Du morbus democraticus à l'idéalisme passionné

Quelques réactions des aliénistes français aux lendemains de la Commune de Paris



RÉSUMÉ

Les écrits littéraires et médicaux publiés dès la chute de la Commune de Paris en proposent une analyse méritant une relecture critique: volontiers naïve et excessive, empreinte d'une émotion naturellement réactionnaire, I'étude de l'influence réciproque de l'alcoolisme et du mouvement fédéré apparaît scientifiquement et historiquement douteuse, comme les propositions d'interpréter l'événement en terme de pathologie mentale.
La recherche de cas d'aliénation chez les insurgés, l'idée que leurs actes ne traduiraient qu'un désordre phrénopathique font discuter l'existence même de certaines entités morbides: les " aliénés raisonnants, inépuisables et prosélytes " de J. Falret et Pottier, la " foule d'individus à projets chimériques, de réformateurs de l'espèce humaine, d'utopistes en tous genres " que Morel classe parmi ses Folies héréditaires, les " idéalistes de la justice " des délires de revendication altruiste de Sérieux et Capgras, les passionnés idéalistes, réformateurs sociaux, anarchistes, de Dide et Guiraud, paraissent aujourd'hui des catégories bien désuètes, aux confins du champ psychiatrique.


Literary and medical works published immediately after the fall of the Commune of Paris purport an analysis which deserves a critical reading: the study of the influence that alcoholism and the federate movement had on each other, easily naïve and not without excess, stamped with obviously reactionary emotions, appears as historically and scientifically questionable as the proposals towards an interpretation of the event in terms of mental pathology.
The search of cases of isanity among the rebels, the idea that their acts could only express some kind of phrenopathic disorder opens the debate on the very existence of some morbid types such as Falret's and Pottier's " reasoning, inexhaustible and proselyte lunatics ", the " many characters with fanciful projects, including reformists of the human race, and various utopists " that Morel includes in his classification of hereditary insanity, Serieux's and Capgras " idealists concerned with justice " found amongst delusions related to altruistic claims, Dide's and Guiraud's " idealistic passions, social reformers, anarchists " appear to us as very outdated classifications, on the border of the psychiatric field.



Le 27 mai 1871, après une semaine de sanglants combats de rue, voit la chute de la Commune de Paris et la victoire sans appel de l'armée régulière du gouvernement versaillais. Le corps des aliénistes, resté dans son ensemble dans un silence prudent durant les deux mois d'insurrection, sort de sa réserve et tente d'analyser l'événement à la lumière d'une science triomphante, mais encore incertaine.

Les déclamations de certains écrivains sur le rôle de l'alcool pendant la Commune, souvent controuvées, trouvent pourtant un écho dans les travaux de quelques médecins; la controverse n'étant pas d'actualité, leurs affirmations assiéront la légende durable d'un mouvement engendrant une ivrognerie qui le nourrit.

Le débat sur la présence de présumés aliénés parmi les chefs de l'insurrection et le caractère morbide de leurs actes manque tout autant de sérénité dans un climat général immodérément réactionnaire et illustre par l'extension abusive des concepts d'une science subjective le risque de son utilisation pour disqualifier un discours politique.


Petits gris et petits bleus, fée verte et "orgie rouge":
libations démocratiques ou ivrognerie collective ?


Le rôle de l'alcool fait l'objet d'affirmations douteuses et non dénuées d'arrière-pensées politiques. La littérature excessive d'un Paul de Saint Victor, ancien secrétaire de Lamartine se soucie peu de vraisemblance:
" L'ivrognerie était l'élément de règne de cette révolution crapuleuse. Une vapeur d'alcool flottait sur l'effervescence de sa plèbe. La bouteille fut un des "instruments de règne" de la Commune (...). Ses bataillons marchaient en titubant au combat. Il y avait du delirium tremens dans la folie de leur résistance. Ils tombaient ivres-morts sous les balles et sous les obus " (" L'orgie rouge " in Barbares et bandits), tout comme celle de la Comtesse de Ségur, auteur de charmants récits pour la jeunesse:
" Ils ont bu tant de vin et d'eau de vie pendant leur règne de bandits que la moindre blessure devient gangréneuse " (Lettre d'une grand-mère, 11 avril 1871, cité par P. Lidsky, Les écrivains contre la Commune, Maspéro éd., 1982).

Dans son " Rapport sur la répression de l'alcoolisme ", le Dr Jules Bergeron décrit avec un parfait conformisme devant la très conservatrice Académie de médecine (séance du 5 décembre 1871) " le monstrueux accès d'alcoolisme aigu dont la population honnête a été, pendant deux mois, le témoin épouvanté ":
" Chez le plus grand nombre de buveurs, (l'alcool) s'attaque de préférence au cerveau, et alors détruisant peu à peu l'intelligence et la conscience morale de l'homme pour le livrer sans défense à ses plus détestables instincts, il fait (...) de l'ouvrier laborieux un paresseux et un envieux, un voleur et souvent pis encore, mais à coup sûr une recrue toute prête pour l'émeute, à laquelle le poussera tôt ou tard un autre buveur, un lettré celui-là, grand faiseur de promesses, qui, n'ayant jamais su se gouverner lui-même, aspire à gouverner les peuples, par la plume ou par la parole ".
Et l'ouvrier qui " maudit ou raille la discipline, la loi ou les convenances sociales " n'est ainsi que victime de ceux " qui affectant une hypocrite compassion pour des maux qu'ils savent bien ne pouvoir faire complètement disparaître, parce qu'ils ne peuvent changer l'humaine nature, ni par conséquent empêcher l'inégalité des conditions sociales, viendront faire luire à ses yeux le mirage d'une rénovation qui ne doit pas moins faire que de bouleverser l'ordre naturel des choses ".

L'analyse par le Dr Baume de l'ouvrage de Laborde " Les hommes et les actes de l'Insurrection de Paris devant la Psychologie morbide " (J.-V. Laborde, Germer-Baillière éd., 1872, analysé in: Annales médico-psychologiques 1872, VII, 297-306.) part de l'hypothèse d'un plan subtil et prémédité des " grands capitaines de l'Insurrection ", qui, " après avoir empoisonné l'intelligence des masses emploient l'alcool d'une manière infernale pour les abrutir et s'en faire les dociles instruments de leurs exécrables desseins ", " d'autant plus dociles pour Laborde qu'ils sont rendus plus aveugles et inconscients ".
Si " le plus grand nombre était dans cet état intermédiaire qui est plus que la simple ébriété mais qui n'est pas encore l'ivresse complète ", c'est pour Baume que " comme l'art de chauffer les gosiers et les têtes demandait une certaine mesure pour que l'instrument ne se retournât pas contre eux, (ils) combinèrent des arrêtés répressifs et des mesures disciplinaires pour maintenir les manifestations dans un degré moyen ".

Un tel retournement de la volonté des fédérés de lutter contre l'alcoolisme -qui serait étrange s'il ne témoignait de présupposés idéologiques- se retrouve dans l'utilisation journalistique par les vainqueurs des procès-verbaux d'arrestation d'ivrognes pendant la Commune comme preuve que l'alcoolisme était tel qu'il avait bien fallu le réprimer.

La répression de l'ivresse publique réclamée depuis longtemps sans résultat par le monde médical, " un jugement sommaire, une pénalité aux individus trouvés en état d'ivresse sur la voie publique " (Racle, Thèse médecine, 1859, Considérations générales sur l'alcoolisme), " une loi qui érige en contravention l'ivresse " (De Neyremand, Thèse de médecine, 1870, De la nécessité de supprimer l'ivresse) et qui ne sera votée qu'en 1873, faisait cependant l'objet du Décret du 16 mai du Conseil de la Commune:
Il prescrit " d'arrêter et de conduire au poste le plus proche tout citoyen reconnu en état d'ivresse (...); tout garde national qui se sera mis dans le cas d'être arrêté pour cause d'ivresse sera privé de sa solde pendant quatre jours, et le montant en sera distribué par les soins des conseils de famille aux enfants les plus nécessiteux de sa compagnie. Tout limonadier ou marchand de vins qui recevra un citoyen en état d'ivresse sera passible d'une amende qui sera versée dans la Caisse de l'assistance communale. En cas de récidive, l'amende sera doublée, et la 3e fois, la maison sera fermée ".

De même, des ordonnances municipales, comme celle de la Mairie du XIème autorisent l'arrestation " des ivrognes qui, dans leur passion funeste, oublient et le respect d'eux-mêmes, et leur devoir de citoyen ".
Et " l'ordre est tout aussi complet à Paris, à l'heure qu'il est, qu'il n'a jamais été sous tout autre gouvernement " (Pall Mall Gazette, 12 mai 1871).

Une des rares données quantitatives sur la question est la " Statistique des alcooliques entrés à Sainte-Anne en 1870-1871 ", "pages douloureuses de l'année terrible" publiées par Magnan et Bouchereau (Annales médico-psychologiques, 1872, VII, 52-58, Académie de médecine, 21 nov. 1871):
" On voit, pour les entrées des alcooliques en mars 1871, le fait assez inattendu d'une proportion inférieure à celle de mars 1870; les ivrognes étaient pourtant nombreux à cette époque, mais il est probable que dans les premiers jours, au milieu du désordre général dont s'accompagna l'insurrection, les gardes nationaux alcooliques n'étaient pas séquestrés. Le mois d'avril n'offre qu'une faible différence, en faveur encore de 1870; mais le mois de mai, héritant des excès accumulés dans le mois précédent, porte subitement en 1871 la proportion à 48 % tandis que le mois correspondant de 1870 donne 26,92 %. Le mois de juin 1871, malgré la disparition d'un grand nombre de buveurs, fournit encore la proportion de 29,88 % sensiblement plus élevée qu'en 1870 " (28,29 %).
Ces éléments méritent néanmoins d'être discutés: les pourcentages ne tiennent compte que des hommes. Les résultats globaux montrent, pour la période de mars à juin 1870: 191 alcooliques internés pour un total de 900 aliénés, soit 21,2 %, et pour la même période de 1871, 156 alcooliques sur 689, soit 22,6 %, différence statistiquement non significative.

Pendant la Commune, l'alcool n'a probablement pas fait les ravages dont ses ennemis ont instruit la légende, mais on a certes beaucoup bu, pour trouver l'ardeur au combat et le courage de braver la mort, pour vivre aussi dans l'enthousiasme d'une révolution universaliste:

" Aimons nous,
et quand nous pourrons nous unir pour boire à la ronde,
que le canon se taise ou gronde,
buvons ! buvons ! buvons !!
à l'Indépendance du Monde !!! "


à

Psychiatrisation et criminalisation

Alors que dans le milieu littéraire, la tentation d'interpréter l'événement en terme de pathologie mentale l'emporte dans une outrance parfois stupéfiante, le corps des aliénistes, bien qu'unanimement anticommunaliste est plus partagé: essai d'explication de l'insurrection par la psychologie morbide, recherche scientifique de cas d'aliénation chez les Fédérés, étude apolitique de l'influence des événements sur le mouvement de l'aliénation.

Les réactions virulentes des hommes de lettres donnent la mesure des inquiétudes passées dans une surenchère inouïe:
" Enfin, c'est fini. J'espère que la répression sera telle que rien ne bougera plus, et, pour mon compte, je désirerais qu'elle fût radicale. L'infect barbouilleur Courbet ainsi que l'ignoble bande de peintres et d'aquafortistes qui l'avaient suivi ne seront point passés par les armes, ce qui est encore le plus navrant. Il mériterait non seulement d'être fusillé (...) mais qu'on détruisît les sales peintures qu'il a vendues dans le temps à l'État " (Leconte de Lisle, Lettres des 29 mai et 22 juin 1871 à J.-M. de Hérédia).
" Enfin le gouvernement du crime et de la démence pourrit à l'heure qu'il est dans les champs d'exécutions " (Anatole France, cité par Lidsky).

Certains, plus au fait des choses de l'aliénisme, improvisent, comme Maxime du Camp à propos de Jules Babick :
" Il n'était pas atteint de monomanie homicide comme Rigault, Ferré, G. Rouvier et Urbain, de pyromanie comme Pindy, de kleptomanie comme Eudes; de monomanie du pouvoir comme Delescluse; de monomanie des grandeurs comme Jules Vallès, de monomanie raisonnante comme Léo Maillet, de monomanie dénonciatrice comme Millière (...) de lycanthropie féroce compliquée de lâcheté comme Félix Pyat; de scatologie furieuse comme Vermersch (...), non, il était atteint d'escargotomanie " (Les Convulsions de Paris, t. II, p. 245. Babick, né en 1820, avait pendant le siège, imaginé de communiquer avec la province grâce aux relations télépathiques des escargots amoureux. Ayant fui Paris lors de la Semaine sanglante, il se réfugie en Suisse où il fonde la religion "fusioniste".)

Pour Émile Zola, Raoul Rigault est " cet esprit détraqué, cervelle à l'envers, qui, rompant d'abord avec la société par paresse et par crânerie devait fatalement devenir un fou des plus dangereux ".
Du Camp n'aurait pas désavoué les termes d'Alexandre Dumas fils: " Nous ne dirons rien de leurs femelles par respect pour les femmes à qui elles ressemblent -quand elles sont mortes " (Une lettre sur les choses du jour, 1871), qui fait " le récit des sottises " des insurgées:
" Du haut de la chaire des églises converties en clubs, elles se dévoilèrent, de leur voix glapissante (...), elles demandèrent "leur place au soleil, leurs droits de cité, l'égalité qu'on leur refuse" et autres revendications indécises qui cachent peut-être le rêve secret qu'elles mettaient volontiers en pratique: la pluralité des hommes. Pour qui a étudié l'histoire de la possession, il n'y a guère à se tromper: presque toutes les malheureuses qui combattirent pour la Commune étaient ce que l'aliénisme appelle " des malades " (Les Convulsions de Paris, t. II).

Mme Rivet, dans son ouvrage paru en 1875, rapporte une belle observation d'une fédérée placée dans la Maison de santé qu'elle dirige depuis 1848, succédant à son père le grand Brierre de Boismont.

La fille s'y révèle fidèle aux idées de son père qui déclare devant la Société Médico-Psychologique en 1871:
" Il y a les fanatiques qui rêvent d'une rénovation du monde par des moyens impraticables; ceux-ci sont les premiers éléments de la folie démagogique. Mais il y a surtout une multitude d'individus qui ont sur la famille, la propriété, l'individualité, la liberté, l'intelligence, la constitution des sociétés, des idées tellement en opposition avec la nature humaine que seule la folie peut les expliquer ".

Mme Rivet, constatant que " les révolutions ont presque toujours compté parmi leurs chefs des aliénés " propose donc une " petite observation pour preuve de l'empire que peuvent exercer ces singuliers chefs sur l'esprit des révolutionnaires ":

" Madame A., bien née, ayant reçu une belle éducation, possédant une grande fortune (...) vint à Paris au début de la Commune, et fut de tous les clubs. Prise sur une barricade, en habit de fédéré, le fusil encore chaud, les troupes l'emmenèrent au camp de Satory avec les insurgés qu'elle avait fanatisés jusqu'au dernier moment.
Les médecins l'ayant déclarée folle, on la plaça dans l'établissement. Après l'avoir interrogée à diverses reprises, en la mettant particulièrement sur le chapitre de son épopée politique, je demeurai de plus en plus convaincue qu'elle avait dû avoir une action fatale sur les exaltés qui se grisent de paroles. Cette malade me racontait qu'elle relevait le courage des fédérés en leur disant, sur les barricades, dans un langage enthousiaste, qu'on pouvait tuer leurs corps, mais qu'ils emporteraient avec eux la consolation suprême, que c'était un nouveau 93 qu'ils recommençaient, et que la Révolution allait faire le tour du monde ".
" Mes moyens sont infaillibles, ajoutait-elle; je n'insulte personne, il est donc impossible de m'arrêter pour injures envers l'autorité. J'entre chez un marchand de vin, je m'assieds, je parle, un cercle se forme. Je m'échauffe, le cercle grandit. Bientôt l'enthousiasme est tel que la salle est comble. On monte jusque sur les tables pour m'entendre. J'entraîne d'autant plus les masses, que je suis une communarde, c'est vrai, mais une communarde de bonne compagnie ". (Les aliénés dans la famille et la maison de santé, étude pour les gens du monde, Paris, 1875).

La mystique révolutionnaire, l'enthousiasme idéaliste et communicatif d'une incompréhensible transfuge de classe semblent suffire ici à attester l'aliénation mentale.

De même, certaines observations publiées par Lunier dans son monumental travail paru dans les Annales illustre l'influence des événements de 1870-1871 non seulement " sur le mouvement de l'aliénation mentale " mais également sur les errements de quelques aliénistes dans leur recherche de critères diagnostiques.

Ainsi, le cas de François M., recueilli à l'asile de la Roche-Gandon (obs. IV) : ancien instituteur, employé de banque, " original, sans discernement, sans stabilité, enthousiaste, rêveur, utopiste, paradoxal; il affichait des théories politiques insoutenables pour tout homme de bon sens et se posait en réformateur, voulant fonder des journaux et des clubs. Il ne manquait pas d'intelligence et remplissait très convenablement ses fonctions. Les événements de 1870 donnèrent libre champ à ses rêves politiques. Il montra pendant toute cette triste période une exaltation d'esprit considérable. Bientôt il écrivit à Gambetta et à Victor Hugo pour leur soumettre ses vues et ses projets de Constitution. "
Interné le 1er novembre 1871, il s'évade, est repris et camisolé pendant deux jours. Le diagnostic de " manie rémittente de forme ambitieuse avec exacerbation périodique " sera retenu, avant de constater sa " guérison apparente " rapide.
Sans douter de la sincérité des aliénistes, sans prétendre non plus à un détournement délibéré de leur fonction médicale, il est pourtant nécessaire de s'interroger sur la légitimité de tels internements et sur la validité de leurs concepts.

L'internement de Jules Vallès en placement volontaire à l'asile Saint-Jacques de Nantes le 31 décembre 1851 en paraît un autre exemple: L'" exaltation " du certificat d'internement, la " croyance à des tourments imaginaires " de l'Immédiat comme " les désordres instinctifs dans ses actions " du certificat de quinzaine ne peuvent convaincre de l'authenticité de l'aliénation, au décours d'une période troublée au plan politique et dans un contexte familial très conflictuel.

" Il souffre d'une maladie psychique: un développement pathologique (paranoïaque) de la personnalité, souligné par l'existence d'idées de réforme marquées par les traits psychopathiques de son caractère (...). L'état psychique de Grigorenko exige qu'il soit soumis à un traitement forcé dans un hôpital psychiatrique spécial, étant donné que les idées paranoïaques de réforme citées ci-dessus ont un caractère stable et qu'elles guident la conduite du sujet " (" Une nouvelle maladie mentale en U.R.S.S.: I'opposition ". Vladimir Boukovski, Paris, Le Seuil, éd.).

Ne peut-on voir dans cet extrait de l'expertise du Général Grigorenko, sous d'autres cieux et dans un contexte historique et politique éminemment différent, la même tentation de disqualifier le discours de l'opposition par sa "psychiatrisation", il est vrai ici sous l'égide directe du pouvoir ?

La démocratie, danger social, devient encore danger moral sous la plume du Dr Decaisne (Observations de nostalgie recueillies pendant le siège de Paris, Académie des Sciences, séance du 10 avril 1871):
" Parmi les causes si nombreuses du suicide, trois surtout que j'appellerai modernes, ont attiré mon attention. 1° L'influence des passions politiques et de l'esprit démocratique nouveau, morbus démocraticus; 2° L'affaiblissement des idées religieuses; 3° Les progrès toujours croissants de l'aliénisme ".



L'ouvrage majeur de Laborde (Jean-Vincent Laborde 1831-1903 n'est encore en 1871 qu'ancien de Bicêtre; il deviendra le fer de lance avec Valentin Magnan de la lutte contre l'absinthisme. Président de la Société d'Autopsie, il mène " de curieuses recherches sur les suppliciés " (Larousse), étudiant notamment l'hémisphère gauche de Vacher, " sinistre égorgeur, dépravé-maniaque ", mais aussi l'encéphale de Gambetta, dont l'œuvre politique est " reconnue et proclamée par tous ceux que n'aveuglent et n'entraînent pas des doctrines insensées plus ou moins subversives de l'état social ") mérite une longe analyse dans les Annales médico-psychologiques de 1872, où le Dr Baume garde une savante distance envers une théorie " fort hasardée " et mal argumentée : " La crainte de passer pour voir des fous partout n'arrête pas l'auteur " et " nous doutons, à l'honneur des fous, qu'ils eussent commis les atrocités qui ont souillé la Commune ".

L'insurrection constituerait ainsi non une folie collective, mais l'effet d'impulsions morbides chez des individus prédisposés, quelque chose qui confine à la folie, " un degré que j'appellerai volontiers en donnant à ce mot son acception scientifique, une monstruosité psychique, à laquelle les circonstances donnent un relief particulier et qui réagit à son tour sur les événements auxquels elle se trouve mêlée (...) ". " Dans cette situation intermédiaire où l'individu, déjà en puissance de la maladie par prédisposition constitutionnelle ou héréditaire, possède en apparence les attributs de la raison (...), les préceptes et les doctrines qui enseignent et flattent tout ce qui est pervers et instinctif " sont un aliment favorable et nutritif à ces organisations prémorbides.

Ainsi, F. (Ferré), " les traits empreints d'une énergie farouche, quelque chose qui rappelle l'oiseau de proie ", " déclassé par nature et par tempérament " est fils d'une aliénée, et " d'après les journaux " son frère a également donné des signes non équivoques de folie ".

E. (Émile Eudes, né en 1843, nommé Général, dirige la défense de tout le sud de Paris, se bat jusqu'au dernier jour et parvient à gagner la Suisse; de retour en France, il soutient le Boulangisme pour renverser le Parlement et la bourgeoisie) à qui on a attribué ces mots " Si Dieu existait, je le ferais fusiller ", dont " le père est mort dans un état de folie confirmée ".

Seul Jules A. (Allix) est un incontestable malade, depuis 1848-1849. Interné à Bicêtre entre 1865 et 1869 dans un état d'agitation violente, tenant " les propos les plus incohérents dans lesquels prédominaient les conceptions ambitieuses ", il reprend en 1871 son sacerdoce de réformateur social à Belleville; élu du VIIIe arrondissement, il est bientôt arrêté, conduit à la prison de Mazas puis interné à Charenton par les Versaillais.

Mais les recherches infructueuses sur les antécédents de L. (Lullier), de R. (Rigault) et de F. (Flourens) n'empêchent pas Laborde de les ranger dans ce même groupe, pour qui " toute parenté morbide est féconde ".

- Charles Lullier, né en 1838, ancien officier de marine, condamné plusieurs fois dans des affaires de droit commun, devient indicateur de police, nommé cependant le 18 mars Général en chef de la Commune, il est plus tard arrêté par les fédérés; condamné par le Conseil de guerre, déporté à Nouméa, " il y poursuit son travail de mouchard ".
- Gustave Flourens, né en 1838, grand idéaliste, " apparaît comme un pur héros romantique ", écrit Willette).

Lors de sa présentation devant la Société médico-psychologique le 15 janvier 1872, les membres présents font bon accueil à l'ouvrage, ne critiquant guère que l'omission de " 5 ou 6 individus sur lesquels nous aurions pu les uns et les autres fournir des renseignements. Dans la Commune et ses principaux adhérents, il y avait au moins huit aliénés ayant des antécédents héréditaires très nettement constatés " (Lunier);
" J'ajouterai même, précise Mundy, qu'il est à ma connaissance que des étrangers sont venus à Paris pour se battre dans les rangs des partisans de la Commune. J'en ai vu de notoirement aliénés, deux Hongrois entre autres qui s'étaient évadés de l'asile de Pesth "

Le Baron Mundy, Autrichien, membre associé étranger de la Société, organisateur et directeur de l'ambulance du Corps législatif pendant le premier siège et de celle de la Grande Gerbe après la Commune, est nommé en 1872 Professeur à la Chaire d'hygiène militaire à la Faculté de Vienne).

Le nombre de communeux étrangers, qu'évoque Francisque Sarcey dans Le Gaulois (27 avril 1871): " Des quatre coins de l'univers, tous les bandits en disponibilité, tous les déclassés en rupture de ban (...), tous les échappés de prisons se sont, comme des nuées de corbeaux abattus sur Paris ", appelant à la " suppression radicale " des " aliénés de cette espèce " et que H. Taine évalue à cinquante mille sur cent mille insurgés (Correspondance, lettre du 20 mai 1871, cité par Lidsky) est aux lendemains de la victoire revu à la baisse:
" Il faut donc renoncer à croire que l'élément étranger a dominé. 1725 étrangers (396 officiellement recensés pour d'autres auteurs) dont la nationalité a été constatée ne forment qu'un faible appoint dans ce total des 36 309 arrestations".

A moins que l'étranger ne soit pas celui que l'on croyait : " Le Parisien pur sang, le né natif de Paris (...) ne s'est mêlé à ces violences que dans une proportion restreinte. L'écume de la province fermentait dans Paris " (M. du Camp, t. II, p. 306-308).

La critique essentielle de Baume se rapporte au silence ambigu de Laborde sur la question de la responsabilité: la thèse de son confrère ne compromet-elle pas " devant l'opinion et devant la justice la cause des véritables aliénés ? ":
" Les aliénés commettent parfois des atrocités, des crimes épouvantables. Mais, sous peine de discréditer la science et de nuire aux intérêts de l'humanité, le médecin est tenu dans ces cas d'établir d'une manière rigoureuse la preuve de la folie (...). La constatation d'une prédisposition héréditaire ne suffit pas pour établir cette preuve. Au point de vue légal, le trait caractéristique des aliénés c'est d'être inconscients de leurs actes et par la suite irresponsables. En peut-on dire autant (des chefs des insurgés) ? ".

Morel, à l'occasion de l'analyse de l'ouvrage du Dr Starck, médecin d'un asile du Wurtemberg ("La dégénérescence intellectuelle du peuple français, son caractère pathologique, ses symptômes et ses causes. Contribution de médecine mentale à l'histoire médicale des peuples", Annales médico-psychologiques, 1871), affligé qu'un " vae victis (soit) appliqué d'une manière aussi impitoyable " lorsqu'il lit sur la dépravation et la corruption du peuple français :
" L'orgueil et la présomption de la nation française sont tellement innés que nous y sommes habitués... Mais dans ces derniers temps ces défauts sont devenus une monomanie, une idée fixe, un vrai délire ", répond sans ambages à l'interrogation de Baume : les membres de la Commune ne sont pas des aliénés " mais des monstres de l'ordre moral, que la partie saine de la nation réprouve de toutes ses forces et qui sont parfaitement responsables de leurs actes ".

Legrand du Saulle adopte une thèse plus classique sans autre parti que l'objectivité, fondée sur le principe que " pendant les grandes crises sociales, le délire porte l'empreinte des idées, des émotions et des orages du jour, la guerre, la défaite, l'occupation ennemie, le pillage, le bombardement, la famine, l'émeute et l'incendie peuvent conduire à la terreur, et la terreur communique aux troubles de la raison une couleur spéciale " (Annales médico-psychologiques, 1871).

Aux lendemains du désastre, nombreux sont les aliénés " panophobes et gémisseurs "; mais, courant juin 1871, au Dépôt de la Préfecture, " le délire des persécutions semble être tout à fait à l'ordre du jour. Cette variété délirante s'organise d'autant plus volontiers que les dénonciations s'exercent sur une plus grande échelle, que les arrestations sont plus nombreuses, que les mesures d'ordre public sont plus intimidantes et que les actes de répression sont plus terribles " (du 23 mai au 13 juin, les autorités reçoivent près de 38.000 dénonciations anonymes).

La compilation nationale de Lunier ne relate que 27 cas où les troubles observés sont déterminés par les bombardements, incendies, fatigues et émotions des sièges de Paris, et 3 cas de fédérés dont la " nature des causes déterminantes " est elle-même... la qualité d'"insurgés reconnus aliénés".

Le diallèle tient à un a priori que l'absence d'analyse critique rend peu justifié : il ne peut y avoir d'autre rôle déterminant, le processus morbide est contenu dans l'engagement dans l'insurrection de ceux qui ne sont pas devenus, mais qui sont, parce qu'ils étaient aliénés.


Ceux qui « rêvent de nouveaux systèmes politiques, de paix universelle ou de philanthropie, animés d'une volonté farouche et agressive de lutte et de combat », dont « les pamphlets, les attentats individuels contre les hommes politiques ou les institutions sociales, les campagnes de presse etc. sont les armes habituelles qu'ils mettent au service de leur inépuisable désir de réforme et de justice » [H. Ey, P. Bernard et Ch. Brisset, Manuel de Psychiatrie, 1978, 5e éd.] trouveront place au panthéon de la nosologie française : individualisés depuis Dide et Guiraud parmi les délires passionnels et de revendication, ce sont les Idéalistes passionnés, mode de décompensation du caractère paranoïaque.

Si toutefois ce registre « englobe des comportements assez typiques », « la qualification délirante ne cesse pas de faire problème pour tous les cliniciens » et son « appartenance à une pathologie indiscutable reste à établir » (G. Lantéri-Laura, L. Del Pistoia, H. Bel Habib, Paranoïa. E.M.C. Psychiatrie, 1985).




Michel Caire, « Du Morbus Democraticus à l'Idéalisme passionné. Quelques réactions des aliénistes français aux lendemains de la Commune de Paris ». Annales médico-psychologiques, 1990, 4; 379-386

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