De la PMD aux troubles bipolaires


Tous les historiques de la psychose maniaco-dépressive commencent par une référence à Arétée de Cappadoce (IIe siècle après J.-C.), considéré comme le premier à avoir eu l'intuition d'un lien entre manie et mélancolie. Ce qu'il entendait par l'un et par l'autre et ce fameux lien sont mieux connus depuis la récente publication de son ouvrage, Des causes et des signes des maladies aiguës et chroniques, dans la traduction qu'en avait faite René Théophile Hyacinthe Laennec (édité et commenté par Mirko G. GRMEK, préface de Danielle Gourévitch. Genève : Droz, 2000).

La manie est pour Arétée l'une des trois grandes maladies, aux côtés de la mélancolie et de la frénésie, cette dernière se distinguant des deux autres par son caractère fébrile. Ainsi, écrit-il, “innombrables sont les espèces de la manie, mais par le genre elle n'est qu'une” … La manie est “un délire (ecstasys) qui dure, sans fièvre” qui “se caractérise par une agitation dans l'action”. Elle “connaît des intervalles ... mais l'intervalle n'est pas définitif s'il intervient dans le déroulement naturel de la manie, ou si le traitement du mal n'est pas convenable ...”.

Certains de ceux que l'on nomme donc maniaques semblent présenter un tableau assez proche du tableau homonyme actuel : chez eux, “la manie revêt une forme gaie, ils rient, ils plaisantent, ils dansent de nuit comme de jour, sans peur de se montrer, couronnés parfois comme des vainqueurs qui sortent d'une lutte ...”. Mais il y a aussi des maniaques ayant “des imaginations extraordinaires : ... tel ne buvait pas, se prenant pour une brique, de peur d'être détruit par l'eau”. Certaines espèces de manie sont en outre marquées par un trouble dépressif de l'humeur : “ils sont découragés sans raison, ceux chez qui la manie tourne à la tristesse; tandis que (chez d'autres) la manie tourne à la joie ...”.

Quant à la mélancolie, Arétée la dit être “un abattement lié à une seule apparition sans fièvre”, où “une seule apparition” doit être considérée comme fixation de l'attention à un seul objet, probablement proche de ce que l'on peut appeler une idée fixe obsessive.

“Devant les yeux des images bleu-sombre ou noires, chez ceux dont la maladie tire à la mélancolie. Mais des images plutôt rouges pour ceux chez qui la maladie tire à la manie, et même pourpres.”

Il est ainsi permis de considérer une parenté entre les notions cliniques définies par Arétée de Cappadoce et ce que nous définissons sous les mêmes termes de manie et de mélancolie.

Et voici ce que notre auteur remarque sur les relations entre l'un et l'autre : “nous voyons que les mélancoliques, surtout ceux en qui cette disposition est invétérée, deviennent facilement maniaques, et que, lorsque la manie cesse, la mélancolie recommence; en sorte qu'il y a passage et retour de l'une à l'autre, selon certaines périodes” (cité par Jacques POSTEL. Manie, lib. III, ch. V. In : Nouvelle Histoire de la Psychiatrie, 1re éd., 1983, p. 348).

Le lien diachronique est bien affirmé entre ces deux états apparemment opposés, mais sans que soit nettement affirmée leur identité commune, leur appartenance à une même maladie, un même “trouble”, disons-nous aujourd'hui.


Un autre petit détour dans l'Antiquité, deux cents ans environ avant Arétée, nous permet d'appréhender, avec Celse, médecin du siècle d'Auguste, la place que tient ce que l'on appelle aujourd'hui la dépression dans chacune des espèces de la folie antique, cette maladie mentale unique qu'il nomme Insania : pour Celse, l'insania présente trois forms : la phrenitis, la mélancolie, la manie.

La phrenitis ou frénésie en est la forme aiguë fébrile, et ceux qui en sont atteints sont gais ou tristes, il y a même “ceux qui sont excessivement gais et ceux qui sont dans une tristesse excessive”.

Dans la mélancolie, “genre de folie qui consiste en une tristesse que la bile noire paraît provoquer”, il y a, écrit-il, une “tristesse prolongée, accompagnée de crainte prolongée et d'insomnie”.

Quant aux maniaques, Celse en décrit deux espèces, “ceux qui sont trompés par des images, d'autres, c'est par l'esprit qu'ils déraisonnent”, et ces images “sont tristes ou gaies” ... “en cas de tristesse il faut donner l'ellébore noir ..., en cas de gaieté l'ellébore blanc”. Et, “si c'est la raison qui fait défaut au fou ... il est important de considérer si, sans raison, le malade rit souvent ou s'il est triste et abattu”. Suivent des précisions sur “le meilleur traitement de l'hilarité folle” ... et celui de la “tristesse excessive” ...


Un saut jusqu'à l'époque moderne et contemporaine nous conduit à évoquer, parmi ceux qui ont eu l'intuition d'une relation entre manie et mélancolie et qui en ont laissé une trace, l'anatomiste Thomas Willis (1622-1675) (qui n'est pas le Willis (1717-1807) médecin du roi Georges III) et sa description de la folie à double forme, ainsi que le note Ritti dans un article du Dictionnaire Dechambre : “Après la mélancolie, il faut traiter la manie qui a avec elle tant d'affinités que ces affections se changent souvent l'une dans l'autre”.


Mais c'est dans le Dictionnaire Universel de Médecine, de James, paru en 1746 en France, que sont dans l’article Manie (T. IV, p. 1110), le plus explicitement exposés les éléments principaux de la définition de la PMD de la fin du siècle suivant.
Il est “absolument nécessaire de réduire la mélancolie et la manie à une seule espèce de maladie, et uniquement de les examiner d'un même coup d'œil; car nous trouvons par nos expériences et par nos observations journalières, qu'elles ont l'une et l'autre la même origine et la même cause, c'est-à-dire, une congestion excessive de sang dans le cerveau, qui est la partie la plus faible et la plus tendre du corps, et qu'elles ne diffèrent que par le degré et par la période; en sorte que la mélancolie peut être regardée à juste titre, comme le commencement de la manie; et la manie comme l'accroissement, l'effet accidentel, ou même le dernier degré de la mélancolie” (cité par Jacques POSTEL, Nouvelle Histoire de la PsYchiatrie, 1983, p.348-349).

Comme Celse, Philippe Pinel et à sa suite Esquirol considèrent au début du XIXe siècle la folie, alors appelée aliénation mentale, comme une maladie unique, dont sont décrites plusieurs espèces : la manie, la mélancolie (scindée par Esquirol en monomanie et lypémanie), démence et idiotisme (idiotie et imbécillité, selon Esquirol).

Deux remarques s'imposent au sujet de la manie de Pinel : l'ambiguïté du terme, et l'hétérogénéité de son contenu : synonyme d'aliénation mentale dans le titre de son grand Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, ou la manie, édité en 1800 (le mot manie disparaît du titre dans la seconde édition en 1809) ; la manie, en tant que l'une des formes de l'aliénation mentale, rassemble des troubles très hétérogènes, des délires aigus toxi-infectieux à l'aliénation générale chronique.

Quoi qu'il en soit, Pinel comme Esquirol considéreront manie et mélancolie comme des espèces parfaitement distinctes et autonomes.


Dans cette “préhistoire” de la PMD, Wilhelm Griesinger mérite d'être cité pour sa description en 1845 (Die Pathologie und Therapie der psychischen Krankheiten, traduction française en 1865) des troubles alternants saisonniers (manie printanière, dépression automnale).


Nous en arrivons (à la suite de l'excellent article de Thierry Haustgen, « Aspects historiques des troubles bipolaires dans la psychiatrie française », L’Encéphale, 1995 ; sp. VI : 13-20) à Jules Baillarger (1809-1890) et Jean-Pierre Falret (1794-1870) et à ce qu'ils ont décrit la même année sous les noms de folie à double forme et de folie circulaire.

Chacun d'eux fonde le diagnostic de la nouvelle entité sur l'aspect longitudinal, diachronique des troubles - et non plus seulement sur la symptomatologie synchronique - évoluant par accès dont la symptomatologie, bien qu'opposée, relève d'une même maladie.

C'est dans une note lue le 30 janvier 1854 à l'Académie de médecine (dont il était membre) que Baillarger expose ce qu'il pense être une découverte, baptisée folie à double forme, “genre de folie caractérisé par deux périodes régulières, l'une de dépression, l'autre d'excitation”.
Trois points essentiels : un accès est constitué de deux périodes; ce sont deux états - différents mais - d'une même maladie qui se succèdent; la transition d'une période à l'autre est brusque. Pour l'auteur, le genre comprend plusieurs espèces, plusieurs formes cliniques : accès isolés, accès intermittents, accès de successions ininterrompues.

La même année, Jean-Pierre Falret publie son Mémoire sur la folie circulaire, forme de maladie mentale caractérisée par la reproduction successive et régulière de l'état maniaque, de l'état mélancolique et d'un intervalle lucide plus ou moins prolongé. Les deux critères principaux sont que chaque accès, ou cercle de la maladie inclut manie, dépression et intervalle lucide (cet intervalle libre ou inter crise qui est absent de la folie à double forme), et que ces accès “doivent se succéder pendant un long temps et se succèdent le plus souvent pendant toute la vie”.

Baillarger comme Falret s'écartent donc tous deux d'une vision parcellaire des troubles de l'humeur, d'une approche exclusivement synchronique, démontrent donc l'unité d'une affection présentant deux versants opposés. En décrivant une nouvelle maladie, ils remettent aussi en cause le concept moniste d'aliénation mentale (plus nettement chez Falret “c'est une forme de maladie mentale ...” que chez Baillarger, qui reste fidèle à son maître Esquirol et à son approche syndromique.


L'un des grands promoteurs de ce passage de l'idée d'aliénation mentale unitaire à celle de maladies mentales multiples et autonomes, de ce changement de paradigme selon le mot de Lantéri-Laura est le fils de Jean-Pierre Falret, Jules Falret (1824-1902), qui décrit la folie à formes alternes, où il distingue formes à courtes périodes et formes à longues périodes en fonction de la durée de l'intervalle libre.

Signalons également la parution en 1883 du Traité clinique de la folie à double forme, d'Antoine Ritti.


L'année précédente, en 1882, Valentin Magnan avait créé le groupe des folies intermittentes, qui rassemble tous les types antérieurs, folie circulaire, folie à double forme, folie alterne. En 1890, Magnan définit enfin la folie intermittente, “espèce pathologique se traduisant par la répétition d'accès maniaques ou mélancoliques, isolés ou combinés de diverses manières, mais présentant toujours une évolution, une marche et des caractères généraux communs”. Ce groupe englobe tous les accès intermittents et les épisodes maniaques et mélancoliques isolés, comme le fera Kraepelin neuf années plus tard avec sa Folie maniaque-dépressive.

En 1894, Gilbert Ballet regroupe à son tour les diverses formes sous le nom de folie périodique, maladie dont “la caractéristique réside moins dans la succession des deux phases mélancolique et maniaque constitutives de la plupart des accès, que dans (son) évolution générale”. La caractéristique majeure est l'évolution générale, affirme ainsi Gilbert Ballet, après Magnan.

Ce primat du critère évolutif est repris par Emil Kraepelin qui parachève le travail de synthèse entre 1899 (6e édition de son Traité) et 1913 avec sa Manisch-depressive Irresein, la Folie maniaque-dépressive.

C'est Le modèle unitaire de la psychose périodique, dit “modèle unitaire kraepelinien”, qui renforce l'identité de la manie et de la mélancolie et se caractérise d'une part par l'évolution spontanée (cycles, récurrence, rémission), d'autre part par l'endogénéité et la composante héréditaire.

Kraepelin oppose sa Folie maniaque-dépressive à la démence précoce. Pour lui, existe un continuum allant de la manie aux états dépressifs (continuum que Manfred Bleuler, en 1924, étend jusqu'à la schizophrénie).

Ce sont deux médecins de la Salpêtrière, Gaston Deny (1847-1923) et Camus qui font connaître en France le modèle kraepelinien, en publiant en 1907 leur ouvrage intitulé “Les folies intermittentes. La psychose maniaque depressive”.


Folie est ainsi devenue psychose, changement de terme sur lequel nous reviendrons. Ce terme de psychose semble alors traduire trois états de fait :
- il s'agit d'un trouble purement endogène,
- la vie psychique est totalement envahie,
- il y a déni des troubles de la part de celui qui en est atteint.

La dépression de la PMD est alors opposée à la dépression névrotique et réactionnelle, selon deux aspects : l'intensité et la gravité (majeure/mineure), et le traitement (physique/psycho analytique).

La PMD semble marquer la fin définitive de la survivance de la manie et de la mélancolie comme entités séparées et autonomes : elles ne sont plus que des périodes d'une même maladie.


Et puis, dans les années d'après-guerre, avec les travaux de deux élèves de Wernicke, lui-même grand rival de Kraepelin, les Allemands Karl Kleist et Karl Leonhard, on assiste au démembrement de la PMD, divisée en affection monopolaire (caractérisée par la dépression) et affection bipolaire (ou PMD bipolaire), selon qu'il n'y a pas ou qu'il y a épisode maniaque.
Et tandis que disparaît l'opposition entre dépression endogène des PMD et dépression névrotique disparaît le terme de psychose (les troubles dépressifs névrotiques sont aujourd'hui, dans le DSM IV, englobés dans la dysthymie).

Cette critique, cette rupture du modèle unitaire est prolongée par le Suédois Carlo Perris et par le Suisse Jules Angst en 1966, qui chacun valident aux plans diagnostique et pronostique cette subdivision bipolaire-unipolaire, en fonction du type d'accès (reprise dans le DSM III de 1980, traduit en français en 1983) : d'un côté les Troubles UniPolaires (unipolar disorder), de l'autre les Troubles BiPolaires (bipolar disorder).

L'existence de cette “autre classe” des troubles de l'humeur, le Trouble UP, qui a aussi parfois été appelé “Trouble non BP”, correspond à la maladie dépressive caractérisée par une dépression à répétition, généralement sévère, dit également trouble dépressif majeur récurrent.

Le(s) Trouble(s) BP se scinde(nt) en :
- BP I, caractérisés par au moins un épisode maniaque ou mixte (MD, Md et M) et généralement par des épisodes dépressifs récurrents;
- BP II, où la dépression domine, sévère et récurrente, associée à des accès hypomaniaques récurrents (mD) ;
- et depuis le DSM III-R, le trouble cyclothymique (md).


Depuis, du Trouble BP, nous sommes passés au spectre bipolaire, et mieux encore au spectre bipolaire élargi, qui regroupe les Troubles BP proprement dits (les trois types sus-cités) et de multiples sous-types, dont :
- Le Trouble BP III, caractérisé par une dépression majeure récurrente avec hypomanie - voire manie - induite par le traitement antidépresseur;
- La constellation des Troubles BP dits atténués (absence d'épisodes maniaques typiques).

Et sans entrer dans l'intégralité des divers autres sous-types (voir Akiskal et Pinto, et Klerman), on peut remarquer que plusieurs conduisent à étendre ce fameux spectre, d'un côté et de l'autre.

Ainsi, aux dépens du Trouble UP :
- La dépression pseudo-unipolaire (virage maniaque ultérieur) d'Akiskal ;
- Le Trouble BP II 1/2, ou dépression cyclothymique;
- Le Trouble BP III 1/2, dépression majeure récurrente avec hypomanie et/ou instabilité thymique induite par l'abus de psychostimulants ;
- Le Trouble BP IV, dépression majeure avec tempérament hyperthymique (Akiskal) ou trouble cyclothymique (Klerman, 1981);
- Le Trouble BP V, dépression majeure avec histoire familiale de bipolarité.

Et aux dépens de la psychose schizophrénique, le Trouble BP 1/2 ou Trouble schizo-bipolaire, où la manie a des caractéristiques psychotiques non-congruentes à l'humeur, et qui pourrait être le chaînon reliant PMD et schizophrénie ... notion qui conduit à un retour à Bleuler, précisément défendue par l'un de ses élèves, Angst.

Cette question est au cœur du débat entre position continuiste et position discontinuiste du champ de la psychose. Remarquons aussi ici en passant que Kraepelin n'a pour sa part jamais exigé de congruence des idées délirantes aux troubles de l'humeur.

La notion de spectre reflète, après le processus de fragmentation de la PMD, puis de celle des Troubles BP un effort de reunification : est réintégré dans un même champ l'essentiel de ce qui avait été écarté de la PMD kraepelinienne par Kleist et Leonhard ... Le spectre bipolaire devient une maladie dont on décrit différentes formes cliniques, une maladie bipolaire.

Cet effort de réunification est plus net encore dans la notion de Maladie Maniaco-Dépressive, ou MMD, regroupant dépressions récurrentes et Troubles BP (dans un sens différent de celui d'Akiskal et Pinto pour qui MMD est synonyme de Trouble BP I).
Ce stade, où Trouble UP et Troubles BP seraient des variantes d'une même maladie, d'un trouble affectif unique présentant différents sous-types, est une nouvelle étape dans ce qui peut être considéré comme un retour vers le modèle unitaire de Kraepelin, une “approche néokraepelinienne”, en ce qu'elle souligne à nouveau l'importance primordiale de la réapparition récidivante d'une symptomatologie thymique analogue.

FORME, NATURE ET ÉVOLUTION

Selon qu'ils ont voulu insister sur la forme, sur la nature des épisodes ou sur le mode évolutif de cette maladie, les auteurs ont choisi des termes dont on peut s'exercer à proposer un classement, où choix sémantique et options théoriques se rejoignent.

Selon les caractéristiques de la forme

- La folie à double forme.
- La folie à double terme, où terme a le sens non pas de limite mais d'expression. " Terme double" est aussi utilisé en architecture pour signifier “celui qui a deux faces”, comme Janus, dieu romain au double visage, que l'on a considéré comme le créateur de toutes choses.
- La psychose bipolaire et le trouble bipolaire.

Selon la nature (ou le contenu) des épisodes

- La folie maniaque-dépressive.
- La psychose maniaco-dépressive, qui fait partie des psychoses affectives, au sens de thymiques, d'où psychoses dysthymiques, terme ambigu en usage naguère en France. Rappelons ici que “trouble affectif” du DSM II et III, traduction littérale de l'anglais, est devenu “trouble thymique ou trouble de l'humeur” dans les DSM III-R et IV.
- La maladie maniaco-dépressive.

Selon l'évolution de la maladie

- La folie intermittente, de intermittere, discontinuer : il y a succession d'accès et de rémissions, la maladie s'arrête et reprend par intervalle, les intervalles sont variables.
- La folie à formes alternes, la folie alterne ou folie alternante : l'alternat est l'ordre dans lequel des choses différentes se succèdent périodiquement, ce qui est alternatif a lieu tour à tour et avec une certaine continuité, un mouvement régulier tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. La folie alterne serait la forme de folie périodique dans laquelle les accès alternent régulièrement ...
- La folie circulaire, de circulus, cercle.
- La psychose cyclique ou maladie cyclique, de kuklos, cercle. En astronomie, un cycle est une période. Il s'agit d'une affection qui a rapport avec un cycle périodique, une maladie qui passe par des étapes successives régulières donc prévisibles.
La psychose périodique, de periodos, chemin autour, revient donc à des temps marqués, réguliers : il y a succession d'accès à des intervalles plus ou moins grands. L'expression fut réservée aux psychoses dont les accès se succèdent à des intervalles égaux ou reparaissant à peu près à la même époque de l'année.

Forme, nature et évolution s'associent et se combinent dans d'autres termes

Cyclothymie et troubles cyclothymiques renvoient à la fois à la nature et à l'évolutivité. Kahlbaum, qui a créé ce terme de Cyclothymie en 1882 (ainsi qu'auparavant celui de Dysthymie) au sens de troubles mentaux circulaires n'a guère été suivi, si ce n'est par Kurt Schneider qui propose en 1932 de remplacer folie maniaque-dépressive par cyclothymie.

Trouble bipolaire à cycle rapide en phase maniaque, renvoie à la forme (bipolaire), à la cyclicité (cycle rapide), à la nature (ou polarité = maniaque), à l'intensité (maniaque versus hypomaniaque), à quoi pourrait être ajouté le tempérament de base ...

GOÛT DE L'EUPHÉMISME, MODE DE LA SYNECDOQUE

Folie et psychose, maladie et trouble

Il a toujours été d'usage d'écarter les termes désuets, galvaudés, dont le sens s'est perverti, a évolué en prenant un caractère péjoratif. Ambigu était par exemple pour Esquirol le terme mélancolie, qui lui a préféré lypémanie, comme d'ailleurs il avait rejeté celui d'hôpital, terme à connotation très négative, qu'il remplaça par celui d'asile. Folie a donc été très tôt mis en cause par Pinel notamment, comme expression triviale et non médicale, mais a continué d'être très couramment utilisé par ses élèves et successeurs (folie à double forme, folie circulaire, folie intermittente ... ), avant que lui soit préféré le terme de Psychose.

Inventé par le Viennois Feuchtersleben en 1845, dans le sens assez général de trouble mental, Psychose est introduit en France dans les années 1880 par Magnan, qui évoque devant la Société médicopsychologique en 1888 “les psychoses ou folies proprement dites” : il est bien le ou l'un des tout premiers Français à passer de l'une (folie) à l'autre (psychose).
Kraepelin lui-même choisit un terme bientôt désuet (lrresein, folie en français) pour son entité maniaque-dépressive, vite remplacé par psychose.

Mais Folie reste en usage bien au-delà (Remarquons que l'édition originale du DSM IV a conservé le terme Folie à deux, en français dans le texte, pour Trouble psychotique partagé) : un chapitre signé Durand d'un Traité de Pathologie médicale et de Thérapeutique appliquée paru en 1920 est intitulé “les Folies périodiques” ; Folies, un “vocable que l'on pouvait penser abandonné”, s'insurge Charpentier dans les Annales médicopsychologiques en 1921 ; “on peut être surpris de voir ce mot de “folie” malgré le soin avec lequel les aliénistes conseillent de ne pas l'employer, résister à l'évidence même de ses défauts, et figurer en tête d'un chapitre d'ailleurs fort bien fait, d'un traité de psychiatrie”.

Psychose a depuis été supplanté, en matière de pathologie thymique, par “trouble”, au moins dans les dernières versions du DSM. Bien qu'il faille aussi reconnaître que “Péhemdé” a encore assez bien résisté, choisi par exemple comme titre d'un article de 1990 et d'un ouvrage en 1992 par J.-P. Olié, M.-C. Hardy et H.S. Akiskal.

Trouble atténue l'idée que véhicule le mot psychose, une idée devenue pour certains patients déshonorante, préféré désormais à Maladie, ainsi même qu'à Affection, pourtant assez neutres. Jusqu'à quand résisteront “Schizophrénie et autres troubles psychotiques”, qui voisinent avec “Troubles de l'humeur” dans le DSM IV ?

Mais psychose a paru inapproprié dans le domaine de la pathologie thymique non seulement aux usagers mais aussi à de nombreux psychiatres, en particulier à l'égard de considérations psychopathologiques théoriques, où la parenté PMD, schizophrénie et paranoïa est sujette à contestation.

La survivance de Manie et Maniaque mérite également d'être remarquée, alors même que les deux mots prêtent à équivoque : manie est aussi ce qui désigne ces habitudes bizarres, ridicules et risibles, et maniaque le délinquant sexuel honni.

Passons rapidement sur la mode du néologisme qui n'est souvent qu'une traduction par trop littérale et bien peu harmonieuse, dissonante même : ainsi “cycleurs rapides”, et pire encore “non-cycleurs rapides”.

Le tout et la partie

La synecdoque prend la partie pour le tout, substitue à un terme un mot qui est inclus dans ce terme : Maladie maniaco-dépressive bipolaire (bipolar manic-depressive illness) est devenue Maladie bipolaire (bipolar illness), Trouble affectif bipolaire et Trouble bipolaire de l'humeur (bipolar affective disorder) devient Trouble bipolaire (bipolar disorder).

La population touchée par la maladie est ainsi appelée Population bipolaire.

Mieux, un patient atteint de trouble affectif bipolaire devient Un bipolaire.

Tout ceci n'est en vérité pas tout à fait nouveau : dans une discussion à la Société médicopsychologique en date du 25 avril 1921, de Clérambault évoque les malades à double forme et une délirante à double forme, tandis que Philippe Chaslin parle de ce l'on voit chez les intermittents et précise : “j'ai vu une double forme” ...

M. Caire, K. Lozinski, « De la PMD aux troubles bipolaires », L’Encéphale, 2005, XXXI : 3-7, cahier 2


Michel Caire, 2012
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