LES PHOTOGRAPHISMES DE G. G. DE CLERAMBAULT ou LES PASSIONS D'UN MANIGRAPHE
Par le Docteur Yves EDEL, Psychiatre des Hôpitaux
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C'est en 1894, que le neurologue Jules Luys, fit donation à la Faculté de Médecine de Paris, de sa collection de préparations anatomiques de cerveaux. A partir d'une série de cerveaux prélevés post-mortem chez des malades mentaux ayant présenté toutes les variétés d'hallucinations jusqu'alors identifiées, cette collection se voulait être la preuve irréfutable de l'appartenance naturelle de la Médecine Mentale à la Neurologie.
En 1932, Jacques Lacan, jeune psychiatre, soutient sa thèse devant cette même Faculté de Médecine (De la Psychose Paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité).
Entre ces deux dates, quarante années seulement, que séparent la Grande Guerre et ses conséquences humaines irréversibles. Ces deux dates permettent d'encadrer à la fois une époque et la vie de celui que nous honorons aujourd'hui, à Bourges, sa ville natale.
G. Gatian de Clérambault fit toute sa carrière à l'Infirmerie Spéciale des Aliénés de la Préfecture de Police de Paris.
Psychiatre de formation et licencié en Droit, il occupa les fonctions de Médecin-Certificateur de 1905 à 1934, dans ce service d'urgences psychiatriques sous tutelle policière, dont il devint le Médecin-Chef en 1920.
Comme Médecin-Major, il fut directement confronté à la guerre: mobilisé en 1914, blessé à Soissons en 1915 et sur le Front d'Orient en 1917.
Photographe ou plus exactement ethnophotographe à l'occasion de deux séjours de convalescence au Maroc (1915 et 1917), il rassembla un important matériel ethnographique qui constitue la matrice de ses recherches et de son Cours libre de Draperie Générale et de Drapé Arabe à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris, dispensé de 1924 à 1926.
L'annonce de ce Cours, assez inattendue dans une revue psychiatrique comme l'Encéphale, résume exactement l'originalité et la cohérence de l'œuvre de Clérambault dans ses recherches personnelles sur les drapés et par extension dans ses recherches cliniques :
« Le Docteur de Clérambault, médecin chef de ['Infirmerie spéciale des aliénés près la Préfecture de police, a inauguré les 13 et 25 mars 1924, à ['Ecole nationale des Beaux-Arts de Paris un cours sur le Costume drapé arabe.
Ce cours constitue une innovation non seulement au point de vue artistique, mais encore au point de vue anthropologique.
Il n'existe, dans aucune langue, ni un traité ni une série de monographies pouvant fournir les éléments pour un tel cours ; notre confrère n'utilise que ses recherches personnelles. Monsieur de Clérambault a entrepris depuis 1910 le relevé méthodique de toutes les formes du drapé encore actuellement en usage, leur analyse et leur classification; il subdivise son sujet en anatomie comparée, organographie et physiologie ; le terme embryologie serait parfois justifié.
Le drapé obéit à des lois mécaniques et biologiques ; il reconnaît des méthodes générales et des variantes; il est susceptible de classement, à la façon des êtres vivants; l'esprit que comporte son étude se trouve être ainsi exactement celui des sciences biologiques. Les costumes drapés sont en voie de disparition.
Les médecins coloniaux feraient une œuvre utile en recueillant dès aujourd'hui les documents non pas seulement pittoresques, mais strictement analytiques, sur les drapés qui caractérisent leurs régions »
[publié dans le supplément de l'Encéphale - l'Informateur des aliénistes et neurologistes de langue française - 1924 sous le titre : Enseignement et inauguration d'un cours à l'Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris]. |
L'AGE D'OR DES CLASSIQUES
Lorsqu'en juin 1905, Clérambault prend ses fonctions à l'Infirmerie Spéciale, la situation de la Médecine Mentale en France est protéiforme, du point de vue clinique et nosographique. En 1913, Arnaud, à peine provocateur va jusqu'à intituler son Rapport Introductif au Congrès des Aliénistes et Neurologistes réunis au Puy "L'anarchie Psychiatrique".
Paradoxalement, ces années semblent avoir été aussi les plus fécondes sur le plan nosographique et marquent l'apogée de l'Ecole Clinique française de Psychiatrie. « C'est autour des années 1910, écrit Bercherie, que se constitue l'édifice nosologique considéré en France comme classique, avec lequel la psychiatrie française atteint son point de stabilité ».
Pour P. Pichot, c'est entre les années 80 et la première guerre mondiale que se situe un tournant de l'histoire des idées en médecine générale comme en psychiatrie (Un Siècle de Psychiatrie, Ed. Dacosta, 1983, p.53).
Dans leur ouvrage collectif sur l'Histoire de la Psychiatrie, J. Postel et Cl. Quétel précisent :
« C'est à ce moment que se voient les bonds quantitatifs de soutenances et l'apparition dans les titres de thèses de la plupart des entités psychiatriques encore dominante actuellement. Cela inciterait à situer la naissance de la psychiatrie, du moins celle dans la lignée de laquelle nous nous trouvons encore à bien des points de vue, autour de 1900 et non autour de 1800 comme le veut la tradition » (Nouvelle Histoire de la Psychiatrie, Ed. Privat, 1983, p.541). |
Même position chez le philosophe J.C. Beaune qui voit dans la période de 1880 à 1910 "l'âge d'or de la psychiatrie classique", d'abord marqué par "la grande chasse menée contre les vagabonds et la souveraineté théorique de la neurologie" (Le vagabond et la machine, Ed. Champ Vallon, 1983).
Entre 1880 et 1914, plusieurs facteurs décisifs ont donc contribué à fixer la clinique psychiatrique en position de corpus de référence fondatrice et stable comme en témoigne encore son usage dans la pratique séméiologique française actuelle.
Nous complétons ces positions en citant deux auteurs contemporains de Clérambault. Régis, auteur d'un célèbre Traité de Psychiatrie et professeur de psychiatrie à Bordeaux et Vaslet de Fontaubert qui soutint sa thèse la même année que Clérambault.
« S'il était permis de dégager d'un mot la caractéristique de cet immense labeur d'hier et du mouvement actuel qui en résulte, nous dirions qu'elle consiste en une tendance croissante à appliquer à la psychiatrie les données et les méthodes scientifiques de la pathologie générale contemporaine. La psychiatrie a cessé d'être un pur chapitre de la philosophie. Elle est maintenant et elle sera de plus en plus une branche à la fois psychologique, clinique, anatomique et sociologique de la science médicale, ou, pour mieux dire, de la biologie » [Régis, Traité de Psychiatrie, Introd. à l’éd. de 1914].
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« Après une longue lutte la psychiatrie a donc conquis la place qui lui est due parmi les sciences naturelles et s'est affranchie des préjugés religieux et métaphysiques; il lui reste un vaste champ de travail; à côté de la méthode d'observation clinique qui étudie dans l'état délirant les phénomènes somatiques et pathologiques cérébraux, à côté de l'observation biologique et anthropologique, ce seront les recherches anatomiques qui prépareront la voie pour la compréhension pathologique, et qui conduiront la psychiatrie à son idéal » [Vaslet de Fontaubert, Importance de l'Enseignement et de l'Etude de la Psychiatrie pour le praticien et pour l'expert, thèse de Paris, 1899, p.23].
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UN CHAMP D'OBSERVATION "MANIGRAPHIQUE"
Avec Clérambault à l'Infirmerie, il est des vérités "doctrinales" qui sont autant de points aveugles pour appréhender et fixer la singularité de sa position de médecin-expert en Médecine Mentale.
Premièrement, les maladies mentales sont dangereuses au niveau social et le plus souvent incurables au niveau individuel. Ce faisant elles constituent un formidable champ d'observation clinique et par extension ethnographique. Le clinicien observe certes des individus, mais doit chercher à obtenir des séries reproductibles d'observations. Le médecin-expert n'oubliait jamais le manigraphe qu'il se devait d'être dans la comparaison des folies entre elles et entre différents groupes sociaux ou différents pays et races, à la recherche des lois générales communes, on dirait volontiers aujourd'hui de lois transnosographiques ou transculturelles.
Clérambault est "manigraphe" (selon l'expression de Garnier), dans "l'observation vierge" au contact direct des populations d'aliénés reconnues par la Science Mentale.
Deuxièmement, il est acquis pour Clérambault que la Médecine Mentale fait partie intégrante de la Médecine et plus particulièrement de la Médecine Légale (selon l'enseignement de Brouardel) et de ce fait que la Médecine Mentale est aussi une médecine d'expertise [29 et 30 juin 1898 : discussion à la Chambre des Députés du projet de réforme des expertises médico-légales et création officielle d'un corps de médecins-experts auprès des Tribunaux dont les experts aliénistes; 23-24 décembre 1899 : décret modifiant le décret du 21 novembre 93, portant désignation des médecins-experts devant les Tribunaux. Journal Officiel du 24 décembre], auxiliaire scientifique du Droit pour l'éclairer et faire évoluer les lois (ainsi la position de Clérambault sur le divorce des aliénés, dans le sens de l'assouplissement de la législation du divorce en faveur de la personne "non-aliénée" du couple).
Ce champ d'observation se fonde sur le mythe scientiste de "l'observation vierge" des maladies mentales grâce aux circuits de l'urgence psychiatrique mise en place dans les années 1870 dans le cadre de la loi du 30 juin 1838 et la création de l'Infirmerie Spéciale, en tant que lieu de rétention, de capture des individus de ce qu'il faut bien nommer une garde à vue policière et psychiatrique.
« (Le) médecin de l'Infirmerie Spéciale (est) appelé à noter les manifestations de la déchéance cérébrale à tous ses degrés et à étudier les plus attristantes déviations du sens moral (...). On conçoit qu'il y ait là une clinique psycho-morale d'une exceptionnelle richesse. » [P. Garnier, La Folie à Paris, 1890, p.8]
« Qui n'a pas fréquenté l'Infirmerie Spéciale ne connaît pas la forêt vierge de la psychiatrie: l'observation du malade tout frais émoulu de la rue, appréhendé chez lui à l'occasion d'un conflit de palier, adressé d'une prison. Rien du malade de serre dont les troubles sont cultivés ou déformés par les interrogatoires et les traitements. Encore moins du malade d'herbier, desséché par un long séjour entre les murs d'un asile provincial. Si les locaux vétustes et quelque peu carcéraux du Quai de l'Horloge ne reçoivent jamais les rayons solaires, cette cave humide est éclairée par la lumière crue des faits qui .ne laisse pas place à la pénombre dans laquelle rôdent les mirages et naissent les dogmes ainsi que de la brume surgissent les fantômes et les fées. » [Pr Léon Michaux, in Leçon Inaugurale, tiré à part, Faculté de Médecine de Paris]
En pratique, le certificat d'internement selon la loi du 30 juin 1838 pour aliénation mentale comme la photographie d'identité judiciaire, n'existe comme fiche (ou unité) signalétique de l'objet capturé qu'en tant que partie de la totalité des certificats conservés à l'Infirmerie ou de la série des photos du fichier de l'identité judiciaire.
En 1893, on comptait 5 millions de fiches de police car le répertoire de Paris centralisait celles de toute la France. Les fiches concernant les femmes et les mineurs furent classées à part. Celles des hommes adultes (environ 4 millions) firent l'objet des observations et des statistiques les plus fouillées de la part de Bertillon qui démontra également que la fiche idéale de l'homme moyen français, c'est-à-dire d'un individu dont toutes les mensurations correspondraient très exactement aux dimensions qu'on relève le plus souvent, n'existe pas.
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En ce sens, Clérambault, outre son rôle d'expert auprès d'un individu, va sans cesse déployer une vision d'ensemble par les séries d'observations et la superposition des certificats de rechutes qu'il collecte dans une démarche d'ethnographe au sens moderne du terme, c'est-à-dire impliqué sur le terrain même des faits, contrairement à celui qui se contente d'être un compilateur de statistiques, en chambre, comparant entre elles des informations rassemblées par d'autres. Clérambault conserva toujours jalousement son droit d'interroger à chaud.
A l'Infirmerie, l'interne avait l'obligation de faire un premier examen physique et mental "de surface" aux seules fins de préparer le dossier médical, mais c'est Clérambault qui peaufinait, parachevait, fignolait le travail, manœuvrait l'examen mental et rédigeait le certificat médicolégal en des formules définitives, non sans avoir procédé à une foule de vérifications : compilation de notes préparatoires personnelles, procès-verbaux, correspondances, coupures de journaux et surtout les certificats antérieurs, parfois il ajoutait à son enquête des entretiens avec la famille convoquée à l'Infirmerie ou encore des proches, voisins ou collègues de travail ou encore protagonistes du fait divers ayant abouti à l'interpellation policière du prévenu d'aliénation.
C'est avec la rigueur d'un chimiste du laboratoire de toxicologie de la Préfecture de Police et l'acharnement patient des enquêteurs de police formés aux méthodes d'Alphonse Bertillon, que Clérambault rédigeait entre 5 et 10 certificats manuscrits par jour de longueur très inégale en fonction de l'intérêt du cas, de sa singularité clinique et surtout de ses conséquences médico-légales.
De 1905 à 1914, de 1919 à 1934, le chiffre total d'interrogatoires et d'examens effectués par Clérambault, à l'Infirmerie, est probablement supérieur à 15 000 ; pour environ 13 500 certificats - duplicata retrouvés par nous dans le fond des archives médicales du Centre Henri Rousselle à l'Hôpital Sainte Anne, Paris.
Pour la période de 1905 à 1934, les chiffres annuels des entrées à l'Infirmerie restent relativement stables avec des extrêmes de 1765 à 2060 annuellement.
Clérambault examine environ un malade sur 4 à l'Infirmerie avec des maxima en juillet ou les mois d'été lorsque ses collègues sont en vacances.
La moyenne annuelle se situe entre 450 et 500 personnes examinées (en comptant ceux non reconnus aliénés et remis en liberté ou transférés en prison ou en hôpital général).
Aucun tri particulier des entrants n'est effectué, le seul principe est celui de l'heure et de la date d'arrivée, en fonction du médecin de service (Clérambault, médecin-chef, tenait ses consultations l'après-midi.
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En 1864, Jean-Pierre Falret, prédécesseur de Clérambault comme médecin du Dépôt, qualifiait l'observation des aliénés de « partie de notre travail à laquelle nous attachons le plus de prix et l'objet principal de la science, car plus rigoureuse sera la méthodologie, plus pur sera l'objet découvert qui est la découverte de nouvelles entités pathologiques. »
« Ne réduisez pas votre devoir d'observateur au rôle passif de secrétaire des malades, de sténographe de leurs paroles ou de narrateur de leurs actions, que si vous n'intervenez pas activement, que si vous prenez en quelque sorte vos observations sous la dictée des aliénés, tout l'état intérieur de ces malades se trouve défiguré en passant à travers le prisme de leurs illusions et de leurs délires ».
Clérambault se situe dans la continuité de ce type d'interrogatoire mental. Il en a formalisé les manœuvres et le déroulement. Il en a pour ainsi dire sublimé la démarche dans une perspective de fiction scientiste toujours plus systématique appliquée à la pathologie mentale.
Les conseils de Falret résonnent avec ceux de Clérambault dans une de ses interventions à la Société Clinique de Médecine Mentale: « L'investigation scientifique commence au moment où l'on sait nettement ce que l'on cherche, ce qu'on néglige et ce qu'on ajourne. Personne ne se targue d'interroger par la seule intuition artiste, les persécutés systématiques, les mélancoliques », et parlant des érotomanes Clérambault ajoute : « de tels malades ne doivent pas être questionnés, mais ne peuvent être que manœuvrés et pour les manœuvrer il n'y a qu'un seul moyen, c'est les émouvoir. Parce que le mécanisme générateur, est effectivement un processus passionnel. »
Tout au long de sa carrière Clérambault ne change pas le plan de rédaction de ses certificats :
En ouverture, le diagnostic de maladie, puis les différentes enveloppes formelles des symptômes, illustrés par quelques propos rapportés par le malade (phrases significatives, néologismes, expressions argotiques, etc.) comme autant de preuves verbales de l'aliénation, les résultats des manœuvres physiologiques utilisées pour vérifier le pouls, la température, l'examen neurologique et en particulier le réflexe oculo-cardiaque (R.O.C.) considéré comme un indicateur diagnostique de certains états pathologiques (indicateur précocement étudié dans les recherches de Clérambault).
Suivent les considérations médico-légales et le statut social de l'aliéné qui concluent le certificat.
Ce qui caractérise Clérambault et les médecins-certificateurs de l'Infirmerie, c'est leur position d'autorité dans la rédaction des certificats de placement, alors qu'aujourd'hui nos certificats participent largement du langage commun quoique usant d'un corpus de signes spécialisés.
Ce sont les expertises mentales, les présentations de malades et les certificats d'internements qui ont fait "le style Clérambault".
La lecture des certificats illustrent que, au-delà même de sa position d'autorité, Clérambault avait un style qui lui appartenait en propre.
A propos d'un jeune garçon de 14 ans examiné et certifié par son collègue Dupré en 1906 dans les termes suivants:
« est atteint de débilité mentale avec perversions instinctives, inconscient de la portée de ses actes, irréductibilité. Tendance au vol, au mensonge, au vagabondage. Nécessité d'une surveillance continuelle. Dernièrement a acheté un revolver avec lequel il a tiré dans la rue sur des becs de gaz. Absence de moralité et d'affectivité, instruction très difficile et rudimentaire ».
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Clérambault rédige en 1921, le certificat suivant :
« R. est un débile, déséquilibré, amoral, pervers, inamendable, contre lequel la défense de la société ne peut être réalisé que par l'exclusion définitive de la vie sociale. Cette mesure n'apparaît réalisable dans les conditions actuelles que par l'internement dans un asile d'aliénés, à défaut d'asiles d'anormaux. En conséquence il y a lieu d'interner R. dans un asile d'aliénés. Nous proposons qu'il soit envoyé à l'asile d'aliénés de Hoerdt en Alsace, particulièrement adapté pour ce genre d'individus et aux individus de cette catégorie ».
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A propos d'une femme prénommée Louise Edith, dont le dossier nous précise qu'elle avait 42 ans, était sans profession et sans domicile fixe, Clérambault rédige en 1923 le certificat suivant :
« Atteinte de débilité mentale. Psychose atypique. Incurie, fabulation, propos de type imaginatifs mais pauvreté idéique extrême. Cachexie peut-être basale. Conservation de la tension et de l'enjouement. Trouvée nue dans une carrière. Contusions et ecchymoses linéaires stéréotypées. Dit avoir été frappée d'une verge par un inconnu (peut-être sadique; sévices même après rapport). Narration admissible sur ce point. Malpropreté. Errance depuis des semaines. Antérieurement hébergée à Nanterre. Traitée pour cause imprécise. Enrouement. Sommet suspect, état saburral, pouls 108 ».
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Il est intéressant de repérer l'expert dans sa position d'observateur "premier" réduite à un "photographisme" clinique brut de fait divers social que d'autres observateurs vont recadrer, à distance de l'urgence ... et de l'Infirmerie !
Clérambault rédige son certificat comme si les faits ne pouvaient coller qu'à une réalité figée qu'il avait débusqué telle. A l'Admission Sainte Anne, Briand rédige un certificat des vingt-quatre heures nettement plus nuancé:
« Est atteinte de débilité mentale (n.d.r : accord sur ce point avec Clérambault). Contusions et traces de coups. Flagellation subie la nuit sur le glacis de Romainville après rapport sexuel à 3 reprises par un inconnu sadique qui aurait été assisté d'un tiers faisant le guet. Il ne me semble pas s'agir de fabulation car elle présente des signes certains. Il ne semble pas non plus justifié qu'on la maintienne à l'asile des aliénés ».
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Même si toutes ces précisions participent de l'examen systématique sur le mode des procès-verbaux de police, on reste surpris de lire sous la plume médicale de Clérambault le qualificatif de « juif errant venu de Pologne », commentaire à connotation raciale (quoique en rapport par effet de clin d'œil à la forme clinique décrite par Charcot en 1889, du Juif Errant de la Salpêtrière par automatisme ambulatoire !) à propos d'un aliéné désigné ensuite de « Non valeur sociale. A expulser ».
Il note d'ailleurs la même appréciation : « Non valeur sociale. A expulser. Ou à réintégrer en ... » pour une femme bavaroise égarée à Paris au cours d'un voyage pathologique, et qui avait été dépouillée de ses affaires et de son argent par un pickpocket "apache".
D'autres certificats rédigés, quelques années après ses séjours au Maroc, montrent son intérêt constant pour les recherches ethnographiques auprès d'aliénés originaires du Maghreb.
L'on trouve en plus des formules cliniques habituelles, des notations ethnologiques précises concernant par exemple un algérien :
« appartient aux Hammaira affiliés aux Aissaoua auraient été "Medjdoub" (sic ; c'est-à-dire illuminé) selon toutes apparences comme forme indigène de la manie »
ou encore :
« Chleul du Sous, Arabe dialectal et Sabir » à propos d'un marocain [Certificat : Mohamed B. 31 ans, demeurant à Nanterre, né au Maroc : « Incurie. Enjouement. Excentricité sur la voie publique. Prétendait s'emparer d'une automobile. Immobilité prolongée. Indifférence morbide. Aucun effort pour être compris (…) ».]
Ces précisions vont bien au-delà du cadre légal exigé par l'article 8 de la loi du 30 juin 1838. [dans son article 8, la loi du 30 juin 1838 impose un certificat médical constatant l'état mental de la personne à placer indiquant les particularités séméiologiques de sa maladie]
On trouve dans un certificat d'érotomanie masculine l'identification : « kabyle algérien (oranais) » [Certificat du 24.12.1927, Mle 213.465 ; arch. méd. H. Rousselle] :
« Erotomanie vraisemblablement secondaire. Pluralité d'objets ; désir préétabli ; recherche déjà ancienne ; vraisemblablement hallucinations à l'origine ou à l'appui de ses convictions successives.
Voix féminine dans son ventre ou dans son cœur (sic). Influences locales bienfaisantes, sensations de tremblement et d'ascension. Autre voix du ventre lui disant des choses désagréables, au point qu'il ne pouvait demeurer dans sa chambre et craignait de devenir fou (sic).
Début, il y a au moins 2 mois. Préoccupations morbides depuis 18 mois semble-t-il. Hypochondrie, malaises physiques, inaction.
Conviction de devoir se marier bientôt avec une Parisienne, de l'être déjà, d'avoir été uni à elle officiellement, en son absence, sur les registres de telle mairie. Fausses reconnaissances quotidiennes avances par inconnues, identifications constamment corrigées ou fondues entre elles.
Démarches à la mairie pour avoir ses papiers et connaître le nom de sa femme, nouvelle identification, cette fois quelque peu passionnée, dans la personne même de la secrétaire qui le renseigne. Insistance désordonnée. Scandale.
Conviction d'être aimé, stage imposé par l'objet (jusqu'à connaissance parfaite du français et jusqu'à fin de son eczéma ; sic) ; refus et rebuffades non sincères, etc. Espoir foncier, malgré indifférence el doutes. Prêt encore à changer d'objet, pourvu qu'il s'agisse encore d'une parisienne ; la seule vraie femme et celle qui habite dans son cœur (sic).
Syphilis traitée. Dyspepsie (vomissements, dit-il). Roc ascendant. Kabyle algérien (Oranais) »
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CLERAMBAULT ET LA PHOTOGRAPHIE
Certains des collègues de l'Infirmerie, de l'Admission Sainte-Anne et des Sociétés savantes connaissaient son intérêt pour la photographie et son excellent coup de crayon [cf. le portrait du Docteur Dubuisson, médecin-chef à Sainte-Anne, retrouvé par Frémont, au revers d'un manuel d'accouchement ayant appartenu à Clérambault durant ses années d'études médicales].
L'intérêt pour la photographie doit être d'abord reconsidéré comme une réponse technique adaptée à la quête du chercheur et de l'enseignant Clérambault dans sa recherche de nouveaux supports aux images :
1. Dès sa thèse, Clérambault étudie des images microphotographiques [Microphotographie : photographie de préparation microscopique. Elle permet d'obtenir des images agrandies d'objets invisibles à l'œil nu, images qui donnent l'illusion de la vision à travers un microscope. C'est Foucault qui en, 1840, obtint le premier des épreuves daguerriennes au microscope. En général, on supprime l'oculaire et on enregistre sur la surface sensible, l'image même fournie par l'objectif. Celui-ci doit être achromatique. In Nouveau Larousse Illustré, publié sous la direction de Claude Augé, Paris].
Il s'agit de lésions othémateuses chez des aliénés, prises dans le laboratoire de M. MACE, chargé des travaux de microphotographies au Laboratoire d'Anatomie Pathologique de l'Asile Clinique Sainte-Anne.
[« les coupes histologiques dont il sera parlé dans notre thèse ont été faites dans le laboratoire annexe au pavillon de chirurgie du service du Docteur Picqué. Monsieur M. Mace, le micrographe, bien connu, a procédé à leur examen, nous n'ajouterons pas un détail à la description qu'il en a donnée (...). » In : Contribution à l'Etude de l'othématome - pathogénie, anatomopathologique et traitement par G. de Clérambault, interne des Asiles d'Aliénés de la Seine, licencié en Droit thèse pour le Doctorat en Médecine, Paris, 1899, publié in : Chirurgie des Aliénés, recueil de travaux, tome 2, Paris, Ed. Masson, 1903].
2. Il faut également mentionner l'existence, à côté de l'Infirmerie Spéciale, du Laboratoire Photographique de l'Identité Judiciaire fonctionnant comme un service judiciaire annexe du Dépôt selon les méthodes photographiques et les mesures anthropométriques de Bertillon.
On peut imaginer que ce service a, sans doute, permis à Clérambault de se familiariser avec les matériels et toutes les nouvelles possibilités techniques qu'autorisait la photographie en plein air et en chambre.
3. Il restait à retrouver dans les Archives Médicales de l'Admission à l'Hôpital Sainte Anne, les preuves éventuelles, antérieures à ses séjours au Maroc, de l'intérêt de Clérambault pour les images photographiques et la mise en scène d'images.
Deux lettres au moins sur un total de 43 lettres, confirment cet intérêt et font partie de la correspondance restante entre Clérambault et les médecins de l'Admission (Magnan, Briand, Colin).
« Mon cher Maître,
1° La morphinomane, peut-être tabétique, que je vous ai envoyée ce matin, nie toute toxicomanie associée. Mais les douleurs que je crois plutôt tabétiques pourraient, nous nous en souvenons vous et moi, appartenir au Chloral. Il serait indiqué de l'approfondir, avec l'aide du temps, à ce point de vue.
2° Autre thème. Pour ma Conférence de Dimanche prochain, je puis avoir besoin, pour quelques minutes, d'un phare d'auto comme projecteur de lumière, pour effets de contre-jour.
On m'a déjà promis cet ustensile. Mais comme deux sûretés valent mieux qu'une, et que d'ailleurs le fonctionnement peut rater, je vous demanderai si, en venant, vous voudriez bien faire munir votre auto de ses projecteurs, et me prêter, en cours de séance, votre chauffeur pour les manœuvrer? Ils peuvent servir aussi à accroitre la lumière fournie par le mien (nous opérerons dans un demi jour fort peu obscur). (…) » [lettre du 1er mai 1913 adressée à Marcel Briand, retrouvée in : Archives Médicales de l'Admission, Sainte Anne, Paris]
Lettre n°2
« Mon cher Maître, Pourriez-vous me garder quelques jours et me faire photographier la très pittoresque LE ... que vous allez recevoir. Pour la photo, il lui faudrait toute sa chevelure, bien hérissée de toutes parts, sans une épingle ni un nœud qui en restreignent la flamboyance... Veuillez excuser mon laconisme et agréer mes remerciements. Votre respectueux Clérambault. »
[Lettre du 28.01.1914 adressée au Docteur Briand nouveau médecin - chef du service de l'Admission, successeur de Magnan après son départ à la retraite.
Certificat : Marie-Pauline R ... couturière, 61 ans, née en Belgique le 28.05.1951, sans domicile. (Matricule 153091 ; placement d'office, admission Sainte-Anne, 21 juillet 1912, transférée Vaucluse, 23 juillet 1912) « délire de persécution avec idées mélancoliques, interprétation suivie, hallucinations auditives, paresthésie. Des voisins lui en veulent pour leur avoir enlevé un logement; ils l'endorment par l'électricité, font d'elle des photographies obscènes, ... etc. (...) Voix moqueuses et menaçantes, énonciation de ses actes."
Signé Docteur De Clérambault, publié in : Yves Edel, A propos des certificats de G. de Clérambault dans le fond d'archives de l'Admission Sainte Anne : Réflexions et résultats d'une histoire quantitative et clinique de l'automatisme mental de 1905 à 1934. Mémoire CES de Psychiatrie - Faculté de Médecine de Strasbourg, 1988].
UN PESSIMISME CLINIQUE ABSOLU
Les positions théoriques de Clérambault tendent à faire de lui un nihiliste existentiel. Les diagnostics cliniques portés sont sous-tendus le plus souvent par un pessimisme absolu quant aux chances de curabilité des aliénés expertisés à l'Infirmerie Spéciale. La fréquence, dans les certificats de la mention "d'incurabilité", "d'inamendabilité", de "non-valeur sociale" ou de "parasitisme définitif" [en ses deux formes cliniques décrites par Clérambault 1° "parasitisme social" - encore nommé "fléau domestique" ou "tyran des ménages" (sic) et 2° parasitisme des Asiles) est sans appel quant au pronostic. Chez lui, nulle rééducation morale possible par l'institution asilaire ou rarement par les méthodes psychologiques (lettre au Docteur Rodiet), excepté la nécessité de protéger la société ou les familles (cf. les positions de Clérambault en 1914 sur le divorce des Aliénés].
On ne retrouve nul philanthropisme pinelien même si l'on peut modérer cette position lorsque l'on songe à l'article paru dans la Presse Médicale sur une variété de métier à tisser que Clérambault proposait d'installer dans les asiles pour traiter par des activités automatiques et leur éviter de penser les psychotiques incurables internés.
Si de Clérambault a pu être à quelques égards théoriques considéré comme un héritier lointain de la pensée de Loche, du sensualisme condillacien et des Idéologues, il en a abandonné toutes les positions éthiques.
En revanche, il est dans la filiation directe de Falret, Morel, Magnan et Garnier partageant en cela à un pessimisme de groupe concernant les fictions humanistes antérieures [et voyant les asiles, avait-il tort ? - cf. le reportage journalistique d'Albert Londres en 1925] Clérambault aurait dit, d'après un témoignage de Léon Michaux : « Il faut y aller. Voyez-vous la vie n'a aucun sens. Le but, c'est l'effort, et, après le succès un autre effort encore. Et tout cela pour n'aboutir du reste à rien. »
En guise de conclusion et en forme d'hommage rendu à l'excellent travail de thèse consacré à Clérambault par Jean Bernard Garre, je vous invite à partager cette réflexion finale :
« Nous autres psychiatres, nous sommes devenus honteux de nos regards. Nous nous sommes transformés en oreilles, et peut-être en oreilles "en fer-blanc", comme le suggère J. D. Salinger. Lire Clérambault aujourd'hui, redécouvrir l'originalité de ses travaux c'est aussi restituer le temps d'une pratique qui ne s'embarrassait pas de débats intérieurs (du moins par écrit) et qui procédait sans remords ni mauvaise conscience. Le temps d'une clinique de signes francs, qui décidait sans apprêt de diagnostics autoritaires et qui parlait le langage compact des certificats et des observations. Le temps d'un clinicien qui a joui d'un ascendant de condottière et d'un prestige sans exemples (antérieur à lui), en psychiatrie. Mais retenons nos larmes. Nous savons aussi la violence incroyable des examens et l'aveuglement têtu de l'examinateur. Nous savons maintenant une certaine rigidité et une certaine inculture obstinée de Clérambault. Nous savons désormais les limites du Maître »
[J.B. Garre, Notes introductives à la lecture de l'Œuvre de G. de Clérambault (1872-1934), Thèse de la Faculté de Médecine, Angers, 1982].
Les photographismes de G. G. de Clérambault ou Les passions d’un manigraphe.
Par le Docteur Yves EDEL, Psychiatre des Hôpitaux.
Travail présenté au Colloque de Ceris, le 14 août 1993
Centre Culturel International de Cerisy-La-Salle (Manche)
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