Jean-Baptiste Pussin


Résumé

Jean-Baptiste Pussin devient en 1785 "gouverneur de l'emploi de Saint-Prix" à Bicêtre. Dans ce service réservé aux fous, il se révèle un authentique pionnier de la psychiatrie moderne. Après avoir présenté l'état des lieux, les conditions de l'ascension de cet ancien garçon tanneur et le fonctionnement du service à la lumière de documents inédits sont réexaminées les circonstances de la nomination de Philippe Pinel en septembre 1793, comme médecin des infirmeries et non de l'emploi des fous, dont Pussin conserve la responsabilité. Leur rencontre est cependant décisive dans l'élaboration de la théorie de l'Asile et du traitement moral, qui fera la gloire de Pinel.

(Voir aussi sur ce site : Jean-Baptiste PUSSIN Lons-le-Saunier (Jura) 29 septembre 1745 / Paris 7 avril 1811)


Pussin, avant Pinel

L'année 1993 marque le bicentenaire de l'un des faits majeurs de l'Histoire de la psychiatrie moderne: la nomination de Philippe Pinel comme médecin des infirmeries de l'hôpital de Bicêtre. Cette nomination n'aurait peut-être rien eu de mémorable si elle n'avait été à l'origine de sa rencontre avec un autre personnage d'exception: Jean-Baptiste Pussin, ancien garçon tanneur autodidacte et gouverneur des fous depuis 1785.

Dès sa prise de fonctions en effet, l'attention du médecin philosophe se porte sur l'emploi de Saint-Prix où sont logés les aliénés d'esprit et son gouverneur. Pussin, certainement valorisé par cet intérêt, accepte de partager son savoir-faire et lui enseigne ses principes empiriques, c'est-à-dire fondés sur l'observation et l'expérience. Reconnaissant, Pinel multipliera tout au long de sa vie et de son œuvre les références élogieuses à celui qu'il eut aussi la sagesse d'écouter.

Nommé à la Salpêtrière en 1795, le grand aliéniste n'aura de cesse de confier à Pussin la direction des malades et du personnel de son service. Les pieuses légendes inventées par les successeurs du Père fondateur ont longtemps maintenu Pussin dans son ombre. Son rôle de pionnier, tout particulièrement dans la pratique du traitement moral est aujourd'hui mieux reconnu.

Les quelques documents présentés ici, pour la plupart inédits, précisent la situation de l'emploi des fous de Bicêtre et l'importance des attributions de son gouverneur, glorieux ancêtre des infirmiers psychiatriques pour certains, qui pourrait aussi apparaître comme le prototype de l'aliéniste du XIXe siècle.



Jean-Baptiste PUSSIN,
garçon tanneur et gouverneur des fous de Bicêtre

Pussin naît à Lons-le-Saunier en Franche-Comté en septembre 1745 dans une famille de tanneurs. On ignore tout de son existence jusqu'en 1771, année où, atteint des humeurs froides (adénite tuberculeuse) il est hospitalisé à l'Hôtel-Dieu puis transféré le 5 juin à Bicêtre selon la procédure ordinaire et placé au rang des infirmes. Ayant eu la chance d'être déclaré guéri, il décide de rester à Bicêtre, parce que probablement dans l'incapacité de subvenir à ses besoins à l'extérieur.

Neuf ans après son entrée, en avril 1780, il se voit confier le poste de maître des enfants du bâtiment neuf. Trois mois plus tard, il succède à titre provisoire au gouverneur de l'emploi tout en restant maître des enfants. A l'âge de 40 ans, en 1785, il devient gouverneur de Saint-Prix, le 7ème emploi ou emploi des fous.


Bicêtre, réservé aux hommes, est une des maisons de l'Hôpital Général initialement établi pour « l'enfermement des Pauvres Mendians valides et invalides ».

Au fil des décennies sont également accueillis des "pauvres enfans, vieilles personnes et les infirmes d'épilepsie", puis des correctionnaires, des prisonniers et les pauvres malades non guéris à l'Hôtel-Dieu. Progressivement, le besoin amène l'Administration à subdiviser l'établissement, en créant des emplois, au nombre de sept en 1780.


Pussin commence donc sa carrière comme maître des enfants logés au premier étage du bâtiment neuf, dortoir de la Visitation. Pour avoir été « jugé le plus capable d'avoir le soin et direction » de la salle, il avait dû acquérir par lui-même une certaine instruction depuis son entrée à Bicêtre, alors que sa formation première était celle de garçon tanneur. Cette place, où il est chargé de l'éducation des enfants, discipline et travail mais aussi enseignement, lui offrait la perspective d'obtenir la qualité d'instituteur, après dix ans de services, sur certificat des directeurs de l'Hôpital, « sans autre examen, lettres et permission »(article LVIII de l'Edit d'avril 1656).

Son premier poste de gouverneur le met à la tête de l'ensemble du bâtiment neuf, « lieu inabordable par l'air infect qu'on y respire, tous ceux qui y sont ont quelque difformité » (Mémoire sur Bicestre, Anonyme, 1760-1761; A.N., F15 1861) : outre les enfants infirmes y sont hébergés les gâteux salle St Jean (rez-de-chaussée), les idiots et les imbéciles salle St François (2ème étage) et Salle St Fiacre les épileptiques (3ème étage) qui peuvent aussi, faute de place, être admis à Saint-Prix, le quartier voisin.

Dans l'emploi des fous, il trouve environ 230 hommes dont un peu plus de la moitié de fous, des épileptiques, imbéciles et 13 hommes à gages. Il s'agit du "lieu pour enfermer les fous et les folles" à Bicêtre prévu par l'arrêt du Parlement du 7 septembre 1660.

Etait-il encore tel que le décrit le Mémoire de 1760 ? « Le quartier des fols est a côté de ce batiment (neuf). On y a construit 249 loges de pierre de taille qui peuvent chacune contenir deux hommes. Les furieux sont enchaînés dans ces loges, les plus tranquilles sont logés dans un gros pavillon dans lequel il y a 60 lits. Ces pauvres gens ne sortent jamais, ils ont pour se promener une cour exactement close. La fontaine d'Arcueil leur fournit de l'eau, ils ont un réservoir dans lequel ils se baignent ordinairement et souvent au plus fort de l'hiver on entend jour et nuit dans ce quartier un bruit épouvantable, les uns chantent, les autres pleurent, on y jure, on y prophétise, on rit, on se bat, on danse, c'est un déraisonnement perpétuel. »

Relevons simplement que le nombre de loges, destinées aux furieux, est en fait de 172; les autres sont au pavillon de l'Ouest dans des dortoirs avec lits et poëles.

Quant aux conditions de vie des fous, elles sont surtout connues par les récits apocryphes, répétitifs et souvent fantaisistes, qui ont fondé la légende noire tant de fois reprise depuis : "Confondus" et "entassés pêle-mêle" avec les criminels et vagabonds puisqu'enfermés dans la même maison , "parqués comme des bêtes" lorsqu'ils en sont séparés, condamnés à une réclusion perpétuelle et regardés comme des êtres inutiles et dangereux, ils sont couchés sur un grabat de paille pourrie dans des loges immondes, exigües et obscures, glacées ou ruisselantes, grouillantes de vermine.
Dans ce cloaque infect, ils sont enchaînés sans discernement avec une brutalité extrême, affamés, épiés, agacés, maltraités, à la moindre tentative d'évasion roués de coups ou même tués par leurs gardiens, d'anciens malfaiteurs cruels et violents, ce jusqu'à ... l'arrivée de Pinel.



Econome et gouverneurs

Comme gouverneur, Pussin est sous l'autorité de l'économe de la maison dont le rôle tient à la fois de l'administration et de la police intérieure: l'économe détient par exemple, au moins un temps, le pouvoir de "passer aux fous" les prisonniers et les pauvres récalcitrants, punition qui confirme la règle de la stricte séparation des uns et des autres: «L'économe ... se fait rendre compte tous les jours de leur conduite et de leurs mœurs, il les punit sur le champ. Sa vindicte s'étend jusqu'à la peine du cachot. Punitions: fautes légères: privation de vin; récidive et fautes graves: coucher sur la paille; fautes plus graves: sortir de la salle et passer aux fous pour 15 jours; habitude formée: Malaise ou la Force; vices réels: les cachots.

Les gouverneurs, qui sous la Révolution prendront le nom de surveillants dirigent de fait les emplois c'est-à-dire à la fois les sous-employés et les malades.
Ils semblent être généralement choisis au sein des employés, eux-mêmes comme Pussin souvent anciens malades, parmi les volontaires les plus capables.

Qu'un service recevant des insensés soit dirigé par un non-médecin n'est d'ailleurs que très ordinaire au XVIIIème siècle: ainsi par exemple à l'Hôtel-Dieu, premier établissement parisien de traitement de la folie, la Dame de l'Ascension dirige la salle réservée aux folles, où les médecins ne font que passer, ou encore dans la maison de santé de la rue de Charonne, où le miroitier Belhomme, maître de pension règle en tout la vie de l'établissement et de ses pensionnaires.

On sait peu de choses des prédécesseurs de Pussin à Saint-Prix.

Le plus ancien connu, Nicolas Houdin, âgé de 69 ans en 1737 revient mourir au dortoir des paralytiques le 21 novembre 1750 après un traitement à l'Hôtel-Dieu.

Dix ans plus tard, le gouverneur est un nommé Goislard, âgé de 64 ans, ancien Gendarme de la Garde du Château, qui, selon le Mémoire, « a de l'esprit et aime le jeu avec passion, c'est ce qui l'a conduit a venir ici en 1750 après avoir épuisé toutes les ressources que son intrigue lui avait suggéré, il joue encore et se fait très souvent des parties chez lui qui ont été poussées jusqu'à 4 heures au matin, et on y joue gros jeu ».

On lui reconnaît cependant quelques qualités, bien utiles dans sa fonction: «il est poli, doux, patelin, souple et complimenteur, il aime la musique, exerce souvent ceux des fous qui ont ce talent, son caractère est presque analogue à celui des habitants de son département».

Occupent ensuite le poste Claude Antoine Soleil jusqu'en 1773, puis Pierre François Mauclerc de 1773 à 1785 que remplace Pussin.

Le gouverneur est aidé par des garçons de service choisis parmi les malades de l'emploi: selon un très ancien usage en effet, un fou peut une fois guéri y rester comme employé, quitte à repasser au rang des aliénés si rechute il y a; aux mêmes responsabilités accèdent également d'autres anciens malades, épileptiques, imbéciles et galeux, et quelques indigents.

Cette pratique perdure jusque vers la fin de la Restauration et l'entrée en fonction de Ferrus; les anciens aliénés encore en poste sont alors remplacés par des professionnels, qui entrent depuis une quinzaine d'années déjà ès qualité à l'hospice.

Que les soignants soient d'anciens fous guéris pourrait être, par inversion, à l'origine d'un lieu commun au durable succès: En 1788 déjà, Mercier (Tableau de Paris Tome XI p. 207) affirme que "la plupart des gens qui gardent les fous, ont, au bout d'un certain temps, la physionomie dérangée; et le pouvoir de l'imitation en ce genre est si funeste, si prompt et si terrible, que plusieurs d'entre eux sont devenus maniaques".



Chirurgiens et médecins

Bicêtre, comme la Salpêtrière, est visité deux fois par semaine par le médecin et le chirurgien en chef de l'Hôpital Général qui résident à la Pitié, respectivement Joseph Philip de 1782 à 1792 et Anne Brun de 1770 à 1792.

Mais, trop occupés par leurs clients privés, ils n'assurent en fait qu'une seule visite hebdomadaire, et « leurs soins passagers se portent ou sur des maladies extraordinaires, ou sur les incommodités des soeurs et des officiers » (La Rochefoucauld-Liancourt).

Ainsi, tandis que la Salpêtrière bénéficie à la fin de l'Ancien Régime de la présence d'un médecin, Charles-Jacques Saillant, le service n'est assuré à Bicêtre que par le chirurgien résidant sur place, qui dirige les infirmeries, et avec ses compagnons et apprentis consulte dans certains emplois. Ces infirmeries sont ouvertes à tout officier, employé ou fou de la maison atteint d'une quelconque affection somatique, de même qu'aux détenus de force (prisonniers) à partir de 1767.

Quant aux pauvres, s'ils ne souffrent que d'une indisposition commune, ils sont traités sur place, mais en cas de « maladie formée », ils sont transportés à l'Hôtel-Dieu, dans un tombereau ou sur des brancards découverts, et beaucoup meurent en chemin.
Malgré les Lettres patentes du 22 juillet 1780 imposant que tous les malades soient traités et soignés dans les infirmeries chacun seul dans son lit et faisant défense « de plus envoyer à l'Hôtel-Dieu, sous quelque prétexte que ce soit ou puisse être », les transferts persistent jusqu'à la Révolution.

Les fous malades, c'est-à-dire ceux qui « éprouvent des maladies étrangères à la folie » sont donc soignés à Bicêtre même, à l'infirmerie Saint Roch, à Saint Lazare vis à vis de la salle de Force jusqu'en 1792, puis à la 6ème infirmerie dite Bellevue, qui offre 26 lits.

Un an et demi avant la nomination de Pinel, Cullerier précise dans son Tableau des changemens faits a Bicêtre depuis la Révolution adressé à Tenon le 9 avril 1792 [B.N., NAF II 22743, f°139 et suiv.] :

« Fous : on s'occupe à leur donner une infirmerie; on veille à ce qu'ils soient traités le plus humainement possible; on a fait planter des arbres dans leurs cours; on va leur donner un promenoir couvert pour les temps de pluie, et qu'on chauffera pour les temps froids. A l'occident est la salle dite Bellevue à cause de sa situation ... c'est l'infirmerie des foux et des enfants de la correction: un veilleur et un infirmier font le service. Elle a contenu l'hiver précédent et celui-ci plus de 30 malades il y en a à peu près 15 à 18 ».

Des consultations se font dans divers emplois, à la Force et aux cabanons, où les suicides sont nombreux, mais rien n'indique que les chirurgiens aient jamais pris part aux soins des fous, sinon à l'infirmerie.

Les fous en sont cependant certainement bien connus, et même des supérieurs de la Pitié : ainsi, Cullerier atteste le 23 avril 1791 de la guérison d'un détenu de Bicêtre condamné « à être renfermé pour y être traité comme les autres insensés » pour avoir tué un homme dans un accès de folie :

« Je soussigné, premier chirurgien de Bicêtre, certifie que Jean-Baptiste Gerbault détenu à Bicêtre comme aliéné depuis le 21 mai 1787 par arrêt du Parlement pour y être détenu au nombre des insensés, jouit depuis plusieurs années de toute sa raison et qu'il a servi en qualité d'infirmier, pendant plus d'un an, d'une manière satisfaisante ».

Anne Brun et Joseph Philip confirment :

« Nous soussignés médecin et chirurgien en chef des maisons de l'hôpital général certifions la vérité de l'exposé ci-dessus » (A.N.; BB 30/19).




Le traitement à Saint - Prix

Il est certain que l'arrêt de 1660 n'avait pas explicitement prévu de moyens traitement des fous à Bicêtre. Il est non moins certain que les deux grandes maisons parisiennes n'ont pas été le lieu de réclusion et d'abandon thérapeutique qu'on a dit.
Les procès-verbaux de commissaires de police parisiens portent que des hospitalisations directes d'insensés sur ordonnance de police s'y sont pratiquées jusque vers 1778, « pour y être traité et médicamenté jusqu'à parfaite guérison ».

Si les chirurgiens ne donnent de remèdes aux fous qu'à l'infirmerie, c'est que le traitement ordinaire de leur aliénation est laissé à la charge du gouverneur de l'emploi et de ses employés. L'absence de traitement médical semble donc la règle, mais serait-elle à réprouver à Bicêtre lorsqu'on vante ailleurs les secours moraux, « les seuls peut-être qu'on ait à employer » (Joseph Daquin).

Pussin y met en œuvre le traitement moral avant la lettre, première expérience du système qui fera la gloire de Pinel, où priment le respect du fou et l'organisation méthodique de ses conditions de vie.

Encore faut-il au maître d'œuvre quelques qualités, que Pinel reconnaît à son honnête et intelligent précurseur : « l'heureux accord des sentimens d'humanité et d'une fermeté imperturbable », « les principes les plus purs de philanthropie; une assiduité infatigable dans sa surveillance, des connaissances acquises par une expérience réfléchie, une fermeté inébranlable, un courage raisonné et soutenu par des qualités physiques les plus propres à imposer, une stature de corps bien proportionnée, des membres pleins de force et de vigueur, et dans les moments orageux le ton de voix le plus foudroyant, la contenance la plus fière et la plus intrépide » (Recherches et observations sur le traitement moral des aliénés. Mémoires de la Société Médicale d'Emulation, an VII-1799, p. 254-255 cité par J. Postel, Genèse, 1981).

De même, la femme de Pussin qui le seconde activement est admirée par Pinel pour sa fermeté, son intelligence et son courage.

Dans un mémoire (publié par Dora B. Weiner: L'Information Psychiatrique, 1980) rédigé en l'an VI, Pussin expose sa méthode thérapeutique, insistant sur les « remèdes moraux »avec lesquels il dit avoir toujours combattu la folie : proposer aux fous un travail modéré, « tant par l'exercice qu'il procure, que par la distraction qu'il opère », les traiter surtout « avec douceur, leur en imposer, mais ne pas les maltraiter, gagner leur confiance, combattre l'objet qui les a affectés, et leur faire envisager un avenir plus heureux », ce qui nécessite une surveillance active, avec interdiction aux garçons de service de frapper les fous en aucun cas et renvoi des contrevenants, enfin utilisation mesurée des moyens de répression contre les furieux.

Seule concession à la médecine, il prône l'administration de décoction de chicorée sauvage pour prévenir la constipation, cause de rechutes dans les folies périodiques.



Les procès - verbaux du commissaire de police

Une autre fonction dévolue au gouverneur de Saint-Prix est celle de conseil légal des autorités. Lorsque le commissaire de police chargé par le Lieutenant général de police de la surveillance et de l'inspection de la Maison Royale s'y rend pour interroger les fous enfermés, il s'adresse pour compléter son avis à celui qui, pour vivre avec eux, les connaît le mieux, le gouverneur.

L'examen du commissaire, mené dans l'une des salles du bâtiment administratif, débute par la prestation du serment de dire vérité et s'oriente généralement vers la recherche de l'aveu de l'aliénation d'esprit, par une suite de questions directes et assez stéréotypées.

Tantôt la séquestration d'un détenu de fraîche date demande confirmation, tantôt un aliéné "rétabli et de bon sens" parfois depuis fort longtemps a requis sa sortie. Chaque page est ensuite signée par le malade, s'il sait écrire et si bien sûr son état le permet.

Enfin est consigné l'avis du gouverneur, sollicité d'affirmer par des réponses simples et nettes l'aliénation ou la sanité d'esprit, d'indiquer s'il s'agit d'un état habituel, d'apprécier enfin la dangerosité, le risque de "remettre dans la société", question intéressant naturellement au premier chef le Magistrat, garant de l'ordre public. Le tout sera retourné à celui-ci pour statuer.

Cinq procès-verbaux inédits du commissaire Michel-Pierre Guyot (1er juin et 28 juillet 1786: A.N., Y 13577, 12 juillet 1787: Y 13578, 13 juin 1788: Y 13580, et 21 novembre 1788: Y 13581), comportent l'avis de Pussin. Deux concernent des fous détenus de l'ordre du Roi, trois autres entrés sur billet de l'Hôtel-Dieu.

Le premier procès-verbal, effectué sept mois après la prise de fonctions de Pussin, porte :

"Du 1er juin 1786, transport à Bicêtre et interrogatoire du nommé fillerin détenu comme fol"

il est accompagné d'une lettre du Lieutenant de police Thiroux de Crosne au commissaire, datée du 26 mai :

"Je vous prie, Monsieur de vous transporter à Bicêtre pour constater l'état actuel du nommé Jacques Fillerin qui y est détenu de l'ordre du Roi du 22 7bre 1782, pour cause de démence; et qui, par un mémoire qu'il vient d'adresser à M. le Baron de Breteuil pour obtenir sa liberté, assure qu'il est parfaitement rétabli et de bon sens.
Vous voudrez bien ensuite me faire part de la position où vous aurez trouvé ce prisonnier, afin de me mettre à portée de proposer sa liberté au Ministre, s'il peut être remis dans la société sans inconvénient.
Je suis, Monsieur, votre très humble serviteur".


P.V. n°1 P.V. n°2 P.V. n°3 P.V. n°4 P.V. n°5


Sous la Révolution

Trois interventions personnelles de Pussin montrent qu'il reste un interlocuteur privilégié des autorités pour ce qui concerne Saint-Prix.

Début 1791, Bicêtre vient à l'ordre du jour des séances du Comité des hôpitaux; le 3 juin, la discussion porte sur un rapport de l'économe de la Maison, Jean-Antoine Hagnon où il apparaît que « plusieurs individus classés parmi les fous ne l'ont jamais été, ou ne donnent depuis longtemps aucun signe de folie ».

Pour vérifier les faits, et constater l'état des individus dont il s'agit, Cabanis et Thouret se transportent à Bicêtre le lendemain et en rendent compte à la séance du 7; l'état nominatif des « particuliers détenus dans cet hôpital à titre de folie » et le résultat des éclaircissements pris sur leur compte, sont envoyés au Directoire « pour le mettre à portée de prendre un parti ». Dans le même temps, Pussin saisit à plusieurs reprises le même Comité des conséquences de la pénurie alimentaire à Bicêtre.

Le 2 août 1791, grâce à la ténacité et la persuasion du gouverneur, les commissaires ordonnent l'augmentation de la ration journalière de pain des insensés (A.N., F15 134 . Pinel, qui n'était pas encore à Bicêtre lors de cette affaire, n'a jamais revendiqué ce "titre de gloire" d'avoir sauvé les fous de la famine, comme on le lit parfois).

L'année suivante, lorsque Tenon effectue son enquête pour le Comité des Secours publics, c'est encore le gouverneur de Saint-Prix qui lui remet le 13 mai un tableau commenté de l'Etat des fous, l'une des plus anciennes statistiques psychiatriques ("Etat des fous entrés à Bicêtre Emploi de St Prix depuis le 1er janvier 1784 jusques et compris le dernier juillet 1790"; Papiers de Tenon; B.n., NAF II 22743; f° 138).

Enfin, Pussin adresse au Département de police de la Commune de Paris un rapport concernant le nommé Mathurin Rivierre dit Beausoleil, transféré à Bicêtre « pour cause de fureur et d'excés très dangereux ». « Le dit Rivierre continuant toujours la même conduite », Pussin est autorisé le 5 janvier 1793 « à le mettre au Cabanon tant pour la sûreté de sa personne que celle de ses gardiens et de ceux avec lesquels il est maintenant » (signé Louis Roulx, administrateur au Département de Police; BHVP, Ms 741, f°255).

Nul doute que le décrêt du 2 mars 1791 autorisant n'importe quel citoyen à soigner ses semblables, dont se félicitent ceux pour qui la médecine est "un art assassin" et les médecins des charlatans, renforce la position du gouverneur.



Pinel et Pussin

Philippe Pinel prend ses fonctions à Bicêtre le 11 septembre 1793, à l'âge de 48 ans. L'autre grande maison de l'Hôpital Général, la Salpêtrière, avait bénéficié pendant plusieurs années d'un même poste de médecin résident, mais il avait été supprimé en 1792 par mesure d'économie. Pourquoi donc un médecin à Bicêtre en 1793 et pourquoi Pinel ?

Une première remarque : l'objet de la nomination n'est pas d'améliorer ou inventer le traitement des fous, mais de soigner les malades des infirmeries. Médecin chef de l'hospice ne signifie rien d'autre que médecin des infirmeries de la maison nationale (ainsi qu'il signe ses "Observations sur l'hospice des insensés de Bicêtre"), et en tout état de cause pas de Saint-Prix.

Précisons que le poste de "médecin pour le traitement des fous" à Bicêtre n'est en réalité créé qu'en 1812, après suppression du poste de médecin en chef, et que son premier titulaire est François Hebréard, le chirurgien en second de la maison. Dans le même temps à la Salpêtrière, Esquirol, jusque là médecin surveillant devient médecin ordinaire chargé du traitement des aliénées.

Pinel a lui-même affirmé avoir demandé en 1793 - et obtenu grâce à ses liens avec Thouret et Cabanis - le poste pour quitter Paris, inquiet des troubles qui s'y développaient. Bicêtre en était-il pour autant un abri sûr pour qui occupait des responsabilités, alors que la Maison avait un an auparavant été le théâtre de massacres aveugles où l'un des économes avait perdu la vie ?

Etait-il désireux, comme on l'a écrit, de cesser ses fonctions à la maison Belhomme, parce que la maison de santé d'aliénés d'esprit du faubourg Saint-Antoine se transformait en maison pour détenus politiques ? En réalité, la maison d'arrêt n'est autorisée que le 29 novembre 1793.

Un malade, aliéné d'esprit a bien été admis le 5 août sur décision de police - le seul avant le 25 août - mais le fait est trop coutumier dans un établissement qui a toujours reçu des pensionnaires internés par l'autorité de police pour choquer Pinel.

En revanche, il est certain que le médecin n'appréciait guère les méthodes et la personnalité du maître de pension, motif suffisant pour mettre fin à leur collaboration.

Le jour même de son arrêté de nomination, le 25 août, la Convention Nationale décide de mettre « à la réquisition du Ministre de la Guerre tous les officiers de santé, Médecins, Chirurgiens et Pharmaciens, depuis l'âge de dix-huit ans jusqu'à celui de quarante », mesure qui favorise Pinel, trop âgé pour partir aux frontières, mais parfaitement compétent pour diriger les infirmeries.

La réorganisation du service médical était d'autant plus nécessaire un an après le départ de Cullerier que l'automne 1793 est marqué par un afflux de prisonniers, dont nombre de malades.

Pinel, nommé donc aux infirmeries a très vite étendu son champ d'observation puis d'intervention à Saint-Prix, par « une inspiration heureuse » (selon le mot d'Esquirol dans l'article "Maisons d'aliénés" du Dictionnaire des sciences médicales, t. 30, 1818, p.51) et certainement de sa propre initiative; six années de pratique dans la maison Belhomme et plusieurs écrits sur le sujet attestent d'un intérêt déjà ancien: « Lors de ma nomination, il y a une année révolue, à la place que j'occupe, l'hospice des fous fixa particulièrement mon attention »(Observations sur l'hospice des insensés de Bicêtre).

A Saint-Prix, il semble s'être dans un premier temps contenté d'écouter Pussin et d'observer les insensés.

A Bellevue, il les traite :

« Une infirmerie isolée et destinée à recevoir un certain nombre d'aliénés et d'épileptiques me facilitoit d'ailleurs d'autres recherches sur les effets des médicamens et l'influence puissante du régime varié suivant les indispositions individuelles ou les maladies incidentes. C'est ainsi que l'hospice de Bicêtre, confié à mes soins à titre de médecin en chef durant les années 2 et 3 de l'ère républicaine, m'ouvrit un champ libre pour poursuivre des recherches sur la manie, commencées à Paris depuis quelques années. ... devais-je négliger ce que le spectacle des aliénés, pendant un grand nombre d'années, et l'habitude de réfléchir et d'observer, avaient pu apprendre à un homme (M. Pussin) doué d'un sens droit, très appliqué à ses devoirs et chargé de la surveillance des aliénés de l'hospice? Le ton dogmatique de docteur fut dès lors abandonné; des visites fréquentes, quelquefois pendant plusieurs heures du jour, m'aidèrent à me familiariser avec les écarts, les vociférations et les extravagances des maniaques les plus violents; dès lors j'eus des entretiens réitérés avec l'homme qui connaissait le mieux leur état antérieur et leurs idées délirantes. » (Traité 1809; Intro p. XXIX-XXX)

Certainement conforté par l'intérêt de Pinel, Pussin poursuit sa tâche, dans une période des plus troublées: le temps est à la suspicion, et l'hôpital est volontiers dénoncé comme repaire de contre-révolutionnaires, aristocrates et agents de l'étranger.

En germinal de l'an II, en pleine Terreur, Pussin se voit dénoncer pour avoir tenu des propos inciviques par un malade détenu à Bicêtre depuis trente ans, Herman Saint-Thibaut dans un mémoire adressé au Comité des pétitions et correspondances de la Convention nationale. Bien que « la lecture de son mémoire porte à croire que cet homme a l'esprit aliéné » (17 germinal an II / 6 avril 1794; A.N., minute, F16 101 4), une enquête est confiée par le ministre de l'intérieur au département de police.

L'affaire reste sans conséquence.

L'importance du rôle du surveillant est confirmée par une lettre de Pussin adressée à l'Accusateur Public près le Tribunal révolutionnaire à Paris (A.N., W 171 f. 38) le 10 fructidor (27 août 1794) donnant avis de la guérison d'un nommé Perronnet, transféré le 11 avril dans l'emploi des fous : ni le responsable administratif, l'économe Letourneau, ni le médecin de la maison n'interviennent dans la procédure.

"Citoyen, le nommé Pierre Perronnet, commerçant de bois, garçon, âgé de 36 ans, natif de Pierrefort, district de St Flour, département du Cantal, transferré, pour cause de folie de la prison de Bicêtre à l'emploi des fous le 22 germinal dernier, par ordre du Département de Police ledit ordre, portant de donner avis de sa guérison à l'accusateur public près le Tribunal revolutionnaire, en conséquence je te previens, citoyen, que led. Perronnet a paru être tres fou depuis son entrée jusqu'au 6 prairial suivant, mais que depuis cet epoque, il n'a doné aucue marque de folie, au contraire il jouit de toute sa raison. Salut et fraternité Pussin Surveillant des fous de la maison nationale de Bicêtre le 10 fructidor an 2ème de la République française une et indivisible".

L'attestation de Pussin peut conduire le malade devant le Tribunal révolutionnaire, risque non négligeable bien que Thermidor soit entretemps intervenu. Sa décision se comprend-elle par la faiblesse des charges retenues contre un simple suspect ?

L'Accusateur public laisse l'avis sans réponse et Perronnet est toujours là quand Pussin interroge deux mois plus tard la Commission des Administrations Civiles, Police et Tribunaux, prenant un parti plus net :

"Il parroit aux renseignemens qu'il m'a donné qu'il n'est tombé malade que de desespoir, attendu qu'il n'a été arreté vers la fin de Pluviose dernier, que comme suspect, n'ayant pas de carte de sureté, ne faisant qu'arriver depuis six jours de son département avec un passeport en forme, lequel l'ayant porté à la mairie pour le faire rafraichir, ou y ayant attendu l'espace de trois heures qu'il soit signé, et las d'attendre n'ayant pas déjeuné, en est sorti sans emporter son passeport pour aller manger. Il est entré à cet effet dans un cabaret rue Aumer, ou il a été arreté faute de carte de sureté. Il atteste qu'il ni a rien de plus sur son compte. Je pense qu'il est de toute justice de prendre des renseignemens à cet égard, et qu'il doit être compris dans la loi qui met les ouvriers en liberté". Pussin présente enfin pour Perronnet la demande "en grace de lui accorder la permission d'être emploié aux fous comme garçon de service pour gagner quelqu'argent, en attendant le moment de le faire jouir de sa pleine liberté".

Cette correspondance du 18 novembre au 9 décembre 1794 (A.N., F7 3299 15; 28 brumaire, 10 et 19 frimaire an III) déjà publiée par A. Tuetey et J. Postel éclaire le rôle du surveillant des fous en l'an III: Pussin a alors plus de 200 fous sous sa surveillance, et assure les fonctions de concierge au sens de directeur de prison pour les prisonniers « passés aux fous comme aliénés », quoiqu'il n'ait « à cet effet ni garde, ni sous-surveillant, ni gens raisonnable pour garçon de service ».

Pour ceux qui ont été transférés « des cabanons aux fous comme aliénés, lesquels doivent être traduits au Tribunal révolutionnaire », Pussin réclame « une petite réparation à leurs fenêtres, s'ils restent renfermés, ou d'une plus conséquente pour une élévation de mur dans certaine place, si l'on veut les faire jouir de la liberté de la promenade », et demande des précisions quant à sa responsabilité en cas d'incident, si les locaux restent en l'état.

Les fous détenus par ordre de la Commission en question sont au nombre de 7 sur un total de 207 : « Les seuls regardés comme véritablement détenus sont les sept individus que vous avez fait passer des cabanons comme fous et pour lesquels l'Administration m'avait chargé de vous demander de les faire jouir de la liberté des cours comme les autres fous ». Ces derniers peuvent jouir de la liberté des cours, à l'appréciation du surveillant « lorsqu'ils (ne sont) pas trop furieux », et ne restent à Bicêtre « qu'autant qu'ils y sont malades et qu'aussitôt que l'on est assuré de leur parfaite guérison, on les fait rentrer dans le sein de leurs familles ou leurs amis », « l'administration des Etablissements publics ayant toujours considéré le lieu de détention des fous comme hospice réputé libre ».

Après avoir proposé de leur communiquer d'autres renseignements de vive voix, Pussin leur suggère de s'adresser "au citoyen Letourneau Econome de la maison des pauvres de Bicêtre entre les mains duquel sont les ordres ou jugemens en vertu desquels les fous sont conduits audit hospice".

Ici encore, seul Pussin apparaît, car même si la Commission s'intéresse surtout à l'aspect administratif de la question, Pinel ne joue officiellement aucun rôle à l'emploi des fous.

Le 14 ventôse an III (4 mars 1795), une délibération des Secours Publics prononce la nomination à la Salpêtrière de Pinel, qui quitte Bicêtre le 30 germinal (29 avril).

Qu'il suffise de citer Pinel lui-même (2ème édition du Traité, p. 201) pour rappeler, après bien d'autres, que le grand aliéniste n'est pas l'auteur du déferrement des fous de Bicêtre qu'on lui a généreusement attribué :

« Ce ne fut pas sans un regret extrême que je ne pus voir (pendant l'exercice de mes fonctions à titre de Médecin de Bicêtre durant les premières années de la révolution) le terme heureux de cette coutume barbare et routinière; mais j'étois d'un autre côté tranquille, et je me reposois sur l'habileté du surveillant de cet hospice (M. Pussin), qui n'avoit pas moins à coeur de faire cesser cet oubli des vrais principes. Il y parvint heureusement deux années après (4 prairial an 6), et jamais aucune mesure ne fut mieux concertée et suivie d'un succès plus marqué ».

En 1801, Pinel obtient après bien des demandes que Pussin soit nommé surveillant des aliénées de la Salpêtrière. Cette nomination est la meilleure reconnaissance des qualités de l'ancien garçon tanneur. Pinel, « plein de confiance dans la droiture et l'habileté du chef de la police intérieure, (lui laissa) le libre exercice du pouvoir qu'il avait à déployer, et toutes les difficultés furent surmontées ».

La répartition des attributions entre le médecin chef et son surveillant semble pourtant avoir été difficile : Après le décès de Pussin le 7 avril 1811, Pinel demande et obtient de le remplacer par un médecin, Esquirol, parce qu'il est résulté de cette confusion des devoirs "souvent des entraves pour le traitement médical et des difficultés sans cesse renaissantes".

Un conflit de pouvoir que Bicêtre n'avait pas connu, et qui naît avec l'asile.


Michel Caire, « Pussin, avant Pinel » L'Information Psychiatrique, 69, 6,1993, 529-538