Maxime
Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde
moitié du XIXème siècle, volume IV
pp. 166-168:
Les religieuses ne suffiraient pas à donner aux malades les soins
qu'ils réclament. Aussi l'Assistance entretient-elle dans les hôpitaux
des hommes et des femmes à gages, qu'on appelle serviteurs de seconde
classe, et qui sont, à proprement parler, des infirmiers et des
infirmières. Les premiers sont au nombre de 491, et les secondes
au nombre de 499. C'est là le côté défectueux
de l'institution, et les chefs des services administratifs ou scientifiques
sont unanimes à constater que, sauf exceptions connues, ce personnel
est déplorable. Recruté dans la mauvaise classe de la population,
parmi les ouvriers congédiés, les domestiques sans place,
il ne donne aucune aide gratuite aux malades, qui sont forcés d'avoir
toujours l'argent à la main pour attendrir des cœurs où
la vénalité tient plus de place que la compassion. On doit
reconnaître que, pour avoir toutes les qualités nécessaires
à un bon infirmier, il faudrait être un ange, et que peu
d'hommes seraient capables de remplir cette très-pénible
fonction. Un infirmier a pour le moins dix lits à surveiller, et
les soins qu'il est appelé à rendre sont les plus répugnants.
Comment les paye-t-on ? Ils ont, en dehors du logement, de la nourriture
et du costume, un gage qui varie entre quinze et vingt et un francs. Il
est bien difficile pour ce prix de trouver des phénix ; mais c'est
le malade qui paye, et il n'est pas rare qu'un infirmier se fasse quarante
et cinquante francs de pourboire par mois.
Leur grand défaut, c'est l'ivrognerie ; on ne sait comment s'y
prendre pour mettre le vin hors de leur atteinte ; à l'Hôtel-Dieu,
à La Riboisière, les brocs qui font la navette du cellier
aux salles sont munis d'un cadenas dont le sommelier et la religieuse
ont seuls la clef ; précaution inutile : ils savent dans les récipients
les mieux clos introduire quelque paille, parfois une sonde qu'ils ont
dérobée au chirurgien, et la ration arrive toujours réduite
à destination. Ils boivent le vin de quinquina ; dans les services
d'accouchement, les infirmières volent le rhum dont on se sert
pour ranimer les enfants à demi éteints. Rien plus, les
chirurgiens qui font des préparations anatomiques sont obligés
de les enfermer à double serrure, parce que les infirmiers ont
l'épouvantable courage de boire l'alcool où ces détritus
humains ont macéré. Du reste, plus j'étudie ce monde
de l'ignorance et de la misère, plus j'acquiers cette conviction
que les habitudes d'ivresse sont quatre-vingts fois sur cent la cause
des maux qu'il faut secourir.
C'est un métier peu recherché que celui d'infirmier ; la
plupart de ceux qui l'exercent ne le font que momentanément, et
tâchent d'y échapper le plus tôt possible. Ceux qui
s'en sont fait une ressource définitive et qui parfois, s'attachant
aux malades, deviennent de bons serviteurs, sont faciles à reconnaître
; ils sont hideux. Cela est frappant, surtout à Saint-Louis ; les
malheureux qui par suite d'une maladie ont été défigurés
et n'offrent plus aux regards que des faces de monstre, sont restés
là comme infirmiers, car ils ont compris qu'ils ne trouveraient
point de place ailleurs, et que partout on les chasserait comme des objets
de dégoût. Par une anomalie moins étrange peut-être
en France qu'en d'autres pays, ce personnel généralement
vicieux, sans scrupule, grossier et de mauvais instincts, a un sentiment
très vif du devoir professionnel : quel que soit le danger, il
ne déserte pas. »
pp. 321-326
:
Pour la séquestration des aliénés, on se heurtait
à chaque pas contre des difficultés sans cesse renaissantes,
car la matière n'était réglée que par des
arrêtés de police ; de plus, aucun établissement spécial
n'avait été construit pour les abriter ; ils étaient
emprisonnés dans les hospices et, plus souvent encore, confondus
avec les criminels dans les maisons de détention. Un tel état
de choses appela enfin l'attention du gouvernement.
En 1835, une enquête permit de constater officiellement les abus
dont les aliénés avaient à souffrir et les besoins
qu'il était urgent de satisfaire ; un premier projet de loi, présenté
le 6 janvier 1837, ne fut pas accueilli avec faveur ; il fut remanié,
communiqué aux conseils généraux, qui donnèrent
leur avis motivé et ne devint loi que le 30 juin 1838 ; une ordonnance
royale du 18 décembre 1839 en détermina la portée
et l'application. Les décrets du 25 novembre 1848, du 18 janvier
1852, du 20 mars 1856 établirent un service d'inspection générale
pour les maisons d'aliénés et réglèrent l'organisation
intérieure des asiles.
La loi de 1838, excellente dans ses dispositions fondamentales, fonctionna
sans encombre et à la satisfaction des intéressés
pendant une vingtaine d'années ; puis tout à coup, sans
motifs sérieux, elle fut attaquée et battue en brèche
avec une violence excessive ; on parla de séquestrations arbitraires,
de dénis de justice, de lettres de cachet, et l'on rajeunit de
vieilles calomnies plus ridicules encore que méchantes. De cette
question des aliénés qu'on n'aurait jamais dû soulever,
car elle avait été résolue avec un grand souci de
la justice, on fît une arme d'opposition quand même, sans
réfléchir qu'on incriminait d'un seul coup deux administrations
pleines de bon vouloir envers les malheureux et un corps médical
qui a donné trop de preuves d'intégrité pour ne pas
mériter d'être à l'abri du soupçon. Le résultat
a été funeste, car pendant que tous les intéressés,
si injustement accusés, cherchaient à mettre leur responsabilité
à couvert, c'est l'aliéné, c'est le malade qui a
pâti.
On s'est servi d'un mot à l'aide duquel il est facile de passionner
les esprits en France : sur tous les tons on a parlé de la liberté
individuelle. La liberté individuelle est sacrée, elle est
à la fois la sauvegarde du citoyen et celle de l'autorité,
mais elle ne doit être protégée qu'à la condition
expresse de ne point porter atteinte à la liberté collective
; or il n'y a pas de fou, si paisible, si éteint, si déprimé
qu'il soit, qui, à un moment donné, sous l'influence subite
d'une impulsion irrésistible puisse devenir un danger public. Chaque
jour les faits divers des journaux racontent, en blâmant
l'autorité de son défaut de vigilance, les malheurs causés
par des aliénés qu'on croyait inoffensifs ou guéris.
Les plus habiles, les plus savants peuvent s'y laisser prendre, à
plus forte raison les ignorants, qui sont fort nombreux en pareille matière.
On a fait grand bruit autour de certains procès dont le souvenir
est dans toutes les mémoires ; on sait aujourd'hui à quoi
s'en tenir sur ces prétendues séquestrations arbitraires
; l'opinion publique et les tribunaux en ont fait justice. Mais il faut
bien savoir que les preuves d'intelligence données par un individu
ne démontrent nullement qu'il n'ait été, qu'il ne
soit fou. On peut écrire un mémoire, faire un plaidoyer
remarquable, accumuler avec une habileté consommée toute
sorte d'arguments en faveur de sa capacité mentale, adresser des
pétitions aux autorités législatives, et n'en avoir
pas moins été un malade dont l'état pathologique
a exigé impérieusement un séjour plus ou moins long
dans un asile. [...] On ne doit donc pas conclure de l'intelligence déployée,
dans un moment donné, à l'intégrité des facultés
de l'intellect : ce serait s'exposer à commettre des erreurs graves
qui seraient préjudiciables et à l'individu et à
la société. En fait de séquestrations arbitraires,
l'occasion a été propice pour les faire connaître
depuis le mois de septembre 1870 ; les tribunaux sont ouverts à
toute réclamations, les journaux s'empresseraient d'accueillir
les plaintes ; je ne crois pas que l'on en ait formulé. Pour être
impartial, il convient de dire que ce sont là de ces lieux communs
que l'on répète volontiers sans y attacher grande importance
et sans en connaître la valeur. J'ai regardé de près
dans cette question ; des masses de documents scientifiques et administratifs
ont passé entre mes mains. Je ne connais qu'une séquestration
arbitraire, une seule. Elle date des premiers temps du Consulat. Bonaparte,
trouvant pour la quatrième fois, sur sa table de travail, deux
livres infâmes envoyés par leur auteur, écrivit :
« Enfermez le nommé de Sade comme un fou dangereux. »
L'ordre fut exécuté. Parmi ceux qui ont eu le courage de
feuilleter les ouvrages de cet homme atteint de satyriologie, qui donc
oserait dire que, tout arbitraire qu'elle fut dans la forme, cette séquestration
n'ait pas été justifiée ?
Non-seulement le théâtre et le roman nous ont donné
des idées erronées sur la folie réelle, mais ils
ont accrédité dans la foule ignorante et crédule
cette sottise des séquestrations arbitraires. I1 n'y a pas à
discuter le point de départ du dramaturge et du romancier ; c'est
un droit absolu pour chacun d'eux de prendre tel sujet qui lui convient,
dans la vie, dans le code, dans l'histoire, où bon lui semble :
il suffit qu'un fait lui paraisse admissible pour qu'il puisse, s'il le
veut, l'introduire dans son livre ou le développer à la
scène ; mais c'est là un élément romanesque,
rien de plus, et il n'a d'autre valeur que celle du mérite littéraire
dont il est revêtu ; mais que des esprits sérieux se soient
laissé prendre à ces fictions, c'est ce qu'il est difficile
d'admettre, surtout en présence de la loi de 1838, contre laquelle
se sont accumulées tant de préventions, et qui s'est au
contraire appliquée à donner des garanties multiples à
la liberté individuelle.
Les lois sont les instruments à l'aide desquels les hommes se protègent
contre les instincts naturels de l'homme ; or la folie est, le plus souvent,
un retour aux instincts animaux impérieux, aux impulsions invincibles,
au meurtre, au vol et au reste. Il était donc d'un intérêt
social supérieur d'isoler les malades atteints de ce genre d'affection,
de les mettre, autant que possible, dans l'impossibilité de nuire
aux autres et à eux-mêmes ; mais il fallait éviter
qu'abusant d'un emportement momentané, d'une bizarrerie d'esprit,
d'une irritabilité de caractère, on n'arrivât à
faire séquestrer des personnes de raison saine, qu'on aurait pu
avoir un intérêt quelconque à faire disparaître
en les enfermant. Aussi la loi de 1838, qui est à la fois loi d'assistance
et loi de sécurité, a-t-elle entouré l'entrée
d'un malade dans un asile de toutes les précautions imaginables
et fait-elle concourir des autorités différentes qui se
contrôlent mutuellement.
La loi distingue deux genres de placements : le placement volontaire et
le placement d'office. Pour opérer le premier, il est nécessaire
d'être muni d'un certificat de médecin qui n'est point parent
de l'aliéné et qui n'appartient pas à l'établissement
où celui-ci demande son admission. Le directeur doit constater
l'identité du malade, celle de la personne qui l'amène et
prévenir immédiatement le préfet de police. On a
renoncé, en ce qui touche les asiles publics, à ce genre
de placement, ce qui est fort regrettable ; car les formalités
à remplir pour le placement d'office sont plus longues et, par
conséquent, préjudiciables aux malades. Dès 1844,
le conseil général de la Seine, sur la proposition de M.
de Rambuteau et d'après l'avis du conseil général
des hospices, a cherché à restreindre le nombre des placements
volontaires, qui, croyait-on, aidaient à l'encombrement des maisons
de Bicêtre et de la Salpêtrière, seules ouvertes à
la folie.[...] Un certificat médical, une demande d'admission signée
par des parents ou des amis du malade, un procès-verbal rédigé
par le commissaire de police du quartier habité par l'aliéné,
relatant les faits de notoriété publique et reproduisant
l'interrogatoire qu'il a fait subir à celui-ci, sont les premières
pièces exigées. Conduit à une infirmerie spéciale,
l'aliéné est examiné par un médecin délégué
qui donne son opinion motivée ; dirigé sur l'asile désigné,
il y est reçu par le médecin résidant qui le «
vérifie », et, s'il le trouve égaré d'esprit,
signe son billet d'entrée. Ainsi, pour qu'une séquestration
arbitraire ait lieu, il faut que les parents qui formulent la demande,
que le médecin qui donne le premier certificat, que le commissaire
de police qui rédige le procès-verbal, que le médecin
de l'infirmerie spéciale, que le médecin résidant
de l'asile, se soient tous, au préalable, concertés, qu'ils
soient des coquins ou des imbéciles ; c'est là une démonstration
par l'absurde qui aurait dû suffire à ramener les esprits
les plus prévenus. [...] Dans tous les cas, le directeur de la
maison où le malade a été reçu doit, dans
les vingt-quatre heures, aviser le préfet de police et lui faire
parvenir toutes les pièces à l'appui, lesquelles sont réunies
et forment un dossier particulier pour chaque aliéné.
Lorsque le placement a eu lieu d'urgence, le préfet de police délègue
un médecin qui se transporte à l'asile, interroge, examine
le malade et fait un rapport qui conclut au maintien ou à la levée
de la séquestration. De plus, chaque directeur est tenu d'avoir
un registre sur lequel sont relatés les nom, prénoms, âge,
qualité, domicile, état civil de l'aliéné
; on y ajoute la date de l'entrée et les observations médicales
; ce registre doit être communiqué aux médecins de
l'asile, aux inspecteurs, aux magistrats chargés des inspections
trimestrielles, aux délégués de la préfecture
de police, aux parents qui ont provoqué la séquestration.
Ce n'est pas tout : dans les trois jours qui suivent l'entrée d'un
malade dans l'asile, on doit en donner avis au procureur de la république
du domicile de secours, en notifiant le nom de la personne placée
et le nom de la personne qui a effectué le placement. Quinze jours
après l'admission et ensuite tous les six mois, un rapport-médical,
constatant l'état du malade, est adressé ; au préfet
de police.
Toute réclamation émanant d'un aliéné doit
être expédiée sans délai par le directeur au
représentant de l'autorité qui en est l'objet ; le préfet
peut ordonner la sortie, le président du tribunal le peut aussi,
même malgré l'opposition du préfet ; que le malade
soit guéri ou non, sa sortie peut toujours être obtenue par
les membres de sa famille ; mais, dans ce cas, si le médecin déclare,
après examen, que l'état mental du malade est de nature
à faire courir des dangers à la sécurité publique,
le préfet peut prendre un arrêté en vertu duquel l'aliéné
est maintenu en séquestration jusqu'à ce qu'il ait acquis
un degré d'amélioration qui lui permette de rentrer sans
péril dans la société. Si cet arrêté
parait excessif aux intéressés, ceux-ci ont toujours le
droit d'en appeler au tribunal, qui, réuni en chambre du conseil,
prononce sur le différend immédiatement et en dernier ressort.
Toutes ces prescriptions sont suivies à la lettre sous peine d'un
emprisonnement de cinq jours à un an et d'une amende de cinquante
francs à trois mille francs, ainsi qu'il est dit au titre III,
art. 41 delà loi du 30 juin 1838.
Telle est dans son ensemble cette loi très-préservatrice,
qui a été attaquée avec tant d'acrimonie, sans qu'on
ait pu cependant citer un seul fait sérieux, scientifiquement constaté,
qui ait porté témoignage contre elle. Après l'avoir
discréditée au sénat, au corps législatif,
dans la presse périodique, par des brochures, on a demandé
qu'elle fût abrogée et remplacée par une autre loi
dont le projet a été déposé, le 21 mars 1870
par MM. Gambetta et Magnin. L'exposé des motifs .déclame
plutôt qu'il ne prouve. Les aliénés y deviennent des
victimes sacrifiées à la sécurité publique,
on parle de machinations criminelles et l'on y lit textuellement : «
Qui sait si l'on ne craint pas, en ébranlant l'édifice de
1838, d'y trouver le crime sous chaque pierre ? » Il n'y a là
en somme que beaucoup d'emphase et une médiocre rhétorique.
Les signataires du projet qui, je crois bien, n'en sont que les endosseurs,
récusent les médecins, comme intéressés, récusent
les magistrats, sans doute comme incompétents, et veulent qu'un
jury spécial, tiré au sort, composé de six membres,
décide, en plein tribunal, s'il est opportun ou non de prononcer
l'internement d'un individu présumé aliéné
; celui-ci serait défendu par un avocat ou par un avoué.
Donc débat contradictoire en présence du fou, après
interrogatoire d'icelui, plaidoyer, réplique, résumé,
déclaration solennelle des jurés. En vérité,
l'on croit rêver quand on lit de pareilles élucubrations
!
Sans parler ici des suites qu'un tel débat pourrait avoir sur plus
d'un cerveau égaré, sans dire que, les fous étant
simplement des malades, il n'est pas plus utile de les juger pour les
envoyer dans un asile qu'il n'est nécessaire de réunir l'appareil
imposant de la justice pour demander à un jury si l'on doit faire
entrer un fébricitant à l'Hôtel-Dieu, on peut affirmer
que ce mode de procéder est vicieux entre tous et qu'il il entraînerait
des erreurs déplorables. Il faut être dans une ignorance
absolue de ce que c'est qu'un fou, n'avoir d'autre science que celle des
préjugés vulgaires pour ne pas savoir que le monde extérieur,
l'objectif qui exerce sur certains aliénés une action surexcitante,
produit au contraire chez beaucoup d'autres une sorte de compression qui
les rappelle à eux-mêmes et leur donne toutes les apparences
de la raison. Il y a alors répercussion du moral sur le physique,
comme dans les crises aiguës, dans le délire, dans les hallucinations
de toute sorte, il y a répercussion du physique sur le moral.[...]
Des hommes fort intelligents y ont été pris et ont donné
à rire. M. de Villèle reçut un jour la visite d'une
femme qui lui exposa, avec un entraînement de langage et un charme
inexprimables, certaines idées sur rôle de la presse dans
les gouvernements constitutionnels. Le ministre, ébloui de tant
d'esprit et de logique, entre dans les idées de son interlocutrice,
lui fait des promesses pour la création d'un journal dans lequel
elle aura la haute, main, parle en conseil du projet qu'il va mettre à
exécution, et y renonce avec peine lorsqu'on lui démontre,
pièces en mains, qu'il a eu affaire à une aliénée!
Si la loi de 1838 est appelée à subir de nouveau une discussion
législative, il est à désirer, dans l'intérêt
des aliénés, qu'elle en sorte avec une consécration
éclatante qui, sans mettre fin à des insinuations malveillantes,
permettra du moins de continuer l'emploi de mesures dont on s'est jusqu'à
présent bien trouvé. On pourra néanmoins, pour
donner satisfaction à ce que l'on appelle l'opinion publique, y
introduire une modification qui n'en compliquera pas le mécanisme
et ne le modifiera pas essentiellement. Plusieurs commissions extra-parlementaires
se sont occupées de cette loi calomniée. La Société
de législation comparée a réuni des hommes graves,
magistrats, spécialistes, et elle les a interrogés. Notons
en passant qu'à la question posée par le président
: « Avez-vous eu occasion de constater des cas séquestration
arbitraire ? » il a toujours été répondu
: « Non. » L'opinion à peu près unanime des
personnes éminentes appelées à émettre un
avis a été qu'il serait bon de nommer une commission permanente
composée de médecins, de magistrats, de notaires, qui seraient
chargés d'aller visiter les aliénés, de les interroger
et de faire rapport à l'autorité qui en a charge. Une telle
commission serait inoffensive et peut être créée facilement.
Je vais plus loin : il ne serait pas mauvais qu'un des membres de la commission
de permanence et un des substituts du petit parquet fussent délégués
pour assister les médecins de la préfecture de police dans
l'examen des aliénés enfermés à l'infirmerie
spéciale Ce serait une garantie nouvelle ajoutée aux précautions
que la loi de 1838 a déjà édictées ; on n'en
internerait pas un fou de moins, on n'en ferait pas une séquestration
arbitraire de plus, mais l'on dégagerait ainsi la responsabilité
du médecin aliéniste.
p. 333 :
Veut-on savoir où la séquestration, dans le mauvais sens
du mot, se produit le plus fréquemment ? Dans la famille. Au début
de la maladie, on a voulu garder l'aliéné ; on l'a entouré
de soin ; par suite d'une sentiment de honte mal conçu, par économie
peut-être, on a repoussé la pensée de le déposer
dans un de ces établissements spéciaux où les malades
trouvent de larges jardins et des soins appropriés. On s'est lassé
de voir que l'on n'arrivait à aucun résultat, on a perdu
patience devant l'irritabilité d'un pauvre être que tout
exaspère ; on l'a rudoyé, maltraité ; on l'a relégué
dans un coin ; pour qu'il ne pût nuire, on l'a attachée à
un fauteuil fixé à la muraille, dans quelque réduit
obscur de la maison ; on lui jette une nourriture insuffisante, comme
à un chien ; on dit : Il est si méchant, au lieu de dire
: II est si malade! S'il crie, on le bâillonne ; il croupit dans
ses ordures, dans sa vermine, et d'une créature vivante, qui peut-être
aurait guéri si on l'eût confiée en temps opportun
à des aliénistes, on fait un je nesais quoi qui remue encore,
qui ne peut pas mourir et qui n'a plus rien d'humain. Je n'exagère
pas ; les cours d'assises ont jugé plus d'un de ces drames domestiques,
et combien sont restés ignorés ont eu un dénouement
qu'on n'ose se figurer !
Dans l'asile, tout se passe en plein jour ; le préfet police par
ses délégués, les magistrats, les médecins
regardent à toute heure, et rien de semblable, rien d'approchant
ne peut s'y produire. Les malades y sont respectés, soignés,
traités avec une extrême bienveillance. Toute injure échappée
aux infirmiers est immédiatement punie par l'expulsion. En 1870,
à l'établissement de Vaucluse, un gardien, qui venait d'être
maltraité par un fou en accès furieux, s'oublia jusqu'à
donner un soufflet à celui-ci ; on ne se contenta pas de le chasser,
il fut appréhendé par les gendarmes dans l'asile même,
traduit en police correctionnelle et condamné à quinze jours
de prison. Le directeur qui avait provoqué ces mesures sévères
sait qu'il n'a fait que son devoir ; on n'a pas plus le droit de frapper
un fou qu'on n'a le droit de frapper un phtisique ; l'un et l'autre sont
des malades.
L'asile est en outre un lieu de protection pour les intérêts
des aliénés ; là ils sont défendus contre
les testaments antidatés, contre les donations entre-vifs, les
contrats de vente dérisoires, et tous autres actes analogues que
trop souvent la cupidité des familles arrache à leur raison
vacillante. Sous ce rapport, la loi de 1838 est incomplète ; à
force de vouloir protéger la personne même du malade, elle
a oublié de protéger suffisamment ses biens. Dans la semaine
même de l'admission, un administrateur devrait être nommé
pour gérer les biens de l'aliéné et pour veiller
à ce qu'il reçoive des soins en rapport avec son état
de fortune. Plus d'un malade rentrant chez lui après avoir été
guéri a trouvé ses biens dilapidés par une femme
prodigue, par des enfants insouciants, par des parents avides qui ont
le préjugé populaire et absurde que la folie est un mal
incurable. Plus d'un homme riche de 30,000 ou 40,000 livres de rente a
été placé au début dans des maisons où
l'on payait 6,000 francs par an ; la pension a diminué, elle est
tombée à 3,000 francs, puis à 200 francs, et enfin
le malheureux a été poussé dans un asile public pendant
que sa famille vivait grassement de son revenu, qu'elle aurait dû
consacrer à son traitement et à son bien-être. Il
y a longtemps que Falret père a demandé que les aliénés
fussent assimilés aux absents.
p. 346 :
Aujourd'hui, Sainte-Anne, Ville-Evrard et Vaucluse sont des asiles où
l'on reçoit indifféremment toute sorte d'affections mentales
récentes, anciennes, intermittentes, chroniques, durables ou incurables.
Sur le boulevard Saint-Jacques s'ouvre la rue Ferrus, qui débouche
dans la rue Cabanis, en face d'une grande grille par laquelle on pénètre
dans l'ancienne ferme devenue l'asile Sainte-Anne. Un vaste bâtiment
servait autrefois de bureau central, avant qu'on eût abandonné
le système des placements volontaires, auxquels on reviendra certainement
; il sert de logement au médecin résidant et au médecin
adjoint, mais il pourrait être utilisé d'une façon
normale à recevoir les malades expédiés d'urgence
par les hôpitaux, dont le plus souvent le délire revêt
la forme de l'aliénation sans être l'aliénation même,
et se dissipe rapidement sous l'influence de l'isolement aidé par
les moyens thérapeutiques.
On pousse une grille et l'on pénètre dans l'asile proprement
dit. Ce qui frappe au premier coup d'œil, c'est la nudité
des terrains . des allées sablées, un vaste gazon, pas un
arbre. Il ne peut guère en être autrement, l'asile n'ayant
été inauguré que le ler mai 1867. Au lointain, sur
sa colline grise, on aperçoit Bicêtre : les deux tristes
maisons peuvent se regarder à travers l'espace. Les bâtiments
exclusivement réservés aux malades se composent de douze
pavillons identiques, six pour le service des femmes, six pour le service
des hommes. Ces deux divisions, absolument séparées, sont
complétées à leur extrémité par une
demi-rotonde dont chacune soutient neuf cellules d'isolement. Les quartiers
sont semblables, construits sur le même modèle, divisés
de la même façon, bâtis de la même pierre blanche,
couverts de la même tuile rouge.
Deux étages seulement : système français très-préconisé
par Esquirol, qui considère comme dangereuse et malsaine la superposition
des salles et des dortoirs. Au premier étage, trois dortoirs de
seize lits ; au rez-de-chaussée, un dortoir, un réfectoire
et une salle de réunion s'ouvrant sur une galerie couverte où
l'on est facilement à l'abri de la pluie et du soleil ; cette galerie
donne elle-même de plain-pied sur un large préau encadré
d'un saut-de-loup et de murs qui, sans masquer la vue extérieure,
sont assez élevés pour offrir quelque garantie contre les
tentatives d'évasion. La maison est d'une propreté irréprochable,
car chaque matin on fait ce qu'on appelle le bacchanal, c'est
à-dire un nettoyage à fond.
Nulle fenêtre, nulle porte ne peut être ouverte qu'à
l'aide d'un passe-partout, que le surveillant ne quitte jamais ; il est
rare, en effet, qu'un fou n'ait pas par moments une envie irrésistible
de se tuer, et il faut empêcher les malades de se jeter par la croisée,
sous prétexte de voir le temps qu'il fait. La surveillance est
du reste incessante ; le jour, les aliénés vivent littéralement
sous l'œil de leurs gardiens ; la nuit, ceux-ci ne sont séparés
d'eux que par un grillage qui leur permet de constater tout ce qu'ils
font ; en outre, les chambres des infirmiers communiquent entre elles
par une sonnette d'appel ; en cas d'alerte, on peut demander main-forte.
A chaque dortoir est annexée une salle de toilette munie d'un lavabo
en marbre recevant et rejetant l'eau automatiquement ; on exige des malades
qu'ils prennent des soins de propreté [...] Les lavabos de la division
des femmes sont outillés avec un luxe intelligent, et le directeur
de Sainte-Anne a donné là un exemple qui devrait bien être
suivi dans tous les hôpitaux et dans toutes les prisons.
Les salles de bain sont remarquables ; elles ne valent pas comme ampleur
celles de l'hôpital Saint-Louis, mais elles sont munies de tous
les appareils nécessaires pour appliquer facilement les différents
systèmes de l'hydrothérapie ; des chambres pour les bains
de vapeur, une étuve sèche pour les bains thermo-résineux,
une piscine, une salle spécialement réservée aux
bains de pieds donnent occasion de varier à l'infini les essais
du traitement balnéaire, auquel, en ce moment, on paraît
attacher une importance exclusive. Une gymnastique, dite de chambre, fortement
scellée dans la muraille d'un large couloir bien éclairé,
permet aux malades qui viennent d'être trempés dans la piscine,
ou qui ont subi la douche froide, de faire « leur réaction
». Au demeurant, l'hydrothérapie spéciale
appliquée aux aliénés se réduit à peu
de chose. Ce traitement aquatique consiste en deux opérations fort
simples et absolument identiques, quoique différentes : donner
des bains déprimants aux surexcités, donner des bains surexcitante
aux déprimés. Dans cet ordre d'idées, on a même
été jusqu'à essayer les bains sinapisés.
Les réfectoires, très-aérés, sont intéressants
à parcourir ; on peut voir là combien la science est devenue
humaine et constater les efforts que l'administration fait pour bien prouver
à ces malades qu'ils sont des hommes, en leur témoignant
une confiance presque toujours justifiée. Malgré les raisons
d'économie et de prudence qui conseillaient la vaisselle d'étain,
je n'ai aperçu que de bonnes assiettes en porcelaine, des verres
en cristal, des fourchettes pointues, des cuillers ordinaires et des couteaux,
— arrondis, il est vrai, d'une lame un peu molle, — mais enfin
de vrais couteaux aptes à tailler le pain et à trancher
la viande. Nul n'aurait eu tant de hardiesse il y a quarante ans et nul
aujourd'hui ne regrette de l'avoir. Dans le seul quartier des agités,
les couteaux sont supprimés.
Le régime alimentaire est purement scientifique, si l'on peut dire
: il a été établi d'après les doctrines professées
par M. Payen, qui déclare, après expérience, que
la nourriture d'un homme se livrant à un travail très-modéré
(à Sainte-Anne le travail est à peu près nul) doit
contenir 310 grammes de carbone et 20 grammes d'azote ; or la nourriture
est combinée de telle sorte qu'elle renferme : carbone, 310,02
; azote, 20,06 ; de plus l'aliment plastique et fortifiant par excellence,
la viande, domine, et l'on ne fait maigre que le vendredi.
On pourrait croire que dans un asile aussi vaste, composé, pour
chaque division, de six quartiers distincts, on a réuni ou séparé
les malades selon le genre d'affection dont ils sont atteints ; il n'en
est rien : les malades sont pêle-mêle ; on ne les catégorise
que selon leur agitation plus ou moins vive. Gela doit surprendre au premier
abord, mais il ne peut y avoir de doute en présence des affirmations
faites, après essais de toute sorte, par des savants de religion,
de langue et de théories différentes. Ils sont unanimes
sur ce point : les malades divers se surveillent mutuellement, le délire
de l'un neutralise les effets du délire de l'autre ; ils ne complotent
rien, parce que chacun d'eux poursuit un but particulier, exclusif
de celui d'autrui ; les malades semblables, au contraire, se comprennent,
car ils souffrent du même mal ; ils s'entr'aident dans l'accomplissement
de leurs projets insensés, et, comme ils tendent tous vers le même
résultat, ils se concertent pour l'atteindre. Vingt mélancoliques,
avec impulsion au suicide, groupés ensemble dans le même
quartier, ne passeraient pas deux jours sans tenter de s'étrangler
mutuellement, et il est fort probable qu'ils réussiraient. La division
normale, conseillée par la théorie, confirmée par
la pratique, se fait entre les tranquilles, les demi-agités, les
agités ; restent les paisibles, qui sont réduits à
la vie végétative : nous en parlerons.
Au premier regard, en entrant dans les préaux, on reconnaît
dans quel quartier l'on se trouve, et il n'est pas besoin d'interroger
les gardiens pour savoir que l'on est en présence de malades tranquilles
ou de malades agités ; le jardin seul est une indication suffisante.
Celui des fous tranquilles est propre, les gazons verdissent respectés
par le pied du promeneur, l'écorce des jeunes arbres est intacte,
il y a des fleurs arrosées, cultivées avec soin, des capucines
surtout qui poussent vite et grimpent le long des piliers de la galerie.
Les malades causent entre eux, lisent, fument, saluent quand on passe
; penchés sur la table de la salle de réunion, quelques
graphomanes écrivent avec précipitation. Si les membres
du parquet et du gouvernement lisent toutes les lettres qui leur sont
expédiées par les aliénés, ils ont fort à
faire et leur place n'est point enviable.
Chez les demi-agités le jardin est plus inculte et les fleurs sont
rares ; on s'y vautre volontiers sur le gazon. Chez les agités
tout est en désordre : le sable des allées, chassé
à coups de pied, est répandu sous les galeries ; sur les
gazons s'entre-croisent des sentiers tracés par des malheureux
atteints de déambulomanie, qui marchent sans s'arrêter du
matin au soir, toujours sur la même ligne, comme des animaux féroces
dans une cage ; quelques-uns, pris par un accès de loquacité,
parlent avec des intonations théâtrales et répètent
incessamment la même phrase. Plusieurs vont la tête baissée,
sombres, les bras retenus sur la poitrine par la camisole de force ; lorsqu'on
passe auprès d'eux, ils feignent de ne pas vous apercevoir ou vous
jettent un regard farouche. La camisole de force employée dans
les asiles est en toile flexible, épaisse et douce ; elle n'a sous
ce rapport aucune ressemblance avec celle dont on use dans les prisons
; celle-ci se boucle par sept fortes courroies de buffle, celle-là
se lace à l'aide d'une grosse bande de toile tordue. A ce moyen
de répression il faut ajouter le manchon qui immobilise seulement
les mains, et les entraves qu'on peut nouer au dessus de la cheville pour
empêcher les malades de frapper leurs compagnons à coups
de pied ; quelques fous ayant la manie de rejeter toujours leurs souliers
sont chaussés avec des brodequins fort ingénieux, amples
et souples, mais fermés à l'aide d'une clef qui manœuvre
un petit écrou fixant la lanière d'attaché. C'est
par ces moyens que l'on arrive à se rendre facilement maître
des fous les plus furieux, à paralyser leurs violences et à
neutraliser leurs tentatives, — si fréquentes,— de
suicide et d homicide. Il est rare qu'une heure ou deux de camisole ne
ramène pas un calme relatif dans les esprits les plus surexcités.
Doit-on conserver pour les aliénés l'usage de la camisole
de force ? est-il préférable de le bannir ? Grave question
qu'on agite depuis une vingtaine d'années et qui n'a pas encore
été résolue. L'Angleterre, qui n'a répudié
les chaînes et le ferrement que bien longtemps après nous,
n'admet pas aujourd'hui qu'on emprisonne les bras d'un fou dans un vêtement
fermé, et elle met en œuvre ce qu'elle appelle le no
restraint. [...]En tout cas suite de longues discussions, la science
aliéniste française a repoussé le no restraint,
et maintient que l'usage de la camisole est salutaire aux aliénés.
Quand je suis entré dans la demi-rotonde où s'ouvrent les
cellules d'isolement qu'une vieille tradition léguée par
Bicêtre et la Salpêtrière fait encore appeler les loges,
une personne qui m'accompagnait m'a dit : « Ici, c'est la misère
des misères. » On ne crie pas, on hurle ; on ne parle pas,
on jappe ; on ne gémit pas, on rugit. Bien souvent, ici ou ailleurs,
je suis entré dans la cellule des surexcités jamais je n'en
suis sorti sans avoir attrapé quelque horion ou sans que l'on m'ait
craché au visage. Tout en bois, garnie d'un lit, munie d'un escabeau
fixé par une chaîne au lambris, la cellule s'ouvre d'un côté
sur le corridor de ronde, de l'autre sur un petit préau isolé
où le malade piétine plutôt qu'il ne marche. Une de
ces loges est entièrement capitonnée : plancher, plafond,
murailles, disparaissaient sous une très-forte toile, tendue sur
un matelas de filasse. Dans une boîte si bien bourrée on
peut déposer sans péril, pendant la durée de l'accès,
les aliénés chez qui le mal s'exaspère ; c'est en
vain qu'ils bondiront comme des chats sous l'influence de la chorée,
qu'ils se jetteront la tête contre les murs ; toute précaution
est prise, et c'est à peine s'ils se feront une contusion. La violence,
la brutalité de mouvements que certains malades développent
pendant leurs crises défient toute croyance.
p. 354 :
Lorsque l'on met ces agités dans les bains que l'on prolonge parfois
pendant plusieurs heures sans parvenir à les apaiser, il faut éviter
qu'ils ne s'enfoncent la tête dans l'eau ou qu'ils ne s'échappent
pour courir tout nus en vociférant. La baignoire est donc revêtue
d'une sorte d'appareil nommé le bouclier, adhérant aux rebords
et percé d'une échancrure semi-circulaire qui emboîte
le cou du malade. Ainsi couverte, la baignoire ressemble à une
boîte oblongue d'où sort un visage effaré. A Sainte-Anne,
les boucliers sont en forte toile ; ils sont excellents, car ils permettent
de maintenir le malade, qui peut impunément pour lui y donner des
coups de pied. On devrait en généraliser l'usage et supprimer
pour toujours ces redoutables boucliers en tôle ou en cuivre dont
on se sert encore à la Salpêtrière, et contre les
parois desquels les folles se brisent les ongles, et parfois se luxent
les pouces des pieds. Autant que possible, tous les instruments destinés
à modérer la violence des mouvements chez les pensionnaires
des asiles doivent être en étoffe très-souple, afin
d'éviter les accidents causés par la résistance inflexible
des corps durs. [...]
Il n'y a point d'aussi minutieuses précautions à prendre,
ni de camisole de force à employer dans le quartier des paisibles
; là le jardin pousse à la grâce de la nature ; nul
malade ne le cultive, nul malade ne l'abîme ; il verdit, fleurit
et se fane en présence d'indifférents qui le voient peut-être,
mais qui à coup sûr ne le regardent pas. Là sont les
imbéciles et les malheureux qui, après avoir passé
par les atroces douleurs du délire aigu de la paralysie générale,
sont arrivés au dernier terme de la vie végétative.
Assis pour la plupart dans de grands fauteuils de bois appropriés
à leur dégradante infirmité, insensibles à
tout, retournés vers la première enfance par le long chemin
dont chaque étape est une souffrance, ils vivent encore ; c'est
tout ce que l'on en peut dire. Si par hasard un retour inespéré
de vigueur se fait momentanément en eux, s'ils ressaisissent quelque
chose de leurs forces éteintes, c'est pour essayer de mettre le
feu à leur paillasse ou d'étrangler leur gardien. Même
dans cet état un fou est dangereux. C'est un spectacle pénible
: l'âme meurt-elle donc avant la mort définitive ? [...]
Quand les arbres auront poussé dans les jardins et dans les cours
de Sainte-Anne, ce sera un asile remarquable ; mais il lui manque encore
ces beaux massifs de robiniers, de tilleuls et de marronniers qu'on trouve
dans les vieilles maladreries de Bicêtre, de la Salpetrière
et qui leur font d'admirables préaux.
p. 357 :
[le château de Sainte Anne] est entouré d'un parc ombreux,
percé de grandes allées ; le terrain, légèrement
incliné, domine le cours de la petite rivière d'Orge, et
la vue que l'on embrasse du sommet des vertes hauteurs avoir été
faite « pour le plaisir des yeux », ainsi que l'on disait
au dix-huitième siècle. En face se développe la forêt
de Sainte-Geneviève, [...]des pentes boisées descendent
vers les prairies qui vont jusqu'à Épinay. [...] L'air est
pur et fortifiant ; un fait vraiment exceptionnel le prouve : l'asile,
qui fut inauguré le 25 janvier 1869, est resté cinq mois
et demi sans avoir un seul décès à constater sur
une population moyenne de 600 individus.
A l'établissement sont annexés un moulin et une ferme exploités
par les malades. J'ai vu passer les travailleurs ; ils s'en allaient vêtus
de leur bon costume d'été en toile bleue rayée, de
blanc, la tête abritée par un large chapeau de latanier,
portant sur l'épaule les houes, les louchets, les râteaux
et les faux ; d'amples bidons de café noir mêlé d'eau
très-légèrement alcoolisée les accompagnaient
sur une petite charrette et devaient leur permettre de se désaltérer
pendant les instants de forte chaleur. Des ateliers pour le charronnage,
la forge, la cordonnerie, la menuiserie, la confection des vêtements,
sont occupés par les malades, dont on obtient sans peine un travail
suffisant pour subvenir aux besoins de la maison. On est toujours surpris
de voir confier des outils, des instruments tranchants à des fous
qui subitement peuvent devenir dangereux et les employer à des
actions mauvaises. Il n'est pas sans exemple, mais il est extraordinairement
rare qu'ils s'en soient servis pour commettre un homicide ou pour se donner
la mort. L'aliéné respecte l'outil avec lequel il exerce
son métier, que ce soit une hache, un frappe-devant ou une faux
; on dirait que l'idée de le détourner de l'usage consacré
ne lui vient pas ; s'il veut faire un mauvais coup, il volera un couteau,
ramassera un tesson de bouteille, et n'utilisera pas la pioche ou le merlin
qu'il a eu en main pendant toute la journée.
L'exemple donné par Ferrus a été suivi. Partout on
fait travailler les aliénés ; administrativement, on s'appuie
sur l'article 13 de la loi du 16 messidor an Vil, qui dit : « Le
Directoire fera introduire dans les hospice des travaux convenables à
l'âge et aux infirmités de ceux qui y sont entretenus »
scientifiquement, on a constaté les excellents résultats
que l'on obtenait, résultats prouvés au besoin par ce fait
que, dans la nuit qui suit les jours de repos imposé, dimanches
et grandes fêtes, le sommeil des aliénés est incomplet
et troublé. [...]
pp. 361-363
:
« Lorsque j'ai visité l'établissement [Vaucluse],
il contenait 507 malades, traités par deux médecins et surveillés
par 39 gardiens et serviteurs. La disposition des bâtiments, la
séparation des hommes et des femmes, la division des quartiers,
l'organisation des services, sont analogues à ce que nous avons
vu à Sainte Anne et à ce que nous trouverons à Ville-Evrard.
Une sortie de plan uniforme, sauf les modifications imposées par
la configuration des terrains, a été adopté pour
la construction de ces trois asiles ; aussi accusent-ils tous trois les
mêmes qualités et les mêmes défauts. Les qualités
sont considérables, les défauts minimes ; deux seulement
m'ont frappé : certains édifices indispensables, qu'il est
inutile de désigner plus clairement, sont placés dans les
préaux mêmes, loin des salles de réunion, loin des
dortoirs : il faut absolument passer en plein air, c'est-à-dire
sous la pluie ou sous la neige, pour s'y rendre. Cette disposition offre
des avantages qui ne me semblent pas compensés suffisamment par
les inconvénients de toute sorte qu'elle impose aux malades. L'autre
défaut tient à ce que tous les quartiers sont identiques,
ce qui est irréprochable au point de vue architectural, mais semble
peu rationnel au point de vue pratique, car, s'il est insignifiant de
réunir quarante huit aliénés tranquilles ou paisibles
dans le même préau et d'en faire coucher seize dans le même
dortoir, cela devient tout de suite difficile, dangereux même, lorsqu'il
est question des agités, je croîs qu'il eut mieux valu faire
les quartiers des surexcités moins amples et plus nombreux pour
multiplier la surveillance, et de n'y enfermer jamais qu'un personnel
de quinze ou vingt malades. [...]
Dans l'état actuel, la discipline souffre un peu de cet ordre de
choses, ce qui n'est pas un grand bien ; mais la surveillance étant
plus divisée et moins efficace, les évasions sont assez
fréquentes. Dès qu'une évasion est signalée,
il faut redoubler de zèle et ouvrir des yeux clairvoyants, car
la manie de se sauver devient presque immédiatement épidémique.
Il en est de même pour le suicide : quand un aliéné
a réussi à se tuer, la plupart essayent de l'imiter, et
il est bien rare qu'on n'ait pas quelque nouveau malheur à déplorer
; lorsqu'il s'agit de se débarrasser de la vie, les aliénés
déploient une persistance, une hypocrisie, une volonté fixe
et prédominante qui mettent en défaut les précautions
les plus subtiles et feraient croire que la maladie suscite chez eux des
facultés spéciales et presque surhumaines. En effet, si
l'aliénation mentale trouble certaines facultés de l'entendement,
elle en développe parfois d'autres à un point extraordinaire.
On dirait que l'état de stupeur dans lequel tombent fréquemment,
quelques-uns d'entre eux une période d'incubation, d'éducation
interne dont ils sortent avec des dons intellectuels qu'on ne leur connaissait
pas dans leur vie normale. C'est ce qui a fait dire que les fous se mettaient
inopinément à parler des langues qu'ils ignoraient ; ceci
est impossible, mais il est constant que la mémoire, surexcitée
tout à coup sous l'action d'un afflux nerveux, peut rappeler d'une
façon qui parait miraculeuse une langue que l'on a entendue jadis
et qu'en état de santé l'on ne sait réellement pas.
[…] La stupeur est si profonde parfois chez les malades, leurs
organes sont frappés d'une paresse tellement invincible, qu'ils
se croient morts ; ils n'ouvrent ni les yeux ni la bouche et refusent
de manger. Le docteur Billod a imaginé une bouche artificielle
fort ingénieuse qu'on place de force entre les lèvres de
l'absorbé et qui permet de lui faire avaler quelques aliments ;
mais, si l'on tombe sur un malade dont les mâchoires sont maintenues
par une contraction nerveuse, il faut y renoncer ; on lui briserait les
dents et l'on n'arriverait à rien. On se sert alors d'une sonde
œsophagique que l'on fait passer par une narine et que l'on dirige
de façon qu'elle pénètre dans le pharynx ; et c'est
ainsi qu'on peut envoyer de la nourriture liquide jusque dans l'estomac
à l'aide d'un instrument fort prosaïque dont Molière
a souvent abusé dans ses comédies. Lorsque ce mode dénutrition
se prolonge, —j'ai connu un aliéné qui l'a supporté
pendant dix-sept mois, — le patient finit souvent par être
atteint de scorbut, maladie qui du reste n'est pas rare chez les fous.
Il ne faut pas croire que ces êtres immobiles, qui vivent dans une
concentration incompréhensible, muets, sans regard, sourds et pétrifiés,
ne pensent à rien. C'est le contraire qui est vrai : l'agitation
intérieure est formidable chez eux, un chaos de pensées
se heurte dans leur tête ; ils sont un monde et vivent au centuple,
emprisonnés dans un corps qui se refuse à toute manifestation
extérieure. Lorsqu'ils sortent de cette rigidité, on est
surpris de voir que rien ne leur a échappé, et l'on reste
parfois stupéfait en écoutant le récit des phénomènes
psychologiques dont ils ontété le théâtre fermé.
p. 385 :
Dans les préaux d'un des asiles, j'ai vu les femmes agitées
se tordre, se débattre et souffrir en présence d'une gardienne
impassible. Quoi! nous avons les anesthésiques les plus puissants,
l'éther, le chloroforme, le chloral ; nous avons le chlorhydrate
de morphine, l'atropine, la narcéine, et quand une lypémaniaque
entre en fureur, se mord, se frappe, se déchire, la camisole de
force suffit, on la traite par l'indifférence, et il n'y a pas
là un médecin qui accourt pour la calmer! En outre, dans
une déposition reçue par une commission extra-parlementaire,
qui recherchait des moyens d'améliorer la loi de 1838, deux magistrats
ont déclaré qu'ils avaient constaté, dans un asile
public, qu'un médecin aliéniste continuait à rédiger
le bulletin sanitaire d'un aliéné mort depuis plusieurs
mois.
A quoi tient cela ? Écoutons les malades, ils ont un mot familier,
une locution invariable qui nous l'apprendra ; ils disent : Le médecin
passe ; le médecin va passer. Il passe en effet, et ne peut
guère faire autrement, car il n'a pas le loisir de s'arrêter.
Nous sommes forcés de répéter ici ce que déjà
nous avons dit dans notre étude sur les hôpitaux : le personnel
médical n'est pas assez nombreux et les malades le sont trop. Les
cinq asiles municipaux contiennent 3,920 places ; ils sont sous la direction
thérapeutique de quinze médecins, dont huit seulement résident
dans l'établissement même. Le service est donc distribué
de façon que chaque médecin a 261 malades à soigner.
Nous demandions aux médecins d'hôpitaux de consacrer trois
minutes à l'examen d'un malade ordinaire ; mais ici la question
n'est pas tout à fait la même, car il est indispensable de
causer avec les fous, ne serait-ce qu'afin de pouvoir apprécier
le degré et la nature de leur aberration. Or il faut bien cinq
minutes pour interroger un aliéné, se rendre compte de son
état, de l'effet que le traitement a pu produire ; cinq minutes
par malade donnent un total de vingt et une heures : c'est ce qu'exigerait
une visite consciencieuse dans les salles[...] Ferrus, médecin
en chef de Bicêtre, et ensuite inspecteur général
des asiles d'aliénés en France, a écrit : «
Dans le service des aliénés de Bicêtre, où
se trouvent moyennement de 700 à 800 individus, il m'a fallu plusieurs
années d'une étude suivie pour prendre une connaissance
exacte de chacun d'eux, ce qu'il m'eût été difficile
d'obtenir si je n'avais été bien secondé. »
p. 389 :
« J'ai vu là, dans la personne du docteur Hergt, spécialement
chargé de la division des femmes, le type du médecin aliéniste.
De six heures du matin à minuit, il est sur pieds, et nul médicament
important n'est administré qu'en sa présence. Dès
qu'il a quelques minutesde loisir, il va les passer près de ses
malades pour leur faire des lectures, leur raconter des historiettes,
écouter leurs plaintes et faire pénétrer l'espoir
dans le cœur des plus désespérées. Il n'est
plus jeune, car il est d'âge à s'être dévoué
jusqu'à épuisement, en 1832, à Marseille, lors de
la grande épidémie de choléra, et les cheveux blanchissants
qui entourent sa tête toujours penchée semblent augmenter
encore l'incomparable douceur de son regard. Il est partout à la
fois, chez celles qui pleurent, chez celles qui se frappent, chez celles
qui sont furieuses ; il n'a qu'un moyen de répression : une inaltérable
mansuétude. [...] Nous ne pouvons raisonnablement exiger de notre
personnel médical des résultats analogue à ceux que
je viens d'indiquer, il mourrait inutilement a la tâche. Il devrait
être doublé pour le moins, afin que chaque malade eût
droit à une consultation approfondie et souvent renouvelée
; mais si l'Assistance publique, par un de ces tours de force auxquels
elle nous a accoutumés, mettait le nombre des médecins en
rapport avec celui des malades, tout ne serait pas dit ; car l'étude
du désordre mental semble rester stationnaire en France depuis
longtemps, tandis que chaque jour elle accentue ses progrès chez
les nations voisines.
On a dit qu'à Paris les médecins aliénistes forment
une corporation sans maîtrise ; le mot est spirituel, mais dépasse
le but. Nous avons des savants de premier ordre ; mais s'ils ont de la
science, on peut douter qu'ils aient la foi, et ils paraissent ne pas
croire à leur art, un des plus élevés qui existent.
Pour trouver la cause de cette sorte de scepticisme, il faut remonter
au point de départ et voir que tous nos aliénistes procèdent
d'Esquirol. Or Esquirol était un philosophe ingénieux, un
observateur très-perspicace, un philanthrope convaincu, mais il
était si peu médecin, qu'on pourrait presque affirmer qu'il
ne l'était pas du tout. Il a écrit : « Une maison
d'aliénés est un instrument de guérison ; entre les
mains d'un médecin habile, c'est l'agent thérapeutique le
plus puissant contre les maladies mentales. » Idée juste
en principe, mais qu'on a eu tort de rendre tellement absolue, qu'aujourd'hui
le séjour dans un asile suffit et que le traitement médical
est presque partout négligé. Certes, l'isolement, la vie
régulière et disciplinée, l'éloignement du
milieu pervertissant sont un grand bienfait pour l'aliéné,
surtout si celui-ci trouve dans son asile l'unité parfaite du traitement
rationnel, ce qui n'a lieu que rarement, car le directeur idéal
d'une maison de fous devrait être à la fois médecin,
prêtre et administrateur, afin qu'il n'y ait aucune déviation
dans la direction imprimée au malade. Si le traitement moral suffisait,
un administrateur intelligent pourrait facilement l'appliquer.
Ce que je cherche dans nos asiles, c'est l'action du médecin, et
je ne l'aperçois que bien peu, que bien rarement dès que
je suis sorti de la salle d'hydrothérapie. A voir nos aliénistes
à l'œuvre, on dirait qu'à force de se considérer
comme les investigateurs jurés des désordres de l'esprit,
ils ne sont plus que des philosophes dissertant sur les différentes
formes des aberrations de la pensée. Ont-ils donc oublié
leurs études premières ? ne se souviennent-ils plus que
l'aliénation, toujours produite par une altération matérielle,
exige des soins constants, assidus, et qu'elle peut être modifiée,
soulagée, guérie même dans beaucoup de cas par une
médication énergique et suivie ? Ils partent d'un principe
qui est vrai pour quelques rares malades, mais qui est radicalement faux
et vicieux pour le plus grand nombre ; ils estiment que, pour ne pas perdre
leur autorité morale sur l'aliéné, ils ne doivent
le voir que rarement. — Non, l'influence ne s'impose pas ; elle
s'acquiert lentement, en prouvant au malade qu'on porte intérêt
à ses souffrances, qu'on les comprend, qu'on les partage, et l'on
détermine ainsi une soumission, une volonté de guérir,
un retour vers l'espérance que l'on n'obtiendra jamais si l'on
se contente de passer rapidement en lui disant : — Allons ! ça
ira mieux ! [...] La science aliéniste est-elle bien certaine de
ne pas prendre les apparences pour la réalité ? S'épuisant
à regarder les phénomènes extérieurs de la
folie, elle ne voit plus qu'eux ; elle s'ingénie à mille
divisions minutieuses et détaillées [...] Il ne s'agit plus
aujourd'hui de dire comment procède la folie, ce qui est relativement
facile, il s'agit de déterminer d'où elle procède,
où gît la lésion qui l'a fait naitre, quel est le
point spécial qui est atteint. En un mot, il faut découvrir
la cause et non point se concentrer sur les effets.
La question est fort importante, on ne saurait la serrer de trop près.
En reprenant la classification d'Esquirol, on peut dire que la lypémanie,
la monomanie, la manie, la démence, l'idiotie, sont les cinq modes
d'être de l'aliénation ; mais où siège le principe
morbide ? [...] C'est là cependant ce qu'il faut savoir, sinon
la science se complaisant à des nomenclatures ingénieuses,
à des observations plus ou moins intéressantes,
restera immobile et n'atteindra qu'imparfaitement le grand but qu'elle
doit toujours poursuivre : le soulagement et la guérison des malades.
p. 341 :
C'est la préfecture de police qui envoie ses agents, toujours vêtus
en bourgeois pour cette circonstance, chercher les malades chez eux ;
elle les soustrait, autant que possible, à l'indiscrétion
publique et paye la voiture qui les amène à l'infirmerie.
Il se produit alors un fait constant. Lorsque l'aliéné est
dans son domicile, il est condamné presque invariablement à
la curiosité railleuse dépravée de ses voisins ;
on s'amuse de lui et parfois on ne craint pas d'exciter son délire
dès qu'on le voit emmené, emporté parfois, on n'éprouve
plus pour lui qu'un sentiment de profonde commisération, on dit
: Le pauvre homme, on l'arrête, il n'est pas méchant cependant,
et s'il fait du mal aux autres c'est qu'il a perdu la tête. Et le
malade laisse un souvenir douloureux dans le cœur de ceux pour qui,
la veille encore, il n'était qu'un objet de risée.
En moyenne, un infirmier coûte par mois à l'administration
79 fr. 59 cent., et une infirmière 66 fr. 58 cent. [NDA]
|