Une lettre inédite de Joseph
Daquin |
Résumé L'auteur
présente une lettre de Joseph Daquin, médecin savoyard contemporain
de Philippe Pinel, adressée au ministre Chaptal en 1801. Cette
lettre offre un aperçu des recherches pratiques conduites par cet
autre pionnier de la psychiatrie, sur la relation à établir
avec l'insensé d'une part, sur l'influence de la lune sur la folie
d'autre part. |
Joseph Daquin
(1732-1815), pionnier de la psychiatrie, était un médecin
savoyard contemporain de Pinel. Personnalité éminente de sa ville natale de Chambéry, en Savoie (qui fait alors partie avec le Piémont du royaume de Sardaigne, et ne sera annexée par la France qu'en 1792 pour constituer le département du Mont-Blanc), il y tint un rôle très actif dans la vie culturelle, politique, et bien sûr médicale: diplômé de l'Université de Turin (1757), médecin éclairé passionné par l'hygiène médicale et le thermalisme, Daquin prend en 1788, à l'âge de 56 ans, la direction de la maison des incurables dont un quartier est réservé aux fous. La parution trois ans plus tard de son maître ouvrage, la Philosophie de la folie, semble être passée presque inaperçue en France. Et si Daquin connut hors de sa région une certaine notoriété, ce fut une notoriété posthume, qui provient paradoxalement de ce que Pinel l'a totalement ignoré et ne l'a jamais cité, ni dans la première édition de son célèbre Traité médico-philosophique paru fin 1800, soit dix ans après la Philosophie de la folie, ni surtout dans ses ouvrages ultérieurs, en dépit de la parution en 1804 d'une seconde édition du livre de Daquin, dédié à Pinel lui-même en des termes dithyrambiques (et dont il est difficile de croire qu'il n'en a pas eu connaissance). De là naîtra dans les années 1850 une petite polémique, où le principal protagoniste, l'aliéniste Brierre de Boismont, soupçonne Pinel d'avoir commis un oubli volontaire pour s'assurer de la priorité dans la découverte du fameux traitement moral. |
Cette dédicace
dithyrambique contraste d'ailleurs avec l'extrême rareté
des références au Traité de Pinel, et à Pinel
lui-même: |
Le dossier
Daquin conservé à l'Académie nationale de médecine
contient une série de lettres (publiées en annexe) adressées
par Daquin à Vicq d'Azyr, Secrétaire perpétuel de
la Société royale de médecine (Carton D4 de la Société
de l'Ecole de médecine. |
"Plan du journal sur les fous, tenu depuis le 1er janvier 1790 et visités à chaque phase de la Lune, afin d'observer si cette planete influe sur eux"
|
Daquin avait
ainsi entrepris une scrupuleuse étude prospective et naturaliste,
où la seule variable prise en compte, toutes choses égales
par ailleurs supposait-il, est le cycle lunaire, dont il avait découvert
l'importance en traduisant l'Essai météorologique de l'Italien
Giuseppe Toaldo (1719-1798): physicien et mathématicien, docteur
en théologie, professeur de littérature, archiprêtre
de Montegelda près de Vicence en 1754, professeur d'astronomie,
de géographie et de météorologie à Padoue
(1762), Toaldo est l'inventeur du cycle des phénomènes météorologiques
dit cycle toaldien. |
L'étude
permet d'autre part à Daquin de mettre sa méthode relationnelle
à l'épreuve: pour ces fous, Daquin recommande "beaucoup
de douceur en leur parlant et dans les manières qu'on emploie auprès
d'eux". |
Le "citoyen
ministre" destinataire du texte, "ami et protecteur des Sciences
dans lesquelles il occupe un rang si distingué" ne peut naturellement
être que le médecin et chimiste Jean-Antoine Chaptal (1756-1832),
nommé ministre de l'Intérieur en janvier 1801. Successeur de Lucien Bonaparte, frère cadet de Napoléon, Chaptal entre en fonction le 6 novembre 1800 et se voit nommé officiellement le 21 janvier 1801. Chaptal est docteur en médecine de Montpellier (1776), professeur de chimie, membre de la Société royale de médecine en 1781, membre de l'Académie des Sciences en 1798. Son rôle dans la réforme de l'exercice de la médecine (loi du 19 ventose an XI) et dans la réorganisation des hôpitaux avec la création du Conseil général des Hospices, est bien connu. Pinel sut profiter de l'appui de son confrère et ancien condisciple de Montpellier, en obtenant pour la Salpêtrière l'exclusivité du traitement des folles à Paris après la fermeture définitive des salles de l'Hôtel-Dieu, en obtenant également la mutation dans son service de Jean-Baptiste Pussin, son indispensable collaborateur de Bicêtre. Daquin aurait-il pu lui aussi trouver son Chaptal? N'aurait-il pu solliciter cet autre grand chimiste et médecin Claude Berthollet (1748-1822), son compatriote né à Talloires près d'Annecy, docteur comme lui de l'Université de Turin (1768), qui, proche du Premier Consul, était parvenu au sommet de l'Etat et se fit un devoir comme tant d'autres de favoriser tantôt ses compatriotes, tantôt ses confrères comme Chaptal lui-même qu'il rappela à Paris pour prendre la direction de la poudrerie de Grenelle et pour le suppléer, puis le remplacer (12 avril 1798) à la chaire de chimie de l'Ecole Polytechnique, Chaptal dont Berthollet favorisera l'entrée au Conseil d'Etat, peu avant sa nomination à la tête du ministère de l'Intérieur? Il semble bien que Daquin n'ait jamais requis l'appui de Berthollet, et n'ait recherché qu'auprès de Chaptal, et vainement, la reconnaissance de ses mérites. |
Une autre
lettre inédite de Daquin, conservée aux Archives Nationales
(A.N., F8 152, d. Daquin ), confirme que le destinataire de notre "plan
du journal sur les fous" est bien le ministre Chaptal: accompagnant
l'envoi d'un exemplaire de la seconde édition de La Philosophie
de la folie, cette lettre, datée du 10 messidor an XII (29 juin
1804), non plus au "citoyen ministre" mais à "Monseigneur"
le ministre de l'Intérieur fait référence à
un échange de correspondance de prairial an IX, c'est-à-dire
fin mai début juin 1801. |
Annexe:
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S.E.M., D4,
n°2: "Monsieur Vicq d'Azyr, Secrétaire Perpétuel
de la Société Royale de Médecine |
S.E.M., D4,
n°3: "Monsieur, j'ai reçu avec la plus grande satisfaction
le diplôme de correspondant de la Société Royale de
Médecine de Paris, que vous avés eu la bonté de m'adresser
de sa part; je vous prie, Monsieur, de vouloir lui en témoigner
ma réconnoissance respectueuse; ce sera un nouveau sujet d'emulation
pour me rendre de plus en plus digne de ses bontés pour moi, en
continuant de coopérer autant que je pourrai aux travaux de ce
corps illustre je m'estime fort heureux que cette occasion me fournisse
l'avantage de correspondre plus directement avec un confrere qui est l'ame
de cette societé. J'ai l'honneur d'etre avec une respectueuse considération
Monsieur, votre tres humble et tres obeissant serviteur Daquin D.M. Chambéry
ce 11e juin 1787" |
S.E.M., D4,
n°4 [A]: "Rélation d'une Maladie singuliere observée
en Novembre 1787 et 1788; en Tarentaise Province du Duché de Savoye"
|
S.E.M., D4,
n°4 [b]: "Monsieur, j'ai l'honneur de vous adresser, Monsieur,
un exemplaire d'un ouvrage que je viens de mettre au jour, sur la folie;
et la relation d'une maladie singulière, observée dans une
des provinces du Duché de Savoye; je vous prie Monsieur, de vouloir
présenter l'un et l'autre à la Société de
Médecine dont j'ai l'honneur d'etre correspondant. C'est un bien
petit à compte de la dette que l'on contracte, lorsqu'on a l'avantage
d'appartenir à cette illustre compagnie, et je serois bien heureux,
si les deux objets de cet envoi pouvoient me mériter son suffrage;
la Société peut être persuadée que c'est à
ce but qu'aboutiront toujours toutes mes vües et tous mes désirs.
J'ai l'honneur d'etre très respectueusement votre tres humble et
tres obeissant serviteur Daquin D.M. et correspondant de la Société
de médecine de Paris Chambery en Savoie ce 10e 7bre 1791" |
Bibliographie Boucharlat
Jacques, 1989 |
Michel Caire, «Un manuscrit inédit de Daquin: le journal sur les fous», Histoire des sciences médicales, 1996, XXX, n°2; 181-187 (communication devant la Société Française d'Histoire de la Médecine (Paris), séance du 25 mars 1995) |