L'ouvrage
majeur de Laborde (Jean-Vincent Laborde 1831-1903 n'est encore en 1871
qu'ancien de Bicêtre; il deviendra le fer de lance avec Valentin
Magnan de la lutte contre l'absinthisme. Président de la Société
d'Autopsie, il mène " de curieuses recherches sur les suppliciés
" (Larousse), étudiant notamment l'hémisphère
gauche de Vacher, " sinistre égorgeur, dépravé-maniaque
", mais aussi l'encéphale de Gambetta, dont l'uvre politique
est " reconnue et proclamée par tous ceux que n'aveuglent
et n'entraînent pas des doctrines insensées plus ou moins
subversives de l'état social ") mérite une longe analyse
dans les Annales médico-psychologiques de 1872, où le Dr
Baume garde une savante distance envers une théorie " fort
hasardée " et mal argumentée :
" La crainte de passer pour voir des fous partout n'arrête
pas l'auteur " et " nous doutons, à l'honneur des fous,
qu'ils eussent commis les atrocités qui ont souillé la Commune
".
L'insurrection constituerait ainsi non une folie collective, mais l'effet
d'impulsions morbides chez des individus prédisposés, quelque
chose qui confine à la folie, " un degré que j'appellerai
volontiers en donnant à ce mot son acception scientifique, une
monstruosité psychique, à laquelle les circonstances donnent
un relief particulier et qui réagit à son tour sur les événements
auxquels elle se trouve mêlée (...) ". " Dans cette
situation intermédiaire où l'individu, déjà
en puissance de la maladie par prédisposition constitutionnelle
ou héréditaire, possède en apparence les attributs
de la raison (...), les préceptes et les doctrines qui enseignent
et flattent tout ce qui est pervers et instinctif " sont un aliment
favorable et nutritif à ces organisations prémorbides.
Ainsi, F. (Ferré), " les traits empreints d'une énergie
farouche, quelque chose qui rappelle l'oiseau de proie ", "
déclassé par nature et par tempérament " est
fils d'une aliénée, et " d'après les journaux
" son frère a également donné des signes non
équivoques de folie ".
E. (Émile Eudes, né en 1843, nommé Général,
dirige la défense de tout le sud de Paris, se bat jusqu'au dernier
jour et parvient à gagner la Suisse; de retour en France, il soutient
le Boulangisme pour renverser le Parlement et la bourgeoisie) à
qui on a attribué ces mots " Si Dieu existait, je le ferais
fusiller ", dont " le père est mort dans un état
de folie confirmée ".
Seul Jules A. (Allix) est un incontestable malade, depuis 1848-1849. Interné
à Bicêtre entre 1865 et 1869 dans un état d'agitation
violente, tenant " les propos les plus incohérents dans lesquels
prédominaient les conceptions ambitieuses ", il reprend en
1871 son sacerdoce de réformateur social à Belleville; élu
du VIIIe arrondissement, il est bientôt arrêté, conduit
à la prison de Mazas puis interné à Charenton par
les Versaillais.
Mais les recherches infructueuses sur les antécédents de
L. (Lullier), de R. (Rigault) et de F. (Flourens) n'empêchent pas
Laborde de les ranger dans ce même groupe, pour qui " toute
parenté morbide est féconde ".
- Charles
Lullier, né en 1838, ancien officier de marine, condamné
plusieurs fois dans des affaires de droit commun, devient indicateur de
police, nommé cependant le 18 mars Général en chef
de la Commune, il est plus tard arrêté par les fédérés;
condamné par le Conseil de guerre, déporté à
Nouméa, " il y poursuit son travail de mouchard ".
- Gustave
Flourens, né en 1838, grand idéaliste, " apparaît
comme un pur héros romantique ", écrit Willette).
Lors de sa
présentation devant la Société médico-psychologique
le 15 janvier 1872, les membres présents font bon accueil à
l'ouvrage, ne critiquant guère que l'omission de " 5 ou 6
individus sur lesquels nous aurions pu les uns et les autres fournir des
renseignements. Dans la Commune et ses principaux adhérents, il
y avait au moins huit aliénés ayant des antécédents
héréditaires très nettement constatés "
(Lunier);
" J'ajouterai même, précise Mundy, qu'il est à
ma connaissance que des étrangers sont venus à Paris pour
se battre dans les rangs des partisans de la Commune. J'en ai vu de notoirement
aliénés, deux Hongrois entre autres qui s'étaient
évadés de l'asile de Pesth "
Le Baron Mundy, Autrichien, membre associé étranger de la Société,
organisateur et directeur de l'ambulance du Corps législatif pendant
le premier siège et de celle de la Grande Gerbe après la
Commune, est nommé en 1872 Professeur à la Chaire d'hygiène
militaire à la Faculté de Vienne).
Le nombre de communeux étrangers, qu'évoque Francisque Sarcey
dans Le Gaulois (27 avril 1871): " Des quatre coins de l'univers,
tous les bandits en disponibilité, tous les déclassés
en rupture de ban (...), tous les échappés de prisons se
sont, comme des nuées de corbeaux abattus sur Paris ", appelant
à la " suppression radicale " des " aliénés
de cette espèce " et que H. Taine évalue à cinquante
mille sur cent mille insurgés (Correspondance, lettre du 20 mai
1871, cité par Lidsky) est aux lendemains de la victoire revu à
la baisse:
" Il faut donc renoncer à croire que l'élément
étranger a dominé. 1725 étrangers (396 officiellement
recensés pour d'autres auteurs) dont la nationalité a été
constatée ne forment qu'un faible appoint dans ce total des 36
309 arrestations".
A moins que l'étranger ne soit pas celui que l'on croyait :
" Le Parisien pur sang, le né natif de Paris (...) ne s'est
mêlé à ces violences que dans une proportion restreinte.
L'écume de la province fermentait dans Paris " (M. du Camp,
t. II, p. 306-308).
La critique essentielle de Baume se rapporte au silence ambigu de Laborde
sur la question de la responsabilité: la thèse de son confrère
ne compromet-elle pas " devant l'opinion et devant la justice la
cause des véritables aliénés ? ":
" Les aliénés commettent parfois des atrocités,
des crimes épouvantables. Mais, sous peine de discréditer
la science et de nuire aux intérêts de l'humanité,
le médecin est tenu dans ces cas d'établir d'une manière
rigoureuse la preuve de la folie (...). La constatation d'une prédisposition
héréditaire ne suffit pas pour établir cette preuve.
Au point de vue légal, le trait caractéristique des aliénés
c'est d'être inconscients de leurs actes et par la suite irresponsables.
En peut-on dire autant (des chefs des insurgés) ? ".
Morel, à l'occasion de l'analyse de l'ouvrage du Dr Starck, médecin
d'un asile du Wurtemberg ("La dégénérescence
intellectuelle du peuple français, son caractère pathologique,
ses symptômes et ses causes. Contribution de médecine mentale
à l'histoire médicale des peuples", Annales médico-psychologiques,
1871), affligé qu'un " vae victis (soit) appliqué d'une
manière aussi impitoyable " lorsqu'il lit sur la dépravation
et la corruption du peuple français :
" L'orgueil et la présomption de la nation française
sont tellement innés que nous y sommes habitués... Mais
dans ces derniers temps ces défauts sont devenus une monomanie,
une idée fixe, un vrai délire ", répond sans ambages à l'interrogation de Baume : les membres
de la Commune ne sont pas des aliénés " mais des monstres
de l'ordre moral, que la partie saine de la nation réprouve de
toutes ses forces et qui sont parfaitement responsables de leurs actes
".
Legrand du
Saulle adopte une thèse plus classique sans autre parti que l'objectivité,
fondée sur le principe que " pendant les grandes crises sociales,
le délire porte l'empreinte des idées, des émotions
et des orages du jour, la guerre, la défaite, l'occupation ennemie,
le pillage, le bombardement, la famine, l'émeute et l'incendie
peuvent conduire à la terreur, et la terreur communique aux troubles
de la raison une couleur spéciale " (Annales médico-psychologiques,
1871).
Aux
lendemains du désastre, nombreux sont les aliénés
" panophobes et gémisseurs "; mais, courant juin 1871,
au Dépôt de la Préfecture, " le délire
des persécutions semble être tout à fait à
l'ordre du jour. Cette variété délirante s'organise
d'autant plus volontiers que les dénonciations s'exercent sur une
plus grande échelle, que les arrestations sont plus nombreuses,
que les mesures d'ordre public sont plus intimidantes et que les actes
de répression sont plus terribles " (du 23 mai au 13 juin,
les autorités reçoivent près de 38.000 dénonciations
anonymes).
La compilation
nationale de Lunier ne relate que 27 cas où les troubles observés
sont déterminés par les bombardements, incendies, fatigues
et émotions des sièges de Paris, et 3 cas de fédérés
dont la " nature des causes déterminantes " est elle-même...
la qualité d'"insurgés reconnus aliénés".
Le diallèle tient à un a priori que l'absence d'analyse
critique rend peu justifié : il ne peut y avoir d'autre rôle
déterminant, le processus morbide est contenu dans l'engagement
dans l'insurrection de ceux qui ne sont pas devenus, mais qui sont, parce
qu'ils étaient aliénés.
Ceux qui « rêvent de nouveaux systèmes politiques, de
paix universelle ou de philanthropie, animés d'une volonté
farouche et agressive de lutte et de combat », dont « les pamphlets,
les attentats individuels contre les hommes politiques ou les institutions
sociales, les campagnes de presse etc. sont les armes habituelles qu'ils
mettent au service de leur inépuisable désir de réforme
et de justice » [H. Ey, P. Bernard et Ch. Brisset, Manuel de Psychiatrie,
1978, 5e éd.] trouveront place au panthéon de la nosologie
française : individualisés depuis Dide et Guiraud parmi les
délires passionnels et de revendication, ce sont les Idéalistes
passionnés, mode de décompensation du caractère paranoïaque.
Si toutefois ce registre « englobe des comportements assez typiques
», « la qualification délirante ne cesse pas de faire
problème pour tous les cliniciens » et son « appartenance
à une pathologie indiscutable reste à établir » (G. Lantéri-Laura, L. Del Pistoia, H. Bel Habib, Paranoïa.
E.M.C. Psychiatrie, 1985).
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