Vous trouverez ci-joint, Monsieur, un état des différentes personnes de votre Département, actuellement renfermées en vertu d'ordres du Roi, expédiées d'après vos informations & votre avis, ou les informations & avis de M. M. vos prédécesseurs.
Vous verrez que quelques-unes de ces détentions sont déja fort anciennes : je ne doute point qu'il n'y en ait plusieurs qu'il est à propos de faire cesser & je vous prie de ne pas perdre un moment pour vérifier & me marquer quelles sont celles dont la révocation vous paroîtra devoir être prononcée dès à présent & quels motifs vous détermineront à penser que les autres doivent subsister.
Je conçois que la diversité des causes de détention & les différences que le sexe, l'âge, la naissance & l'éducation mettent nécessairement entre les personnes détenues, s'oppose à ce qu'on établisse sur cette matiere des principes fixes, & qui embrassent généralement toutes les circonstances; mais il me semble qu'on peut cependant se faire quelques regles auxquelles on pourra du moins ramener le plus grand nombre de cas, s'il n'est pas possible de les y ramener tous.
La suite des affaires de cette espece, qui passent journellement sous mes yeux, m'a fait reconnoître que ceux que l'on renferme le plus ordinairement se divisent en trois classes.
La premiere comprend les prisonniers dont l'esprit est aliéné & que leur imbécillité rend incapables de se conduire dans le monde, ou que leurs fureurs y rendroient dangereux. II ne s'agit à leur égard, que de s'assurer si leur état est toujours le même; & malheureusement il devient indispensable de continuer leur détention, tant qu'il est reconnu que leur liberté seroit ou nuisible à la société, ou un bienfait inutile pour eux-mêmes.
Je mets dans la seconde classe, ceux qui, sans avoir troublé l'ordre public par des délits, sans avoir rien fait qui ait pu les exposer à la sévérité des peines prononcées par la loi, se sont livrés à l'excès du libertinage, de la débauche & de la dissipation. Je pense que, quand il n'y a que de l'inconduite, & qu'elle n'est accompagnée ni de délits, ni de ces bassesses caractérisées qui menent presque toujours aux délits, la détention ne doit pas durer plus d'un ou de deux ans.
C'est une correction très forte qu'un ou deux ans de privation de liberté: elle doit suffire pour inspirer de sages réflexions & pour opérer le retour au bien dans une ame qui n'est pas tout-à-fait corrompue. Les familles, & même les peres & meres, quoi qu'en général plus disposés à l'indulgence que les autres parens, exagerent quelquefois le tort des sujets dont ils ont sollicité la détention: & si l'on se prêtoit trop facilement à la rigueur dont ils voudroient user, il arriveroit souvent que ce ne seroit plus une correction, mais une véritable peine qu'on infligeroit. C'est ce qu'il est essentiel de distinguer, & ce que je vous prie, Monsieur, de ne pas perdre de vue.
Lorsqu'indépendamment du libertinage, les sujets détenus se sont rendus coupables de vols d'argent ou de soustraction d'effets dans la maison paternelle seulement, ou lorsqu'ils ont commis quelques infidélités, ou qu'ils se sont permis des abus de confiance, ou enfin que, pour se procurer de l'argent & satisfaire leurs passions, ils se sont servi de ces moyens peu délicats, que la probité désavoue, mais que les loix ne punissent pas; la détention doit alors être plus longue. Je pense cependant qu'elle ne doit jamais être prolongée au delà de deux ou trois ans; & même que c'est assez d'une année, lorsqu'il sera question de jeunes-gens au dessous de vingt ans, qui ont été entraînés par la fougue de l'âge, ou séduits par de mauvais conseils, & qui par inexpérience ont pu ne pas sentir la conséquence & toute l'étendue de leur faute.
Je comprends aussi dans cette même seconde classe, les femmes & les filles qui se conduisent mal, & les mêmes observations doivent leur être appliquées; c'est-à dire que, quand elles ne sont coupables que de simples foiblesses , une ou deux années de correction sont suffisantes, & que la détention ne doit être prolongée jusqu'à deux ou trois ans, que quand il s'agit d'un libertinage poussé jusqu'au degré du scandale & de l’éclat.
La troisieme classe est de ceux qui ont commis des actes de violence, des excès, des délits ou des crimes qui intéressent l'ordre & la sûreté publique; & que la justice, si elle en eût pris connoissance, eut puni par des peines afflictives, & déshonorantes pour les familles. Je conçois qu'il n'est gueres possible de rien préjuger sur la durée de la détention de cette espece de prisonniers; cela doit dépendre des circonstances plus ou moins graves du délit, du caractere plus ou moins violent du coupable, du repentir qu'il peut avoir témoigné, des dispositions qu'il annonce, & de ce qu'on doit raisonnablement présumer de l'usage qu'il feroit de sa liberté, si elle lui étoit rendue.
II faut seulement considérer que, s'il est vrai que les prisonniers détenus pour crimes, doivent en général s'estimer trop heureux d'avoir échappé aux peines qu'ils ont mérités; il est constant aussi qu'une détention perpétuelle, & même une longue détention, est la plus rigoureuse de toutes les peines pour ceux d'entr'eux dont les sentimens ne sont pas totalement anéantis ou dégradés.
Du reste, ce n'est pas seulement par rapport aux prisonniers renfermés pour crimes ou délits, c'est pour tous les prisonniers, quels que soient les motifs de leur détention, qu'il convient d'avoir égard à la conduite qu'ils tiennent depuis qu'ils sont détenus; & indépendamment des autres considérations qui peuvent concourir à retarder ou accélérer leur liberté, il est juste de la faire dépendre surtout de la maniere dont ils se comportent, du plus ou du moins de changement qui se fait en eux, & de ce qu'on aura à craindre ou à espérer d'eux lorsqu'ils redeviendront libres.
II est même à souhaiter que sur cet article vous ne vous en rapportiez pas entierement au témoignage des personnes chargées de la garde des prisonniers: je desirerois que pour vous en assurer par vous même, vous voulussiez bien, dans le cours de vos tournées, visiter avec un soin particulier les lieux de détention de votre Département, soit Maisons de force, Maisons religieuses, Forts ou Châteaux; interroger vous-mêmes les prisonniers, & vous faire rendre compte en leur présence de tout ce qui les concerne.
Je suis persuadé que, de pareilles visites faites une fois par an dans chaque lieu de détention, produiroit un très bon effet: elles auroient l'avantage de vous faire connoître non seulement la conduite des prisonniers, mais encore la maniere dont ils sont traités; vous écouteriez leurs représentations, vous sauriez si leur nourriture & leur entretien est proportionné à la pension qu'on paye pour eux; quel est l'ordre & le régime de chaque maison; quelles précautions on y observe pour maintenir la tranquillité entre les détenus; quelles mesures on prend pour prévenir les évasions; enfin, quels abus il pourroit être essentiel de réprimer. Tous ces détails font dignes de l'attention de l'Administrateur.
Si vous ne pouvez pas vous en occuper vous-même pour toutes les Maisons, Forts ou Châteaux de votre Département, vous pourriez du moins visiter ceux où il y a le plus de prisonniers, & faire visiter les autres par vos Subdélégués, ou d'autres personnes de confiance, sur l'exactitude desquelles vous croiriez devoir compter. Je vous prie de ne pas oublier de me faire part tous les ans du résultat de ces visites. Vous ne devez point douter que je n'en rende au Roi un compte très exact, & que je ne lui propose d'adopter vos vues sur les changemens & les réformes qui vous paraîtront utiles ou nécessaires.
Il ne vous échappera sans doute pas que, lorsque je vous invite à prendre par vous-même ou vos subdélégués, des éclaircissemens sur la conduite des prisonniers, je n'entends parler que de ceux qui sont renfermés dans des Maisons, Forts ou Châteaux de votre Département. A l'égard de ceux qui, d'après votre avis, ou celui de M. M. vos prédécesseurs, sont détenus hors de votre Intendance, je suis persuadé qu'en vous adressant à M. M. les Intendans dans le Département desquels ils se trouveront, vous en recevrez toutes les informations dont vous aurez besoin.
Je n'ai jusqu'à présent fait mention que des prisonniers actuellement détenus, compris dans l'Etat ci-joint, & sur le sort desquels il s'agit en ce moment-ci de statuer. Mais tout ce que j'ai observé à leur égard, & les mêmes principes, les mêmes regles qui m'ont paru devoir en général servir à décider si les ordres expédiés contre eux seront ou non révoqués, me paroissent devoir s'appliquer aux personnes que par la suite il pourra être question de renfermer.
Ainsi, Monsieur, lorsque vous me proposerez l'expédition d'ordres demandés par les familles, je vous prie de me marquer en même tems de quelle durée vous penserez que doit être la détention, & je crois qu'en général, & sauf les circonstances particulieres qui peuvent se présenter, elle ne doit s'étendre au-delà de deux ou trois ans pour les hommes, lorsqu'il y a libertinage & bassesses; pour les femmes, quand il y a libertinage & scandale, & au delà d'un ou de deux ans lorsque les femmes ne sont coupables que de foiblesse & les hommes que d'inconduite & de dissipation.
Je vous prie aussi de me proposer un terme pour la détention même de ceux qui seront prévenus d'excès, délits ou crimes. Cela doit, comme je l'ai dit, dépendre des circonstances, & ce sera à vous, Monsieur, de les apprécier.
A l’égard des personnes dont on demandera la détention pour cause d'aliénation d'esprit, la justice & la prudence exigent que vous ne proposiez les ordres, que quand il y aura une interdiction prononcée par jugement ; à moins que la Famille ne soit hors d'état d'en faire les frais de la procédure qui doit précéder l'interdiction. Mais en ce cas il faudra que la démence soit notoire & constatée par des éclaircissemens bien exacts.
Quand il s'agit de faire renfermer un mineur, ne fût-ce que pour la forme de correction, le concours du pere & de la mere a jusqu'à présent paru suffire. Mais les peres & meres sont quelquefois injustes, ou trop séveres, ou trop faciles à s'alarmer, & je pense qu'il faudra toujours exiger qu'au moins deux ou trois des principaux parens signent avec les peres & meres les mémoires qui contiendront la demande des ordres.
Le concours de la famille maternelle est indispensable, lorsque la mere est morte; & celui des deux familles lorsque le pere n'existe plus; à plus forte raison quand il n'y a plus ni pere ni mere.
Enfin , il ne faut accueillir qu'avec la plus grande circonspection les plaintes des maris contre les femmes, celles des femmes contre leurs maris; & c'est surtout alors que les deux familles doivent se réunir & autoriser par un consentement formel le recours à l'autorité.
Ces principes sont connus, & je sais qu'en général on les a toujours suivis. Mais je crois avoir remarqué que l'on a quelquefois demandé des ordres; & que M. M. les Intendans en ont quelquefois proposé dans des circonstances où je vous avoue qu'il ne me paroît pas convenable d'en accorder. Par exemple, une personne majeure maîtresse de ses droits, n'étant plus sous l'autorité paternelle, ne doit point être renfermée, même sur la demande des deux familles réunies, toutes les fois qu'il n'y a point de délits qui puissent exciter la vigilance du ministere public, & donner matiere à des peines dont un préjugé très déraisonnable , mais qui existe, fait retomber la honte sur toute une famille.
II est vraiment essentiel, par rapport aux faits dont on accuse les personnes qui ne dépendent que d'elles-mêmes, de bien distinguer ceux qui ne produisent pour leurs familles que des désagrémens & ceux qui les exposent à un véritable déshonneur. C'est sans doute un désagrément pour des gens d'un certain état, & ils sont avec raison humiliés d'avoir sous leurs yeux une sœur ou une proche parente dont les mœurs sont indécentes, & dont les galanteries & les faiblesses ne sont pas secret tus.
C'est encore un désagrément pour une famille honnête, & il est naturel qu'elle ne voie pas avec indifférence que, dans la même ville, dans le même canton qu'elle habite, un de ses membres s'avilisse par un mariage honteux, ou se ruine par des dépenses inconsidérées, ou se livre aux excès de la débauche & vive dans la crapule. Mais rien de tout cela ne me paroît présenter des motifs assez forts pour priver de leur liberté, ceux qui sont, comme disent les Loix, sui Juris. Ils ne font de tort qu'à eux; le genre de déshonneur dont ils se couvrent ne tombe que sur eux, & leurs parens ne le partagent point & ne me paroissent avoir aucun droit à l'intervention de l'autorité.
Telles sont, Monsieur, les réflexions que m'a suggérée l'attention particuliere que je donne à tout ce qui concerne les ordres de détention, depuis que le Roi a bien voulu me nommer Secrétaire d'Etat. J'en ai rendu compte à Sa Majesté, qui les a trouvées conformes aux vues de justice & de bienfaisance dont Elle est animée. Elle desire qu'on ne s'en écarte que le moins qu'il sera possible, & comme Elle fait que c'est surtout d'après l'usage que l'on fait de son autorité contre les particuliers, que se forme & s'établit l'opinion du public sur le gouvernement, Elle a jugé à propos que ses intentions à cet égard fussent connues de toutes les personnes qui concourent plus ou moins directement à l'expédition des ordres.
Elle m'a en conséquence autorisé à faire imprimer cette Lettre & à vous en envoyer un certain nombre d'exemplaires que vous voudrez bien adresser à vos Subdélégués, afin qu'ils puissent en saisir l'esprit & s'y conformer autant que les circonstances le permettront, dans les informations qu'ils auront à prendre & à vous transmettre sur les demandes formées par les familles.
J'ai l'honneur d'être très parfaitement, Monsieur, votre très humble & très obéissant serviteur,
(Signé) le Baron De Breteuil |