le tirait de là, il casserait, de sa main d'Hercule, tout ce qu'il pourrait atteindre, et il se jetterait la tête la première contre la muraille, jusqu'à ce qu'il ait fait sauter hors du crâne sa cervelle malade.
Notre visite à Sainte-Anne est finie. Nous heurtons encore dans les corridors quelques tas de chair humaine adossés au mur ou roulés à terre. Nous entendons éclater un rire triste, crever un sanglot. Un épileptique, qui s'est échappé du dortoir, court en chantant et vient, au refrain, tomber du haut mal à nos pieds. A travers une croisée, nous reconnaissons un camarade d'hier, un homme célèbre d'autrefois ...
La cour se vide peu à peu, les fous se rendent au réfectoire. Dans quelques-uns, la vaisselle est en fer, mais ce n'est que par hasard qu'il y a des bidons qui volent à l'air et des assiettes que l'on tord ; ils mangent, muets et tranquilles.
Chacun occupe une place régulière et sait en trouver le chemin ; mais qu'est-ce donc que cette folie qui a ses loisirs et se tait quand elle le veut !
Qu'est-ce donc ? Nul ne le sait ?
Cependant, le mal grandit tous les jours ; l'oiseau étend ses ailes ! Que de raisons voilées ! — Depuis vingt ans surtout, comme si un coup de canon eût donné le signal, on entend tous les jours l'explosion d'une tête qui saute. Elles éclatent de préférence sur les épaules de ceux qui pensent, et ils portent au cou ce qui en reste comme un boulet mort. Fou !
« Oh ! ne permets pas que je sois fou, s'écrie le roi Lear ; conserve-moi dans l'équilibre ! Oh ! non, pas fou, de grâce ! Je ne voudrais pas être fou. ».


Jules Vallès, « La dompteuse », Œuvres complètes, t. 4, éd. publiée sous la direction de Lucien Scheler et Marie-Claire Bancquart, Paris, Livre Club Diderot, 1970

pp. 412-421 :
Rigobert avait trouvé son ami, l'ancien faiseur de vers — qui, pressé, l'avait mis en face d'une connaissance, ancien peintre, — lequel, flatté d'avoir à faire à un journaliste (Rigobert avait gazette par-ci par-là) l'avait présenté à un collègue, qui l'avait introduit auprès d'un autre, et après quatre portes ouvertes et fermées, ils avaient eu leur permis.
Ils arrivèrent à Charenton par la route qui borde un des bras de la Marne. [...] En montant à l'hôpital par la côte qui était raide, mais presque coquette et joyeuse, on voyait la Seine se dérouler toute bleue, et la Marne plus verte s'étirer entre les saules gris, les lilas, les osiers et les sureaux. Plus loin, l'horizon frais de Saint-Maur, de Joinville, de Champigny et de Créteil, la plaine jaune de Maisons-Alfort, et Charentonneau, qui semblait un jouet d'Allemagne.
Au fond, le sombre aspect de la forêt de Sénart, et les maisons de Villeneuve-Saint-Georges, dont la silhouette blanche dansait dans l'eau.
Toutes ces duretés et ces masses se noyaient dans le ciel doux plein de fumée.
Il tombait de cet horizon un peu de mélancolie, et ils entrèrent graves, malgré eux, dans la maison des fous.
Ils traversèrent d'abord une cour d'un aspect sinistre, garnie de plates-bandes desséchées au soleil. Une haute muraille, épaisse, grise, bâtie comme avec des pierres de prison, formait le rideau du fond.
Quelques langues de lierre léchaient ce grand mur et grimpaient péniblement.
Dans le milieu, sur un socle de marbre, un Esquirol en bronze. A ses pieds se tordait un insensé dans une posture de damné.
Ah ! nous voilà arrivés !

Gilbert ne put retenir un geste d'émotion.
— A gauche le quartier des hommes, à droite celui des femmes : commençons par les hommes.
Et ils débouchèrent dans une cour qu'entourait une galerie sombre.
Au premier abord, rien ne dénotait que les habitants de cette cour fussent des fous.
Groupés autour d'une petite table, le dos tourné au soleil, certains pensionnaires lisaient ou  songeaient. D'autres se promenaient deux par deux ou seuls. Il n'y avait pas de tenue d'hôpital.
L'aspect du jardin avec ses allées sablées sans écorchures, ses fleurs non arrachées et ses gazons nets, montrait qu'on était dans le pays des tranquilles. Les faces étaient calmes, ou mélancoliques. Ils allaient passer le seuil.
— Qu'allons-nous faire ? dit Gilbert, dont la voix tremblait ; demander à voir M. d'Elbène ?
— Gardez-vous en bien ! répondit à voix basse Rigobert.
Gilbert le regarda étonné.
Mais son ami lui étreignit la main, et lui parlant à l'oreille :
— Si nous voulons, dit-il, suivre une piste, déterrer la vérité, savoir le secret qui semble peser sur la tête d'Elbène, — silence ! Silence ! Ayons l'air de curieux et d'indifférents... Prenez donc votre masque d'Anglais...Voici justement le médecin et les internes qui arrivent...
Il y avait avec eux déjà deux ou trois personnes, un docteur étranger, un écrivain spécialiste, que Rigobert connaissait bien de réputation, et quelques autres privilégiés qui n'avaient point de mystère à percer, ceux-là, car ils causaient d'un ton béat et doctoral. Rigobert et son élève purent se mêler naturellement au groupe et suivre méthodiquement la visite.
Le médecin de l'hospice expliqua à l'écrivain spécialiste quelques cas particuliers et bizarres.
A un moment, la conversation fit dresser l'oreille à Rigobert.
— Nous avons un fou très curieux, disait le docteur, c'est un homme qui pleure dès qu'il est seul, et qui sourit devant les visiteurs.
— Je connais des gens comme cela qu'on n'a pas encore enfermés, murmura quelqu'un d'un air narquois.
— Donc, votre fou est triste dans l'isolement, devant la foule il est gai...
— Gai ? Il n'est pas folâtre...
— Mais il verse des larmes dans la solitude ?
— Peuh ! peuh ! dit le .médecin, qui avait l'air de regarder ces larmes comme de la petite bière.
— Il ne parle pas ?
— Dans ses accès seulement. Le lendemain même de son entrée, il en a eu un terrible ; il se jetait sur ses gardiens en criant je ne sais quoi, parlant de bagne, d'adultère et du reste...
— Et il y avait un ensemble dans cela, une idée suivie ?
— Non, non, c'était coupé de gestes désordonnés. Il frappa à la face un interne, il en bouscula un autre, il fallut le dompter.
— Comment fait-on pour calmer une crise ?
— Un tablier est jeté sur la tête... Trois gardiens pour un fou, la camisole de force qui arrive ... le voilà jeté dans un coin, tombé comme un bœuf, ficelé comme un veau dans une charrette.
— Il n'y a pas de moyens moins cruels de calmer ces malheureux ?
— Oh ! ils ont aussi peur des remèdes que de la camisole, une peur terrible par exemple de la douche, qui les frappe comme le coup d'un marteau de glace pendant qu'ils ont le cou pris, comme des guillotinés, dans le carcan de la baignoire. Il y a aussi la sensation du noyé et de l'étranglé, quand cette nappe d'eau crue leurretombe sur le nez et les étouffe. Puis on fige la terreur dans le cerveau, en mettant une éponge glacée sur le crâne.
— Vous croyez aux douches ?
— Pour dompter, oui ; pour guérir, non ; pour faire peur à la folie, mais point pour rendre la raison. Ce sont des secousses. Toutes les secousses sont bonnes. Ce n'est pas de la thérapeutique, c'est de la discipline, et le spectacle de la régularité dans le supplice est salutaire. L'idée de terreur peut sauver. Lisez la Bible !...
Ce guérisseur de fous était chrétien.
— L'aliéné dont vous parlez n'a eu qu'un accès ? demanda Gilbert.
— Une fois encore il murmurait je ne sais quel nom dans sa cellule. Il embrassait je ne sais quoi. Un gardien le remarqua et voulut voir ce qu'il tenait. Il avança, le fou recula. Il ne faut pas céder aux fous. Le gardien, qui est un de nos plus hardis, sauta lui, mais fut repoussé, et faillit avoir le crâne fendu contre la muraille.
Ses camarades accoururent et terrassèrent l'aliéné: mais point avant qu'il n'eût anéanti ce qu'il était occupé à embrasser. Oh !c'était du verre ; je me souviens qu'il avait les doigts hachés après la lutte, — un portrait dans un cadre, sans doute.
— Et où est-il ?
— Nous arrivons justement à sa cellule.
— Quelle était la situation de cet homme dans le monde avant qu'il devînt fou ?
— Une situation enviée et haute. Vous avez peut-être été à ses soirées l'hiver dernier.
— Son nom ?
— D'Elbène.
Rigobert resta impassible ; seulement il se plaça vivement devant Gilbert pour qu'on ne vît pas la pâleur son visage et le tremblement qui l'agitait.
Mais quand le médecin dit: « Ouvrez le guichet », Rigobert s'arrangea pour dévorer du regard du premier coup la cellule et l'homme, se dressant sur pointe des pieds, tendant la prunelle.
Il revint vers Gilbert, qui n'avait pas eu son courage et avec un accent de pitié et de frayeur terrible :
— Pourquoi n'avez-vous pas regardé ? Décidément je vous croyais plus fort... Sacrebleu !... Eh bien ! j'ai vu le fou sortir... M. d'Elbène... Il a jeté un coup d'œil autour de lui... Ah ! ce coup d'œil !... J'y ai de suite perçu un éclair d'intelligence. Puis il a pleuré... pleuré, vous dis-je, devant ce monde sceptique et gouailleur... Son regard a été ensuite d'un triste à fendre l'âme ! Il avait l'air de chercher quelqu'un dans la foule... Je ne sais... [...] Mon ami, écoutez-moi reprenait Rigobert d'une voix entrecoupée, cet homme n'est pas fou... je parie ma tête qu'il n'est pas fou !
Rigobert, qui avait si fort recommandé le calme et la prudence, avait tout à fait perdu son sang-froid !
C'est un hasard qui sauva la situation et empêcha peut-être qu'on ne découvrît sur-le-champ que ces deux hommes étaient venus dans la maison des fous pour surprendre un crime et constater l'ignorance ou la complicité du médecin !
On apportait un paquet roulé dans un drap, comme voit des carcasses de cheval couvertes d'un linge dans la charrette de l'équarisseur, avec un pied qui passe. C'était un bras qui pendait.
Dedessous ce linge gris sortaient des cris de désespoir.
— Vous me tuez, vous me tuez, assassins ! Je saigne ! J'étouffe !
— Il croit qu'on le tue, fit l'interne. Ils ont presque tous cette idée.
— Mais il y a des traces de sang, en effet, dit quelqu'un.
— Oh ! c'est lui qui s'est blessé lui-même, les gardiensne font pas saigner. [...]
Mais il était dit que la visite serait troublée ce jour-là, heureusement pour les deux jeunes gens, dont l'émotion passa inaperçue et fut noyée dans l'émotion les autres.
Une autre créature s'avançait les mains jointes vers le docteur :
— Monsieur..., monsieur... criait une voix lamentable...
— Oh ! je n'ai pas le temps aujourd'hui...
— Je vous en supplie !...
— Je n'ai pas le temps...
— Écoutez-moi !...
Ces mots étaient dits par un autre fou, qui était venu, le bonnet à la, main, comme un mendiant, s'agenouiller dans la salle.
Les assistants manifestaient le désir d'entendre. Le médecin consentit à s'arrêter pour donner une séance.
— Ce gaillard-là, tenez, va prétendre qu'il n'est pas fou ! Oh ! je le connais, voilà deux ans qu'il me dit la même chose tous les matins.
— Vous allez dire que vous n'êtes pas fou, n'est-ce pas ?
— Je ne le suis pas, monsieur, je ne le suis pas !
Le fou se tournait vers ceux qui se trouvaient là.
— Messieurs, messieurs, je vous en supplie, tirez-moi d'ici : c'est l'enfer, l'enfer !
— Voyez-vous, dit l'interne, voyez-vous, qu'est-ce que je vous avais dit ?
— C'est l'enfer pour quelqu'un qui n'est pas fou, oui, l'enfer, disait le malheureux, grâce, grâce !
— Camisole, diète, bain d'affusion !
— Il n'a pas l'air fou, dit un des assistants.
— Il ne le paraît pas pour le moment. Il ne le sera peut-être pas d'un an. J'en ai vu qui n'étaient pas fous de deux ans, deux ans entiers, et qui, crac, au bout de deux ans, déménageaient.
— Et qu'est-ce qu'ils faisaient ?
— L'un parlait de sa femme, qui l'avait fait enfermer exprès. — L'autre, de sauterelles qu'il croyait voir danser devant ses yeux. Ceux qui voyaient des sauterelles avaient chance de guérir, les autres pas toujours, ils mouraient souvent avec ces idées-là, dans des agonies désespérées.
— Monsieur !
— Quoi donc ?... Celui-là a la manie raisonnante, messieurs, dit le médecin en se tournant vers les visiteurs.
— Quand me signez-vous un certificat de sortie ?
— Pourquoi ce certificat de sortie !
— Parce que je ne suis pas malade.
— Voyez, voyez, la manie raisonnante. Continuez
— Je voudrais quitter cette maison, où je meurs de désespoir.
— Pourquoi ce désespoir ?
— Parce que ce voisinage de fous est horrible.
— La folie de déduire, reprit le médecin tranquillement, en hochant la tête.
— Mais que faisait-il de mal avec ses déductions ?
L'interne n'entendit pas ; il était en train de distribuer à droite, à gauche, des ordonnances.
On éloigna le maniaque raisonneur.
II revint vers la cellule de d'Elbène, dont on avait baissé le guichet pendant les deux incidents.
— Rouvrez, fit-il à un gardien.
On tira le guichet. Mais l'homme ne parut pas.
 Le médecin l'appela inutilement.
Alors, se faisant précéder du gardien, de peur d'un accès, et d'un assaut, il fit ouvrir la porte.
Gilbert s'était glissé à côté du docteur.
Il venait de dire tout bas à Rigobert:
— Laissez-moi... Mettez-vous à l'écart : on remarquerait votre trouble.
Le fou, — ou le soi-disant fou, — avait le front caché dans ses mains. Il ne parut pas entendre le bruit ni les questions, et ne répliqua pas à l'interrogation du docteur.
Gilbert voulait qu'il parlât, comme s'il eût dû reconnaître quelque chose dans le son de sa voix.
Il aurait voulu aussi plonger son regard dans le regard de ce prisonnier de Charenton, avec l'espoir d'y lire le mystère de son passé. Il déraisonnait près de ce fou.
Mais rien.
— [...] Le hasard avait mis en présence du malade deux docteurs d'école différente, presque hostiles, qui, malheureusement, se trouvèrent d'accord pour constater le mal et juger utile le transport ici... Il y a quelquefois divergence, lutte même entre les médecins, lorsqu'il s'agit d'arracher ainsi un homme à sa famille, à la vie, au monde, pour l'emporter dans nos maisons ; mais, dans ce cas particulier le docteur Tant-pis et le docteur Tant-mieux durent tomber d'accord.
Rigobert et Gilbert le regardèrent. Ce qui se disait là assassinait les illusions, écrasait les suppositions de crime, et ne laissait place qu'au spectacle et à la conviction d'un irréparable malheur.
Gilbert eut du courage. II se tourna vers le docteur, et, avec un accent de curiosité qu'il sut rendre banal, lui dit
— Pardon, monsieur ... il ne répond pas à votre voix, peut-être parce qu'il la connaît et que, dans son entêtement de malade, il ne veut pas répondre... Les fous sont peut-être comme les enfants...
— En effet, dit le docteur, cela peut être.
— Me permettrez-vous d'essayer, moi ?
— Oui, essayez.
On écoutait Gilbert, on ne regardait pas le fou.
Mais Rigobert ne l'avait pas quitté de la prunelle [...] Quand Gilbert parla, il crut surprendre un tressaillement.
Gilbert s'approcha, et mit son doigt sur l'épaule.
Oh ! cette fois, Rigobert en était bien sûr, le fou eut comme un frisson.
Est-ce que les fous tressaillent, — ils se tournent et restent immobiles comme des bêtes, mais ils n'ont pas ce frisson-là, — frisson humain, — eux, qui ne sont plus des hommes !
— Vous ne voulez pas nous répondre ? avait demandé Gilbert,
II n'y eut plus un tressaillement, ni un frisson. La tête resta cachée dans les mains, et Rigobert retomba dans son anxiété, et se demanda une minute s'il ne perdait pas la raison lui-même. Ses soupçons étaient insensés décidément.
Le silence ; pas un geste et pas une parole ! Un hochement de tête du docteur, qui voulait dire : c'est fini ; un cerveau à la mer !
Un soupir de Gilbert, auquel se mêlèrent, d'ailleurs, les soupirs de tout le groupe, que cette scène avait attristé,— trop attristé vraiment, si bien que le journaliste célèbre dit :
— Vous n'avez pas quelque chose de plus original et moins sombre à nous montrer ?
Le docteur indiqua un corps de bâtiment où se trouvaient, paraît-il, des fous plus gais.
Un clic-clac de porte, un clic-clac de serrure, et les portes se refermèrent sur d'Ebène, fou, bien fou, quoi qu'en pût penser M. Rigobert, qui avoua, par un coup d'œil désolé, à Gilbert, qu'il avait bâti un roman.
— Cela vaut mieux, dit-il, cela vaut mieux pour vous qu'il soit fou et qu'il n'y ait pas crime.
— Mais s'il n'était pas fou, il l'aurait crié en arrivant, il l'aurait crié à chaque minute, à chaque seconde ! fit Gilbert, qu'étonnait cette lenteur de Rigobert à se rendre à la douloureuse évidence.
— Oh ! ce n'est pas une raison !
Ceci fut répondu d'un air entendu et d'une voix grave.
— Mais taisons-nous, reprit Rigobert ; nous pouvons bien sembler émus pendant soixante secondes ; dix minutes, ce serait trop. Reprenons la promenade avec les autres.
Il passa son bras dans le bras de Gilbert, et, avec la mine du plus parfait égoïste et du cœur le plus sec du monde, il vint se replacer dans le peloton des visiteurs.
Ils causèrent juste autant qu'il le fallait pour paraître vulgairement curieux ou honorablement émus, et arrivèrent au bout de l'enfer des fous.
— Voulez-vous voir le quartier des folles ? fit le docteur d'un air aimable.
Un ou deux des assistants se déclarèrent obligés de partir, et fatigués d'ailleurs par la douleur du spectacle.
Les deux amis en profitèrent pour prendre congé de ceux qui restaient : ils adressèrent au docteur un remerciement, un salut et sortirent.
— Ah ! je suis content d'être dehors. Quand ils vous tiennent là-dedans, il leur est si facile de vous garder !! J'aime mieux être dans la rue...


Maxime Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXème siècle, vol. IV, 8ème éd., Paris, Hachette, 1893-1894

p. 369 :
A la Salpêtrière aussi on a établi une école pour les jeunes idiotes ; il ylà une institutrice que souvent j'ai vue à l'œuvre et que je n'ai jamais pu contempler sans émotion, car je connais son histoire et je n'en sais guère de plus touchante. En 1847, une femme devint folle et entra à la Salpêtrière ; sa fille, qui avait reçu une éducation sérieuse, obtint de la suivre, de rester près d'elle afin de lui donner des soins. Cette tolérance ne pouvait être que provisoire ; elle devint définitive grâce au dévouement filial. Mademoiselle X... se chargea d'apprendre à lire et à écrire aux idiotes. Il y a vingt-trois ans qu'elle n'a quitté le froid quartier où ses élèves sont recluses, et rien, ni une santé visiblement chétive, ni l'ingratitude d'un labeur énervant, n'a pu la faire renoncer à la tâche sacrée qu'elle a recherchée avec une abnégation admirable. Est-elle payée de sa peine ? Bien peu, si l'on ne considère que le développement rudimentaire des pauvres cerveaux qu'elle veut éclairer ; suffisamment et selon son cœur, si l'on remarque une vieille femme fort douce, un peu sauvage, s'empressant volontiers autour des enfants, qui se promène dans le préau ombragé du quartier — de la masure — des idiotes ; la mère et la fille sont réunies. Si cela est contraire au règlement, il faut bénir ceux qui ont su y manquer pour aider à cette bonne action


Jules Claretie, Les amours d'un interne, Paris, Fayard frères éditeurs, 1899

p. 369 :
Maintenant, Georges Vilandry approchait de la section Esquirol où vivait Jeanne [...] La grille franchie, il alla, suivi de Mongobert et de Pierre, tout droit, sans dire un mot, vers un petit bâtiment composé d'un long rez-de-chaussée qu'on apercevait au bout d'une espèce de jardin qui tenait du terrain vague et du promenoir de prison. Des arbres grêles, jeunes, aux feuilles hésitantes, comme phtisiques, formaient une sorte d'allée qui conduisait là, sous le soleil chaud. Sur les bancs, ou de loin en loin, seules ou par groupe, comme en tas, se tenaient des fillettes toutes  jeunes, tenant de l'enfant rachitique ou ressemblant à de grandes filles nouées, têtes nues, les cheveux ras, vêtues de grandes blouses ou-tabliers de toile bleue les enserrant comme un grand fourreau, et qui, riant ou chantonnant, l'air sournois ou l'air stupide, regardaient passer ces gens, hébétées, ou s'en approchaient, curieuses.
II y en avait dont les têtes énormes, comme gonflées de vide, ballottaient sur les épaules maigres, d'autres dont le crâne semblait aplati, allongé comme entre deux planches ; d'autres qui, sur des corps presque trapus, avaient des têtes pas plus grosses que le poing.
— Des idiotes ! dit tout bas Georges à son père.
Le vieux Vilandry ne pouvait s'empêcher de frissonner un peu, se trouvant mal à l'aise au milieu de ces pauvres êtres difformes, sans intelligence, qui s'approchaient de lui comme pour le caresser. Il admirait naïvement le sang-froid de son fils passant à travers ces misères comme un soldat sous le feu.
Les pauvres idiotes couraient, voyant ces hommes. L'une d'elles, grande, forte brune, presque jolie, agitait, au bout d'un fil de caoutchouc, un Polichinelle qui dansait, , bondissait au bout de ses doigts et elle regardait Mongobert avec un rire bête.
Une autre s'accrochant à Georges, une petite blonde l'air doux, parlant comme un mouton bêlerait, répétait, de temps à autre, comme une litanie :
— Demain dimanche, papa et maman viendront me voir !
Et, semblable à une machine bien remontée, elle faisait lentement, en s'arrêtant, une belle révérence automatique, puis elle courait pour rattraper le docteur, et elle recommençait :
— Demain dimanche, papa et maman viendront me voir !...
On entendait, du bâtiment aux murs blancs, couvert de tuiles, une sorte de cantique bizarre, d'air traînant, qui sortait, continu, par les fenêtres ouvertes.
— C'est là ! se disait Georges un peu pâle.
Là, parmi ces êtres aux faces bestiales, là, dans ce coin perdu de Paris, au bout du grand hôpital triste, c'était là que vivait Jeanne !
— Il faut peut-être demander la permission d'entrer ? dit Mongobert.
Et, comme Georges semblait hésiter :
— Je m'en charge ! ajouta le sculpteur.
Il frappa à la porte de ce bâtiment, qui était une école, et une jeune femme, vêtue de noir et portant sur ses cheveux blonds le bonnet noir doublé de blanc des sous-surveillantes, vint ouvrir, et, dans cette femme, debout au milieu de l'encadrement de la porte, Georges, du premier coup d'œil, reconnut la petite Mélie, mais grasse, rose, très jolie, n'ayant plus ce vague sourire de la démence.
Et derrière elle, par la découpure nette de cette porte, une grande salle apparaissait, vivement éclairée par des fenêtres latérales, ouvertes des deux côtés de la muraille ; une salle longue, coupée de bancs et de rangées de pupitres an milieu desquels on pouvait circuler; une salle aux murailles couvertes de grandes cartes collées sur rouleau et qui représentaient des objets usuels, des poids et mesures, des animaux, des indications géographiques.
Debout devant ces pupitres, où des papiers, des plumes, des règles de bois traînaient, des fillettes, de taille diverse, tête rase comme celles qui vaguaient dans les cours, se tenaient, chantant des versets bizarres dont Vilandry ne comprenait pas le sens. Et, dans ce décor froid, entre ces nuis blanchis à la chaux, devant .ces pupitres noirs et ces idiotes, dont le jour cru faisait reluire les crânes déformés, Georges aperçut, droite, vêtue de noir, comme en deuil de sa jeunesse et de ses espoirs, Jeanne Barral, un livre à la main, enseignant à lire, à écrire, à compter, à penser, aces malheureux enfants, détritus de la vie de Paris, filles du vice et de la misère. [...]
— Vous avez fondé cette école ?
— Il y a huit ans, oui ! [...]
— Et ces idiotes, vous en faites des élèves ?
— De pauvres filles, qui savent du moins lire, compter, écrire. Parfois des femmes. [...]
On entendit brusquement un grand bruit de souliers remués, et les fillettes s'accoudèrent devant leurs pupitres, les unes écrivant, copiant un exemple, les autres épelant, tout bas, d'autres riant et bayant aux nuées, stupides, Jeanne continuait, interrogeant les idiotes :
— Imitez le geste du cocher qui fait claquer son fouet, Qu'est-ce qu'il fait, le cocher ?
— Hwl V ! V ! V ! répétèrent les pauvres petites, d'une seule voix,
— Voilà comment je leur apprends leurs lettres, dit Jeanne en souriant de son mélancolique sourire. Le procédé phonomimique.
— C'est bien, fit-elle.
Et elle passa sa main sur les têtes des fillettes qui restaient plantées devant elle, quêtant une caresse comme un chien un morceau de sucre.[...]

Elle avait fondé, à l'exemple de Melle Nicolle, une classe pour les petites idiotes qu'elle dirigeait, instruisait, appelait peu à peu à la compréhension de certains mots, de certaines idées. Elle était comme la créatrice de ces âmes hésitantes. Elle mettait — avec quels soins, quel dévouement, quelle patience ! — un peu de lumière dans ces cerveaux pleins de nuit. [...] Elle rayonnait, dans cette humble salle de classe, heureuse des progrès de ses élèves, fière d'arracher à l'idiotie ces pauvres très frustes, maladifs et déchus. Elle était la mère de ces orphelines, de ces abandonnées, de ces errantes. Elle les aimait, elle les soignait, elle les sauvait. [...] Elle reconduisit doucement les trois hommes jusqu'à la grille, par les cours pleines de soleil.


Documents recueillis par Julie Froudière, docteur ès lettres de l'Université de Nancy 2010

Michel Caire, 2010-2011 ©
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