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Jean Oury
La Garenne-Colombes (Hauts-de-Seine) 5 mars 1924 / Cour-Cheverny (Loir-et-Cher) 15 mai 2014


Psychiatre psychanalyste français. Fondateur en 1953 et directeur jusqu'à sa mort de la Clinique de La Borde à Cour-Cheverny.

Initié par François Tosquelles à l'hôpital psychiatrique de Saint-Alban à ce qui sera plus tard appelé psychothérapie institutionnelle, analysé par Jacques Lacan, Oury a développé soixante ans durant l'art du soin au malade mental dans le respect du droit à la folie [selon le titre de ce beau reportage d'Igor Barrère, Pierre Desgraupes et Etienne Lalou en 1977].

« N’avons-nous pas le devoir de rendre « habitables » ces lieux désertiques dans lesquels se sont égarés, souvent à jamais, ceux que nous nommons psychotiques ? » [Jean Oury]

Psychothérapie institutionnelle dans le Über-Uns

Hommage à Jean Oury
par Olivier Legré

« Christophe Du Fontbaré, quand il m'a téléphoné l’autre jour, m'a demandé de faire un exposé théorique sur l'œuvre d'Oury. Il m’a donné cinq minutes pour vous l'exposer dans sa quasi totalité. La prochaine bonne idée que tu as, Christophe, tiens moi au courant !


Le 15 mai 2014, Oury se désincarne ou plutôt, se dématérialise... Il a décidé ce jour là de quitter son Körper, surtout à ne pas confondre avec le Leib.

Expérience exténuante, mais bon… il finit par arriver dans une sorte d'endroit, un peu hors temps...

Et comme chaque jour que le Bon Dieu fait, Oury se pose la question : "Mais qu'est-ce que je fous là ?"

Au loin il aperçoit un type avec une grosse clé à la ceinture. A la vue de la clé, il se dit : « Au Praecox Gefühl, ça sent pas trop la liberté de circulation… drôle de Stimmung, on verra bien »… il s’approche.

Le type en question prend la parole : « Pierre - mon nom est Pierre - Saint Pierre. »

Dans son for intérieur, Oury pense :
« Un type qui se prend pour Saint Pierre, si je n'ai pas un peu d’Haldol avec moi, ce ne sont pas quelques entretiens qui vont suffire »

Oury lui demande :
« Vous n’auriez pas quelque chose à boire de l'eau, n’importe quoi, un Coca light ? J’ai soif, je viens de mourir, j’ai beaucoup voyagé. »

Pierre répond :
« On verra bien après avoir un peu discuté. »

Oury soupire :
« Il y en a encore qui confondent accueil et admission, enfin passons …»

Pierre lui explique donc, qu'en fonction de l'entretien qu’ils vont avoir, son sort sera décidé.

Oury marmonne : « La décision, Kairos… »
Il obtempère et se raconte :
« J'étais médecin directeur d'une petite clinique dans le Loir-et-Cher, on y accueillait les schizophrènes les plus graves, voire même des vésanies. Mon idée étant que, même chez le type le plus esquinté, il y a toujours un petit truc de l’ordre du singulier, quelque chose de l’ordre du transfert, de la disparité subjective, ça prend parfois des années…
pour un tout petit signe.
C’est la moindre des choses. »

Pierre enchaine :
« Heureux les simples d'esprit. En quelque sorte, vous incarnez les vertus cardinales du Christianisme : la Foi, l’Espérance et la Charité ! »

Oury le regarde en souriant :
« C'est relativement naïf… cher saint Pierre… si je peux me permettre…
Certaines naïvetés, certaines empathies, peuvent parfois cacher des jouissances un peu malsaines.
Pour éviter de tomber dans ce piège, j’ai théorisé le droit à la connerie, à mon sens, il faut 20% de conneries pour être un peu subtil, pas trop s’y croire et tenter d’approcher l’autre dans son opacité. »

Pierre lui répond :
« Ca fait des milliers d’années que je fais ce boulot et je n’ai encore jamais vu ça, un type comme vous. D’ailleurs ma lecture assidue de la Bible ne m’est, en ce qui vous concerne, d’aucun secours. »

Oury :
« La Bible, c’est quand même un bon bouquin, je l’ai lu, mais bon, il ne faut pas trop fétichiser non plus, c’est un peu comme le Guide Michelin, mais ça peut rendre service par moments. »

Pierre rétorque :
« Il faut absolument que je voie ça avec Dieu. »

Oury, ironique :
« Vous voyez souvent Dieu ? »

Pierre :
« Dieu est invisible…mais il est partout…Infiniment Bon, Infiniment Aimable. »

Oury dubitatif :
« Excusez moi encore, cher saint Pierre, mais, sans vouloir vous offenser, ce que vous affirmez là pourrait faire penser à quelque chose de l’ordre de la fonction moins un, la référence vide mais absolue, et sans laquelle il n’y a pas de possibilité de structure. »

Pierre un peu anxieux, commence à transpirer. Excédé, il dit à Oury :
« Où voulez-vous aller ? Paradis, Purgatoire ou Enfer ? »

Oury, dubitatif :
« Est-ce que vous faites des groupes entre les gens de ces trois endroits ? Des rencontres informelles, des expos ? Je dis ça afin que ça ne se chronicise pas pour l’Eternité et tous les risques de pathoplastie que ça comporte.
Si on ne fait pas ça, on est à la limite de la faute professionnelle grave ! »

Pierre :
« Non, on n’a jamais fait ça, rien de tel n’est prévu au programme de la Rédemption. »

Oury :
« Il faudrait peut-être que vous lisiez les Grundriesse de Marx, qui lui-même, soit dit en passant n’était pas marxiste, il n’était pas si con !
Et aussi, travailler le livre de Victor Alba sur le POUM.
Bion aussi, très important pour comprendre que les groupes fonctionnent de façon psychotique, édité au PUF. »

Saint Pierre, exaspéré :
« Où voulez-vous aller ? »

Oury :
« Dans la Divine Comédie, Dante parle de l’Anté-Purgatoire, un endroit où règne une température agréable et constante, on y est tranquille, un peu comme « La fabrique du pré » chez Francis Ponge. Les choses peuvent y arriver, entre l’attente et l’oubli…on peut peut-être y programmer du hasard. »

Pierre, hors de lui :
« Sortez, dégagez, allez-y et bon vent ! »

Oury arrive à une petite porte.
Il entend des voix au loin qu’il semble reconnaître.
La porte s’entrebâille, c’est Schotte qui vient lui ouvrir.
« Oury ! Je t’attendais. On vient de reformer le GTPSY, j'ai pris sur moi d'y inviter August Deese et Gustave Guillaume pour mettre toutes les chances de notre côté, on s’est donné cent mille ans pour arriver à une bonne traduction de Unverborgenheit. »

Oury le regarde en souriant :
« Faut voir… peut-être que ça prendra un peu plus de temps… »

Au fond de la pièce, qu’est ce qu’il aperçoit ? Ayme, Torrubia, Tosquelles et même Bonnafé en train de s’engueuler sur la Révolution espagnole.

Il va pour les rejoindre, et là, Oury sent alors une main sur son épaule, il se retourne et c’est Chaigneau qui le regarde et lui dit :
« Religieux B ».

Oury sourit et lui dit:
« Religieux B, allez, on y va, on continue ! »

Il se mirent donc au travail, quelques milliers d'années passèrent, et, un jour, alors que leurs élaborations commençaient à prendre consistance, ils entendirent un bruit inhabituel, quelqu'un frappait à la porte de l'Ante-Pugatoire...

Tosquelles, maugréant d'être interrompu dans son propos, alla ouvrir.

Saint Pierre se tenait dans l'embrasure de la porte.

Un peu gêné leur dit : - " Excusez-moi de vous déranger, mais, qu'est ce que je m'ennuie Là-Haut !
Est-ce que je peux venir avec vous ?"


Si quelqu’un veut continuer sur Rôle, Statut, Fonction, je veux bien céder ma place… »

Olivier Legré, Sainte-Anne, 18 juin 2014.


Oury dans le métro

Olivier Legré

Il m’arrivait de temps à autres d’héberger Oury chez moi, à Paris, après le Séminaire de Ste Anne ; hôte discret, pudique, présence de chat.

Au printemps 2013, convié à participer à un débat à la Clinique Rémy de Gourmont dépendante de l’Hôpital Maison-Blanche, il m’avait demandé de l’accueillir.

A 8h, petit déjeuner tranquille, écoutant du jazz, je commence à m’enquérir d’un taxi.

Lui continuait à parler et, comme chaque fois, se demandait à haute voix : « Qu’est-ce que je vais pouvoir leur raconter ? » (Variation sur la fameuse question « Qu’est-ce que je fous là », mais là en mode oratoire.)

8h, 8h15, 8h30, pas de taxi disponible.

Je lui propose d’aller en héler un avenue de Clichy. Pas de taxi sur l’avenue.

A bout de ressources, sachant que plus de cent personnes nous attendaient à 9h30, il ne restait plus que le métro, ligne 13 avec changement place de Clichy pour prendre la 2 jusqu’à Colonel Fabien.
(Ceux qui connaissent la 13 à cette heure apprécieront le parcours du combattant.)

Donc métro bondé sur les deux lignes. Lui, 89 ans, voûté et impassible.

Au changement, je lui trouve avec peine une place assise (la photo sera prise là, sous la station Pigalle)

Arrivé à Colonel Fabien, je comptais prendre un taxi pour monter jusqu’à la Clinique. Pas de taxi. (Je sus après que tous étaient au Salon du Bourget)

J’appelle Rémy de Gourmont : pas de voitures pour nous monter sur la butte.

Je lui dis « Jean, il va falloir monter à pieds ».

Avenue Mathurin Moreau, Oury soufflait, silencieux.

Je le préviens : « Après, il y a les escaliers, très abrupts, 86 marches ».

Réponse, dans un soupir un peu las : « On continue »

En bas des escaliers, je téléphone pour demander de l’aide. Michel Caire vient nous rejoindre, et nous voilà montant les marches, Oury au bras.

Il ne reste plus que la rue Hecht.

Livide, n’arrivant presque plus à marcher, dans un souffle, je l’entends dire : « Je ne fais pas assez d’exercice, ça me fait du bien »

Arrivé dans la salle noire de monde, il boit un verre d’eau.

Une heure et demie de conférence.

... Bravo.

Olivier Legré

 



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Michel Caire, 2014
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