FORME D'ADMISSION DES FOUS DANS LES HOPITAUX
Il est un autre objet qui mérite encore toute votre attention.
La forme d'admission des pauvres dans les hôpitaux de Paris est une des principales sources de l'engorgement qu'ils éprouvent, la cause éloignée de leur défaut de police, l'occasion ou le prétexte des gaspillages qui s'y pratiquent; pour pouvoir porter l'ordre dans les maisons de bienfaisance, il faut d'abord que la pauvreté véritable, la pauvreté sans ressources, sans moyens de subsistance, soit seule un titre pour y être admis.
C'est en recevant presque au hasard les individus qui se présentent, qu'on se met hors d'état de secourir tous ceux qui sont dans un état de besoin réel.
L'examen de ces maisons prouve que le salut des personnes qui s'y trouvent entassées exige, indépendamment de toutes vues économiques, des règlements propres à limiter leur nombre, et qu'une humanité plus éclairée ordonne d'écarter, pour leur intérêt même, la plupart de ceux qui viennent y solliciter des places.
Ces vues relatives à tous les indigents, à tous les infirmes délaissés, acquièrent une nouvelle force quand on les applique aux fous qui sont admis dans les hôpitaux.
Les formes de réception, si peu sévères en général, se relâchent encore d'une manière étonnante à l'égard de cette classe d'infortunés.
Les portes des hôpitaux s'ouvrent pour eux à la première réquisition des parents, des amis, des voisins.
On ne s'avise guères de prendre des renseignements un peu circonstanciés sur les facultés des familles, que les lois obligeraient de pourvoir à leur subsistance.
Or, il est absurde qu'on reçoive dans la maison de charité, gratuitement ou pour de modiques rétributions, qu'on entretienne, qu'on soigne en tout ou en partie aux frais du public , des malades que ces mêmes familles sont en état d'entretenir, de soigner dans leur sein, ou de faire soigner ailleurs par des mains salariées; il serait injuste qu'un pareil abus subsistât encore après avoir été bien reconnu, bien caractérisé; car il prive la classe évidemment pauvre d'une portion des secours qui lui appartiennent, pour les transporter à la classe qui vit dans l'aisance, ou qui du moins est loin de la détresse.
Vous pouvez remédier en partie à ces inconvénients.
Le Département est sans doute armé d'une force suffisante pour établir dans l'étendue de son territoire les formes qu'il croira les plus propres à constater les vrais besoins.
Il est sans doute en droit d'exiger tel genre d'attestation qu'il lui plaira de ceux qui réclameront des secours publics, de leur imposer les conditions auxquelles il consent de les inscrire sur le registre de l'aumône nationale.
C'est d'abord à la liberté des personnes qu'il doit donner la plus sérieuse attention.
En exerçant la bienfaisance, il ne faut pas violer les règles de la justice.
Les hôpitaux sont faits pour soulager les maux et non pour en créer. L'asile qu'on y donne à l'infortune, s'il n'est pas une récompense, ne doit pas être un châtiment.
Les détentions forcées, qui s'y trouvent confondues, sont des parties entièrement étrangères à ces établissements, des parties qui ne leur sont associées que par un abus, et dont il est bien essentiel de ne pas les laisser infectées plus longtemps.
Or, indépendamment de ces lieux de détention, dont l'aspect contraste si fort avec celui de l'indigence secourue, ou de l'infirmité soulagée, il est au sein même des asiles charitables un autre genre de prison, d'autant plus odieux qu'on y a toujours été retenu sans forme régulière, qu'il fournit tous les prétextes et présente toute l'apparence de l'utilité publique, et que ces inconvénients, auxquels on ne semble guères avoir songé jusqu'à ce jour, tombent sur des personnes qui, lors même qu'elles ne peuvent être abandonnées à leur propre conduite, n'ont mérité que la protection plus spéciale de la loi.
Quand les hommes ont atteint l'âge où leurs forces suffisent à leur existence, la nature a voulu qu'ils ne fussent plus soumis à aucune autorité coercitive.
La société doit respecter et remplir cette sage disposition, tant que les hommes jouissent de leurs facultés rationnelles, c'est-à-dire, tant qu'elles ne sont point altérées au point de compromettre la sûreté et la tranquillité d'autrui, ou de les exposer eux-mêmes à des dangers véritables, nul n'a le droit, pas même une société tout entière, de porter la moindre atteinte à leur indépendance, et ses forces doivent au contraire, si les circonstances l'exigent, se déployer avec appareil pour en protéger l'exercice, nous dirions presque les fantaisies.
Mais sitôt qu'un homme est dans un état de démence qui le rend non seulement impropre aux offices de la vie, mais capable de porter le désordre ou l'alarme parmi tout ce qui l'environne, la famille, les amis, les voisins sont en droit de requérir, ou l'autorisation de la puissance publique pour s'assurer de sa personne et le mettre dans l'impossibilité de nuire, ou les secours de cette même puissance pour le faire admettre dans les lieux entretenus pour cet objet aux frais de la Nation.
Que si cet homme reste entre les mains de sa famille, ou qu'il soit remis en d'autres mains particulières pour être soigné, pour être surveillé, pour être traité, n'importe, dans les deux cas il ne peut être privé de son indépendance que suivant des formes légales; il est du devoir du magistrat de ne pas le perdre de vue un instant, et de révoquer cette suspension des droits de citoyen au moment où des juges compétents ne la trouvent plus nécessaire.
Voilà pourquoi les lieux où les fous sont détenus doivent être sans cesse soumis à l'inspection des grandes magistratures et à la surveillance spéciale de la police, car sans cela des cachots pourraient encore s'ouvrir, au gré des vengeances domestiques, remplacer, et sous une forme plus révoltante, les donjons du pouvoir arbitraire, ou prolonger ces détentions que des écarts passagers d'esprit auraient d'abord motivés, et que le despotisme ou l'avidité des familles négligerait de faire cesser avec ces mêmes écarts qui lui servaient d'excuse.
Mais les fous n'appartiennent pas toujours à des personnes riches assez pour les faire soigner convenablement sous leurs yeux, et les établissements particuliers pour la garde et le traitement de cette espèce de maladie sont encore assez rares.
Pauvres, on les envoie sur-le-champ dans les hôpitaux qui leur sont affectés; plus riches, après quelques essais infructueux, c'est aussi presque toujours là qu'on va les placer. Enfin, moyennant une modique pension, on croit être quitte envers l'humanité, on croit avoir rempli les obligations qu'imposent les liens du sang, et l'on s'empresse d'ensevelir dans ces abîmes de pénibles souvenirs, ou d'y cacher des spectacles importuns et douloureux.
Ici commence le devoir des administrateurs de l'hôpital.
Supposons donc qu'un fou soit conduit dans un hôpital; que feront-ils?
Que doivent-ils faire?
Le malade arrive, conduit par sa famille, des amis, des voisins ou des personnes charitables.
Ces personnes attestent qu'il est véritablement fou; elles sont, ou ne sont pas munies de certificats de médecins.
Les apparences confirment, ou semblent contredire leur récit.
Quelque opinion qu'on puisse avoir alors sur l'état du malade, si d'ailleurs les preuves de sa pauvreté sont authentiques, il faut toujours le recevoir provisoirement.
Il faut le soumettre au régime et aux précautions coercitives que les faits allégués par les conducteurs doivent naturellement prescrire; mais, sans perdre de temps, on l'observera sous tous les rapports, on le fera observer par les officiers de santé, on le fera surveiller par les gens de service les plus intelligents et les plus habitués à juger de la folie dans toutes ses variétés, à la reconnaître dans toutes ses nuances.
S'il en donne des signes manifestes, tout doute s'évanouit, on peut le retenir sans scrupule, on doit le soigner, le mettre à l'abri de ses propres erreurs et continuer courageusement l'usage des remèdes indiqués ; si au contraire, après le temps jugé convenable, on ne découvre aucun symptôme de folie, si des perquisitions faites avec prudence n'apprennent rien qui laisse soupçonner que ce temps de calme n'a été qu'un intervalle lucide; enfin, si le malade demande à sortir de l'hôpital, ce serait un crime de le retenir de force.
Il faut, sans retard, le rendre à lui-même et à la société; que s'il demandait un asile dans quelque maison de pauvres valides, il serait dans le cas de tous ces infortunés et resterait soumis aux mêmes règles pour son admission.
Les questions les plus difficiles à discuter et sur lesquelles, en même temps, il peut résulter, des moindres erreurs, les plus fâcheuses conséquences, sont celles relatives à la liberté individuelle.
Le droit d'user de ses forces, d'en user comme il plaît, de les diriger vers un but quelconque, où l'on espère trouver de nouvelles jouissances, est tellement intéressant à la nature humaine, que c'est principalement pour en assurer l'exercice, pour l'étendre par cette certitude, que la société s'est formée d'abord et perfectionnée peu après par la suite des âges.
Toutes les institutions doivent respecter ce premier motif de l'association, en faire sentir l'importance et sans cesse ramener l'opinion publique à ce culte sacré de la première loi, de la loi qui sert de base à toutes les autres; mais quoique la liberté et la sûreté de chacun soit incontestablement l'objet qui le détermine à réunir ses volontés et ses forces à la masse commune, il n'en est pas moins vrai que la sûreté, que la liberté de tous sont le suprême devoir des lois et des gouvernements.
Ainsi, toutes les fois que l'exercice des droits particuliers met en péril ceux qui composent l'existence publique, la société peut restreindre les uns pour la conservation des autres; elle peut non seulement punir la violation des lois par les châtiments, par les mesures réparatoires, par les précautions que la nécessité suggère, mais encore enchaîner les forces de toute personne qui menace la tranquillité générale, réprimer tout acte qui pourrait lui porter de graves atteintes, c'est-à-dire, en d'autres termes, mettre le plus grand nombre de libertés individuelles au-dessus du plus petit et ne pas asservir tous les citoyens, ou plusieurs, aux caprices ignorants de quelques-uns ou d'un seul.
Là-dessus, il n'y a point de contestation, tout le monde convient de ces principes, et l'on voit facilement que sans eux, surtout sans leur application pratique, le but de l'association ne serait pas rempli, l'association elle-même n'existerait plus.
Mais si l'on veut fixer le terme en deçà duquel il serait injuste d'arrêter l'essor des individus, au delà duquel il serait dangereux de lui permettre de se déployer, si l'on veut déterminer à la rigueur ce qui distingue une action coupable, ou menaçante pour l'ordre public, d'une action totalement indifférente, et dont la surveillance nationale n'a pas le droit de s'occuper, une action raisonnable, ou du moins sans caractère de démence, d'une action évidemment folle, évidemment produite par un esprit aliéné, faite pour exciter l'attention d'une police vigilante, et justifier des mesures qui, sans cela, seraient vexatoires, alors on est assez embarrassé, et ce cas doit être mis au nombre de ceux qui prouvent sans réplique combien il est impossible de soumettre les choses humaines à des règles invariables et à une marche mécanique.
Au reste, cet inconvénient, si c'en est un, est à tel point dans la nature qu'il serait inutile de s'en affliger, mais partout il se corrige en quelque sorte lui-même.
La tendance de ce qu'on peut appeler l'instinct social, laquelle nous porte, presque malgré nous, vers l'ordre et l'harmonie, le besoin qui se fait sentir chaque jour, et dont la surveillance publique augmente l'activité, de suppléer par des soins continuels à l'imperfection des lois, l'influence irrésistible des lumières de l'opinion, l'amélioration générale et progressive des mobiles de la société, tout doit rassurer les esprits méditatifs qui ne peuvent découvrir le mal sans apercevoir en même temps le remède.
Vous voyez que les formes pour l'admission des fous dans les hôpitaux sont de la plus grande importance.
Il est à craindre surtout que les imputations de folie ne soient un moyen de vexation de famille, nous pouvons vous en citer un exemple.
Une femme avait été menée par son frère de l'Hôtel-Dieu à la Salpêtrière, moyennant un billet signé en blanc du médecin de service.
Ce frère, avide et barbare, voulait s'emparer seul d'une succession à laquelle sa sœur avait des droits égaux.
Il l'avait préparée, à sa sortie de l'Hôtel-Dieu, en lui proposant de la conduire à la campagne chez un ami commun.
Il voulait, disait-il, qu'elle allât respirer le bon air avant de rentrer dans ses foyers, que cette succession devait lui rendre plus désirables, et quand il vint la prendre, il la berça toujours de la même idée, jusqu'au moment où il la remit entre les mains du commis aux entrées de la Salpêtrière.
Cette femme est sortie, mais elle a langui près de trois mois dans la captivité.
Voici un autre abus moins grave, mais dépendant encore du despotisme et de l'avarice des familles.
Parmi les folles que ce même hôpital renferme, plusieurs tiennent à des parents riches ou dans l'aisance; quelques-uns leur ont laissé même des biens, auxquels leurs droits deviennent, dans leur état déplorable, encore plus sacrés.
Il s'en faut de beaucoup que toutes payent une pension proportionnée à ces moyens, dont tout doit leur assurer la jouissance; il en est peu pour qui l'on paye une pension quelconque, il en est même peu qui reçoivent des secours un peu convenables; il y a en cela double injustice; d'abord il est injuste qu'un accident qui rend les soins assidus plus nécessaires soit le motif sur lequel on dépouille un individu de ce qui peut les lui procurer; mais il est en second lieu non moins injuste que les revenus affectés à l'entretien des pauvres soient employés à celui des riches, et qu'un grand nombre des premiers restent dans l'abandon, parce qu'un grand nombre des autres vient partager sans pudeur leur patrimoine.
C'est un objet qui demandera des précautions de détail pour l'avenir, et peut-être quelques mesures de rigueur pour le moment actuel.
Jusqu'ici nous ne vous avons parlé que des vexations auxquelles les détentions forcées dans les maisons de fous peuvent donner lieu, c'est l'objet le plus important, celui dont il fallait s'occuper d'abord, celui sur lequel il était surtout nécessaire d'insister, mais si l'indigent et l'infirme se trouvent souvent, ou privés par d'iniques distributions de secours, que la munificence publique leur assigne, ou soumis à de nouvelles calamités par l'effet même de ces secours, de l'autre côté l'on voit plus souvent peut-être la bassesse et la fainéantise feindre l'indigence ou la maladie.
De combien de faux pauvres regorgent les hôpitaux de valides, de combien de faux malades regorgent les hôtels-Dieu et les autres infirmeries de charité !
Nous voyons tous les jours les vagabonds jouer l'épilepsie et les autres maladies nerveuses convulsives.
Il n'est pas jusqu'à la folie qu'ils n'aient quelquefois adoptée comme un rôle propre à leur attirer la commisération et les secours des personnes charitables, quoique ce soit une bien misérable ressource, surtout lorsqu'il s'en suit une clôture forcée dans des maisons telles que la Salpêtrière ; nous ne croyons cependant pas invraisemblable qu'on y ait eu recours plus d'une fois , ni impossible qu'on y ait encore recours à l'avenir.
Quoi qu'il en soit, le cas étant possible, il se présentera sans doute; la fraude, il faut en convenir, est alors assez difficile à découvrir, et toute erreur non moins difficile à éviter, mais ce qui remédie à presque tous les inconvénients de ce genre, c'est le travail; un travail convenable, bien dirigé, bien approprié aux forces et aux dispositions présumées de chaque individu, non seulement diminuera sur-le-champ et d'une manière directe la dépense des hôpitaux, mais encore elle les délivrera par degrés, de la manière la plus paisible, de ce surcroît de faux pauvres qui les surchargent , et qu'on peut en regarder comme le trop-plein.
A l'égard des fous, il offre un autre avantage particulier, nous vous avons proposé de le faire entrer dans leur traitement, et vous avez senti que, pour les guérir de leur maladie, il fallait commencer par les guérir de leur oisiveté , ceux du moins qui sont susceptibles d'une occupation quelconque.
Il nous reste un cas à prévoir, c'est celui où un fou serait délaissé à la porte de l'hôpital, ou y serait conduit par des personnes qui, sans le connaître, l'auraient recueilli, soit dans les rues, soit sur les grands chemins; sans doute une administration bienfaisante doit commencer par les recevoir, mais sauf les recherches ultérieures sur son état et les recours de droit contre sa famille.
Nous terminons ici nos observations auxquelles il nous a paru nécessaire de donner ce développement, parce qu'elles sont les bases du règlement que nous allons soumettre à votre discussion. |