Jules
et Edmond de Goncourt, Charles Demailly, Paris, Charpentier,
1876
p. 398-406
:
Combattre le mal au moyen de la confiance et de la douceur, avec un raisonnement
indulgent et amical, et sans choquer tout d'abord le malade dans ses illusions,
sans le heurter de face, rappeler et rassembler peu à peu en lui
tout ce qui lui reste de conscience de lui-même, de jugement net,
de vérités non ébranlées, de lueurs saines
; essayer et éveiller chez lui tous les sentiments d'amour-propre
qui correspondent à la raison et la font jouer ; chercher à
lui faire toucher, à lui faire avouer à lui-même,
s'il est possible, sa propre insanité ; n'agir sur le physique
que par une médication douce, des bains tièdes, des sinapismes,
au besoin quelques applications de sangsues ; telle était la doctrine
de ce médecin, et tel fut son traitement.
D'ailleurs, dans cette
illusion de l'ouïe, une des illusions de l'aliénation les
plus ordinaires et non les plus graves, il ne voyait qu'un trouble passager,
une confusion des facultés à la suite, d'une commotion,
dont le temps, un retour à sa vie et à ses habitudes, un
déplacement de lieu, pourraient guérir Charles sans laisser
de traces.
Et, entourant Charles de ses soins, le berçant doucement
de projets, il essayait de le décider à un grand voyage
d'Italie, cherchant déjà parmi les internes de son hôpital
le plus gai et le plus doux compagnon de route pour ce pauvre esprit malade.
Charles allait mieux. Mais cette terrible maladie, la maladie des fous,
semble folle elle-même. Elle n'a ni marche, ni régie. Une
figure entrevue, un souvenir rappelé par n'importe quoi, un dérangement
physique, une variation du temps, souvent ce quelque chose d'intangible
qui échappe à la science, que sais-je ? une atmosphère
pareille à l'atmosphère des journées de juin 1848,
qui agita tous les fous de Bicêtre, mille électricités
inconnues ont action sur elle et la déchaînent.
Tout à
coup, sans aucune cause apparente, l'amélioration de l'état
de Charles fit place à une aggravation. Les voix revinrent, plus
incessantes, plus torturantes. Charles ne voulut plus répondre
à rien. Une coloration momentanée du teint exprimait, seule
qu'il comprenait ce que lui disaient le médecin et Françoise.
Il regardait au loin avec de grands yeux fixes, agrandis par une terreur
immense. Et tout le long du jour, les deux coudes sur les genoux, une
main serrée contre la poitrine, l'autre portant sa tête à
demi renversée, le visage convulsé par l'angoisse, tressaillant
au moindre bruit, immobile et tremblant, il semblait la statue douloureuse
de la Peur aux écoutes...
Hélas ! il en était arrivé
à cette triste période de la folie mélancolique,
où la volonté inconsciente, envahie par le désespoir,
cède à la déduction rigoureuse d'un principe faux
: il en était à la manie du suicide ! Déjà
deux ou trois fois, en contemplation devant les nuages blancs courant
clans le ciel bleu, les appelant, leur disant de venir le chercher, il
avait essayé d'enjamber la fenêtre ; on l'avait arrêté
à temps. Mais à ces élans, à ces appels instinctifs
de la mort, à ces tentations du moment et de l'occasion, succédaient,
sans se faire attendre, des résolutions et des plans de suicide
arrêtés et mûris, dont la préoccupation n'échappa
pas au médecin.
XC
La
femme de Charles fut prévenue. Chavannes, mandé à
Paris, accourut.
Un conseil de famille prononça l'interdiction,
et le malade fut transporté à Charenton.
Là, une
chambre particulière, un domestique à lui, la pension la
plus chère, entourèrent Charles de ce luxe et de ces soins,
de ce confortable, et, si l'on peut dire, de ce bien-être de la
maladie qui ignore la misère.
La première impression d'un malade transporté dans une maison
d'aliénés, jeté en face d'une cheminée grillée,
d'une glace grillée, mis au contact avec des visages inconnus,
dans un milieu nouveau et redoutable pour lui, enlevé soudainement
au théâtre de sa folie et à son domicile, délivré
de la perception de l'affliction de ceux qui l'entourent, trouvant des
soins et des égards là où il craignait de trouver
il ne savait quoi dont, il avait peur, cette première impression
est un sentiment de stupéfaction qui fait diversion au cours de
son mal.
C'est aussi un vague sentiment de crainte, qui, modérant
l'excitation nerveuse, câline le malade et le dispose à la
passivité, à l'obéissance, à l'accomplissement
des ordonnances. Il arrive encore aux premiers jours que l'aliéné,
devant cette surveillance qu'il sent tout autour de lui, renonce de lui-même
à toute tentative de suicide, convaincu d'avance de son inutilité.
Le visage tiré, le teint jaune, les lèvres sèches
et rouges, l'œil inquiet, Charles demeurait immobile auprès
de ce nouveau foyer. Il faisait de courtes réponses coupées
de longs soupirs, il s'écriait : « Je veux m'en aller...
je veux savoir... »
Et il continuait à frémir, à
tressaillir au bruit, à s'épouvanter du silence, à
montrer continuellement sur sa face l'anxiété du regret,
de la terreur, du désespoir ; mais il semblait avoir abandonné
toute idée de s'étrangler, et, quoiqu'il fit mille difficultés
pour prendre un bouillon, ou parvenait a le lui faire prendre.
Le système du médecin-chef était spécialement
pour la mélancolie, la lypémanie des médecins
aliénistes, à peu près le système du premier
médecin de Charles. Il était partisan du traitement moral,
sinon comme traitement exclusif, au moins comme traitement prédominant ;
mais il avait été amené, par ses études et
par ses expériences, à faire entrer dans ce traitement la
douleur, non point comme un châtiment physique, mais comme un agent
moral.
Assimilant, dans sa pensée, les fous à des enfants,
il pensait que la punition, si nécessaire à l'enfance, si
bienfaisante dans les premières années de la vie de l'homme,
devait être appliquée à la folie, à cette enfance
d'un cerveau qu'il fallait ramener à la virilité avec l'aiguillon
et le frein de la correction.
Voulant laisser à Charles le temps
de prendre ses habitudes, voulant aussi, en lui faisant attendre sa visite,
le disposer à l'acceptation de cet ascendant qui est la plus grande
arme du médecin contre ces sortes de maladies, il attendait la
fin de la première semaine pour le voir, quand on vint l'avertir
que M. Demailly refusait absolument de prendre aucun aliment.
Le médecin
entra brusquement dans la chambre de Charles, prit la tasse de bouillon
et la lui présenta. D'un revers de main, Charles la lança
au milieu de la chambre.
Le médecin ne dit rien à Charles,
demanda un autre bouillon, et le lui tendit froidement. Charles détourna
énergiquement la tête.
—Monsieur, - lui dit le médecin, - je suis désolé
que vous nous forciez à recourir à une pareille extrémité...
Mais, puisque vous ne voulez pas être raisonnable, nous allons être
obligés d'employer la force...
— La... la force ?... oh !
Et les yeux de Charles menacèrent.
— La sonde ! demanda le médecin.
Trois hommes s'emparèrent du malade, lui renversèrent la tête et
lui mirent la sonde... Mais Charles, avec cette énergie et cette
furie de volonté des mélancoliques qui veulent mourir de
faim, recrachait le bouillon à mesure. Entre lui et les trois hommes,
il y avait lutte. La sonde pouvait être dangereuse
— Il y a de la glace dans le réservoir, n'est-ce pas ? dit le médecin.
— Qu'on porte monsieur dans la salle.
Et Charles fut mis dans une baignoire, sous le robinet de la plus forte
douche ; l'affusion froide commença. La souffrance de Charles
devait être horrible ; il pâlissait affreusement, mais
il ne desserrait pas les dents.
Le médecin le questionna, lui demanda s'il voulait manger. Charles
restait muet. Il resta muet une demi-minute, une minute !... puis, sous
la douche qui tombait toujours, fondant en larmes, se répandant
en cris et en paroles entrecoupées :
— Pourquoi me faire souffrir ?.. autant souffrir ?... Qu'est-ce
que je vous ai fait ?... Ah ! je sais bien qui vous êtes... J'en
ai lu, moi aussi, des livres de médecine, quand j'ai eu peur...
Vous êtes, vous, le médecin Hemroth ! le barbare Hemroth
!... et vous tous des bourreaux allemands !... Je vous entends, allez
! Pour vous la folie, c'est une maladie de l'âme, de l'âme
qui a péché... Oui, c'est toi qui as dit qu'il faut des
châtiments à la folie... tu as dit péché! tu
as dit châtiments ! Oui, oui, je me rappelle bien... et que c'est
parce qu'on n'a pas eu toute sa vie devant les yeux l'image de Dieu...
mais... je l'ai eue, moi, l'image... et Dieu... toujours... Je ne veux
plus de cela sur la tête, assez !... Je n'ai jamais fait de mal,
moi, jamais, parole d'honneur !... Ce sont les voix qui m'en veulent...
Non, vous n'êtes pas Hemroth... ni les amis d'Hemroth... Non, mes
bons messieurs... je vous en prie... mais puisque je vous promets... je
mangerai, là, je mangerai...
Quand Charles fut sorti du bain, on lui apporta un bouillon. Il le refusa ;
mais, à la menace d'un second bain, il se résolut à
avaler. De nouveaux bains eurent raison de nouveaux refus ; et Charles
recommença à manger.
XCI
II
était dans le bain sous la terrible douche.
Le médecin lui disait :
— Il n'y a pas un mot de vrai dans tout ce que vous me racontez...
C'est pour cela que vous êtes ici, et vous ne sortirez d'ici que
quand vous vous reconnaîtrez vous-même...
— Vous voulez que je n'entende pas ce que je vous dis que j'entends
? — répondit doucement Charles. — C'est très-bien...
Moi, je sais bien ce que j'entends ; mais vous ne voulez pas que
j'en parle... parce que vous dites que ce n'est pas vrai... je veux bien,
je n'en parlerai plus... mais je ne peux pas ne plus entendre.
— Il faut que vous veuillez ne plus entendre.
Et la douche continuait.
XCII
Les
soins, un régime sévère, une médication habile,
peut-être même ces douloureux moyens de correction, ce tonique
de la souffrance employé contre la lâcheté de l'imagination
triomphèrent peu à peu, lentement, mais sans arrêt,
du mal de Charles.
Dans ses dialogues avec le médecin, dialogues
qui étaient devenus des causeries, Charles ne parlait plus des
ces « ennuyeuses voix » que comme de bruits qu'il lui
semblait bien avoir entendu. Ce n'était plus une affirmation, mais
une dernière défense, timide et honteuse, dont le médecin
venait facilement à bout. La vie, la chaleur, revenaient, de jour
en jour, à ce misérable corps, amaigri et ravagé.
Au milieu de ces promesses de santé, la volonté, cette faculté
dominée et comme submergée, échappait à la
domination et à l'envahissement de tous ses pouvoirs, et, reprenant
ses forces propres et la personnalité clé sa vie, recommençait
à vouloir. Moralement et physiquement, Charles sortait de l'apathie,
de l'immobilité, de l'inconscience, de la mort.
L'exercice avait
ramené l'appétit ; toute crainte de lésions
abdominales avait disparu, et la guérison complète du convalescent
n'était plus qu'une question de temps dans la pensée et
dans les espérances du médecin, qui le voyait commencer
à railler « les voix » avec une espèce de sourire
aux lèvres, reprendre intérêt aux idées qui
n'étaient point les idées de sa maladie, et se remettre
à lire, sans éprouver ce fatigant phénomène
de la vision qui fait chevaucher devant les yeux les lettres l'une sur
l'autre.
Charles, il faut le dire, était encouragé et aidé
dans sa convalescence parles prévoyances et les attentions de tous
ceux qui l'approchaient. Il n'y avait que sympathies autour de lui. Tous,
et les plus rudes mêmes, dans cette maison habituée au malheur,
avaient été émus par le malheur de ce jeune homme.
Sa mélancolie si douloureuse d'abord, maintenant si doucement sérieuse,
sa jeunesse, les manières affectueuses de sa reconnaissance, son
histoire, qui, bien qu'ébruitée à l'oreille et incomplètement,
le recommandait à tout homme de cœur, son nom aussi, que
quelques-uns savaient par ses livres, lui avaient gagné cet entour
de bons vouloirs, d'amitiés apitoyées et de charités
délicates qui se fait dans tout établissement pareil, autour
d'une pareille victime.
Et ce n'était pas le moindre des secours
de Charles contre lui-même, contre le retour de ses illusions et
de ses désespoirs, que cette conspiration des voeux et des soins
de tous pour son rétablissement, tant de mains qui semblaient le
soutenir et le porter vers la santé, et ces soins dévoués
et tendres de tout le personnel médical qui peut-être ne
croyait mettre à cette cure que l'amour-propre de la science, et
y mettait le zèle de l'humanité.
Chavannes, qui était venu le voir à la fin de l'hiver, l'avait
trouvé si bien, qu'il avait voulu l'emmener. Mais sachant, par
de trop tristes épreuves, le danger des rechutes, et ne voulant
rendre Charles à une entièreliberté que parfaitement
guéri, le médecin avait conseillé à Chavannes
d'attendre le printemps, le vrai temps de la campagne, et le plus propre
à la terminaison heureuse des maladies morales.
En attendant, il
avait délivré Charles de toute surveillance et presque de
tout régime. Charles menait à peu près la vie d'un
détenu politique dans une maison de santé ; et, approuvant
lui-même les appréhensions de la médecine, il attendait
le terme fixé avec la raison d'un être parfaitement raisonnable.
Le mieux se soutenant, le médecin adjoint, qui s'était lié
avec Charles, obtint la permission de l'emmener quelquefois avec lui à
Paris, de le promener, de le distraire de façon à le préparer
et à l'acheminer à la reprise de possession de sa liberté.
Un soir, [...] ils se trouvèrent devant les lumières d'un
petit théâtre du boulevard du Temple, et le médecin
vit dans l'œil de Charles un si grand désir d'y entrer qu'il
prit une loge [...] le médecin vit, pour la première fois
sur son visage l'expression vivante et animée de l'homme que Demailly
avait été autrefois.
— Je vous remercie bien, docteur... Décidément, c'est
fini, bien fini, je le sens... C'était une envie que j'avais depuis
bien longtemps, mais je n'osais pas vous en parler... Ah ! combien je
suis heureux ! — Et des larmes de bonheur montèrent aux yeux
de Charles et lui échappèrent.
— Je le savais bien, que c'était fini... Voyons, du calme,
mon ami...
Mais Charles, les yeux dans son mouchoir, pleurait, et c'était
de si douces larmes qu'il pleurait, qu'il resta longtemps sans regarder
la scène.
Quand il releva la tête, il y avait sur le théâtre
une femme ; et c'était entre elle et un jeune homme un dialogue
d'amour assez vif...
Le sang, en un instant, monta à la tête
de Charles, ses yeux s'agrandirent effrayamment, ses lèvres frémirent...
Le médecin voulut le faire sortir :
— Non, docteur, puisque
je ne suis plus fou, plus fou, je vous le jure ! — Et une trépidation
terrible agita tout son corps...
Le médecin voulut le prendre dans
ses bras et l'emporter ; mais Charles s'accrocha des deux mains à
la banquette, et, d'un violent coup d'épaules, se débarrassant
de l'étreinte du docteur, et se dressant debout, presque élancé
hors de la loge, dans l'étonnement de tous, son doigt montra l'actrice,
sa bouche cria :
— La voix... la voix adultère !
XCIII
Pendant
qu'on s'emparait de Charles, le médecin entendit:
— Tiens ! c'est ce pauvre Demailly ! — On le disait guéri...
— II ne savait donc pas que sa femme était tombée
du Gymnase ici ?
Il fallut emporter Charles pour l'emmener. Il se défendait des
pieds, des mains, des dents, de tout ce qui peut déchirer, mordre,
ruer, frapper. Il fallut le lier dans la voiture. Arrivé à
Charenton, les remèdes les plus violents, les plus énergiques
moyens d'épuisement d'un transport, depuis des saignées
à blanc jusqu'à l'épouvantable barre de fer rouge
appliquée sur la nuque, échouèrent contre cet accès
de rage, contre cette manie de destruction qui lui faisait mettre en pièces
tout ce qu'il touchait.
A cette longue et effroyable crise succéda la prostration. Et,
si affaibli, si épuisé, si anéanti que fût
le furieux, il lui échappait encore des cris de rage.
Puis enfin, Charles ne pouvait plus prononcer une parole. Il ne pouvait
plus faire un mouvement qui indiquât qu'il fût sensible à
la parole des autres. Il avait la face agitée de mouvements convulsifs,
l'œil fixe et inexpressif, le corps, partout où il touchait
les draps, couvert d'excoriations brunes. Le pouls était petit
et lent. Le dernier assoupissement commençait ; Charles Demailly
allait mourir, il allait être délivré!… Mais
il y eut un miracle, un miracle au bout duquel, sortant de ce sommeil
et se réveillant vivant, il eut soif et voulut boire… Le
malheureux : il ne savait plus les mots avec lesquels on demande
à boire !
XCVI
Et
il vécut. Il vit, comme s'il avait été dévoué
à épuiser jusqu'à l'horreur les expiations et les
humiliations de la pensée humaine. Il vit pour n'être plus
aux mains de la vie, que l'effroyable exemple des extrémités
de nos misères et du néant de nos orgueils…
Tout,
jusqu'aux noms dont on nomme, dans le langage humain, les choses nécessaires
à la vie, tout a quitté sa mémoire. Plus de passé,
plus de souvenir, plus de temps, plus d'idées !
Plus rien de survivant
à la mort, qu'une masse de chair d'où sortent des petits
cris, des grimaces, des pleurs, des rires, des syllabes inarticulées,
des manifestations que les hasards de l'idiotisme poussent sans motif
au-dehors d'un être !
Plus rien d'humain que ce corps, n'appartenant
plus à l'humanité que par la digestion ! ce corps lié
sur un fauteuil, balbutiant des monosyllabes de l'enfant dans ses langes,
immobile et remuant avec un mouvement incessant d'élévation
et d'abaissement des épaules, jetant dans l'air, à la vue
du soleil, ce cri animal : coc…coc, ouvrant la bouche à
la nourriture qu'on apporte, et se frottant contre l'homme qui lui donne
à manger avec la caresse et la reconnaissance de la bête…
Paris,
janvier 1859
|