Cabanis

Rapport adressé au département de Paris par l'un de ses membres sur l'état des folles détenue à la Salpêtrière,
et adoption d'un projet de règlement.
6 décembre 1791


Extrait conforme du procès-verbal de la session du Conseil général du Département de Paris


Texte publié in extenso par Alexandre Tuetey, L'Assistance publique à Paris pendant la Révolution. Documents inédits, Paris, 1897, III, pp. 489-506 et repris en grande partie dans les Vues sur les secours publics, in : Œuvres philosophiques de Cabanis, IIe partie.


RAPPORT ADRESSÉ AU DÉPARTEMENT DE PARIS PAR L'UN DE SES MEMBRES
SUR L'ÉTAT DES FOLLES DÉTENUES À LA SALPÊTRIÈRE
ET ADOPTION D'UN PROJET DE RÈGLEMENT.

Du mardi 6 décembre 1791.  
Un membre a lu, au nom du second bureau, le rapport suivant sur l'état des folles détenues à la Salpêtrière :  

Messieurs,

L'état des folles dans les vieilles loges de la Salpêtrière est un de ces désordres qu'une administration humaine ne saurait tolérer, et l'un des objets dont l'amélioration serait le plus propre à fixer l'attention du pauvre sur vos projets bienfaisants, à lui en donner une idée juste et à ranimer ses espérances.

Les plus inhabitables de ces loges sont évacuées.
Celles qui ont été bâties par M. Viel, quoiqu'elles ne remplissent pas à beaucoup près le but qu'on doit se proposer dans toute construction pareille, se trouvent cependant si supérieures aux autres, par l'élévation du sol sur lequel elles sont placées, par la plus libre circulation de l'air et la plus grande facilité du service, qu'il faut bien s'en contenter pour le moment, et les frais énormes d'une bâtisse mieux entendue nous font craindre qu'on ne soit forcé de s'en servir encore.

Ce qu'il y a de certain, c'est que l'aspect des folles, qui y sont déjà  transportées, est supportable pour l'homme sensible, même pour celui que l'habitude n'a pas encore familiarisé avec les tableaux affligeants.

Toutes ces nouvelles loges, successivement remplies et dans l'ordre le  plus propre à diminuer les effets de ce grand rassemblement d'êtres  privés de la raison, laisseront le choix des meilleures loges parmi les anciennes, mettront à même d'y mieux espacer les femmes qu'elles doivent contenir, fourniront le moyen de leur assurer quelque bien-être, et, ce qui est bien essentiel surtout, d'y établir pour elles un traitement; c'est un des objets sur lesquels nous allons, Messieurs, fixer votre attention.


TRAITEMENT À ÉTABLIR POUR LES FOUS

Dans les hôpitaux de Paris on ne traite, à proprement parler, que de la folie aiguë. L'Hôtel-Dieu est la seule infirmerie où l'on reçoive ce genre de malades pour les soumettre à l'application d'une série de remèdes; mais lorsqu'au bout de quelque temps, et ce temps n'est pas long, les officiers de santé n'aperçoivent aucun changement dans la maladie, ils la reconnaissent pour confirmée, et les malades sont envoyés comme incurables à Bicêtre ou à la Salpêtrière.

Là, ces infortunés, placés au milieu des objets les plus propres à produire en eux la folie si elle n'existait pas, au milieu des cris et du bruit des chaînes, dans des prisons étroites, insalubres, humides et froides en hiver, brûlantes et fétides l'été, soumis au régime le moins convenable à leur état, n'excitent désormais que la plus stérile et la plus cruelle commisération, celle qui n'est adoucie par nul espoir de secours, et ils sont livrés à leur fatale destinée, ou, si l'on veut, aux faibles chances du hasard et du temps.

Eh bien! malgré tant de circonstances défavorables, plusieurs d'entre eux guérissent, ils guérissent par le laps de temps, ce grand médecin des maux physiques, comme des douleurs  morales, et par les révolutions que l'âge amène successivement dans le corps humain.

La portion de ces cures opérées ainsi contre toute probabilité se trouve même au résultat assez considérable, puisqu'elle est du septième, et quelquefois, dit-on, du sixième, relativement au nombre total des individus. Il paraît cependant qu'elle est infiniment  moindre à la Salpêtrière, par la raison bien simple que la folie des femmes, indépendamment des causes communes qu'elle peut avoir avec celle des hommes, en reconnaît de particulières qui tiennent à la faiblesse et à l'extrême sensibilité des organes, en sorte qu'en général, il guérit moins de femmes que d'hommes, mais il en guérit encore assez pour faire sentir à leur égard, comme à l'égard des hommes, la nécessité de favoriser la nature dans ses efforts utiles, de les produire ou de les suppléer par des moyens artificiels dont l'efficacité n'est pas contestable.

Ces guérisons spontanées sont donc un motif d'améliorer les circonstances qui ne peuvent pas aujourd'hui les empêcher entièrement, et de faire naître les circonstances nouvelles qui peuvent les rendre plus communes, c'est-à-dire, d'établir un traitement; car c'en serait un véritable que de tracer, pour ces malades, un régime de vie propre à chacun, en prenant dans toute son étendue le mot de régime. Une maison de traitement pour la folie devrait réunir plusieurs avantages qui manquent aux loges de la Salpêtrière. Il faudrait que les malades pussent être placés seuls , chacun dans sa case , que cette case contînt un lit propre; qu'elle-même pût être facilement purgée de toutes espèces d'immondices; qu'il fût également possible d'y faire circuler un air nouveau et de la réchauffer, quand on le jugerait convenable; que l'emploi des chaînes et tout l'appareil de violence en fût entièrement banni, l'expérience ayant prouvé combien est gratuite cette odieuse cruauté.

Il faudrait que les fous furieux pussent être logés assez loin des fous plus tranquilles, pour que ceux-ci ne fussent jamais tourmentés de leurs cris, ni ramenés à leurs propres accès par ce tumulte et par les idées funestes qu'il éveille dans leur âme; qu'il y eût un promenoir couvert et bien aéré pour les temps de pluie, et des allées bien ombragées et dans une bonne exposition , pour le beau temps. Il faudrait enfin que la latitude de dépense possible fût plus considérable, car dans tout ce qui exige beaucoup de petits soins de détail, beaucoup de petites attentions particulières, qui ne sauraient être soumis à des règles générales, dont l'essence est de marcher pour ainsi dire d'elles-mêmes, les besoins imprévus doivent entrer comme élément de calcul, comme une base indispensable dans l'application  de la dépense, et ces besoins sont de nature à ne pouvoir être contestés et restreints avec la même sévérité que ceux des autres établissements charitables.

Il ne faut donc pas espérer de faire aujourd'hui tout ce qu'il sera  possible de faire un jour.

Nous (ne) vous engagerons pas même à tenter, dans ce moment, pour Bicêtre, ce qui nous paraît plus exécutable à la Salpêtrière.
Cependant on ne peut douter que l'Administration ne porte bientôt un regard plus étendu sur cette branche de la  bienfaisance nationale, et le premier pas que nous lui proposons sera un acheminement aux mesures ultérieures, dont nous prévoyons d'avance et dont nous avons désiré préparer l'exécution.
Nous regardons l'établissement, dont les loges nouvelles de la Salpêtrière nous fournissent la possibilité, comme le noyau d'un établissement plus complet et plus digne des lumières et de l'humanité du siècle.


NÉCESSITÉ DE LEUR FOURNIR DU TRAVAIL

Parmi les fous, plusieurs ne le sont pas assez pour être incapables de tout travail. On a grand tort de les livrer aux vagues rêveries et à l'ennui de l'oisiveté.

Un travail sagement approprié aux forces, à l'intelligence, à l'état de chacun, serait lui-même un moyen de guérison, et les vues économiques s'accorderaient ici, comme il arrive presque toujours, avec les vues bienfaisantes et médicales.

Il faudra donc tâcher d'introduire dans la section des folles les genres d'industrie, ou les travaux qui paraîtront convenables. Aucune d'elles ne sera livrée à son déplorable sort, et regardée comme tout à fait incurable, qu'après l'essai méthodique des moyens que l'expérience consacre, ou que les combinaisons de l'art peuvent suggérer.

Il sera tenu un journal où le tableau de chaque maladie, les effets des remèdes, les ouvertures des cadavres se trouveront consignées avec une  scrupuleuse exactitude.

Tous les individus de la section y seront nominativement inscrits, au moyen de quoi l'Administration pourra se faire rendre compte de leur état, semaine par semaine, ou même, jour par jour, si elle le juge nécessaire. Il est aisé de sentir combien cette facilité lui doit épargner de sollicitudes à l'égard de ces êtres infortunés , que son devoir est de retenir dans leur asile, tant qu'ils peuvent nuire aux autres, ou se nuire à eux-mêmes, mais contre lesquels cet acte d'autorité se transforme en une criante injustice, quand il cesse d'être indispensable.

L'Administration pensera sans doute que le résultat de  ce journal et ces détails les plus précieux appartiennent à ce même public qui en aura fourni les déplorables matériaux.
Sans doute elle  en ordonnera l'impression, et pour peu que le rédacteur y porte de philosophie et de connaissances médicinales, ce recueil offrant, d'année en année, de nouveaux faits, de nouvelles observations, des expériences nouvelles et variées, deviendra pour la science physique et morale de l'homme une véritable source de richesses.


FORME D'ADMISSION DES FOUS DANS LES HOPITAUX

Il est un autre objet qui mérite encore toute votre attention.

La forme d'admission des pauvres dans les hôpitaux de Paris est une des principales sources de l'engorgement qu'ils éprouvent, la cause éloignée de leur défaut de police, l'occasion ou le prétexte des gaspillages qui s'y pratiquent; pour pouvoir porter l'ordre dans les maisons de bienfaisance, il faut d'abord que la pauvreté véritable, la pauvreté sans ressources, sans moyens de subsistance, soit seule un titre pour y être admis.

C'est en recevant presque au hasard les individus qui se présentent, qu'on se met hors d'état de secourir tous ceux qui sont dans un état de besoin réel.

L'examen de ces maisons prouve que le salut des personnes qui s'y trouvent entassées exige, indépendamment de toutes vues économiques, des règlements propres à limiter leur nombre, et qu'une humanité plus éclairée ordonne d'écarter, pour leur intérêt même, la plupart de ceux qui viennent y solliciter des places. 

Ces vues relatives à tous les indigents, à tous les infirmes délaissés,  acquièrent une nouvelle force quand on les applique aux fous qui sont  admis dans les hôpitaux.

Les formes de réception, si peu sévères en général, se relâchent encore d'une manière étonnante à l'égard de cette classe d'infortunés.

Les portes des hôpitaux s'ouvrent pour eux à la première réquisition des parents, des amis, des voisins.

On ne s'avise guères de prendre des renseignements un peu circonstanciés sur les facultés des familles, que les lois obligeraient de pourvoir à leur subsistance.

Or, il est absurde qu'on reçoive dans la maison de charité, gratuitement ou pour de modiques rétributions, qu'on entretienne, qu'on  soigne en tout ou en partie aux frais du public , des malades que ces  mêmes familles sont en état d'entretenir, de soigner dans leur sein, ou de faire soigner ailleurs par des mains salariées; il serait injuste qu'un pareil abus subsistât encore après avoir été bien reconnu, bien caractérisé; car il prive la classe évidemment pauvre d'une portion des secours qui lui appartiennent, pour les transporter à la classe qui vit dans l'aisance, ou qui du moins est loin de la détresse.

Vous pouvez remédier en partie à ces inconvénients.

Le Département est sans doute armé d'une force suffisante pour établir dans l'étendue de son territoire les formes qu'il croira les plus propres à constater les vrais besoins.

Il est sans doute en droit d'exiger tel genre d'attestation qu'il lui plaira de ceux qui réclameront des secours publics, de leur imposer les conditions auxquelles il consent de les inscrire sur le registre de l'aumône nationale.

C'est d'abord à la liberté des personnes qu'il doit donner la plus sérieuse attention.

En exerçant la bienfaisance, il ne faut pas violer les règles de la justice.

Les hôpitaux sont faits pour soulager les maux et non pour en créer. L'asile qu'on y donne à l'infortune, s'il n'est pas une récompense, ne doit pas être un châtiment.

Les détentions forcées, qui s'y trouvent confondues, sont des parties entièrement étrangères à ces établissements, des parties qui ne leur sont associées que par un abus, et dont il est bien essentiel de ne pas les laisser infectées plus longtemps.

Or, indépendamment de ces lieux de détention, dont l'aspect contraste si  fort avec celui de l'indigence secourue, ou de l'infirmité soulagée, il  est au sein même des asiles charitables un autre genre de prison, d'autant plus odieux qu'on y a toujours été retenu sans forme régulière, qu'il fournit tous les prétextes et présente toute l'apparence de l'utilité  publique, et que ces inconvénients, auxquels on ne semble guères avoir  songé jusqu'à ce jour, tombent sur des personnes qui, lors même qu'elles ne peuvent être abandonnées à leur propre conduite, n'ont mérité que la protection plus spéciale de la loi.   

Quand les hommes ont atteint l'âge où leurs forces suffisent à leur  existence, la nature a voulu qu'ils ne fussent plus soumis à aucune  autorité coercitive.

La société doit respecter et remplir cette sage disposition, tant que les hommes jouissent de leurs facultés rationnelles, c'est-à-dire, tant qu'elles ne sont point altérées au point de compromettre la sûreté et la tranquillité d'autrui, ou de les exposer eux-mêmes à des dangers véritables, nul n'a le droit, pas même une société tout entière, de porter la moindre atteinte à leur indépendance, et ses forces doivent au contraire, si les circonstances l'exigent, se déployer avec appareil pour en protéger l'exercice, nous dirions presque les fantaisies.
Mais sitôt qu'un homme est dans un état de démence qui le rend non seulement impropre aux offices de la vie, mais capable de porter le désordre ou l'alarme parmi tout ce qui l'environne, la famille, les amis, les voisins sont en droit de requérir, ou l'autorisation de la puissance publique pour s'assurer de sa personne et le mettre dans l'impossibilité de nuire, ou les secours de cette même puissance pour le faire admettre dans les lieux entretenus pour cet objet aux frais de la Nation.

Que si cet homme reste entre les mains de sa famille, ou qu'il soit remis en d'autres mains particulières pour être soigné, pour être surveillé, pour être traité, n'importe, dans les deux cas il ne peut être privé de son indépendance que suivant des formes légales; il est du devoir du magistrat de ne pas le perdre de vue un instant, et de révoquer cette suspension des droits de citoyen au moment où des juges compétents ne la trouvent plus nécessaire.

Voilà pourquoi les lieux où les fous sont détenus doivent être sans cesse soumis à l'inspection des grandes magistratures et à la surveillance spéciale de la police, car sans cela des cachots pourraient encore s'ouvrir, au gré des vengeances domestiques, remplacer, et sous une forme plus révoltante, les donjons du pouvoir arbitraire, ou prolonger ces détentions que  des écarts passagers d'esprit auraient d'abord motivés, et que le despotisme ou l'avidité des familles négligerait de faire cesser avec ces  mêmes écarts qui lui servaient d'excuse.
Mais les fous n'appartiennent pas toujours à des personnes riches assez pour les faire soigner convenablement sous leurs yeux, et les  établissements particuliers pour la garde et le traitement de cette espèce de maladie sont encore assez rares.

Pauvres, on les envoie sur-le-champ dans les hôpitaux qui leur sont affectés; plus riches, après quelques essais infructueux, c'est aussi presque toujours là qu'on va les  placer. Enfin, moyennant une modique pension, on croit être quitte envers l'humanité, on croit avoir rempli les obligations qu'imposent les liens du sang, et l'on s'empresse d'ensevelir dans ces abîmes de pénibles souvenirs, ou d'y cacher des spectacles importuns et douloureux.

Ici commence le devoir des administrateurs de l'hôpital.
Supposons donc qu'un fou soit conduit dans un hôpital; que feront-ils?

Que doivent-ils faire?

Le malade arrive, conduit par sa famille, des amis, des voisins ou des personnes charitables.

Ces personnes attestent qu'il est véritablement fou; elles sont, ou ne sont pas munies de certificats de médecins.

Les apparences confirment, ou semblent contredire leur récit.

Quelque opinion qu'on puisse avoir alors sur l'état du malade, si d'ailleurs les preuves de sa pauvreté sont authentiques, il faut toujours le recevoir provisoirement.

Il faut le soumettre au régime et aux précautions coercitives que les faits allégués par les  conducteurs doivent naturellement prescrire; mais, sans perdre de temps, on l'observera sous tous les rapports, on le fera observer par les officiers de santé, on le fera surveiller par les gens de service les plus intelligents et les plus habitués à juger de la folie dans toutes ses variétés, à la reconnaître dans toutes ses nuances.

S'il en donne des signes manifestes, tout doute s'évanouit, on peut le retenir sans scrupule, on doit le soigner, le mettre à l'abri de ses propres erreurs et continuer courageusement l'usage des remèdes indiqués ; si au contraire, après le temps jugé convenable, on ne découvre aucun symptôme de folie, si des perquisitions faites avec prudence n'apprennent rien qui laisse soupçonner que ce temps de calme n'a été qu'un intervalle lucide; enfin, si le malade demande à sortir de l'hôpital, ce serait un crime de le retenir de force.

Il faut, sans retard, le rendre à lui-même et à la société; que s'il demandait un asile dans quelque maison de pauvres valides, il serait dans le cas de tous ces infortunés et resterait soumis aux mêmes règles pour son admission. Les questions les plus difficiles à discuter et sur lesquelles, en même  temps, il peut résulter, des moindres erreurs, les plus fâcheuses conséquences, sont celles relatives à la liberté individuelle.

Le droit d'user  de ses forces, d'en user comme il plaît, de les diriger vers un but quelconque, où l'on espère trouver de nouvelles jouissances, est tellement intéressant à la nature humaine, que c'est principalement pour en assurer l'exercice, pour l'étendre par cette certitude, que la société s'est formée d'abord et perfectionnée peu après par la suite des âges.

Toutes les institutions doivent respecter ce premier motif de l'association, en faire sentir l'importance et sans cesse ramener l'opinion publique à ce culte sacré de la première loi, de la loi qui sert de base à toutes les autres; mais quoique la liberté et la sûreté de chacun soit incontestablement l'objet qui le détermine à réunir ses volontés et ses forces à la masse commune, il n'en est pas moins vrai que la sûreté, que la liberté de tous sont le suprême devoir des lois et des gouvernements.

Ainsi, toutes les fois que l'exercice des droits particuliers met en péril ceux qui composent l'existence publique, la société peut restreindre les uns pour la conservation des autres; elle peut non seulement punir la violation des lois par les châtiments, par les mesures réparatoires, par  les précautions que la nécessité suggère, mais encore enchaîner les forces de toute personne qui menace la tranquillité générale, réprimer tout acte qui pourrait lui porter de graves atteintes, c'est-à-dire, en d'autres termes, mettre le plus grand nombre de libertés individuelles au-dessus du plus petit et ne pas asservir tous les citoyens, ou plusieurs, aux caprices ignorants de quelques-uns ou d'un seul.

Là-dessus, il n'y a point de contestation, tout le monde convient de ces principes, et l'on voit facilement que sans eux, surtout sans leur application pratique, le but de l'association ne serait pas rempli, l'association elle-même n'existerait plus.  
Mais si l'on veut fixer le terme en deçà duquel il serait injuste d'arrêter l'essor des individus, au delà duquel il serait dangereux de lui permettre de se déployer, si l'on veut déterminer à la rigueur ce qui distingue une action coupable, ou menaçante pour l'ordre public, d'une action totalement indifférente, et dont la surveillance nationale n'a pas le droit de s'occuper, une action raisonnable, ou du moins sans caractère de démence, d'une action évidemment folle, évidemment produite par un esprit aliéné, faite pour exciter l'attention d'une police vigilante, et justifier des mesures qui, sans cela, seraient vexatoires, alors on est assez embarrassé, et ce cas doit être mis au nombre de ceux qui prouvent sans réplique combien il est impossible de soumettre les choses humaines à des règles invariables et à une marche mécanique.

Au reste, cet inconvénient, si c'en est un, est à tel point dans la nature qu'il serait inutile de s'en affliger, mais partout il se corrige en quelque sorte lui-même.

La tendance de ce qu'on peut appeler l'instinct social, laquelle nous porte, presque malgré nous, vers l'ordre et l'harmonie, le  besoin qui se fait sentir chaque jour, et dont la surveillance publique augmente l'activité, de suppléer par des soins continuels à l'imperfection des lois, l'influence irrésistible des lumières de l'opinion, l'amélioration  générale et progressive des mobiles de la société, tout doit rassurer les  esprits méditatifs qui ne peuvent découvrir le mal sans apercevoir en même temps le remède.

Vous voyez que les formes pour l'admission des fous dans les hôpitaux sont de la plus grande importance.

Il est à craindre surtout que les imputations de folie ne soient un moyen de vexation de famille, nous pouvons vous en citer un exemple.

Une femme avait été menée par son frère de l'Hôtel-Dieu à la Salpêtrière, moyennant un billet signé en blanc du médecin de service.

Ce frère, avide et barbare, voulait s'emparer seul d'une succession à  laquelle sa sœur avait des droits égaux.

Il l'avait préparée, à sa sortie de l'Hôtel-Dieu, en lui proposant de la conduire à la campagne chez un ami commun.

Il voulait, disait-il, qu'elle allât respirer le bon air avant de rentrer dans ses foyers, que cette succession devait lui rendre plus désirables, et quand il vint la prendre, il la berça toujours de la même idée, jusqu'au moment où il la remit entre les mains du commis aux entrées de la Salpêtrière.

Cette femme est sortie, mais elle a langui près de trois mois dans la  captivité.

Voici un autre abus moins grave, mais dépendant encore du despotisme et de l'avarice des familles.

Parmi les folles que ce même hôpital renferme, plusieurs tiennent à des parents riches ou dans l'aisance;  quelques-uns leur ont laissé même des biens, auxquels leurs droits deviennent, dans leur état déplorable, encore plus sacrés.

Il s'en faut de beaucoup que toutes payent une pension proportionnée à ces moyens, dont tout doit leur assurer la jouissance; il en est peu pour qui l'on paye une pension quelconque, il en est même peu qui reçoivent des secours un peu convenables; il y a en cela double injustice; d'abord il est injuste qu'un accident qui rend les soins assidus plus nécessaires soit le  motif sur lequel on dépouille un individu de ce qui peut les lui procurer; mais il est en second lieu non moins injuste que les revenus affectés à l'entretien des pauvres soient employés à celui des riches, et qu'un grand nombre des premiers restent dans l'abandon, parce qu'un grand nombre des autres vient partager sans pudeur leur patrimoine.

C'est un objet qui demandera des précautions de détail pour l'avenir, et peut-être quelques mesures de rigueur pour le moment  actuel.

Jusqu'ici nous ne vous avons parlé que des vexations auxquelles les  détentions forcées dans les maisons de fous peuvent donner lieu, c'est  l'objet le plus important, celui dont il fallait s'occuper d'abord, celui  sur lequel il était surtout nécessaire d'insister, mais si l'indigent et l'infirme se trouvent souvent, ou privés par d'iniques distributions de secours, que la munificence publique leur assigne, ou soumis à de nouvelles calamités par l'effet même de ces secours, de l'autre côté l'on voit plus souvent peut-être la bassesse et la fainéantise feindre l'indigence ou la maladie.

De combien de faux pauvres regorgent les hôpitaux de valides, de combien de faux malades regorgent les hôtels-Dieu et les autres infirmeries de charité !

Nous voyons tous les jours les vagabonds jouer l'épilepsie et les autres maladies nerveuses convulsives.

Il n'est pas jusqu'à la folie qu'ils n'aient quelquefois adoptée comme un rôle propre à leur attirer la commisération et les secours des personnes  charitables, quoique ce soit une bien misérable ressource, surtout  lorsqu'il s'en suit une clôture forcée dans des maisons telles que la  Salpêtrière ; nous ne croyons cependant pas invraisemblable qu'on y ait eu recours plus d'une fois , ni impossible qu'on y ait encore recours à l'avenir.

Quoi qu'il en soit, le cas étant possible, il se présentera sans doute; la fraude, il faut en convenir, est alors assez difficile à découvrir, et  toute erreur non moins difficile à éviter, mais ce qui remédie à presque  tous les inconvénients de ce genre, c'est le travail; un travail convenable, bien dirigé, bien approprié aux forces et aux dispositions présumées de chaque individu, non seulement diminuera sur-le-champ et d'une manière directe la dépense des hôpitaux, mais encore elle les délivrera par degrés, de la manière la plus paisible, de ce surcroît de faux pauvres qui les surchargent , et qu'on peut en regarder comme le trop-plein.

A l'égard des fous, il offre un autre avantage particulier, nous vous avons proposé de le faire entrer dans leur traitement, et vous avez senti que, pour les guérir de leur maladie, il fallait commencer par les guérir de leur oisiveté , ceux du moins qui sont susceptibles d'une occupation quelconque.

Il nous reste un cas à prévoir, c'est celui où un fou serait délaissé à la porte de l'hôpital, ou y serait conduit par des personnes qui, sans le connaître, l'auraient recueilli, soit dans les rues, soit sur les grands  chemins; sans doute une administration bienfaisante doit commencer par les recevoir, mais sauf les recherches ultérieures sur son état et les recours de droit contre sa famille.

Nous terminons ici nos observations auxquelles il nous a paru nécessaire de donner ce développement, parce qu'elles sont les bases du  règlement que nous allons soumettre à votre discussion.


M. le rapporteur a proposé ensuite le projet de règlement dont les  articles ont été successivement discutés et approuvés ainsi qu'il suit : 


TITRE PREMIER

DE L'ADMISSION DES FOUS OU DES INSENSÉS DANS LES ÉTABLISSEMENTS PUBLICS DU DÉPARTEMENT DE PARIS.

ARTICLE PREMIER


L'admission des fous ou des insensés dans les établissements qui leur sont ou leur seront destinés dans toute l'étendue du Département de Paris, se fera sur un rapport de médecin et de chirurgien légalement reconnus, signé par deux témoins, parents, amis ou voisins, et certifié par un juge de paix de la section ou du canton.

ART. 2

Aucune insensée ne pourra être reçue gratuitement, si les personnes  par lesquelles elle sera amenée, outre les pièces indiquées par l'article 1er, ne fournissent de plus les mêmes preuves d'indigence, qui sont et pourront être exigées à l'avenir pour ceux et celles admis sous les dénominations de Bons pauvres.

ART. 3

Les insensées pour lesquelles on ne pourra pas fournir les preuves légales d'indigence, seront reçues comme pensionnaires, et le prix de la pension sera arbitré entre les préposés de l'Administration et les parties intéressées; le maximum de la pension ne pourra être plus de 325 livres , ni le minimum au-dessous de 145 livres.

ART. 4

Tous les insensés envoyés par une autorité légale seront soumis aux  conditions mentionnées dans l'article 2 , ceux qui seront envoyés par  l'Hôtel-Dieu , ou toute autre infirmerie publique, seront de plus soumis  aux conditions de l'article 1er.

Les médecins et chirurgiens de ces infirmeries, qui auront donné des certificats, seront tenus de fournir des détails sur les caractères généraux de la maladie de chaque insensé qu'ils auront envoyé, ils rendront également compte de la durée du traitement et de l'effet des remèdes.

ART. 5

Si, par cas fortuit, il se trouve quelque insensé abandonné à la porte de l'hôpital, ou dans les places publiques, qui y soit conduit après avoir été recueilli, il sera fait une information par l'économe, le greffier et les officiers de santé de cette maison, et dans le cas où il serait trouvé que l'insensé appartient à une famille qui n'est pas dans l'indigence, il sera procédé par-devant le juge de paix à la demande d'une pension alimentaire, laquelle datera du jour de l'entrée à l'hôpital, et sera réglée comme il est dit à l'article 3.  


TITRE II

DISTRIBUTIONS DES FOLLES ET INSENSÉES DANS LES DIFFÉRENTES COURS DE L'HÔPITAL DE LA SALPÊTRIÈRE

ARTICLE PREMIER

Toutes les femmes admises dans la section des folles de l'hôpital de la Salpêtrière seront soumises à l'avenir, quel que soit le genre ou le degré de leur maladie, à un traitement dirigé d'après l'avis des officiers de santé.

ART. 2

Ces femmes seront placées dans une des classes ci-après :  

ART. 3

1° Celles des femmes soumises au traitement;  
2° Celles des folles furieuses, indécentes et sans espoir de guérison ;  
3° Les galeuses et les épileptiques incurables;  
4° Les imbéciles et généralement toutes celles qui n'ont besoin que de soins particuliers.  

ART. 4

Les cours destinées à ces quatre classes seront séparées par des grilles , et n'auront entre elles aucune autre communication que celle nécessaire pour le service et la libre circulation de l'air.  

ART. 5

Il ne sera permis à aucun étranger, si ce n'est aux parents et ce qu'on appelle les amis bienfaiteurs, de visiter la section des folles ; dans  aucun cas il ne sera permis aux étrangers d'entrer dans les cours de la  première et de la deuxième division.   Pourront néanmoins les médecins ou gens de l'art voir les femmes soumises au traitement, mais sur permission par écrit du Directoire du Département.


TITRE III

DE LA NOURRITURE COMMUNE DE TOUTES LES DIVISIONS DE CETTE SECTION 

ARTICLE PREMIER

Il y aura pour toutes les femmes de cette section une nourriture commune et réglée par groupe de cent individus.
La dépense sera dirigée de manière qu'elle ne s'élève jamais au-dessus d'un taux qui sera fixé, s'il est besoin, pour chaque année; dans ce moment, il ne doit s'élever, y compris le blanchissage et le vêtement, au plus qu'à 11 l. par mois pour chaque individu.  

ART. 2

Indépendamment de la nourriture commune, désignée dans l'article précédent et sur laquelle on donnera des instructions plus particulières, il sera, sur les ordres de l'officier de santé, accordé aux femmes qui subiront le traitement, un supplément de nourriture conforme à leur situation et parfaitement égal pour les pauvres et pour les pensionnaires.  

ART. 3

Le supplément de nourriture mentionné ci-dessus ne pourra jamais excéder de plus de 3 sols par jour la dépense de la nourriture de tous les malades.

ART. 4

On suivra pour le choix , la préparation et l'ordre de la distribution des aliments, la même règle que pour les autres sections de l'Hôpital Général.


TITRE IV

DES OFFICIERS DE SANTÉ

ARTICLE PREMIER

Il sera établi, pour cette section, un officier de santé, uniquement  attaché au service des folles , sous l'inspection du médecin en chef.    

ART. 2

Les honoraires de l'officier de santé seront de 900 livres, cette somme lui sera payée sur la caisse de l'Hôpital Général.
Il lui sera  fourni un logement dans l'intérieur du bâtiment destiné aux malades;  outre ces honoraires, il recevra annuellement 24 livres par chaque pensionnaire de 325 livres, et 12 livres seulement pour celles qui  payeront une pension au-dessous de cette somme.    

ART. 3

L'officier de santé fera régulièrement deux visites par jour dans les  différentes classes des folles.
Il rendra compte au médecin en chef de l'Hôpital Général de l'état des malades confiées à ses soins, et il veillera à ce que les douches, les bains et autres remèdes soient administrés exactement et dans la forme prescrite.    

ART. 4

L'officier de santé sera obligé de tenir un journal circonstancié, où  seront inscrits l'âge et le tempérament des malades, la durée du traitement, l'indication et l'effet sommaire des remèdes, l'histoire succincte de la maladie, les causes qui peuvent y avoir donné lieu.
Enfin les ouvertures des cadavres seront exposées dans un bon ordre et en détail.
Les commissaires des hôpitaux donneront sur tous les objets des  instructions particulières.


TITRE V
DES DIFFÉRENTS EMPLOYÉS ATTACHÉS À LA SECTION 

ARTICLE PREMIER


Les personnes qui seront employées en chef dans la section des folles  prendront à l'avenir le titre de surveillantes des loges.
Elles ne porteront plus d'autres vêtements que ceux en usage dans la société, pour ne pas effaroucher les folles par un extérieur extraordinaire.
Elles seront au nombre de quatre.  

ART. 2

La première surveillante aura le soin des cours du traitement, l'inspection de la cuisine, la garde et la distribution du linge; elle aura sous ses ordres trois filles de service.
La seconde surveillante sera chargée des cours de la division des folles furieuses; elle aura sous ses ordres une fille de service pour quinze individus.  
La troisième surveillante sera chargée des galeuses et de celles dont la folie est incurable; elle aura sous ses ordres une fille de service pour  quinze individus.
La quatrième surveillante sera chargée de celles qui sont imbéciles et qui n'ont besoin que de soins particuliers; elle aura sous ses ordres une fille de service pour vingt individus.  

ART. 3

Le traitement de ces différentes employées sera fixé d'après les mêmes  règles que celui des autres surveillantes de l'Hôpital Général.    

ART. 4

Il sera également établi dans cette section un contrôleur, dont les  fonctions seront les mêmes que celles des autres contrôleurs de la maison. Il aura le même traitement.
Il sera tenu de faire le recouvrement des pensions, et il en versera le montant dans la caisse générale.

ART. 5

Il est expressément défendu aux surveillantes, gens de service ou autres, de recevoir des parents ou amis des malades, aucune aumône, dons ou bienfaits, sous prétexte de les tenir en réserve pour l'usage des pauvres; en cas de contravention, les surveillantes seront révoquées et les filles de service renvoyées.

ART. 6

Il sera affiché dans le parloir et dans les lieux où l'on pourra le juger utile, un placard qui contiendra les dispositions de l'article 5 et  indiquera aux étrangers que les sommes remises pour l'usage des malades doivent être déposées entre les mains du contrôleur de la section, lequel transcrira sur un registre la quotité des sommes données et l'emploi qui en aura été fait; cette caisse sera déposée chez l'économe, et les versements faits par le contrôleur tous les jours.    

ART. 7

Il sera expressément recommandé à tous les employés de cette section de n'user d'aucune violence envers les malades, sous peine de renvoi. L'usage des chaînes, à moins d'une nécessité absolue et jugée telle par les officiers de santé, sera supprimé; on y substituera celui des corcelets de toile de treillis.

ART. 8

Il sera incessamment fourni un travail doux et facile aux insensées de la Salpêtrière.
Ce travail sera, quant à sa nature et quant aux  instruments qu'il peut exiger, approprié à cette classe de malades.  Tout le produit du travail appartiendra et sera payé à chaque individu  d'après un taux déterminé.


Extrait conforme du procès-verbal de la session du Conseil général du Département  de Paris, cahier in-fol., fol. 58 r°-67 v°, Archives nationales, F1c III, Seine, 13


Michel Caire, 2012
© Les textes & images publiés sur ce site sont librement téléchargeables pour une consultation à usage privé.
Toute autre utilisation nécessite l'autorisation de l'auteur.