L'auto-observation
d'un psychiatre, le docteur Henri Bersot (Suisse), en 1942
« Les
réactions provoquées par l'électrochoc ont été
abondamment décrites mais toujours par l'opérateur qui
les observait "du dehors", parfois par la victime elle-même,
mais interviewée par l'opérateur.
« C'est pour apporter une contribution à l'observation
du choc "du dedans" c'est-à-dire directement par le
sujet, que nous nous sommes soumis à cette épreuve.
« Nous l'avons subie à deux reprises : avec un courant
d'abord de 50 volts puis, un mois après, de 70 volts pendant
0,1 seconde. (H. Bersot)
Premier choc (50 volts). Absence simple :
« Je me couche, je sens qu'on m'applique les électrodes;
demande quelle est la résistance (4 800 ohms) et commande le
choc. Trois minutes après, je me trouve assis au bord de mon
lit, avec la tête lourde comme si j'avais reçu un coup
de massue.
« Mais
je me souviens de tout ce qui a précédé le choc
et suis orienté. Je dois cependant faire un gros effort de mémoire
pour savoir quel travail je suis en train de faire à mon bureau.
Je me lève, la tête lourde, mais pas de sensation vertigineuse,
ni de nausées. Je vais faire ma visite de malades, puis descends
à mon bureau.
«En somme : choc léger, dit «abortif» avec brève
perte de connaissance (quinze secondes), puis apparence de conscience
pendant trois minutes, où je fais certaines remarques sensées
sur l'absence de sensations pénibles, pose même quelques
questions sans enregistrer du tout les réponses des assistants;
puis reprise véritable de conscience.
« Je
me rappelle ce qui a précédé le choc. Celui-ci
ne provoque aucune sensation désagréable, sinon une lourdeur
de tête et un ralentissement de la mémoire qui se dissipèrent
en trois ou quatre heures.»
Cette
même première séance, décrite par l'opérateur
Brusque spasme généralisé
avec vive rougeur du visage, état congestif général,
arrêt de la respiration durant 15 secondes puis pâleur.
A la 20e seconde dit : « ça ne m'a rien fait du tout ».
Il s'assied brusquement sur le bord du lit en souriant, l'air un peu étourdi, puis il dit à la 70e seconde : «
C'est comme quand on s'électrise; vous parliez, puis je n'ai plus rien entendu, et c'était passé. »
Une minute après, il demande : « Est-ce que j'ai fait une forte secousse? Est-ce que je me suis réveillé
tout de suite? J'ai la tête un peu lourde. »
Il se lève et va faire la visite des malades comme d'habitude.
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Second choc (70 volts), un mois plus tard. Choc convulsivant
:
(deux heures après le choc) «Il paraît qu'on m'a
fait un électrochoc. Je ne me souviens de rien, j'étais
étonné de me trouver dans ce lit... je ne me souviens
pas même de ce que j'ai fait hier et je ne sais quel jour nous
sommes. C'est une amnésie rétrograde et antérograde.
J'ai d'abord pensé que je m'étais évanoui en faisant
la visite des malades. Je n'ai pas pensé au choc électrique;
j'avais froid aux épaules, une sensation de frisson, de malaise
et surtout le sentiment d'avoir dormi profondément.
«Ce
qui me frappe le plus, c'est de n'avoir aucun souvenir des ordres donnés,
ni de l'heure, ni de la journée, ni même des jours précédents
et d'avoir beaucoup de peine à m'orienter. Je me souviens du
nom de mes enfants, et de mes employés, pas de ceux de mes malades.
Je me souviens qu'il y a la guerre avec l'Allemagne. Il me semble que
tout ce que j'ai fait est lointain que c'est un passé plus que
passé, que les évènements sont infiniment éloignés.
«Cette
désorientation dans le temps m'est pénible, elle m'empêche
de me souvenir, parce que de fixer les jours, rappelle les souvenirs.
Mon souvenir le plus proche c'est d'être sorti en famille dimanche
(soit cinq jours avant le choc, qui eut lieu un vendredi) etc... Peu
à peu au cours de la journée, les souvenirs réapparaissent
au fur et à mesure de l'activité journalière qui
continue celle des jours précédents : souvenir des noms
des malades, des thérapeutiques appliquées les jours précédents,
des travaux et des recherches en cours, des visites reçues, etc.
«Au
bout de huit heures, les souvenirs commencent à surgir jusque
peu avant le choc mais ceux de mes faits et gestes depuis lors jusque
vers la fin de la journée ne sont jamais revenus. C'est ainsi
qu'une demi-heure après avoir répondu au téléphone,
j'arrive à mon bureau où on me dit que j'ai parlé
au téléphone. Je m'en étonne fortement : «Ce
n'est pas possible... Qu'est ce que j'ai bien pu répondre? C'est
curieux, on peut donc faire des choses qu'on oublie entièrement...»
«Dans l'après-midi, je me souviens vaguement de quelques-uns
de mes faits et gestes de la fin de la matinée. Je ressens encore
un peu de lourdeur de tête et des nausées. J'éprouve
une certaine euphorie : contentement d'avoir surmonté mes appréhensions,
d'avoir réalisé une expérience scientifique «du
dedans» et surtout détachement de la réalité.
Les soucis journaliers paraissent plus lointains, moins aigus, comme
estompés. Le passé paraît plus distant, comme séparé
de moi par un large fossé, moins immédiatement personnel,
d'où sentiment de détachement de l'ambiance, d'indépendance,
de légèreté; j'ai moins d'hésitations à
me mettre à l'ouvrage; j'ai l'impression que je pourrai faire
davantage de travail avec plus de facilité.
«L'avenir paraît moins sombre, moins lourd. Mon amour-propre
est flatté par les mines alarmées que j'ai constatées
pendant la journée autour de moi. Moi-même je n'ai pas
le sentiment d'avoir couru un danger quelconque.
«Cette vague d'euphorie a subsisté les deux jours suivants;
trois jours après elle était fortement atténuée.
L'amnésie complète subsistait encore pour ce qui s'était
passé les dix-quinze minutes avant le choc et durant les trois-quatre
heures qui le suivirent.
«Au cours des trois semaines suivantes, la fixation des idées
et impressions reste un peu plus difficile, les efforts de mémoire
plus pénibles. A l'euphorie des premiers jours succède,
à cause des difficultés, de la dépression, par
moment même de la tristesse. Ce n'est qu'au bout d'un mois que
je me retrouvai moi-même avec mon agilité mentale normale,
ma mémoire et toutes mes facultés de travail.
«En résumé, ce second choc provoqua des réactions
beaucoup plus fortes que le premier; il fut suivi d'une phase d'agitation
inquiète manifestée par des interrogations répétées,
un besoin de reprendre sans délai l'activité normale,
puis fléchissement cardiaque, sensation de froid, pâleur,
vertiges, nausées, discours et ordres donnés d'apparence
si sensée que le personnel obéit, puis sommeil prolongé.
Au réveil désorientation, amnésie. L'orientation,
puis la mémoire apparaissent peu à peu au cours de la
journée, d'abord pour les jours, puis les heures qui précédent
le choc. L'amnésie reste définitive pour tout ce qui se
passa dès le choc et durant les trois à quatre heures
suivantes. Pendant cette période, conscience apparente, sorte
«d'état second», c'est-à-dire faits et gestes
raisonnables en apparence, mais oubliés au fur et à mesure.
«Impossibilité, puis difficultés décroissantes
de fixer ce qui se passe. Durant la fin de la journée, puis les
jours suivants, euphorie légère, le passé paraît
plus lointain, le présent plus facile, l'avenir plus chargé
de belles possibilités. Puis lente dépression, sensation
de fatigue mentale, efforts de mémoire plus lourds, manque d'entrain.
Ce n'est qu'au bout de près d'un mois que je me retrouve vraiment
moi-même.
«En conclusion, le choc électrique vu du dedans est beaucoup
moins anodin que vu du dehors. Les troubles de la mémoire et
de la conscience qu'il provoque sont graves. Ils ne disparaissent que
lentement. Pendant les heures qui suivent, l'activité du sujet
est automatique, n'a que l'apparence de la conscience. Elle ne se fixe
pas dans son souvenir. Enfin, on comprend que le choc agisse favorablement
sur les déprimés par l'euphorie légère et
la sensation d'éloignement du passé qu'il provoque.»
Second
choc, décrit par l'opérateur
:
Forte secousse
généralisée, puis brèves phases tonique
et clonique suivies d'une forte pâleur. Le sujet s'agite,
s'assied sur le bord du lit : « Mais qu'est-ce que vous...
qu'est-ce qu'il y a eu? »
On lui dit qu'il a subi un choc :
« Comment, moi un choc, ce n'est pas possible. »
Il
met son col, noue sa cravate et dit : « Je ne me souviens
de rien du tout. »
Il
refuse de se recoucher. « Ce n'est pas nécessaire,
je suis très bien, j'ai seulement un peu de nausée
et la tête lourde. »
Il se laisse étendre, le pouls est
faible et lent, la pâleur extrême, le visage verdâtre.
L'agitation reprend, il s'assied à tout moment : «
Mais qu'est-ce qu'il y a eu. Quoi? Je me suis fait faire un choc?
Pas possible... mais c'est pharamineux... Quelle heure est-il?»
Puis se lève, se regarde dans la glace : « Je vais
tout à fait bien, oui, je suis pâle, mais ce n'est
rien. »
Il descend au rez-de-chaussée, et
dit à l'infirmier : « Je suis comme un carrousel,
tout tourne, je vois tout tourner. » Devant la porte de
son bureau, il sort la clef mais ne parvient pas à l'utiliser.
« Je ne vois plus rien du tout, je suis aveugle. Je flanche,
soutenez-moi...»
Il
s'affaisse, on le couche. Il refuse avec obstination une injection
de coramine : « Non, non, je n'en ai pas besoin »,
accepte des gouttes puis recommence : « Quelle heure est-il
? Qu'est-ce que vous avez fait? J'ai eu une crise? Mais ce n'est
pas possible... »
Il veut à nouveau se lever, remarque
que ses clefs ne sont pas dans sa poche habituelle, contrôle,
à réitérées reprises, son nud
de cravate, s'étonne encore : « Qu'est-ce que j'ai
eu? Je n'ai pas eu de choc puisque ma cravate est faite... »
Il
nous reconnaît nous-mêmes par nos noms, fait de visibles
efforts de mémoire, récite les noms de ses quatre
enfants.
Il nous ordonne de le laisser se lever :
« C'est moi qui commande... » Il finit par se tranquilliser,
se plaint d'une sensation de froid et de nausées. Il dort
paisiblement pendant une heure, puis se lève, sort de la
chambre. Il est 9 h trois quart (le choc avait eu lieu à
8 heures).
Il
demande : « Qu'est-ce qui se passe? » Il n'est pas
orienté dans le temps : « Je ne pourrais pas dire
si nous sommes lundi ou jeudi... je ne me rappelle de rien, je
ne pourrais pas dire ce que j'ai fait les jours précédents,
je me rappelle le nom de mes enfants, c'est la première
pensée qui m'est revenue... »
Il descend à son bureau, où
il signe son courrier; il répond au téléphone
à une compagnie d'assurances qui demandait des renseignements,
fait venir le dossier du malade en question. A 11 heures, soit
trois heures après le choc, il demande qu'on lui fasse
une tasse de café et cinq minutes après, alors qu'on
la lui apporte, il demande du thé.
Il reçoit ensuite la sur
d'un malade et s'entretient longuement avec elle. Il vaque normalement
à ses occupations habituelles.
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Cette
auto-observation a été présentée au Congrès
de Montpellier en 1942. Elle a été reproduite in extenso
dans les actes du Congrès, ainsi que dans un ouvrage de Delmas-Marsalet
(1946) et elle a été commentée dans ceux de von
Baeyer (1951) et Ebtinger (1958), ainsi que par A. Bottéro dans
son article de 1998 Histoire
de la psychiatrie : Les débuts de la sismothérapie
(consultable en ligne sur le site de l'Association pour la Neuro-Psycho-Pharmacologie).
Elle montre ce qu'un électrochoc peut provoquer chez une personne
saine. Chez un malade, il n'est pas toujours aisé d'interpréter
les effets du choc proprement-dits, et les modifications psychopathologiques
qu'il induit.
Notons également qu'à cette époque, les électrochocs
sont effectués sans curarisation ni anesthésie générale.
La première séance, qui ne provoque pas de crise de grand
mal, débute par un brusque spasme déclenché par
le courant électrique, phénomène toujours bien
distinct des convulsions épileptiques lorsqu'elles surviennent.
Au décours de la crise comitiale du second choc, le docteur Bersot
présente un état qui n'est pas sans rappeler le tableau
de l'ictus amnésique, son obnubilation et la répétition
de questions traduisant la perplexité du sujet. Les symptômes
confusionnels post-critiques sont souvent plus marqués.
La confrontation entre le récit de Bersot et les observations
de l'opérateur démontre que l'effet de choc se poursuit
au-delà du retour au comportement antérieur.
Par ailleurs, on remarquera que le choc convulsivant, qui a démontré
par ailleurs son effet anti-maniaque et anti-dépressif, a provoqué
ici quelques fluctuations thymiques.
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