Jules
Vallès, « La dompteuse », Œuvres
complètes, t. 4, éd. publiée sous la direction
de Lucien Scheler et Marie-Claire Bancquart, Paris, Livre Club Diderot,
1970 [1881]
pp. 360-362
:
II s'arrêta un moment, puis tout d'un coup et regardant autour de
lui comme un assassin, et baissant le ton, il dit :
— Il y a un remède, si vous voulez...
— Un remède ? fit-elle en secouant sa tête pâli
qu'elle laissa retomber ensuite d'un air désespéré.
— Madame, nous sommes pressés ; le malheur pèse sur
nous: l'abîme se creuse... C'est pour vous tirer de cet abîme
que je parle... J'ai besoin de vous en tirer pour en sortir aussi... Voulez-vous
que je sauve l'honneur des vôtres, voulez-vous ?... Je le puis...
— Nous sauver ?
— Je vous le jure, je ferai ce miracle comme je vous avais juré
que je ferais l'infamie.
Elle était mourante, perdue ... elle fit signe que oui.
— II faut d'abord me raconter la scène détail par
détail, mot par mot.
Elle conta à Fanjat comment, prête à parler pour lui,
elle avait été devancée par cette révélation
du faux et poussée ainsi jusqu'à la crise.
— Ah ! Il connaît le faux. Voilà pourquoi il m'avait
fait venir...
— Et ensuite ?...
— Ensuite, il s'est jeté sur moi. Il criait : Au bagne...
Son amant au bagne !
On entendit du bruit... Fanjat lui jeta ses instructions clans l'oreille.
— Devant ces gens qui approchent, ne démentez ni une de mes
paroles, ni un de mes gestes ! Obéissez-moi comme, dans une évasion,
on obéit au plus hardi, obéissez. Ce n'est pas de la honte
à cacher, c'est de la honte à guérir maintenant...
— Qu'allez-vous faire ?
— Nous allons le faire enfermer comme fou.
Il s'enfuit pour ne pas entendre le cri d'horreur que poussa Mme d'Elbène.
II alla vers un domestique qu'il choisit dans le tas et qui avait l'air
d'un compère à lui...
— Partez tout de suite chez le professeur Privas ! dit-il, et remettez-lui
cette lettre... tenez...
Il écrivit quelques mots au crayon.
— Allez, allez et ramenez-le, coûte que coûte !
A peine le domestique était-il parti qu'un homme entra brusquement
dans le salon. Il expliqua sa présence.
— Je passais par hasard, dit-il, quand des cris m'ont fait relever
la tête, et je ne sais qui de la maison qui me connaît m'a
vu et appelé. Je suis monté. Mon métier de médecin
a donc quelque chose à faire ici ? Que s'est-il passé ?
Étrange fatalité ! Le docteur Brunier était justement
célèbre dans Paris pour la lutte qu'il avait engagée
contre la loi des aliénés, où il avait rencontré
pour premier adversaire le professeur Privas lui-même, celui que
Fanjat venait d'envoyer chercher.
Fanjat ne perdit pas la tête ; il mesura le danger du coup.
— Madame d'Elbène, dit-il, vient d'éprouver une secousse
des plus terribles et d'échapper aux dangers d'un drame affreux.
Elle a failli être tuée par son mari devenu fou.
— Fou ?
— Les domestiques vous raconteront la scène, j'ai été
témoin et acteur moi-même. M. d'Elbène s'est précipité
sur moi en m'appelant faussaire, il venait d'adresser à sa femme
des injures d'un autre ordre aussi insensées, et il a, comme je
vous le disais, failli la tuer. Mme d'Elbène est encore toute tremblante
et saignante de la fureur de ce malheureux. [...]
— Nous avons le droit et le devoir d'interroger et de demander beaucoup,
reprit-il [le médecin] avec gravité. [...] Je vous demanderai,
monsieur, de ne point assister à notre entretien. C'est ma règle,
que quelques aliénistes, ceux de mon école du moins, ont
adoptée. D'après ce que vous venez de me dire, vous êtes
assez dévoué et assez attaché à Mme d'Elbène,
pour vouloir que nous procédions avec le plus de précautions...
médicales possibles, afin d'arriver au meilleur diagnostic, afin
de sentir d'avance ce qui guérison ! C'est une affaire d'impression
première, et j'aime toujours, pour mon compte, à voir la
scène telle qu'elle s'est passée, sans changer la place
des personnages ni des choses... [...]
Le docteur Brunier s'avança près de Mme d'Elbène.
— Pardon ! si je vous pose tout de suite des questions douloureuses,
Madame, mais les médecins peuvent être des confesseurs. N'avez-vous
rien à me dire que moi seul j'écouterais, que moi seul j'entendrais
et que personne ne saurait jamais, si vous m'en faites la prière
?
Elle se tut; c'était autant de la fatigue que de la peur, elle
ne se sentait plus la force de réfléchir. [...] Elle ne
répondit que sur les faits de violence et delutte.
— II vous a insultée ?
Elle fit signe que oui. Le médecin se rapprocha.
— Jamais auparavant— j'ai encore à vous prier de me
pardonner cette question comme j'ai à vous prier d'être franche—jamais
auparavant, votre mari n'avait eu de ces colères et n'avait oublié
le respect qu'il doit à la mère de ses enfants ?
— Jamais.
— Ce que vous dites-là est bien la vérité,
madame ?
— Oh ! monsieur, fit-elle, avec un geste auquel il n'avait pas à
se tromper.
— M. d'Elbène était un mari bon avec vous, doux aux
siens ?
— Oui...
Elle souffrait horriblement de cet interrogatoire !
— Puis-je m'éloigner, monsieur ? demanda-t-elle suppliante.
— Oui, madame. Je vous rappellerai s'il le faut. En face d'un malheur
qui peut être éternel, quelques instants de courage de plus
ne comptent pas. Peut-être vous demanderai-je pas un nouvel effort,
peut-être aurai-je besoin d'un nouveau sacrifice ! Croyez-moi je
n'exigerai de vous que ce qu'il faut pour la tranquillité de ma
conscience comme médecin et comme homme.
Il s'éloigna.
Elle eut envie de se lever, de courir après lui et de tout dire
! Mais n'allait-il pas tout savoir ? Ce que son mari avait crié,
il le crierait encore ! Elle laissa à son mari le soin de la déshonorer
et de déchirer le voile qui couvrait ce tas d'infamies. Elle s'abandonna
au hasard et résolut de laisser passer, les yeux et les lèvres
fermées[sic], la fatalité.
Pendant cet entretien, le professeur, l'homme de Fanjat était arrivé,
et Fanjat était allé à lui :
—Vous venez trop tard, lui dit-il. Nous sommes perdus. Je comptais
sur vous pour un certificat d'aliénation à dresser contre
d'Elbène, qui vient de faire une scène de fou à sa
femme.
Le professeur dressa l'oreille, et Fanjat lui raconta ce qui venait de
se passer.
— Vous m'auriez rendu ce service-là, n'est-ce pas ?
— Oui, dit le professeur avec un sourire cruel.
— Malheureusement le docteur Brunier est venu
Il expliqua le hasard.
— Je n'ai plus qu'à m'en aller, dit le docteur en prenant
son chapeau.
Mais le docteur Brunier entra. Il salua son confrère très
bas, quoique d'un air glacial.
— Nous serons deux au lieu d'un, dit-il, et le cas est assez douloureux
et grave pour que les efforts de deux médecins ne soient pas de
trop dans la recherche de la vérité.
Les lèvres de Fanjat blanchirent, — comme toujours—
quand l'inconnu l'inquiétait.
Le professeur resta impassible et répondit :
—Vos lumières suffiront, cher confrère, et je me dois
à ceux qui sont seuls. Je vais à ceux-là d'abord.
II fit mine de sortir.
Le docteur Brunier l'arrêta.
— Non, non, dit-il, je n'ai pas assez confiance en moi. Ne se met-on
pas quelquefois cinq en consultation au chevet d'un agonisant ? Il y a
ici une agonie. Nous serons deux, qui procéderons ensemble à
l'enquête. C'est vous, ajouta-t-il d'une voix singulière,
qui présiderez. C'est votre métier plus que le mien, vous,
médecin légiste, d'entrer dans les malheurs, comme dans
les crimes.
Le professeur n'eut pas l'air de comprendre, mais il répliqua d'une
voix tranquille:
— A peine je sais ce qui s'est passé. J'ignore encore..
— Vous ignorez qu'on dit, qu'on croit que M. d'Elbène, pris
d'un accès de fièvre chaude, est tout d'un coup devenu fou.
« On dit », « on croit », c'était prononcé
comme une menace.
Le docteur Brunier continua:
— Je viens d'interroger Mme d'Elbène; j'allais interroger
les domestiques. Nous le ferons ensemble, je vous le demande du droit
du faible qui a recours au fort. Il n'y a qu'un pas à faire; vous
n'avez qu'à ouvrir cette porte, vous vous trouverez en face de
celui qu'on dit fou. Vous avez vu plus de fous que moi... Vous prononcerez
votre jugement. Il vous faut votre part de responsabilité à
vous comme à moi.
Il n'y avait pas moyen de reculer.
— Soit, monsieur.
Les paroles, le ton, le regard de M. Brunier indiquaient plus que jamais
qu'il croyait à une intrigue, à la combinaison d'un crime.
Fanjat tremblait dans son coin. Le professeur Privas ne pouvait décidément
plus être son complice, et, en effet, un geste imperceptible du
professeur lui indiqua qu'il allait le lâcher.
Il procéda à l'interrogatoire.
On évita d'insister sur les paroles criées par M. d'Elbène.
Le professeur et le docteur le décidèrent entre eux.
D'un commun accord aussi, on déclara qu'on ne troublerait point
le désespoir de Mme d'Elbène avant d'avoir vu son mari.
— Il n'y a qu'à ouvrir cette porte... ouvrons-la...
— Prenez garde qu'il ne se jette sur vous, dit Fanjat, qui contrefit
la lâcheté; je ne puis voir cela, dit-il avec un air de désolation
et d'effroi. Il voulut sortir; il avait peur que le faux insensé,
en le voyant, ne parlât, et, sur place, n'éventât tous
les secrets.
Il se sentait perdu. Il était pris la main dans le sac. Il roula
vers la porte.
Le docteur Brunier le rappela:
— Je vous avais dit, monsieur, qu'il ne fallait pas me quitter;
restez, vous êtes nécessaire, restez. [...] Cet homme n'est
pas fou : ce qu'il vous a dit est vrai, vous êtes des criminels
!
C'était M. Brunier qui, tout bas, lui jeta cela au visage en lui
saisissant le poignet et le ramenant de force devant la porte qu'on allait
ouvrir. Les domestiques se tenaient de chaque côté, prêts
à arrêter la fureur de l'homme qui allait sans doute tomber
de nouveau dans sa frénésie. Tout le monde attendait avec
une anxiété terrible. Le docteur Brunier lui-même,
en face de cette conspiration et au moment de faire accuser les coupables
par la victime, éprouvait l'émotion de l'honnête homme
devant un crime qu'il va dénoncer !
II fallait sauver un homme et prendre la loi en flagrant délit,
étaler ses vices comme des entrailles sur la table d'anatomie,
toutes chaudes et toutes saignantes:
La porte venait d'être ouverte.
L'homme ne se montra pas !
Qu'était-il donc arrivé ? Fanjat eût un rayon de joie.
D'Elbène s'était-il pendu dans un coin ? Avait-il sauté
par la fenêtre ? Où était-il !
Le silence était horrible. Pourquoi ne paraissait-il pas ?
Il parut, à la fin, mais muet, les yeux remplis de larmes.
— Ne pleurez pas, monsieur, dit le médecin en s'avançant
vers lui. Nous ne pouvons empêcher votre malheur, mais nous empêcherons
votre assassinat. Pourquoi pleurez-vous ?
Il lui prit les mains. Le malheureux répondit;
— Je ne pleure pas...
— Voudriez-vous me raconter cequi s'est passé dans votre
maison, ce matin ?
— II faudrait demander, s'il s'en souvient, dit le professeur Privas,
qui, pendant que son collègue parlait, avait examiné l'homme
qui pleurait et, dont visage avait pris tout à coup un air triomphant.
Le docteur Brunier ne tint pas compte de cette brutalité, et s'adressant
de nouveau à M. d'Elbène, baissant les vitres, élevant
la voix avec l'accent d'un juge qui protège :
— Parlez, monsieur, je suis là pour vous défendre
si vous avez besoin d'être défendu.
— Ce que vous avez vu, ajouta le docteur Brunier; ce que vous avez
entendu, ce matin, vous a d'abord jeté dans l'exaltation et la
fièvre. Ce que vous voyez maintenant vous fait peur, mais vous
êtes en face d'un honnête homme qui n'est pas disposé
à vous laisser enterrer vivant dans l'asile des aliénés.
Un frisson secoua tout le monde, et le soupçon de la vérité
sillonna les cerveaux comme un éclair.
Tous les regards se tournèrent vers d'Elbène.
Il ne répondait pas.
— Vous ne voyez donc pas, dit le professeur Privas en toisant d'un
air de mépris le docteur Brunier, vous ne voyez donc pas que cet
homme est fou, fou à lier, bien fou.
M. d'Elbène lui donna raison par un geste bizarre, et, comme un
enfant, alla s'asseoir clans un coin, d'où il ne voulut pas sortir.
Le médecin qui s'était cru un juge se dirigea vers lui,
effaré : un nouveau geste lui apprit que c'en était bien
fait de la raison de cet homme, et que les mots de Privas étaient
vrais.
— Il ne me reste qu'à demander pardon de mes suppositions
insultantes ! Je vous demande pardon, dit-il en se tournant vers le docteur.
Portez l'expression de ma tristesse à Mme d'Elbène.
Courbé, pâle, confus, il sortit...
— Voulez-vous nous suivre, venir avec nous, dit le docteur d'un
air doux à d'Elbène.
Le fou garda encore le silence.
— Allez chercher une voiture, apportez-moi du papier, de l'encre
que je signe le certificat, fit Privas.
On referma la porte sur le fou. Fanjat et lui restèrent
— Veinard, va, dit-il en frappant sur l'épaule de Fanjat.
Sa tête qui saute, juste exprès pour vous. Derrière
la porte, il devient fou. On a vu cela ! C'est trop de chance, vraiment.
Enfin, je tâcherai d'en profiter aussi...<
p. 409 :
— Enfin, quand vous êtes allé voir d'Elbène,
on l'amenait à la maison des fous ? [...] Eh bien ! cher ami, c'est
par d'Elbène qu'il faut commencer. Allez du côté de
la maison des fous. [...]
— Mais ! les fous ne savent plus, les fous ne parlent pas...[...
]
— Qui nous assure que M. d'Elbène est fou ?... Je sais
ce que je dis, insista-t-il devant le geste de Gilbert, stupéfait.
Enfermé, oui ; fou ! c'est autre chose ! On en a déjà
enterré vivant de cette façon ! [...] Je connais justement
quelqu'un à la préfecture : un ancien faiseur de vers qui,
mourant de faim, a été bien heureux de trouver un emploi
de scribe au bureau des nourrices. Mais il doit connaître ses collègues
du bureau des aliénés.
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