«Le
jeudi de la Mi-Carême, tous les ans, la salle des fêtes
de Maison-Blanche se transforme en un grand bal houleux et pittoresque
où, seules, les folles sont conviées. Et si, ça
et là, les coiffes éclatantes des infirmières
n'égayaient cette cohue multicolore, on croirait assister
à une mascarade fantasque dans le grand hall de quelque
hôtel particulier.
Mais lorsqu'on voit de plus près ces visages étrangement
fardés, lorsqu'on lit dans ces yeux cernés de khôl
ce regard absent des démentes, lorsqu'on devine sous les
masques hilares les traits figés dans une expression d'extase
ou de douleur, tout ce bruit, ce mouvement, cette frénésie
deviennent une obsession que l'on ne peut chasser.
Parfois, parmi les chants que répètent mille lèvres
inconscientes, un cri monte, perçant, inhumain, que n'arrivent
pas à assourdir les murs ornés des parures de la
fête.
Pour ceux qui, tous les ans, se déguisent à la Mi-Carême,
le choix du costume est chose difficile et longuement étudiée.
Mais, aux folles, l'imagination ne fait jamais défaut.
Les travestis les plus étranges se croisent et s'accouplent.
Une marquise magnifique, au regard lointain, la tête haute,
tourne aux bras robustes d'une apache à l'allure déhanchée.
Une charmeuse de serpents, de sa flûte aux sons aigus, essaye
d'envoûter le superbe toréador qui la domine de toute
sa morgue. Et le soleil accroche des reflets aux lunettes dorées
d'un marin américain, flegmatique et immense dans sa veste
blanche, trop grande pour lui.
Dans un coin de la salle, accroupie sur une chaise aux roues caoutchoutées,
une paralytique, dans sa robe à carreaux bleus et blancs,
suit, d'un regard qu'on dirait conscient, les ébats de
ses compagnes, folles comme elle et, comme elle, à jamais
pétrifiées dans leur raison éteinte.
Après deux heures de danse, échevelées, le
fard coulant sur leurs visages en sueur, leurs travestis chiffonnés,
les malades furent conduites au buffet. Le buffet? Une vaste cuisine
aux fourneaux éteints que quelques gardiens-barmen, en
veste blanche et en képis brodés aux lettres «S.A.»,
défendaient contre toute cette troupe assoiffée
et burlesque.
Des verres épais, remplis à moitié de citronnade
ou d'orangeade, s'alignaient sur des tables couvertes d'une toile
cirée. Les malades dégustaient, lentement, avec
des petits hochements satisfaits de la tête et des mouvements
gracieux des doigts, ce breuvage qu'elles prenaient peut-être
pour quelque cocktail de choix.
Au bout de la table, une comtesse, majestueuse dans sa robe bleue
pailletée d'or, boit avidement, tandis qu'auprès
d'elle un voyou équivoque, avec des gestes de gourmet averti,
fait miroiter dans un rayon de soleil son verre à demi
plein.
Soudain, au milieu de cette foule bigarrée, et qui se démène
sans répit, passe un groupe frais d'enfants. On lit sur
leurs visages mobiles tout l'étonnement que leur procurent
ce bruit et cette agitation.
Déguisés, eux aussi, en Pierrots pomponnés
ou en Colombines blêmes, ils lèvent leurs minois
vers ces faces extatiques qui les regardent sans les voir.
Mais, sur les lèvres d'une «Marianne», toute
rouge en sa toge à larges plis, naît bientôt
un sourire. Elle se penche vers un des enfants. Elle semble comprendre,
soudain, et veut balbutier des mots tendres qu'elle a oubliés.
L'enfant prend peur et s'échappe. Et la femme, redevenue
une simple folle, retourne au bal, danser et s'étourdir...
Il y a trois ans que le directeur de Maison-Blanche, l'aimable
Dr Gouzy, a institué ce bal, avec le dévoué
concours de M. Georges-Yves Prade, conseiller général
de la Seine, rapporteur pour le département du budget des
Asiles, et du Dr Vetel, directeur du Service des Aliénés.
- Notre but, me dit M. Gouzy, est d'offrir une détente
à nos pauvres malades, de leur donner l'illusion de s'amuser
librement, de mieux aimer, en se mêlant à elles dans
cette fête commune, nos infirmières. Ce bal est comme
une étape vers la résurrection, vers la délivrance...
Hélas! Combien, parmi les joyeuses danseuses de cet après-midi
de Mi-Carême, reverront d'autres bals, loin des grilles
de l'asile!...»
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