L'étrange histoire du bibliothécaire des fous

«Un ancien fol, qui est devenu bibliothécaire des fous : tel est le héros de cette étrange aventure ; et autour de lui, sans doute, Charles Nodier ou Edgar Poe se fussent complu à rêver.

Ce M. Daniel... qui était autrefois un petit employé de commerce, fut interné, en 1919, à l'asile de Sainte-Anne, parmi ces gens que hantent toutes sortes de visions délirantes : depuis qu'il avait été, à la guerre, enfoui vivant par un obus, il n'était plus qu'un de ces hallucinés. Puis, peu à peu, au long des jours, il a recouvré la notion du monde réel, jusqu'à ce qu'enfin les médecins l'aient estimé convalescent.

Et alors, comme il sait ce que peuvent être les imaginations des têtes malades, comme il est familier avec les fantômes qui les poursuivent, comme il peut juger des histoires qu'il convient de leur raconter, on a tiré parti de son expérience en le chargeant d'une mission délicate : c'est lui qui a le soin de conserver les cinq mille volumes de la bibliothèque de Saint-Anne (sic) et de choisir, pour les pensionnaires de l'asile, les ouvrages que chacun d'eux peut lire, selon le genre et le degré de sa folie.

Un mari qui égare sa femme en voyage de noces

Ce singulier personnage a eu un passé non moins insigne que son état présent. Il lui est arrivé, peut-être "ce que jamais on ne verra deux fois". Il a égaré sa femme au cours de son voyage de noce!

Il habitait la Bretagne lorsqu'il y connut une jeune Espagnole qu'il crut aimer. Après leur mariage, en 1896, ils furent en Andalousie, pour faire visite à la famille de l'épouse. Et comme il regagnait la France, à la gare de Barcelone, la jeune femme disparut.

M. Daniel, deux jours durant, l'attendit et la chercha, sans succès. Déçue déjà peut-être de son sort, s'était-elle enfuie vers une autre destinée? Ou bien avait-elle été enlevée, assassinée, victime d'un accident? Cette énigme n'a jamais été résolue.

En vain, de retour en France, le mari écrivit-il à ses beaux-parents. Il ne reçut d'eux aucune réponse. Et, depuis lors, l'épouse évanouie ne lui a donné aucun signe de vie.

La nouvelle existence

Si douteux que fût son veuvage, il n'en décida pas moins à se refaire une existence. Mais, cette fois, il ne se laissa plus prendre à des charmes étrangers, dont il avait éprouvé le péril et l'imposture. Il préféra une fille de son pays et de sa rue, une Bretonne comme lui. Toujours dûment marié au regard de l'état civil, il était bien obligé de se passer du maire. L'union du faux ménage persista toutefois pendant de longues années. Deux enfants naquirent, en 1907 et 1913, et furent simultanément reconnus par le père et la mère. M. Daniel entendit assurer leur avenir, leur laisser son nom.

Et voilà qu'en 1920, sa maîtresse, Mlle Jeanne... introduisit une instance en vue d'obtenir l'annulation de la reconnaissance que M. Daniel avait faite des enfants.

Demeurera-t-il le père de ses enfants?

Me Roth Le Gentil a soutenu hier sa demande devant la première chambre du tribunal. Cette reconnaissance, a-t-il affirmé, est incontestablement nulle, puisque la loi ne permet pas à un époux de reconnaître des enfants adultérins.
Or, si incertain qu'il se prétende de ce qu'a pu devenir sa femme, si longtemps qu'il ait pu demeurer sans être informé d'elle, M. Daniel, en 1907 et 1913, n'en était pas moins l'époux légitime de l'Andalouse, comme il le reste aujourd'hui; et les enfants qu'il a reconnus étaient donc adultérins. Davantage, M. Daniel en a fait lui-même l'aveu : en 1919, n'a-t-il pas écrit au procureur de la République et sollicité de lui l'assistance juridiciaire pour engager un procès en divorce, sa femme menant une mauvaise vie?
En tout cas, et même s'il n'alléguait ce motif que comme prétexte et sans être persuadé que sa femme vécût encore, celle-ci n'en est paas moins réputée vivante selon la loi, tant qu'on a pas constaté son décès dans un acte officiel. La nullité de la reconnaissance, requise par un des principes fondamentaux du code, doit donc être prononcée pour des raisons d'ordre public.

A quoi Me Idzkowski, plaidant pour l'administration qui gère aujourd'hui la personnalité juridique de M. Daniel interné, a opposé l'état de fait : la mort de l'épouse est pour lui certaine, après cette disparition de vingt-huit années. Il a lu des lettres vraiment touchantes que M. Daniel adressait à ses enfants, de l'asile de Sainte-Anne, leur exprimant sa tendresse et les adjurant de prier leur mère qu'elle renonçât à l'empêcher d'être désormais leur papa.
Et Me Idzkowski a assuré qu'en 1919, son client, alors privé de sa raison, n'avait rédigé sa requête d'assistance judiciaire que sous la dictée de sa maîtresse, qui voulait se faire épouser par lui : il n'en a gardé nul souvenir et refuse d'en assumer la responsabilité.
Jugement à huitaine : le tribunal dira si le bibliothécaire des fous peut demeurer le père de ses enfants.

René de Planhol. Echo de Paris, février 1925

Michel Caire, 2008
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