La Semaine sanglante, du 21 au 27 mai 1871, voit l'anéantissement de la Commune de Paris par l'armée versaillaise après deux mois d'existence.
Mais l'année terrible avait commence dans la tourmente du Siège de Paris par l'armée allemande qui encerclait la capitale depuis septembre après avoir mis en déroute les troupes de Napoléon III.
Le premier Siège de Paris
(Septembre 1870 - Janvier 1871)
Peu avant le blocus de Paris par les Prussiens, en prévision d'un long siège et de ses privations inévitables l'asile Sainte-Anne transfère en province 480 de ses quelque 600 aliénés, tandis que diverses marchandises, vaches, porcs et volailles sont dirigées de la ferme de l'asile de Vaucluse à l'asile parisien.
Pourtant, l'asile d'Epinay, lui-même bientôt isolé, avait accueilli les 550 malades, les employés et médecins de Ville-Evrard, évacués en bon ordre à l'approche de l'ennemi.
Comme les maisons de santé d'Ivry, Passy, Vanves et Saint-Mandé, les trois sections d'aliénés de Bicêtre sont totalement évacuées, et l'hospice converti en hôpital militaire de varioleux, à l'inverse de la Maison de Charenton qui sert de refuge aux pensionnaires des établissements voisins puis à quelques aliénés de la banlieue.
La Salpêtrière cessant de recevoir les malades, Sainte-Anne reste le seul établissement parisien ouvert pendant le siège [note : Avant guerre, les aliénés sont adressés par le Dépôt de la Préfecture au Bureau d'Admission, puis répartis entre les trois asiles de la Seine et les sections d'aliénés de Bicêtre et de la Salpêtrière] : alors que sa population se trouve réduite à 138 malades le 10 septembre, les services de Prosper Lucas et de Henri Dagonet en renferment 613 le 20 janvier suivant, en dépit de très nombreux décès.
Le 1er janvier, le feu incessant des batteries prussiennes établies à Bagneux et Châtillon s'abat sur Montrouge, la barrière d'Enfer, le faubourg Saint-Jacques et le Panthéon; des mesures d'urgence sont prises : les malades de Sainte-Anne les plus exposés descendent dans les caves, et 108 d'entre eux sont autorisés à sortir, bien que non guéris. Malgré le nombre de projectiles tombés sur l'hôpital, évalué à 105, on ne déplore la mort que d'un seul pensionnaire.
Cette pluie d'obus, alors même que l'asile "se doublait d'une ambulance inutilement protégée par le drapeau de la Convention de Genève" aurait eu pour but l'évasion d'aliénés qui, "lâchés à travers la ville n'auraient pas produit un meilleur effet que leurs voisins de la prison" [M. Du Camp cité par M. Craplet, « L'asile clinique Sainte-Anne, du modèle à la routine (1870-1914) ». Revue d'histoire du 14e arrondissement de Paris, 33, 1989, 51-62].
Mais à Vaucluse, les évadés, parmi les incrédules qui "ne se lassaient pas de répéter que nous n'étions nullement en guerre et que (les médecins usaient) de prétextes dérisoires pour prolonger leur séquestration", "à peine convaincus du blocus de Paris où ils avaient voulu pénétrer" (Drouet) étaient ramenés à l'asile par... les Prussiens eux-mêmes.
L'un des deux médecins répartiteurs du Bureau central, Gustave Bouchereau, attaché au 136e bataillon de la garde Nationale, se rend avec l'ambulance de l'asile pour recueillir et panser les blessés au combat de Châtillon, où il est atteint d'une balle; sa conduite lui vaut la croix de la Légion d'Honneur.
A Paris, le chiffre de la mortalité s'élève, sous l'effet conjugué des rigueurs de l'hiver (le 25 décembre, le thermomètre descend à -13°), d'une épidémie de scorbut et de la famine.
Début 1871, les aliénés reçus au Dépôt par Legrand du Saulle présentent surtout "les formes dépressives du délire" et les attributs de "la misère physiologique"; "la plupart n'ont qu'un trouble passager, éminemment superficiel, qui n'autorise pas une séquestration, mais qui réclame impérieusement des distributions de bon pain, de viande fraîche et de vin."
Mais les entrées à Sainte-Anne, en nette régression d'octobre à février s'accompagnent d'un taux de décès effroyable : en cinq mois, 873 admissions, 265 décès. "En 1870, deux hommes et une femme étaient décédés quand on les a descendus de la voiture qui les conduisait. En 1870, cinq hommes et en 1871, six hommes et une femme entrés agonisants, ont succombé peu d'heures après leur arrivée. E, 1870, seiez hommes, trois femmes, en 1871, cinq hommes et une femme sont morts dans les 24 heures qui ont suivi leur admission" [G. Bouchereau et V. Magnan, « Statistique des malades entrés en 1870 et en 1871 au Bureau d'Admission des aliénés de la Seine ». Annales médico-psychologiques 1872, VIII, p.261 et 342].
Si le plus grand nombre de décès porte sur les malades présents depuis moins d'un mois (250 en 1870 pour 2520 entrées, 277 pour 2198 entrées en 1871), la mortalité touche aussi les plus anciens : "Sous la pression des évènements et par suite des malheurs qui accablaient le pays, on a été amené à réduire considérablement, pendant des mois, l'alimentation et l'on n'a pas tardé à voir le chiffre des morts s'élever dans une proportion effrayante."
L'armistice du 28 janvier s'accompagne de la levée du blocus; pourtant, Paris, épuisé mais invaincu, mécontent de la capitulation et bientôt exaspéré par l'entrée triomphale et humiliante des Allemands sur les Champs-Elysées, puis le sacrifice de l'Alsace et de la Lorraine voit naître un mouvement de révolte patriotique mené par la Garde Nationale, composée surtout d'ouvriers parisiens, en armes, désœuvrés et désormais privés de solde.
L'insurrection éclate en mars, et le 18 de ce mois voit proclamée la Commune, revendiquant l'administration autonome de la ville et les franchises municipales.
La Commune de Paris et le Second Siège
(18 mars - 27 mai 1871)
Tandis que les troupes régulières évacuent Paris et se concentrent à Versailles, siège de l'Assemblée et du Gouvernement, pour y préparer la reprise de la capitale, les communards mettent en place une ceinture militaire en occupant et armant les forts environnants pour résister aux Versaillais.
Les Allemands occupant les forts du Nord et de l'Est parisien, et les environs de la rive droite de la seine, le second siège commence.
Deux mois durant, malgré la menace extérieure, les dissensions internes et l'effervescence révolutionnaire, la Commune prend diverses mesures administratives en avance sur son temps : séparation de l'Eglise et de l'Etat, suppression du travail de nuit dans les boulangeries, suppression de la guillotine, etc.
Les clubs fleurissent dans l'enthousiasme, certaines initiatives hardies troublent l'Ordre ancien : à Sainte-Anne, "un jour, la foule veut forcer la porte pour arracher une admission qu'elle déclare urgente; à un autre moment, c'est un club qui entend décider par un vote de la légitimité des séquestrations."
La charge de remettre en route les services de santé revient à Treillard qui semble n'avoir pris aucune mesure concernant les asiles d'aliénés : il s'agit avant tout d'une affaire de maintien de l'ordre, dont sont chargés les Commissaires choisis au sein de la Garde Nationale qui assure la police. Si Raoul Rigault, étudiant de 25 ans, délégué à l'ex-préfecture de police puis Procureur de la Commune reste célèbre pour sa formule lancée au Président de la Cour de cassation Bonjean : "Nous ne faisons pas de légalité, nous faisons la Révolution", le décret du 14 avril atteste du souci des communards de lutter contre le despotisme : "Toute arrestation qui ne serait pas notifiée dans les vingt-quatre heures au délégué de la Justice serait considérée comme arbitraire et entraînerait des poursuites contre ses auteurs."
Comme lors du premier siège, les services de Sainte-Anne sont les seuls à recevoir les aliénés parisiens, de mars à mai.
Dès la proclamation de la Commune, Lasègue est démis de son poste de médecin-chef -qu'il retrouvera ensuite- du Dépôt de la Préfecture, au profit de Legrand du Saulle qui se révèle humaniste intègre. L'activité du service se réduit : pendant la Commune, "c'est à peine si les grades nationaux amènent deux aliénés au dépôt par jour alors que la moyenne, en temps ordinaire, oscille entre 7 et 12. Des insensés toutefois sont placés d'office dans les hôpitaux de l'Assistance Publique, et évacués de là sur les établissements spéciaux."
Curieusement, parce que probablement mal informé, le Journal officiel du 4 avril (rubrique "Faits divers") affirme : "Aux époques troublées, le chiffre des aliénations mentales s'accroît subitement. Ce n'est pas impunément que le cerveau reçoit tant de brusques secousses, et la moyenne des cas de folie est aujourd'hui presque doublée."
A s'en tenir en effet au nombre d'admissions, "les faits ne semblent pas confirmer l'opinion si généralement acceptée dans le monde que les périodes d'agitation sociale accroissent considérablement les entrées des aliénés dans les asiles" (Bouchereau) : 608 de septembre à novembre 1970, 524 de décembre à février, 499 de mars à mai 1871.
Pour Legrand du Saulle il sera une fois de plus démontré "que les évènements politiques les plus graves -s'ils donnent au moment où ils surviennent une couleur spéciale au délire- ne produisent nullement un accroissement d'aliénés, ainsi qu'on le croit d'ordinaire."
Les excès alcooliques pendant la Commune ne semblent pas non plus avoir été tels qu'on l'a prétendu, non sans intention idéologique : dans l'effervescence générale, les petits bleus à huit sous le litre ont certes concouru à griser plus d'un insurgé, les alcooliques internés à Sainte-Anne n'en ont pas pour autant été plus nombreux qu'avant guerre : de mars à juin, 191 sur 900 entrées en 1870, soit 21,2%, 156 sur 689 en 1871, soit 22,6%.
Le 21 mai, l'armée régulière entre par la porte de Saint-Cloud. les troupes regroupées à Versailles, renforcées des nombreux prisonniers libérés par les Prussiens lancent leur offensive contre les insurgés : l'armée impériale défaite et humiliée, devenue l'armée d'une République favorable aux monarchistes devait venger ses désastres dans la plus sanglante des guerres civiles.
Sur cinq lignes de front, cent mille hommes refoulent les Fédérés vers l'Est de Paris. "Dans la nuit du mardi 23 au mercredi 24 mai, la division Levassor-Sorval s'empare du parc Montsouris et de la Gare de Sceaux, après avoir pris à revers les barricades de la place Denfert. Elle se dirige ensuite vers le 13e arrondissement, après avoir occupé l'Hospice Sainte-Anne, puis, changeant subitement de direction, elle enlève le Val-de-Grâce avant de marcher droit sur le Panthéon" [M. Cerf, « La bataille du 22 au 24 mai 1871 à travers le 14e arrondissement ». Revue d'Histoire du 14e arrondissement de Paris, 31, 1987, 47-56].
Au soir du 24, la ligne s'étend de la Butte-aux-Cailles à la Chapelle; aux innombrables exécutions sommaires de combattants et d'innocents répondent dans la soirée celles de l'archevêque de Paris et de cinq autres otages. Raoul Rigault est abattu rue Royer-Collard après avoir lancé "Vive la Commune ! A bas les assassins !".
Dans la journée du jeudi, les garnisons fédérées de Bicêtre et d'Ivry quittent leurs forts et se replient sur les Gobelins, comme la veille les communalistes chassés du Panthéon. Dans l'après-midi, la prise de la Butte-aux-Cailles après trente-six heures de résistance sous le feu de l'artillerie entraîne la chute des barricades du quartier. Les troupes du général Cissey poursuivent leur avance, passent la Seine pour soutenir l'attaque de la Bastille par Vinoy, débouchant de la rue Saint-Antoine.
Durant ces combats, l'asile Sainte-Anne est ainsi plusieurs jours exposé au feu des batteries de l'armée et des gardes nationaux, ne faisant qu'un blessé, un infirmier, et quelques dommages aux bâtiments.
Le 27, les derniers Fédérés combattants sont exterminés; le massacre aveugle des suspects fait des milliers de victimes.
De nombreux bâtiments brûlent; le Palais de Justice, l'Hôtel de Ville, la Préfecture de police. « Le Dépôt, grâce à l'énergie de deux surveillants, est miraculeusement soustrait aux flammes criminelles », rapporte Legrand du Saulle qui découvre le 26 mai quatre aliénés camisolés abandonnés depuis quatre jours dans leur cellule. Le service des aliénés, provisoirement installé place Dauphine, reprend vite son activité. Si diverses archives, transportées en mars à Versailles et conservées par les membres de commissions provisoires échappent à la destruction, les documents du Bureau des aliénés semblent avoir disparu dans l'incendie.
De septembre à juin, 473 malades auront trouvé la mort à Sainte-Anne, pour la plupart de sous-alimentation.
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