L'hypochondrie

Résumé

D'Hippocrate au DSM-IV, l'histoire de l'hypocondrie est riche et complexe. Si nul ne conteste l'existence des malades hypocondriaques, une question essentielle et rémanente n'a pas trouvé de réponse définitive: l'hypocondrie est-elle un symptôme ou une maladie?

Parmi les tenants de l'unicité de l'hypocondrie-maladie, certains postulent que l'hypocondrie ne peut qu'être délirante, d'autres lui reconnaissent deux formes, mineure et majeure ou délirante.

Autre débat, issu du constat d'un lien intime et équivoque avec la mélancolie d'un côté, avec la paranoïa de l'autre: dans un cas comme dans l'autre, s'agit-il d'une seule et même maladie, ou de deux maladies distinctes ?

La question de la relation entre hypocondrie et psychose a connu un regain d’intérêt avec la notion de psychose hypocondriaque monosymptomatique. Sont plus généralement concernées toutes les pathologies psychotiques, mélancoliques et paranoïaques donc, mais aussi la schizophrénie, les psychoses hallucinatoires aigües et chroniques non dissociatives, les psychoses organiques.

Les critères proposés dans les classifications internationales les plus récentes reflètent les ambiguïtés rencontrées à toutes les étapes de la longue histoire de l'hypocondrie, notamment autour de la question de la croyance et de son intensité, de la capacité à douter, et du caractère, bizarre ou non, vraissemblable ou non, du délire.
Le cas d'une femme "qui croyait avoir avalé un lézard" il y a quelque deux cents ans est proposé à la réflexion du lecteur.

Mots-clés

Hypocondrie, hypocondrie-symptôme, Trouble délirant type somatique, mélancolie, paranoïa, psychose hypocondriaque monosyptomatique



SYMPTOMES PSYCHOTIQUES HYPOCONDRIAQUES

D’un point de vue étymologique, "hypochondre", mot qui remonte à Hippocrate, veut dire "sous les cartilages", sous les fausses côtes.

Il désigne une zone de l’abdomen censée être le lieu d’origine d’un certain nombre de pathologies : foie, bile jaune pour l’hypocondre droit ; rate, estomac, bile noire ou atrabile -synonyme de mélancolie- pour l’hypocondre gauche.

Selon Hippocrate, les maladies sont liées à un désordre des humeurs, dont la bile jaune et la bile noire, d’où la notion d’hypocondrie.

Galien a ensuite utilisé le mot pour désigner une pathologie dont l’origine (et non pas la localisation des symptômes) est située dans l'hypocondre gauche.

Un certain nombre d’auteurs ont pensé qu’il faut abandonner le terme hypocondrie pour ne conserver que l’adjectif hypocondriaque. Cette question posée au XIXème siècle réapparaît dans les actuelles classifications internationales DSM et CIM, sans être définitivement résolue: l'hypocondrie est-elle un symptôme ou une maladie?

La plupart des définitions de l’hypocondrie se réfèrent de nos jours à ce qu’on appelle en langage courant "les hypocondriaques", qui sont aussi nombreux que leur maladie est difficile à définir : tout médecin de ville dit avoir beaucoup d’hypocondriaques dans sa clientèle.

La définition d’Abadie, "exagération du souci de sa propre santé, recherche excessive de la défense de la santé" se rapporte à ces patients. La définition du Littré est plus intéressante puisqu’elle évoque la question de la croyance : c’est une maladie qui fait croire à ceux qui en sont atteints qu’ils sont attaqués des maladies les plus diverses. Ceci suppose une croyance, mais aussi une souffrance : ces patients sont plongés dans une tristesse habituelle, ce qui renvoie à un éventuel trouble de l’humeur.

Avant d’aborder la question de savoir si on doit considérer que l’hypocondrie est un symptôme ou une maladie, il faut rappeller la place de l’hypocondrie dans les classifications internationales actuelles, aussi bien dans le DSM-IV que dans la CIM 10.

Dans le DSM-IV, l’hypocondrie est une entité, classée parmi les troubles somatoformes (ce qui n'était pas le cas dans les versions antérieures du DSM) et d’autre part, comme dans la CIM, figure le "trouble délirant type somatique" parmi les troubles délirants, qui correspond à l’idée de présenter une imperfection physique ou une affection médicale générale.


Nos classifications du début du XXIème siècle retiennent donc à la fois l’hypocondrie-maladie et le symptôme délirant hypocondriaque. 

Comment donc savoir si l’hypocondrie est un symptôme ou une maladie ? Ce débat demeure ouvert : on peut aussi bien trouver des tenants de l’une et de l’autre position, du début du XIXème à nos jours.


L’hypocondrie-symptôme (le symptôme hypocondriaque)

L'hypocondrie comme symptôme commun à plusieurs entités morbides, psychotiques ou non, est une position défendue par de très nombreux aliénistes et psychiatres, de Magnan à Kraepelin, de Capgras à Bleuler. La plupart des tenants de l'hypocondrie-maladie admettent l'existence de tels symptômes isolés dans d'autres pathologies.

L’hypocondrie-maladie

La notion de l'hypocondrie comme maladie unique fut par exemple soutenue par Boissier de Sauvages au XVIIIème siècle, par Henri Ey au XXème siècle. Pour les "unicistes", il s’agit d’une maladie chronique évoluant généralement avec des phases d’exacerbation, des paroxysmes et des périodes de calme. Le trouble n’est donc pas installé une fois pour toute avec la même intensité, du fait de fluctuations dans le temps.

Selon les auteurs, l'hypocondrie est
  • - soit constamment délirante
  • - soit cliniquement séparable en deux formes, mineure et majeure ou délirante.


  • Certains auteurs considèrent donc que la maladie hypocondriaque ne peut qu'être délirante ou « vésanique » (terme choisi par Cotard, psychiatre français du 19ème siècle, inventeur du syndrome éponyme). Freud s’est aussi avancé d’une manière assez catégorique : après avoir considéré l’hypocondrie comme une entité autonome, il l’a reliée à ce qu’il appelait la paraphrénie (désignant alors l’ensemble paranoïa et schizophrénie) : selon lui, l’hypocondrie délirante était donc rattachée à la paraphrénie.

    Pour les auteurs retenant deux formes d’hypocondrie, comment différencier variété mineure et forme majeure ? Essentiellement par la conscience du trouble : dans la forme mineure, les malades auraient conscience de leur maladie en tant que maladie psychique, alors que dans les formes majeures, il y a méconnaissance de la nature du trouble. En résumé dans le premier cas, on serait du côté de la névrose et pour l’autre du côté de la psychose.

    Et pourtant, il existe des traits de caractère communs : mode de raisonnement centripète, égocentrisme, égoïsme, méfiance, susceptibilité, orgueil, autophilie. Et tous ces traits de caractère de l’hypocondriaque ne sont pas sans évoquer la personnalité paranoïaque.

    Il existe divers aspects de proximité entre personnalité hypocondriaque et paranoïaque. L’idée hypocondriaque, la sensation hypocondriaque corporelle renvoient à un trouble de l’esthésie ; en outre il y a une relation à double sens extrêmement intime entre l’idée et la sensation.

    L’hypocondrie mineure

    Elle a aussi été désignée par les termes : hypocondrie simple avec conscience, névrotique (au sens freudien dans le cadre des névroses actuelles c’est-à-dire, comme la neurasthénie ou la névrose d’angoisse, non liées à un conflit dans l’enfance).

    La forme mineure de l’hypocondrie a été décrite bien avant le Moyen Age ; au XVIIIème siècle elle fait partie des affections vaporeuses d’un certain Pierre Pomme qui eut une grande notoriété à la fin de l’Ancien Régime. Pour l'inventeur du concept de vapeurs qui réunissait l’hystérie et l’hypocondrie, l’hypocondrie est plutôt masculine, l’hystérie plutôt féminine ; selon lui la cause étant un déssèchement des fibres nerveuses, le traitement consiste à ré-humecter le système nerveux.

    Un psychiatre français, Abadie, a voulu nommer Arganisme (du nom de Argan, le malade imaginaire de Molière) cette pathologie de l’hypocondriaque névrosé : la proposition n’a pas eu beaucoup de succès.

    Quand on cherche à répertorier les signes qui caractérisent la personnalité des sujets atteints d’hypocondrie mineure, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup d’items communs avec les troubles dépressifs : tristesse, abattement, pessimisme, inquiétude, humeur sombre etc… Tels sont donc les deux pôles principaux de rattachement de l’hypocondrie : d’un côté la paranoïa et de l’autre côté la dépression.


    L’hypocondrie majeure

    été appelée hypocondrie délirante ou « vésanique » (« vésanique » au sens maladie mentale, terme abandonné, pratiquement synonyme de psychotique) ou hypocondrie dans les psychoses (Henri Ey).

    La définition est à peu près commune à tous les auteurs : croyance irréductible et inébranlable en une maladie invraisemblable. La question de la nature de la croyance et de son caractère vraisemblable ou non n’a pas été résolue dans les classifications modernes. Pour parler d’hypocondrie délirante ou psychotique, faut-il que la maladie soit invraisemblable ?

    Un autre point concerne les rapports de l’hypocondrie maladie avec la mélancolie d’une part et la paranoïa d’autre part.

    Un certain nombre d’auteurs ont considéré hypocondrie et mélancolie comme identiques ou extrêmement proches. Tout comme certains ont considéré hypocondrie et paranoïa comme similaires ou très proches.

    Henri Ey proposait de distinguer quatre sous types de maladie hypocondriaque : délire de préjudice corporel, délire d’agression corporelle, délire de transformation corporelle et délire de possession, de zoopathie, de grossesse. Certains éléments sont manifestement communs avec les troubles mélancoliques graves notamment le syndrome de Cotard où les malades peuvent présenter des idées de négation d’organes.

    Dans l’Antiquité, selon Galien par exemple, un excès de bile noire provoquait les deux maladies, la différence tenant à l’existence ou non de la douleur morale : s’il y a douleur morale, il s’agit d’une mélancolie ; s’il y a plutôt souffrance psychique (imaginaire) et physique, c’est l’hypocondrie.

    D’autres ont considéré l’hypocondrie comme une forme clinique de la mélancolie, ou une forme de début. Y-a-t-il différence de degré, progression continuelle de l’une à l’autre, au sein d’un même ensemble ? Ceci était la position de Cotard. Quand il a décrit son syndrome, Cotard se référait à un travail antérieur de Baillarger, à propos d’une forme de délire hypocondriaque dans la Paralysie Générale (syphilitique). 

    Aujourd’hui on ne rencontre guère que des ébauches de syndrome de Cotard : c’est un peu comme le grand automatisme mental de Clérambault dont on ne voit plus que des formes incomplètes. Est-ce dû à l’évolution de la société ou des thérapeutiques ?

    Il faut donc retenir que l’hypocondrie maladie est directement liée à la mélancolie d’un côté à la paranoïa de l’autre, deux maladies proches mais distinctes qui peuvent se transformer de l’une en l’autre selon certains ; d’autres auteurs estiment que hypocondrie délirante et paranoïa sont une seule et même maladie.

    Dans le cas Schreber, Freud évoque ce patient qu’il avait eu en analyse par une description clinique d’hypocondrie délirante avec ramollissement du cerveau, organes détruits sans estomac, sans intestin, sans poumons, œsophage déchiré etc… Il s’agit bien d’une pathologie délirante à partir de sensations physiques. Freud ne tenait pour valable aucune théorie de la paranoïa qui n’incluait pas les symptômes hypocondriaques.

    La relation de l’hypocondrie à la paranoïa est probablement du même ordre que celle de la névrose d’angoisse à l’hystérie : il existe une proximité qui en fait un ensemble commun. Henri Ey a évoqué cette bipolarité de l’hypocondrie entre paranoïa et mélancolie en parlant de bipolarisation sadomasochiste où l’une représenterait la dimension positive du phénomène (du côté de la paranoïa : les paranoïaques sont dynamiques dans leur lutte, dans leur recherche et dans le rapport persécuté-persécuteur) et l’autre le versant négatif ( du côté de la dépression : les mélancoliques sont abattus, souffrent et se plaignent, se sentent impuissants et incapables).

    A plusieurs reprises, des auteurs ont proposé l'abandon de la notion d’hypocondrie , pour ses implications thérapeutiques avantageuses: il y a plus d'espoir de résultats si l'on considère que l'hypocondrie n'est qu'un symptôme aspécifique.


    Hypocondrie et psychose

    La question de la relation entre hypocondrie et psychose a connu un regain d’intérêt avec la notion de psychose hypocondriaque monosymptomatique, telle qu’initialement appliquée au syndrome d’Ekbom.

    Le syndrome défini par Ekbom en 1938, est un délire d’infestation cutanée où les patients ont l’impression d’avoir des parasites sous la peau. Ces patients sont plus souvent vus par les dermatologues ou les généralistes que par les psychiatres. Cette hypocondrie particulière touche l’intérieur du corps, sous la surface cutanée sans atteindre les viscères ; ces malades sont convaincus d’être atteints d’un parasite, d’un acarien en général, une idée délirante se développant en secteur : le malade ne délire sur rien d’autre mais est convaincu de cette idée.

    La psychose hypocondriaque monosymptomatique peut avoir d’autres thèmes : idée délirante d’avoir une mauvaise odeur (mauvaise haleine ou une odeur corporelle), idée de laideur ou de difformité, idée d’être atteint de la rage, etc.

    Thérèse Lempérière a proposé de ranger dans le cadre des psychoses hypocondriaques le délire de préjudice corporel et de revendication post-opératoire : des idées de préjudice consécutives à une intervention qui se transforment ensuite en idées de persécution, comme un délire paranoïaque en secteur.

    Certains considèrent la présence de symptômes hypocondriaques dans les différentes pathologies comme un facteur de mauvais pronostic. C’est une question difficile, le pronostic pouvant différer selon le contexte psychopathologique d’émergence du système hypocondriaque : les pathologies thymiques ont en elles-mêmes un meilleur pronostic que les pathologies dissociatives.

    Les symptômes psychotiques hypocondriaques dans la mélancolie (au sens de l'épisode dépressif majeur sévère avec caractéristiques psychotiques du DSM-IV) sont congruents à l’humeur.

    L’interprétation et la persécution sont les deux caractères essentiels de l’hypocondrie paranoïaque. Il importe de savoir que l’existence d’une pathologie organique n’élimine pas ce diagnostic. Ceci est valable dans toutes les pathologies paranoïaques : un dire de jalousie est possible lorsque le conjoint est infidèle ; un délire de persécution n’exclut pas un contexte de harcèlement…

    Une forme clinique originale est la paranoïa du corps étranger : il s’agit du délire d’avoir quelque chose qui se développe à l’intérieur de soi, comme une grossesse ou une tumeur.

    Il faut également citer l’hypocondrie paranoïaque du nez (dysmorphophobie) et la paranoïa d’inventeur médical auto-thérapeutique : l’hypocondriaque invente un traitement qu’il tente de s’appliquer à lui-même avec le but de l’appliquer à d'autres.

    Assez souvent dans la schizophrénie, les symptômes hypocondriaques apparaissent tôt, possibles signes précurseurs dès la phase inaugurale, souvent associés à la dépersonnalisation, aux idées de morcellement ou à la désorganisation psychique et corporelle. Evidemment les idées délirantes hypocondriaques se rencontrent aussi dans le cours de la schizophrénie : aussi bien dans les formes déficitaires que paranoïdes. L’hypocondrie y revêt un caractère particulier, en raison d’une tonalité étrange, bizarre, hermétique. Les patients vivent ces phénomènes soit avec une forte angoisse dissociative, soit avec indifférence ou détachement.

    Il existe chez le paranoïaque un risque potentiel de passage à l’acte hétéro-agressif surtout vis à vis du persécuteur désigné, alors que dans la mélancolie et la schizophrénie, le risque est surtout celui d’une auto-agression notamment de mutilation.

    Enfin certains psychanalystes ont présenté l’hypocondrie comme un moyen de défense contre la désorganisation psychotique. Je laisse cette question à la discussion.

    Pour mémoire, d’autres pathologies psychotiques ou non psychotiques  peuvent générer des idées hypocondriaques: les délires hallucinatoires aigus ou chroniques, les psychoses organiques (Paralysie Générale, confusions mentales et toxi-infections), les épilepsies, les névroses, etc…


    Aspects classificatoires

    Deux ou trois points sont importants : le niveau de croyance, le niveau de conviction ou d’adhésion et le caractère bizarre ou non, vraisemblable ou invraisemblable du délire.

    Dans le DSM-IV le choix a été fait de limiter les délires hypocondriaques à des délires non bizarres. Il s’agit donc d’idées délirantes renvoyant à des situations possibles : être poursuivi, empoisonné, contaminé, atteint d’une maladie…

    Le caractère non bizarre est toujours relatif par exemple en fonction du contexte culturel, social, politique etc… Dans certaines sociétés, une idée peut apparaître bizarre alors qu’ailleurs elle serait acceptable voire vraisemblable.

    Autre particularité : le DSM indique que la croyance ne doit pas revêtir une intensité délirante. Mais qu’est-ce qu’une intensité délirante ? N'y a-t-il pas là confusion entre degré et nature? Enfin, le malade peut-il garder la capacité à douter mais ne pouvoir être rassuré?

    Les termes retenus dans la CIM-10 sont aussi discutables. Un hypocondriaque au sens classique peut être classé dans le chapitre hypocondrie sous condition d’un certain nombre de critères : en cas de délire avec idées non bizarres on peut choisir la catégorie des "troubles délirants type somatique".

    Si les idées délirantes sont bizarres, le DSM-IV propose de classer dans la schizophrénie. Mais on peut bien sûr imaginer la possibilité de délires ni bizarres, ni dissociatifs. Il reste enfin les catégories par élimination, telle la catégorie "autres troubles psychotiques non organiques" de la CIM-10 : un délire hypocondriaque monosymptomatique peut entrer dans ce cadre.

    Il demeure donc une difficulté de définition de l’hypocondrie d’un côté et du "trouble délirant type somatique" de l’autre.

    Ci-après une observation d’il y a presque 200 ans ; quelqu’un écrit à la Faculté de Médecine de Paris où existait un comité dit "des remèdes secrets". Ce comité, composé de Professeurs de la Faculté, répondait aux demandes adressées par les pouvoirs publics ou par des particuliers. Ici un habitant des Ardennes demande ce que l’on peut faire pour sa femme qui croit avoir avalé un lézard.




    Rapport sur une consultation pour une femme qui croit avoir avalé un lézard

    De Chaillon le 18 janvier 1809

    Monsieur le Ministre,

    j'ai l'honneur de vous exposer qu'il y a un an le 27 du mois de décembre dernier que la femme à François Philippot de cette commune il lui a parvenu un très gros accident, que voulant boire dans une cruche remplie d'eau, il s'y a trouvé dans la dite cruche un lézard rampant, donc que cette pauvre femme l'a avalé en buvant,

    ce qui lui cause grande peine et grand tourment depuis voilà treize mois qu'elle est dans des peines étranges, car j'ai consulté tous les médecins environnant nos cantons, et qui n'ont pu le faire sortir de son corps,

    mais pour le présent, elle souffre mille peines cuisantes et se lamente jour et nuit sans pouvoir dormir, toujours pleurer et gémir et dans un chagrin étrange de voir que cette cruelle bête est parvenue en grosseur,

    même elle la sent retourner dans son ventre, fait les effets de mouvement comme si c'était un enfant qui soit dans son corps, ce qui fait redoubler ses tourments car elle s'attaque à son estomac que cette cruelle bête la ronge sans pouvoir reposer,

    cependant j'ai fait le sacrifice du peu que j'avais pour tâcher de la tirer de peine, ce que je n'ai pu y parvenir car elle a pris des remèdes très forts et très coûteux sans y rien faire, c'est tout au contraire, les maux sont toujours plus grands.

    Le quinze janvier, elle m'a dit: “Mon mari, il faut tâcher de me chercher guérison à quelque part. Tandis que vos moyens sont insuffisants pour parvenir à ma guérison, il faut vous adresser à quelque autorité pour pouvoir me tirer de cet esclavage, car je sens que je suis à la veille de vous quitter et trois petits enfants qui sont en très bas âge, et pour tout recours, vous n'avez que le travail de vos bras pour y satisfaire”.

    Mais Messieurs, ce que j'ai l'honneur de vous proposer, un homme de Paris m'a cru, entendant raconter mes peines et mes tourments, m'a dit de m'adresser à vos autorités qui vont prendre part à mes peines, ce que j'ai l'honneur, messieurs, aujourd'hui de me présenter pour recevoir des secours aux docteurs, des refuges des chirurgiens, ce que j'ai l'honneur de vous exposer de jetter une œillade de compassion sur cette pauvre femme pour qu'elle parvienne à être tirée d'embarras.

    Vous considèrerez, Messieurs, ce que je vous ai annoncé ci-dessus est encore plus fatal que je ne l'annonce, car le récit n'est rien en comparaison de ce que c'en est, et j'espère à vos secours par votre main bienfaisante et pour votre charité que je pourrai parvenir au soulagement de ma pauvre femme,

    ce que j'ai l'honneur d'être votre très obéissant serviteur et je vous salue

    Mon adresse a François Philippot de Chaillon, près de St Mihel, Département de la Meuse, deuxième arrondissement de Commercy, Canton de Vigneulle, Commune de Chaillon
    .”

    Le maire de la Commune de Chaillon, qui a vu la demande du Sieur François Philippot à Monsieur le Ministre de l'Intérieur pour obtenir des docteurs en médecine de Paris pour donner des secours à son épouse et certifie que le Sieur François Philippot a consulté la majeure partie des chirurgiens des environs et que ces démarches et dépenses ont venues infructueuses et inutiles, c'est pourquoi il a l'honneur de recourir à Vous,
    à quoi nous avons posé le sceau de la Commune,
    Jean François Contaut, maire
    ”.


    Convaincue qu’elle a un lézard dans l’estomac, cette femme souffre, ne peut dormir, pleure et la cruelle bête grossit. Elle a consulté tous les chirurgiens parce qu’à l’époque dans les régions reculées, il n’y avait pas de médecins mais des chirurgiens et des officiers de santé : ils ont fait leur possible sans trouver de solution ; le mari a dépensé beaucoup d’argent et demande donc que faire à propos de cette situation qu’Henri Ey aurait désigné comme un délire de possession ou zoopathie (le délire zoopathique est l’idée délirante d’avoir un animal dans le corps).

    Le rapport de la Faculté de Médecine retient une seule dimension : il n’est pas possible qu’un lézard puisse survivre pendant treize mois dans un estomac. Pour le rapporteur, il s’agit d’un problème d’imagination et non d’une réalité, et il regrette que l’on n’y ait pas pensé pour tenter de désabuser la victime. L'idée délirante a donc, à l’époque, été considérée comme non nécessairement invraisemblable, et c’est sur ce point là que répond un… herpétologiste.

    Plutôt que d’interroger Philippe Pinel, le grand aliéniste, lui-même Professeur de la Faculté de Médecine, le problème a en effet été soumis à un de ses collègues, spécialiste des reptiles. La malheureuse a sans doute fini sa vie avec son lézard dans l’estomac…

    BIBLIOGRAPHIE SUCCINCTE

    Cotard Jules, «Du délire hypocondriaque dans une forme grave de la mélancolie anxieuse» Annales Médico-psychologiques, 1880, II; pp.168-174

    Cotard Jules, «Du délire des négations» Archives de neurologie, 1882; 11-12

    Ey Henri Etude n°16 «Délire des négations», Etude n°17 «Hypocondrie», in: Etudes psychiatriques. Paris, Desclée de Brouwer, 1950

    Freud Sigmund, «Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa (Dementia paranoides) (Le Président Schreber)» in: Cinq psychanalyses. Paris, P.U.F., 1995 (19e éd.)

    Maurel Henri, Actualité de l'hypocondrie. Rapport au LXXIIIe Congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française, Nîmes, 1975. Paris, Masson, 1977; 132 p.

    Classification Internationale des troubles mentaux. Descriptions cliniques et directions pour le diagnostic, dixième révision. CIM X (OMS). Traduction française coordonnée par C.B. Pull et dirigée par C. Bursztein. Paris, Masson, 1994

    Manuel Diagnostique et Statistique des troubles mentaux. DSM IV (APA). Traduction française coordonnée par J.D. Guelfi et dirigée par P. Boyer. Paris, Masson, 1996

    Pour une bibliographie plus étendue:

    Deschamps François, L'hypocondrie: proximité avec la mélancolie, les psychoses paranoïaques et schizophréniques. Thèse médecine, Paris V Paris-Ouest, 1999, n°34; 107 p.

    Mansion Olivier, Histoire médicale, psychiatrique et psychanalytique de l'hypocondrie. Thèse médecine, Paris VII Bichat, 1992, n°82; 239 p.

    Marselli Isabelle, L'hypocondrie: aspects contemporains du concept et des thérapeutiques. Thèse médecine, Paris VI Pitié-Salpêtrière, 1999, n°1085; 215 p.

    Sèze Catherine, L'hypocondrie délirante. Son rapport avec les structures mélancolique et paranoïaque. Thèse médecine, Paris VI Saint-Antoine, 1997, n°2061; 197 p. + bibliographie


    Michel Caire, Séminaire de Psychiatrie Biologique, Hôpital Sainte-Anne (Paris), Tome 35, pp. 133-144


    Michel Caire, 2012
    © Les textes & images publiés sur ce site sont librement téléchargeables pour une consultation à usage privé.
    Toute autre utilisation nécessite l'autorisation de l'auteur.