Psychiatrie et littérature

Visites réelles


Maxime Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXème siècle, volume IV

pp. 166-168:
Les religieuses ne suffiraient pas à donner aux malades les soins qu'ils réclament. Aussi l'Assistance entretient-elle dans les hôpitaux des hommes et des femmes à gages, qu'on appelle serviteurs de seconde classe, et qui sont, à proprement parler, des infirmiers et des infirmières. Les premiers sont au nombre de 491, et les secondes au nombre de 499. C'est là le côté défectueux de l'institution, et les chefs des services administratifs ou scientifiques sont unanimes à constater que, sauf exceptions connues, ce personnel est déplorable. Recruté dans la mauvaise classe de la population, parmi les ouvriers congédiés, les domestiques sans place, il ne donne aucune aide gratuite aux malades, qui sont forcés d'avoir toujours l'argent à la main pour attendrir des cœurs où la vénalité tient plus de place que la compassion. On doit reconnaître que, pour avoir toutes les qualités nécessaires à un bon infirmier, il faudrait être un ange, et que peu d'hommes seraient capables de remplir cette très-pénible fonction. Un infirmier a pour le moins dix lits à surveiller, et les soins qu'il est appelé à rendre sont les plus répugnants. Comment les paye-t-on ? Ils ont, en dehors du logement, de la nourriture et du costume, un gage qui varie entre quinze et vingt et un francs. Il est bien difficile pour ce prix de trouver des phénix ; mais c'est le malade qui paye, et il n'est pas rare qu'un infirmier se fasse quarante et cinquante francs de pourboire par mois.
Leur grand défaut, c'est l'ivrognerie ; on ne sait comment s'y prendre pour mettre le vin hors de leur atteinte ; à l'Hôtel-Dieu, à La Riboisière, les brocs qui font la navette du cellier aux salles sont munis d'un cadenas dont le sommelier et la religieuse ont seuls la clef ; précaution inutile : ils savent dans les récipients les mieux clos introduire quelque paille, parfois une sonde qu'ils ont dérobée au chirurgien, et la ration arrive toujours réduite à destination. Ils boivent le vin de quinquina ; dans les services d'accouchement, les infirmières volent le rhum dont on se sert pour ranimer les enfants à demi éteints. Rien plus, les chirurgiens qui font des préparations anatomiques sont obligés de les enfermer à double serrure, parce que les infirmiers ont l'épouvantable courage de boire l'alcool où ces détritus humains ont macéré. Du reste, plus j'étudie ce monde de l'ignorance et de la misère, plus j'acquiers cette conviction que les habitudes d'ivresse sont quatre-vingts fois sur cent la cause des maux qu'il faut secourir.
C'est un métier peu recherché que celui d'infirmier ; la plupart de ceux qui l'exercent ne le font que momentanément, et tâchent d'y échapper le plus tôt possible. Ceux qui s'en sont fait une ressource définitive et qui parfois, s'attachant aux malades, deviennent de bons serviteurs, sont faciles à reconnaître ; ils sont hideux. Cela est frappant, surtout à Saint-Louis ; les malheureux qui par suite d'une maladie ont été défigurés et n'offrent plus aux regards que des faces de monstre, sont restés là comme infirmiers, car ils ont compris qu'ils ne trouveraient point de place ailleurs, et que partout on les chasserait comme des objets de dégoût. Par une anomalie moins étrange peut-être en France qu'en d'autres pays, ce personnel généralement vicieux, sans scrupule, grossier et de mauvais instincts, a un sentiment très vif du devoir professionnel : quel que soit le danger, il ne déserte pas. »

pp. 321-326 :
Pour la séquestration des aliénés, on se heurtait à chaque pas contre des difficultés sans cesse renaissantes, car la matière n'était réglée que par des arrêtés de police ; de plus, aucun établissement spécial n'avait été construit pour les abriter ; ils étaient emprisonnés dans les hospices et, plus souvent encore, confondus avec les criminels dans les maisons de détention. Un tel état de choses appela enfin l'attention du gouvernement.
En 1835, une enquête permit de constater officiellement les abus dont les aliénés avaient à souffrir et les besoins qu'il était urgent de satisfaire ; un premier projet de loi, présenté le 6 janvier 1837, ne fut pas accueilli avec faveur ; il fut remanié, communiqué aux conseils généraux, qui donnèrent leur avis motivé et ne devint loi que le 30 juin 1838 ; une ordonnance royale du 18 décembre 1839 en détermina la portée et l'application. Les décrets du 25 novembre 1848, du 18 janvier 1852, du 20 mars 1856 établirent un service d'inspection générale pour les maisons d'aliénés et réglèrent l'organisation intérieure des asiles.
La loi de 1838, excellente dans ses dispositions fondamentales, fonctionna sans encombre et à la satisfaction des intéressés pendant une vingtaine d'années ; puis tout à coup, sans motifs sérieux, elle fut attaquée et battue en brèche avec une violence excessive ; on parla de séquestrations arbitraires, de dénis de justice, de lettres de cachet, et l'on rajeunit de vieilles calomnies plus ridicules encore que méchantes. De cette question des aliénés qu'on n'aurait jamais dû soulever, car elle avait été résolue avec un grand souci de la justice, on fît une arme d'opposition quand même, sans réfléchir qu'on incriminait d'un seul coup deux administrations pleines de bon vouloir envers les malheureux et un corps médical qui a donné trop de preuves d'intégrité pour ne pas mériter d'être à l'abri du soupçon. Le résultat a été funeste, car pendant que tous les intéressés, si injustement accusés, cherchaient à mettre leur responsabilité à couvert, c'est l'aliéné, c'est le malade qui a pâti.
On s'est servi d'un mot à l'aide duquel il est facile de passionner les esprits en France : sur tous les tons on a parlé de la liberté individuelle. La liberté individuelle est sacrée, elle est à la fois la sauvegarde du citoyen et celle de l'autorité, mais elle ne doit être protégée qu'à la condition expresse de ne point porter atteinte à la liberté collective ; or il n'y a pas de fou, si paisible, si éteint, si déprimé qu'il soit, qui, à un moment donné, sous l'influence subite d'une impulsion irrésistible puisse devenir un danger public. Chaque jour les faits divers des journaux racontent, en blâmant l'autorité de son défaut de vigilance, les malheurs causés par des aliénés qu'on croyait inoffensifs ou guéris. Les plus habiles, les plus savants peuvent s'y laisser prendre, à plus forte raison les ignorants, qui sont fort nombreux en pareille matière.
On a fait grand bruit autour de certains procès dont le souvenir est dans toutes les mémoires ; on sait aujourd'hui à quoi s'en tenir sur ces prétendues séquestrations arbitraires ; l'opinion publique et les tribunaux en ont fait justice. Mais il faut bien savoir que les preuves d'intelligence données par un individu ne démontrent nullement qu'il n'ait été, qu'il ne soit fou. On peut écrire un mémoire, faire un plaidoyer remarquable, accumuler avec une habileté consommée toute sorte d'arguments en faveur de sa capacité mentale, adresser des pétitions aux autorités législatives, et n'en avoir pas moins été un malade dont l'état pathologique a exigé impérieusement un séjour plus ou moins long dans un asile. [...] On ne doit donc pas conclure de l'intelligence déployée, dans un moment donné, à l'intégrité des facultés de l'intellect : ce serait s'exposer à commettre des erreurs graves qui seraient préjudiciables et à l'individu et à la société. En fait de séquestrations arbitraires, l'occasion a été propice pour les faire connaître depuis le mois de septembre 1870 ; les tribunaux sont ouverts à toute réclamations, les journaux s'empresseraient d'accueillir les plaintes ; je ne crois pas que l'on en ait formulé. Pour être impartial, il convient de dire que ce sont là de ces lieux communs que l'on répète volontiers sans y attacher grande importance et sans en connaître la valeur. J'ai regardé de près dans cette question ; des masses de documents scientifiques et administratifs ont passé entre mes mains. Je ne connais qu'une séquestration arbitraire, une seule. Elle date des premiers temps du Consulat. Bonaparte, trouvant pour la quatrième fois, sur sa table de travail, deux livres infâmes envoyés par leur auteur, écrivit : « Enfermez le nommé de Sade comme un fou dangereux. » L'ordre fut exécuté. Parmi ceux qui ont eu le courage de feuilleter les ouvrages de cet homme atteint de satyriologie, qui donc oserait dire que, tout arbitraire qu'elle fut dans la forme, cette séquestration n'ait pas été justifiée ?
Non-seulement le théâtre et le roman nous ont donné des idées erronées sur la folie réelle, mais ils ont accrédité dans la foule ignorante et crédule cette sottise des séquestrations arbitraires. I1 n'y a pas à discuter le point de départ du dramaturge et du romancier ; c'est un droit absolu pour chacun d'eux de prendre tel sujet qui lui convient, dans la vie, dans le code, dans l'histoire, où bon lui semble : il suffit qu'un fait lui paraisse admissible pour qu'il puisse, s'il le veut, l'introduire dans son livre ou le développer à la scène ; mais c'est là un élément romanesque, rien de plus, et il n'a d'autre valeur que celle du mérite littéraire dont il est revêtu ; mais que des esprits sérieux se soient laissé prendre à ces fictions, c'est ce qu'il est difficile d'admettre, surtout en présence de la loi de 1838, contre laquelle se sont accumulées tant de préventions, et qui s'est au contraire appliquée à donner des garanties multiples à la liberté individuelle.
Les lois sont les instruments à l'aide desquels les hommes se protègent contre les instincts naturels de l'homme ; or la folie est, le plus souvent, un retour aux instincts animaux impérieux, aux impulsions invincibles, au meurtre, au vol et au reste. Il était donc d'un intérêt social supérieur d'isoler les malades atteints de ce genre d'affection, de les mettre, autant que possible, dans l'impossibilité de nuire aux autres et à eux-mêmes ; mais il fallait éviter qu'abusant d'un emportement momentané, d'une bizarrerie d'esprit, d'une irritabilité de caractère, on n'arrivât à faire séquestrer des personnes de raison saine, qu'on aurait pu avoir un intérêt quelconque à faire disparaître en les enfermant. Aussi la loi de 1838, qui est à la fois loi d'assistance et loi de sécurité, a-t-elle entouré l'entrée d'un malade dans un asile de toutes les précautions imaginables et fait-elle concourir des autorités différentes qui se contrôlent mutuellement.
La loi distingue deux genres de placements : le placement volontaire et le placement d'office. Pour opérer le premier, il est nécessaire d'être muni d'un certificat de médecin qui n'est point parent de l'aliéné et qui n'appartient pas à l'établissement où celui-ci demande son admission. Le directeur doit constater l'identité du malade, celle de la personne qui l'amène et prévenir immédiatement le préfet de police. On a renoncé, en ce qui touche les asiles publics, à ce genre de placement, ce qui est fort regrettable ; car les formalités à remplir pour le placement d'office sont plus longues et, par conséquent, préjudiciables aux malades. Dès 1844, le conseil général de la Seine, sur la proposition de M. de Rambuteau et d'après l'avis du conseil général des hospices, a cherché à restreindre le nombre des placements volontaires, qui, croyait-on, aidaient à l'encombrement des maisons de Bicêtre et de la Salpêtrière, seules ouvertes à la folie.[...] Un certificat médical, une demande d'admission signée par des parents ou des amis du malade, un procès-verbal rédigé par le commissaire de police du quartier habité par l'aliéné, relatant les faits de notoriété publique et reproduisant l'interrogatoire qu'il a fait subir à celui-ci, sont les premières pièces exigées. Conduit à une infirmerie spéciale, l'aliéné est examiné par un médecin délégué qui donne son opinion motivée ; dirigé sur l'asile désigné, il y est reçu par le médecin résidant qui le « vérifie », et, s'il le trouve égaré d'esprit, signe son billet d'entrée. Ainsi, pour qu'une séquestration arbitraire ait lieu, il faut que les parents qui formulent la demande, que le médecin qui donne le premier certificat, que le commissaire de police qui rédige le procès-verbal, que le médecin de l'infirmerie spéciale, que le médecin résidant de l'asile, se soient tous, au préalable, concertés, qu'ils soient des coquins ou des imbéciles ; c'est là une démonstration par l'absurde qui aurait dû suffire à ramener les esprits les plus prévenus. [...] Dans tous les cas, le directeur de la maison où le malade a été reçu doit, dans les vingt-quatre heures, aviser le préfet de police et lui faire parvenir toutes les pièces à l'appui, lesquelles sont réunies et forment un dossier particulier pour chaque aliéné.
Lorsque le placement a eu lieu d'urgence, le préfet de police délègue un médecin qui se transporte à l'asile, interroge, examine le malade et fait un rapport qui conclut au maintien ou à la levée de la séquestration. De plus, chaque directeur est tenu d'avoir un registre sur lequel sont relatés les nom, prénoms, âge, qualité, domicile, état civil de l'aliéné ; on y ajoute la date de l'entrée et les observations médicales ; ce registre doit être communiqué aux médecins de l'asile, aux inspecteurs, aux magistrats chargés des inspections trimestrielles, aux délégués de la préfecture de police, aux parents qui ont provoqué la séquestration. Ce n'est pas tout : dans les trois jours qui suivent l'entrée d'un malade dans l'asile, on doit en donner avis au procureur de la république du domicile de secours, en notifiant le nom de la personne placée et le nom de la personne qui a effectué le placement. Quinze jours après l'admission et ensuite tous les six mois, un rapport-médical, constatant l'état du malade, est adressé ; au préfet de police.
Toute réclamation émanant d'un aliéné doit être expédiée sans délai par le directeur au représentant de l'autorité qui en est l'objet ; le préfet peut ordonner la sortie, le président du tribunal le peut aussi, même malgré l'opposition du préfet ; que le malade soit guéri ou non, sa sortie peut toujours être obtenue par les membres de sa famille ; mais, dans ce cas, si le médecin déclare, après examen, que l'état mental du malade est de nature à faire courir des dangers à la sécurité publique, le préfet peut prendre un arrêté en vertu duquel l'aliéné est maintenu en séquestration jusqu'à ce qu'il ait acquis un degré d'amélioration qui lui permette de rentrer sans péril dans la société. Si cet arrêté parait excessif aux intéressés, ceux-ci ont toujours le droit d'en appeler au tribunal, qui, réuni en chambre du conseil, prononce sur le différend immédiatement et en dernier ressort. Toutes ces prescriptions sont suivies à la lettre sous peine d'un emprisonnement de cinq jours à un an et d'une amende de cinquante francs à trois mille francs, ainsi qu'il est dit au titre III, art. 41 delà loi du 30 juin 1838.
Telle est dans son ensemble cette loi très-préservatrice, qui a été attaquée avec tant d'acrimonie, sans qu'on ait pu cependant citer un seul fait sérieux, scientifiquement constaté, qui ait porté témoignage contre elle. Après l'avoir discréditée au sénat, au corps législatif, dans la presse périodique, par des brochures, on a demandé qu'elle fût abrogée et remplacée par une autre loi dont le projet a été déposé, le 21 mars 1870 par MM. Gambetta et Magnin. L'exposé des motifs .déclame plutôt qu'il ne prouve. Les aliénés y deviennent des victimes sacrifiées à la sécurité publique, on parle de machinations criminelles et l'on y lit textuellement : « Qui sait si l'on ne craint pas, en ébranlant l'édifice de 1838, d'y trouver le crime sous chaque pierre ? » Il n'y a là en somme que beaucoup d'emphase et une médiocre rhétorique. Les signataires du projet qui, je crois bien, n'en sont que les endosseurs, récusent les médecins, comme intéressés, récusent les magistrats, sans doute comme incompétents, et veulent qu'un jury spécial, tiré au sort, composé de six membres, décide, en plein tribunal, s'il est opportun ou non de prononcer l'internement d'un individu présumé aliéné ; celui-ci serait défendu par un avocat ou par un avoué. Donc débat contradictoire en présence du fou, après interrogatoire d'icelui, plaidoyer, réplique, résumé, déclaration solennelle des jurés. En vérité, l'on croit rêver quand on lit de pareilles élucubrations !
Sans parler ici des suites qu'un tel débat pourrait avoir sur plus d'un cerveau égaré, sans dire que, les fous étant simplement des malades, il n'est pas plus utile de les juger pour les envoyer dans un asile qu'il n'est nécessaire de réunir l'appareil imposant de la justice pour demander à un jury si l'on doit faire entrer un fébricitant à l'Hôtel-Dieu, on peut affirmer que ce mode de procéder est vicieux entre tous et qu'il il entraînerait des erreurs déplorables. Il faut être dans une ignorance absolue de ce que c'est qu'un fou, n'avoir d'autre science que celle des préjugés vulgaires pour ne pas savoir que le monde extérieur, l'objectif qui exerce sur certains aliénés une action surexcitante, produit au contraire chez beaucoup d'autres une sorte de compression qui les rappelle à eux-mêmes et leur donne toutes les apparences de la raison. Il y a alors répercussion du moral sur le physique, comme dans les crises aiguës, dans le délire, dans les hallucinations de toute sorte, il y a répercussion du physique sur le moral.[...] Des hommes fort intelligents y ont été pris et ont donné à rire. M. de Villèle reçut un jour la visite d'une femme qui lui exposa, avec un entraînement de langage et un charme inexprimables, certaines idées sur rôle de la presse dans les gouvernements constitutionnels. Le ministre, ébloui de tant d'esprit et de logique, entre dans les idées de son interlocutrice, lui fait des promesses pour la création d'un journal dans lequel elle aura la haute, main, parle en conseil du projet qu'il va mettre à exécution, et y renonce avec peine lorsqu'on lui démontre, pièces en mains, qu'il a eu affaire à une aliénée!
Si la loi de 1838 est appelée à subir de nouveau une discussion législative, il est à désirer, dans l'intérêt des aliénés, qu'elle en sorte avec une consécration éclatante qui, sans mettre fin à des insinuations malveillantes, permettra du moins de continuer l'emploi de mesures dont on s'est jusqu'à présent bien trouvé. On pourra néanmoins, pour donner satisfaction à ce que l'on appelle l'opinion publique, y introduire une modification qui n'en compliquera pas le mécanisme et ne le modifiera pas essentiellement. Plusieurs commissions extra-parlementaires se sont occupées de cette loi calomniée. La Société de législation comparée a réuni des hommes graves, magistrats, spécialistes, et elle les a interrogés. Notons en passant qu'à la question posée par le président : « Avez-vous eu occasion de constater des cas séquestration arbitraire ? » il a toujours été répondu : « Non. » L'opinion à peu près unanime des personnes éminentes appelées à émettre un avis a été qu'il serait bon de nommer une commission permanente composée de médecins, de magistrats, de notaires, qui seraient chargés d'aller visiter les aliénés, de les interroger et de faire rapport à l'autorité qui en a charge. Une telle commission serait inoffensive et peut être créée facilement. Je vais plus loin : il ne serait pas mauvais qu'un des membres de la commission de permanence et un des substituts du petit parquet fussent délégués pour assister les médecins de la préfecture de police dans l'examen des aliénés enfermés à l'infirmerie spéciale Ce serait une garantie nouvelle ajoutée aux précautions que la loi de 1838 a déjà édictées ; on n'en internerait pas un fou de moins, on n'en ferait pas une séquestration arbitraire de plus, mais l'on dégagerait ainsi la responsabilité du médecin aliéniste.

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Veut-on savoir où la séquestration, dans le mauvais sens du mot, se produit le plus fréquemment ? Dans la famille. Au début de la maladie, on a voulu garder l'aliéné ; on l'a entouré de soin ; par suite d'une sentiment de honte mal conçu, par économie peut-être, on a repoussé la pensée de le déposer dans un de ces établissements spéciaux où les malades trouvent de larges jardins et des soins appropriés. On s'est lassé de voir que l'on n'arrivait à aucun résultat, on a perdu patience devant l'irritabilité d'un pauvre être que tout exaspère ; on l'a rudoyé, maltraité ; on l'a relégué dans un coin ; pour qu'il ne pût nuire, on l'a attachée à un fauteuil fixé à la muraille, dans quelque réduit obscur de la maison ; on lui jette une nourriture insuffisante, comme à un chien ; on dit : Il est si méchant, au lieu de dire : II est si malade! S'il crie, on le bâillonne ; il croupit dans ses ordures, dans sa vermine, et d'une créature vivante, qui peut-être aurait guéri si on l'eût confiée en temps opportun à des aliénistes, on fait un je nesais quoi qui remue encore, qui ne peut pas mourir et qui n'a plus rien d'humain. Je n'exagère pas ; les cours d'assises ont jugé plus d'un de ces drames domestiques, et combien sont restés ignorés ont eu un dénouement qu'on n'ose se figurer !
Dans l'asile, tout se passe en plein jour ; le préfet police par ses délégués, les magistrats, les médecins regardent à toute heure, et rien de semblable, rien d'approchant ne peut s'y produire. Les malades y sont respectés, soignés, traités avec une extrême bienveillance. Toute injure échappée aux infirmiers est immédiatement punie par l'expulsion. En 1870, à l'établissement de Vaucluse, un gardien, qui venait d'être maltraité par un fou en accès furieux, s'oublia jusqu'à donner un soufflet à celui-ci ; on ne se contenta pas de le chasser, il fut appréhendé par les gendarmes dans l'asile même, traduit en police correctionnelle et condamné à quinze jours de prison. Le directeur qui avait provoqué ces mesures sévères sait qu'il n'a fait que son devoir ; on n'a pas plus le droit de frapper un fou qu'on n'a le droit de frapper un phtisique ; l'un et l'autre sont des malades.
L'asile est en outre un lieu de protection pour les intérêts des aliénés ; là ils sont défendus contre les testaments antidatés, contre les donations entre-vifs, les contrats de vente dérisoires, et tous autres actes analogues que trop souvent la cupidité des familles arrache à leur raison vacillante. Sous ce rapport, la loi de 1838 est incomplète ; à force de vouloir protéger la personne même du malade, elle a oublié de protéger suffisamment ses biens. Dans la semaine même de l'admission, un administrateur devrait être nommé pour gérer les biens de l'aliéné et pour veiller à ce qu'il reçoive des soins en rapport avec son état de fortune. Plus d'un malade rentrant chez lui après avoir été guéri a trouvé ses biens dilapidés par une femme prodigue, par des enfants insouciants, par des parents avides qui ont le préjugé populaire et absurde que la folie est un mal incurable. Plus d'un homme riche de 30,000 ou 40,000 livres de rente a été placé au début dans des maisons où l'on payait 6,000 francs par an ; la pension a diminué, elle est tombée à 3,000 francs, puis à 200 francs, et enfin le malheureux a été poussé dans un asile public pendant que sa famille vivait grassement de son revenu, qu'elle aurait dû consacrer à son traitement et à son bien-être. Il y a longtemps que Falret père a demandé que les aliénés fussent assimilés aux absents. p. 346 :
Aujourd'hui, Sainte-Anne, Ville-Evrard et Vaucluse sont des asiles où l'on reçoit indifféremment toute sorte d'affections mentales récentes, anciennes, intermittentes, chroniques, durables ou incurables.
Sur le boulevard Saint-Jacques s'ouvre la rue Ferrus, qui débouche dans la rue Cabanis, en face d'une grande grille par laquelle on pénètre dans l'ancienne ferme devenue l'asile Sainte-Anne. Un vaste bâtiment servait autrefois de bureau central, avant qu'on eût abandonné le système des placements volontaires, auxquels on reviendra certainement ; il sert de logement au médecin résidant et au médecin adjoint, mais il pourrait être utilisé d'une façon normale à recevoir les malades expédiés d'urgence par les hôpitaux, dont le plus souvent le délire revêt la forme de l'aliénation sans être l'aliénation même, et se dissipe rapidement sous l'influence de l'isolement aidé par les moyens thérapeutiques.
On pousse une grille et l'on pénètre dans l'asile proprement dit. Ce qui frappe au premier coup d'œil, c'est la nudité des terrains . des allées sablées, un vaste gazon, pas un arbre. Il ne peut guère en être autrement, l'asile n'ayant été inauguré que le ler mai 1867. Au lointain, sur sa colline grise, on aperçoit Bicêtre : les deux tristes maisons peuvent se regarder à travers l'espace. Les bâtiments exclusivement réservés aux malades se composent de douze pavillons identiques, six pour le service des femmes, six pour le service des hommes. Ces deux divisions, absolument séparées, sont complétées à leur extrémité par une demi-rotonde dont chacune soutient neuf cellules d'isolement. Les quartiers sont semblables, construits sur le même modèle, divisés de la même façon, bâtis de la même pierre blanche, couverts de la même tuile rouge.
Deux étages seulement : système français très-préconisé par Esquirol, qui considère comme dangereuse et malsaine la superposition des salles et des dortoirs. Au premier étage, trois dortoirs de seize lits ; au rez-de-chaussée, un dortoir, un réfectoire et une salle de réunion s'ouvrant sur une galerie couverte où l'on est facilement à l'abri de la pluie et du soleil ; cette galerie donne elle-même de plain-pied sur un large préau encadré d'un saut-de-loup et de murs qui, sans masquer la vue extérieure, sont assez élevés pour offrir quelque garantie contre les tentatives d'évasion. La maison est d'une propreté irréprochable, car chaque matin on fait ce qu'on appelle le bacchanal, c'est à-dire un nettoyage à fond.
Nulle fenêtre, nulle porte ne peut être ouverte qu'à l'aide d'un passe-partout, que le surveillant ne quitte jamais ; il est rare, en effet, qu'un fou n'ait pas par moments une envie irrésistible de se tuer, et il faut empêcher les malades de se jeter par la croisée, sous prétexte de voir le temps qu'il fait. La surveillance est du reste incessante ; le jour, les aliénés vivent littéralement sous l'œil de leurs gardiens ; la nuit, ceux-ci ne sont séparés d'eux que par un grillage qui leur permet de constater tout ce qu'ils font ; en outre, les chambres des infirmiers communiquent entre elles par une sonnette d'appel ; en cas d'alerte, on peut demander main-forte. A chaque dortoir est annexée une salle de toilette munie d'un lavabo en marbre recevant et rejetant l'eau automatiquement ; on exige des malades qu'ils prennent des soins de propreté [...] Les lavabos de la division des femmes sont outillés avec un luxe intelligent, et le directeur de Sainte-Anne a donné là un exemple qui devrait bien être suivi dans tous les hôpitaux et dans toutes les prisons.
Les salles de bain sont remarquables ; elles ne valent pas comme ampleur celles de l'hôpital Saint-Louis, mais elles sont munies de tous les appareils nécessaires pour appliquer facilement les différents systèmes de l'hydrothérapie ; des chambres pour les bains de vapeur, une étuve sèche pour les bains thermo-résineux, une piscine, une salle spécialement réservée aux bains de pieds donnent occasion de varier à l'infini les essais du traitement balnéaire, auquel, en ce moment, on paraît attacher une importance exclusive. Une gymnastique, dite de chambre, fortement scellée dans la muraille d'un large couloir bien éclairé, permet aux malades qui viennent d'être trempés dans la piscine, ou qui ont subi la douche froide, de faire « leur réaction ». Au demeurant, l'hydrothérapie spéciale appliquée aux aliénés se réduit à peu de chose. Ce traitement aquatique consiste en deux opérations fort simples et absolument identiques, quoique différentes : donner des bains déprimants aux surexcités, donner des bains surexcitante aux déprimés. Dans cet ordre d'idées, on a même été jusqu'à essayer les bains sinapisés.
Les réfectoires, très-aérés, sont intéressants à parcourir ; on peut voir là combien la science est devenue humaine et constater les efforts que l'administration fait pour bien prouver à ces malades qu'ils sont des hommes, en leur témoignant une confiance presque toujours justifiée. Malgré les raisons d'économie et de prudence qui conseillaient la vaisselle d'étain, je n'ai aperçu que de bonnes assiettes en porcelaine, des verres en cristal, des fourchettes pointues, des cuillers ordinaires et des couteaux, — arrondis, il est vrai, d'une lame un peu molle, — mais enfin de vrais couteaux aptes à tailler le pain et à trancher la viande. Nul n'aurait eu tant de hardiesse il y a quarante ans et nul aujourd'hui ne regrette de l'avoir. Dans le seul quartier des agités, les couteaux sont supprimés.
Le régime alimentaire est purement scientifique, si l'on peut dire : il a été établi d'après les doctrines professées par M. Payen, qui déclare, après expérience, que la nourriture d'un homme se livrant à un travail très-modéré (à Sainte-Anne le travail est à peu près nul) doit contenir 310 grammes de carbone et 20 grammes d'azote ; or la nourriture est combinée de telle sorte qu'elle renferme : carbone, 310,02 ; azote, 20,06 ; de plus l'aliment plastique et fortifiant par excellence, la viande, domine, et l'on ne fait maigre que le vendredi.
On pourrait croire que dans un asile aussi vaste, composé, pour chaque division, de six quartiers distincts, on a réuni ou séparé les malades selon le genre d'affection dont ils sont atteints ; il n'en est rien : les malades sont pêle-mêle ; on ne les catégorise que selon leur agitation plus ou moins vive. Gela doit surprendre au premier abord, mais il ne peut y avoir de doute en présence des affirmations faites, après essais de toute sorte, par des savants de religion, de langue et de théories différentes. Ils sont unanimes sur ce point : les malades divers se surveillent mutuellement, le délire de l'un neutralise les effets du délire de l'autre ; ils ne complotent rien, parce que chacun d'eux poursuit un but particulier, exclusif de celui d'autrui ; les malades semblables, au contraire, se comprennent, car ils souffrent du même mal ; ils s'entr'aident dans l'accomplissement de leurs projets insensés, et, comme ils tendent tous vers le même résultat, ils se concertent pour l'atteindre. Vingt mélancoliques, avec impulsion au suicide, groupés ensemble dans le même quartier, ne passeraient pas deux jours sans tenter de s'étrangler mutuellement, et il est fort probable qu'ils réussiraient. La division normale, conseillée par la théorie, confirmée par la pratique, se fait entre les tranquilles, les demi-agités, les agités ; restent les paisibles, qui sont réduits à la vie végétative : nous en parlerons.
Au premier regard, en entrant dans les préaux, on reconnaît dans quel quartier l'on se trouve, et il n'est pas besoin d'interroger les gardiens pour savoir que l'on est en présence de malades tranquilles ou de malades agités ; le jardin seul est une indication suffisante. Celui des fous tranquilles est propre, les gazons verdissent respectés par le pied du promeneur, l'écorce des jeunes arbres est intacte, il y a des fleurs arrosées, cultivées avec soin, des capucines surtout qui poussent vite et grimpent le long des piliers de la galerie. Les malades causent entre eux, lisent, fument, saluent quand on passe ; penchés sur la table de la salle de réunion, quelques graphomanes écrivent avec précipitation. Si les membres du parquet et du gouvernement lisent toutes les lettres qui leur sont expédiées par les aliénés, ils ont fort à faire et leur place n'est point enviable.
Chez les demi-agités le jardin est plus inculte et les fleurs sont rares ; on s'y vautre volontiers sur le gazon. Chez les agités tout est en désordre : le sable des allées, chassé à coups de pied, est répandu sous les galeries ; sur les gazons s'entre-croisent des sentiers tracés par des malheureux atteints de déambulomanie, qui marchent sans s'arrêter du matin au soir, toujours sur la même ligne, comme des animaux féroces dans une cage ; quelques-uns, pris par un accès de loquacité, parlent avec des intonations théâtrales et répètent incessamment la même phrase. Plusieurs vont la tête baissée, sombres, les bras retenus sur la poitrine par la camisole de force ; lorsqu'on passe auprès d'eux, ils feignent de ne pas vous apercevoir ou vous jettent un regard farouche. La camisole de force employée dans les asiles est en toile flexible, épaisse et douce ; elle n'a sous ce rapport aucune ressemblance avec celle dont on use dans les prisons ; celle-ci se boucle par sept fortes courroies de buffle, celle-là se lace à l'aide d'une grosse bande de toile tordue. A ce moyen de répression il faut ajouter le manchon qui immobilise seulement les mains, et les entraves qu'on peut nouer au dessus de la cheville pour empêcher les malades de frapper leurs compagnons à coups de pied ; quelques fous ayant la manie de rejeter toujours leurs souliers sont chaussés avec des brodequins fort ingénieux, amples et souples, mais fermés à l'aide d'une clef qui manœuvre un petit écrou fixant la lanière d'attaché. C'est par ces moyens que l'on arrive à se rendre facilement maître des fous les plus furieux, à paralyser leurs violences et à neutraliser leurs tentatives, — si fréquentes,— de suicide et d homicide. Il est rare qu'une heure ou deux de camisole ne ramène pas un calme relatif dans les esprits les plus surexcités. Doit-on conserver pour les aliénés l'usage de la camisole de force ? est-il préférable de le bannir ? Grave question qu'on agite depuis une vingtaine d'années et qui n'a pas encore été résolue. L'Angleterre, qui n'a répudié les chaînes et le ferrement que bien longtemps après nous, n'admet pas aujourd'hui qu'on emprisonne les bras d'un fou dans un vêtement fermé, et elle met en œuvre ce qu'elle appelle le no restraint. [...]En tout cas suite de longues discussions, la science aliéniste française a repoussé le no restraint, et maintient que l'usage de la camisole est salutaire aux aliénés.
Quand je suis entré dans la demi-rotonde où s'ouvrent les cellules d'isolement qu'une vieille tradition léguée par Bicêtre et la Salpêtrière fait encore appeler les loges, une personne qui m'accompagnait m'a dit : « Ici, c'est la misère des misères. » On ne crie pas, on hurle ; on ne parle pas, on jappe ; on ne gémit pas, on rugit. Bien souvent, ici ou ailleurs, je suis entré dans la cellule des surexcités jamais je n'en suis sorti sans avoir attrapé quelque horion ou sans que l'on m'ait craché au visage. Tout en bois, garnie d'un lit, munie d'un escabeau fixé par une chaîne au lambris, la cellule s'ouvre d'un côté sur le corridor de ronde, de l'autre sur un petit préau isolé où le malade piétine plutôt qu'il ne marche. Une de ces loges est entièrement capitonnée : plancher, plafond, murailles, disparaissaient sous une très-forte toile, tendue sur un matelas de filasse. Dans une boîte si bien bourrée on peut déposer sans péril, pendant la durée de l'accès, les aliénés chez qui le mal s'exaspère ; c'est en vain qu'ils bondiront comme des chats sous l'influence de la chorée, qu'ils se jetteront la tête contre les murs ; toute précaution est prise, et c'est à peine s'ils se feront une contusion. La violence, la brutalité de mouvements que certains malades développent pendant leurs crises défient toute croyance.

p. 354 :
Lorsque l'on met ces agités dans les bains que l'on prolonge parfois pendant plusieurs heures sans parvenir à les apaiser, il faut éviter qu'ils ne s'enfoncent la tête dans l'eau ou qu'ils ne s'échappent pour courir tout nus en vociférant. La baignoire est donc revêtue d'une sorte d'appareil nommé le bouclier, adhérant aux rebords et percé d'une échancrure semi-circulaire qui emboîte le cou du malade. Ainsi couverte, la baignoire ressemble à une boîte oblongue d'où sort un visage effaré. A Sainte-Anne, les boucliers sont en forte toile ; ils sont excellents, car ils permettent de maintenir le malade, qui peut impunément pour lui y donner des coups de pied. On devrait en généraliser l'usage et supprimer pour toujours ces redoutables boucliers en tôle ou en cuivre dont on se sert encore à la Salpêtrière, et contre les parois desquels les folles se brisent les ongles, et parfois se luxent les pouces des pieds. Autant que possible, tous les instruments destinés à modérer la violence des mouvements chez les pensionnaires des asiles doivent être en étoffe très-souple, afin d'éviter les accidents causés par la résistance inflexible des corps durs. [...]
Il n'y a point d'aussi minutieuses précautions à prendre, ni de camisole de force à employer dans le quartier des paisibles ; là le jardin pousse à la grâce de la nature ; nul malade ne le cultive, nul malade ne l'abîme ; il verdit, fleurit et se fane en présence d'indifférents qui le voient peut-être, mais qui à coup sûr ne le regardent pas. Là sont les imbéciles et les malheureux qui, après avoir passé par les atroces douleurs du délire aigu de la paralysie générale, sont arrivés au dernier terme de la vie végétative. Assis pour la plupart dans de grands fauteuils de bois appropriés à leur dégradante infirmité, insensibles à tout, retournés vers la première enfance par le long chemin dont chaque étape est une souffrance, ils vivent encore ; c'est tout ce que l'on en peut dire. Si par hasard un retour inespéré de vigueur se fait momentanément en eux, s'ils ressaisissent quelque chose de leurs forces éteintes, c'est pour essayer de mettre le feu à leur paillasse ou d'étrangler leur gardien. Même dans cet état un fou est dangereux. C'est un spectacle pénible : l'âme meurt-elle donc avant la mort définitive ? [...] Quand les arbres auront poussé dans les jardins et dans les cours de Sainte-Anne, ce sera un asile remarquable ; mais il lui manque encore ces beaux massifs de robiniers, de tilleuls et de marronniers qu'on trouve dans les vieilles maladreries de Bicêtre, de la Salpetrière et qui leur font d'admirables préaux.

p. 357 :
[le château de Sainte Anne] est entouré d'un parc ombreux, percé de grandes allées ; le terrain, légèrement incliné, domine le cours de la petite rivière d'Orge, et la vue que l'on embrasse du sommet des vertes hauteurs avoir été faite « pour le plaisir des yeux », ainsi que l'on disait au dix-huitième siècle. En face se développe la forêt de Sainte-Geneviève, [...]des pentes boisées descendent vers les prairies qui vont jusqu'à Épinay. [...] L'air est pur et fortifiant ; un fait vraiment exceptionnel le prouve : l'asile, qui fut inauguré le 25 janvier 1869, est resté cinq mois et demi sans avoir un seul décès à constater sur une population moyenne de 600 individus.
A l'établissement sont annexés un moulin et une ferme exploités par les malades. J'ai vu passer les travailleurs ; ils s'en allaient vêtus de leur bon costume d'été en toile bleue rayée, de blanc, la tête abritée par un large chapeau de latanier, portant sur l'épaule les houes, les louchets, les râteaux et les faux ; d'amples bidons de café noir mêlé d'eau très-légèrement alcoolisée les accompagnaient sur une petite charrette et devaient leur permettre de se désaltérer pendant les instants de forte chaleur. Des ateliers pour le charronnage, la forge, la cordonnerie, la menuiserie, la confection des vêtements, sont occupés par les malades, dont on obtient sans peine un travail suffisant pour subvenir aux besoins de la maison. On est toujours surpris de voir confier des outils, des instruments tranchants à des fous qui subitement peuvent devenir dangereux et les employer à des actions mauvaises. Il n'est pas sans exemple, mais il est extraordinairement rare qu'ils s'en soient servis pour commettre un homicide ou pour se donner la mort. L'aliéné respecte l'outil avec lequel il exerce son métier, que ce soit une hache, un frappe-devant ou une faux ; on dirait que l'idée de le détourner de l'usage consacré ne lui vient pas ; s'il veut faire un mauvais coup, il volera un couteau, ramassera un tesson de bouteille, et n'utilisera pas la pioche ou le merlin qu'il a eu en main pendant toute la journée.
L'exemple donné par Ferrus a été suivi. Partout on fait travailler les aliénés ; administrativement, on s'appuie sur l'article 13 de la loi du 16 messidor an Vil, qui dit : « Le Directoire fera introduire dans les hospice des travaux convenables à l'âge et aux infirmités de ceux qui y sont entretenus » scientifiquement, on a constaté les excellents résultats que l'on obtenait, résultats prouvés au besoin par ce fait que, dans la nuit qui suit les jours de repos imposé, dimanches et grandes fêtes, le sommeil des aliénés est incomplet et troublé. [...]

pp. 361-363 :
« Lorsque j'ai visité l'établissement [Vaucluse], il contenait 507 malades, traités par deux médecins et surveillés par 39 gardiens et serviteurs. La disposition des bâtiments, la séparation des hommes et des femmes, la division des quartiers, l'organisation des services, sont analogues à ce que nous avons vu à Sainte Anne et à ce que nous trouverons à Ville-Evrard. Une sortie de plan uniforme, sauf les modifications imposées par la configuration des terrains, a été adopté pour la construction de ces trois asiles ; aussi accusent-ils tous trois les mêmes qualités et les mêmes défauts. Les qualités sont considérables, les défauts minimes ; deux seulement m'ont frappé : certains édifices indispensables, qu'il est inutile de désigner plus clairement, sont placés dans les préaux mêmes, loin des salles de réunion, loin des dortoirs : il faut absolument passer en plein air, c'est-à-dire sous la pluie ou sous la neige, pour s'y rendre. Cette disposition offre des avantages qui ne me semblent pas compensés suffisamment par les inconvénients de toute sorte qu'elle impose aux malades. L'autre défaut tient à ce que tous les quartiers sont identiques, ce qui est irréprochable au point de vue architectural, mais semble peu rationnel au point de vue pratique, car, s'il est insignifiant de réunir quarante huit aliénés tranquilles ou paisibles dans le même préau et d'en faire coucher seize dans le même dortoir, cela devient tout de suite difficile, dangereux même, lorsqu'il est question des agités, je croîs qu'il eut mieux valu faire les quartiers des surexcités moins amples et plus nombreux pour multiplier la surveillance, et de n'y enfermer jamais qu'un personnel de quinze ou vingt malades. [...]
Dans l'état actuel, la discipline souffre un peu de cet ordre de choses, ce qui n'est pas un grand bien ; mais la surveillance étant plus divisée et moins efficace, les évasions sont assez fréquentes. Dès qu'une évasion est signalée, il faut redoubler de zèle et ouvrir des yeux clairvoyants, car la manie de se sauver devient presque immédiatement épidémique. Il en est de même pour le suicide : quand un aliéné a réussi à se tuer, la plupart essayent de l'imiter, et il est bien rare qu'on n'ait pas quelque nouveau malheur à déplorer ; lorsqu'il s'agit de se débarrasser de la vie, les aliénés déploient une persistance, une hypocrisie, une volonté fixe et prédominante qui mettent en défaut les précautions les plus subtiles et feraient croire que la maladie suscite chez eux des facultés spéciales et presque surhumaines. En effet, si l'aliénation mentale trouble certaines facultés de l'entendement, elle en développe parfois d'autres à un point extraordinaire. On dirait que l'état de stupeur dans lequel tombent fréquemment, quelques-uns d'entre eux une période d'incubation, d'éducation interne dont ils sortent avec des dons intellectuels qu'on ne leur connaissait pas dans leur vie normale. C'est ce qui a fait dire que les fous se mettaient inopinément à parler des langues qu'ils ignoraient ; ceci est impossible, mais il est constant que la mémoire, surexcitée tout à coup sous l'action d'un afflux nerveux, peut rappeler d'une façon qui parait miraculeuse une langue que l'on a entendue jadis et qu'en état de santé l'on ne sait réellement pas. […] La stupeur est si profonde parfois chez les malades, leurs organes sont frappés d'une paresse tellement invincible, qu'ils se croient morts ; ils n'ouvrent ni les yeux ni la bouche et refusent de manger. Le docteur Billod a imaginé une bouche artificielle fort ingénieuse qu'on place de force entre les lèvres de l'absorbé et qui permet de lui faire avaler quelques aliments ; mais, si l'on tombe sur un malade dont les mâchoires sont maintenues par une contraction nerveuse, il faut y renoncer ; on lui briserait les dents et l'on n'arriverait à rien. On se sert alors d'une sonde œsophagique que l'on fait passer par une narine et que l'on dirige de façon qu'elle pénètre dans le pharynx ; et c'est ainsi qu'on peut envoyer de la nourriture liquide jusque dans l'estomac à l'aide d'un instrument fort prosaïque dont Molière a souvent abusé dans ses comédies. Lorsque ce mode dénutrition se prolonge, —j'ai connu un aliéné qui l'a supporté pendant dix-sept mois, — le patient finit souvent par être atteint de scorbut, maladie qui du reste n'est pas rare chez les fous. Il ne faut pas croire que ces êtres immobiles, qui vivent dans une concentration incompréhensible, muets, sans regard, sourds et pétrifiés, ne pensent à rien. C'est le contraire qui est vrai : l'agitation intérieure est formidable chez eux, un chaos de pensées se heurte dans leur tête ; ils sont un monde et vivent au centuple, emprisonnés dans un corps qui se refuse à toute manifestation extérieure. Lorsqu'ils sortent de cette rigidité, on est surpris de voir que rien ne leur a échappé, et l'on reste parfois stupéfait en écoutant le récit des phénomènes psychologiques dont ils ontété le théâtre fermé.

p. 385 :
Dans les préaux d'un des asiles, j'ai vu les femmes agitées se tordre, se débattre et souffrir en présence d'une gardienne impassible. Quoi! nous avons les anesthésiques les plus puissants, l'éther, le chloroforme, le chloral ; nous avons le chlorhydrate de morphine, l'atropine, la narcéine, et quand une lypémaniaque entre en fureur, se mord, se frappe, se déchire, la camisole de force suffit, on la traite par l'indifférence, et il n'y a pas là un médecin qui accourt pour la calmer! En outre, dans une déposition reçue par une commission extra-parlementaire, qui recherchait des moyens d'améliorer la loi de 1838, deux magistrats ont déclaré qu'ils avaient constaté, dans un asile public, qu'un médecin aliéniste continuait à rédiger le bulletin sanitaire d'un aliéné mort depuis plusieurs mois.
A quoi tient cela ? Écoutons les malades, ils ont un mot familier, une locution invariable qui nous l'apprendra ; ils disent : Le médecin passe ; le médecin va passer. Il passe en effet, et ne peut guère faire autrement, car il n'a pas le loisir de s'arrêter. Nous sommes forcés de répéter ici ce que déjà nous avons dit dans notre étude sur les hôpitaux : le personnel médical n'est pas assez nombreux et les malades le sont trop. Les cinq asiles municipaux contiennent 3,920 places ; ils sont sous la direction thérapeutique de quinze médecins, dont huit seulement résident dans l'établissement même. Le service est donc distribué de façon que chaque médecin a 261 malades à soigner. Nous demandions aux médecins d'hôpitaux de consacrer trois minutes à l'examen d'un malade ordinaire ; mais ici la question n'est pas tout à fait la même, car il est indispensable de causer avec les fous, ne serait-ce qu'afin de pouvoir apprécier le degré et la nature de leur aberration. Or il faut bien cinq minutes pour interroger un aliéné, se rendre compte de son état, de l'effet que le traitement a pu produire ; cinq minutes par malade donnent un total de vingt et une heures : c'est ce qu'exigerait une visite consciencieuse dans les salles[...] Ferrus, médecin en chef de Bicêtre, et ensuite inspecteur général des asiles d'aliénés en France, a écrit : « Dans le service des aliénés de Bicêtre, où se trouvent moyennement de 700 à 800 individus, il m'a fallu plusieurs années d'une étude suivie pour prendre une connaissance exacte de chacun d'eux, ce qu'il m'eût été difficile d'obtenir si je n'avais été bien secondé. »

p. 389 :
« J'ai vu là, dans la personne du docteur Hergt, spécialement chargé de la division des femmes, le type du médecin aliéniste. De six heures du matin à minuit, il est sur pieds, et nul médicament important n'est administré qu'en sa présence. Dès qu'il a quelques minutesde loisir, il va les passer près de ses malades pour leur faire des lectures, leur raconter des historiettes, écouter leurs plaintes et faire pénétrer l'espoir dans le cœur des plus désespérées. Il n'est plus jeune, car il est d'âge à s'être dévoué jusqu'à épuisement, en 1832, à Marseille, lors de la grande épidémie de choléra, et les cheveux blanchissants qui entourent sa tête toujours penchée semblent augmenter encore l'incomparable douceur de son regard. Il est partout à la fois, chez celles qui pleurent, chez celles qui se frappent, chez celles qui sont furieuses ; il n'a qu'un moyen de répression : une inaltérable mansuétude. [...] Nous ne pouvons raisonnablement exiger de notre personnel médical des résultats analogue à ceux que je viens d'indiquer, il mourrait inutilement a la tâche. Il devrait être doublé pour le moins, afin que chaque malade eût droit à une consultation approfondie et souvent renouvelée ; mais si l'Assistance publique, par un de ces tours de force auxquels elle nous a accoutumés, mettait le nombre des médecins en rapport avec celui des malades, tout ne serait pas dit ; car l'étude du désordre mental semble rester stationnaire en France depuis longtemps, tandis que chaque jour elle accentue ses progrès chez les nations voisines.
On a dit qu'à Paris les médecins aliénistes forment une corporation sans maîtrise ; le mot est spirituel, mais dépasse le but. Nous avons des savants de premier ordre ; mais s'ils ont de la science, on peut douter qu'ils aient la foi, et ils paraissent ne pas croire à leur art, un des plus élevés qui existent. Pour trouver la cause de cette sorte de scepticisme, il faut remonter au point de départ et voir que tous nos aliénistes procèdent d'Esquirol. Or Esquirol était un philosophe ingénieux, un observateur très-perspicace, un philanthrope convaincu, mais il était si peu médecin, qu'on pourrait presque affirmer qu'il ne l'était pas du tout. Il a écrit : « Une maison d'aliénés est un instrument de guérison ; entre les mains d'un médecin habile, c'est l'agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales. » Idée juste en principe, mais qu'on a eu tort de rendre tellement absolue, qu'aujourd'hui le séjour dans un asile suffit et que le traitement médical est presque partout négligé. Certes, l'isolement, la vie régulière et disciplinée, l'éloignement du milieu pervertissant sont un grand bienfait pour l'aliéné, surtout si celui-ci trouve dans son asile l'unité parfaite du traitement rationnel, ce qui n'a lieu que rarement, car le directeur idéal d'une maison de fous devrait être à la fois médecin, prêtre et administrateur, afin qu'il n'y ait aucune déviation dans la direction imprimée au malade. Si le traitement moral suffisait, un administrateur intelligent pourrait facilement l'appliquer.
Ce que je cherche dans nos asiles, c'est l'action du médecin, et je ne l'aperçois que bien peu, que bien rarement dès que je suis sorti de la salle d'hydrothérapie. A voir nos aliénistes à l'œuvre, on dirait qu'à force de se considérer comme les investigateurs jurés des désordres de l'esprit, ils ne sont plus que des philosophes dissertant sur les différentes formes des aberrations de la pensée. Ont-ils donc oublié leurs études premières ? ne se souviennent-ils plus que l'aliénation, toujours produite par une altération matérielle, exige des soins constants, assidus, et qu'elle peut être modifiée, soulagée, guérie même dans beaucoup de cas par une médication énergique et suivie ? Ils partent d'un principe qui est vrai pour quelques rares malades, mais qui est radicalement faux et vicieux pour le plus grand nombre ; ils estiment que, pour ne pas perdre leur autorité morale sur l'aliéné, ils ne doivent le voir que rarement. — Non, l'influence ne s'impose pas ; elle s'acquiert lentement, en prouvant au malade qu'on porte intérêt à ses souffrances, qu'on les comprend, qu'on les partage, et l'on détermine ainsi une soumission, une volonté de guérir, un retour vers l'espérance que l'on n'obtiendra jamais si l'on se contente de passer rapidement en lui disant : — Allons ! ça ira mieux ! [...] La science aliéniste est-elle bien certaine de ne pas prendre les apparences pour la réalité ? S'épuisant à regarder les phénomènes extérieurs de la folie, elle ne voit plus qu'eux ; elle s'ingénie à mille divisions minutieuses et détaillées [...] Il ne s'agit plus aujourd'hui de dire comment procède la folie, ce qui est relativement facile, il s'agit de déterminer d'où elle procède, où gît la lésion qui l'a fait naitre, quel est le point spécial qui est atteint. En un mot, il faut découvrir la cause et non point se concentrer sur les effets.
La question est fort importante, on ne saurait la serrer de trop près. En reprenant la classification d'Esquirol, on peut dire que la lypémanie, la monomanie, la manie, la démence, l'idiotie, sont les cinq modes d'être de l'aliénation ; mais où siège le principe morbide ? [...] C'est là cependant ce qu'il faut savoir, sinon la science se complaisant à des nomenclatures ingénieuses, à des observations plus ou moins intéressantes, restera immobile et n'atteindra qu'imparfaitement le grand but qu'elle doit toujours poursuivre : le soulagement et la guérison des malades.

p. 341 :
C'est la préfecture de police qui envoie ses agents, toujours vêtus en bourgeois pour cette circonstance, chercher les malades chez eux ; elle les soustrait, autant que possible, à l'indiscrétion publique et paye la voiture qui les amène à l'infirmerie. Il se produit alors un fait constant. Lorsque l'aliéné est dans son domicile, il est condamné presque invariablement à la curiosité railleuse dépravée de ses voisins ; on s'amuse de lui et parfois on ne craint pas d'exciter son délire dès qu'on le voit emmené, emporté parfois, on n'éprouve plus pour lui qu'un sentiment de profonde commisération, on dit : Le pauvre homme, on l'arrête, il n'est pas méchant cependant, et s'il fait du mal aux autres c'est qu'il a perdu la tête. Et le malade laisse un souvenir douloureux dans le cœur de ceux pour qui, la veille encore, il n'était qu'un objet de risée.

En moyenne, un infirmier coûte par mois à l'administration 79 fr. 59 cent., et une infirmière 66 fr. 58 cent. [NDA]


Documents recueillis par Julie Froudière, docteur ès lettres de l'Université de Nancy 2010

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