La mi-carême des folles

Ce récit -signé Marcel Carrière- est paru dans le magazine Détective en pleine période asilaire.

Le promoteur de la fête ainsi dénommée se nomme Pierre Gouzy : «l'aimable Dr Gouzy», ancien sous-préfet et docteur en médecine, avait été nommé directeur administratif de l'Asile de Maison-Blanche (Seine) en 1923.

Il s'agit sans doute avant tout de distraire les malades, de lutter contre la dépression produite par l'asile -qui dépasse la mesure, écrivait quelques années plus tôt un aliéniste.
Il s'agit aussi de permettre aux malades, explique notre directeur, «de mieux aimer, en se mêlant à elles dans cette fête commune, nos infirmières» : une relation fondée exclusivement sur le gardiennage et le soin physique n'est plus suffisante.


«Le jeudi de la Mi-Carême, tous les ans, la salle des fêtes de Maison-Blanche se transforme en un grand bal houleux et pittoresque où, seules, les folles sont conviées. Et si, ça et là, les coiffes éclatantes des infirmières n'égayaient cette cohue multicolore, on croirait assister à une mascarade fantasque dans le grand hall de quelque hôtel particulier.

Mais lorsqu'on voit de plus près ces visages étrangement fardés, lorsqu'on lit dans ces yeux cernés de khôl ce regard absent des démentes, lorsqu'on devine sous les masques hilares les traits figés dans une expression d'extase ou de douleur, tout ce bruit, ce mouvement, cette frénésie deviennent une obsession que l'on ne peut chasser.

Parfois, parmi les chants que répètent mille lèvres inconscientes, un cri monte, perçant, inhumain, que n'arrivent pas à assourdir les murs ornés des parures de la fête.

Pour ceux qui, tous les ans, se déguisent à la Mi-Carême, le choix du costume est chose difficile et longuement étudiée. Mais, aux folles, l'imagination ne fait jamais défaut.
Les travestis les plus étranges se croisent et s'accouplent. Une marquise magnifique, au regard lointain, la tête haute, tourne aux bras robustes d'une apache à l'allure déhanchée. Une charmeuse de serpents, de sa flûte aux sons aigus, essaye d'envoûter le superbe toréador qui la domine de toute sa morgue. Et le soleil accroche des reflets aux lunettes dorées d'un marin américain, flegmatique et immense dans sa veste blanche, trop grande pour lui.

Dans un coin de la salle, accroupie sur une chaise aux roues caoutchoutées, une paralytique, dans sa robe à carreaux bleus et blancs, suit, d'un regard qu'on dirait conscient, les ébats de ses compagnes, folles comme elle et, comme elle, à jamais pétrifiées dans leur raison éteinte.
Après deux heures de danse, échevelées, le fard coulant sur leurs visages en sueur, leurs travestis chiffonnés, les malades furent conduites au buffet. Le buffet? Une vaste cuisine aux fourneaux éteints que quelques gardiens-barmen, en veste blanche et en képis brodés aux lettres «S.A.», défendaient contre toute cette troupe assoiffée et burlesque.

Des verres épais, remplis à moitié de citronnade ou d'orangeade, s'alignaient sur des tables couvertes d'une toile cirée. Les malades dégustaient, lentement, avec des petits hochements satisfaits de la tête et des mouvements gracieux des doigts, ce breuvage qu'elles prenaient peut-être pour quelque cocktail de choix.

Au bout de la table, une comtesse, majestueuse dans sa robe bleue pailletée d'or, boit avidement, tandis qu'auprès d'elle un voyou équivoque, avec des gestes de gourmet averti, fait miroiter dans un rayon de soleil son verre à demi plein.

Soudain, au milieu de cette foule bigarrée, et qui se démène sans répit, passe un groupe frais d'enfants. On lit sur leurs visages mobiles tout l'étonnement que leur procurent ce bruit et cette agitation.
Déguisés, eux aussi, en Pierrots pomponnés ou en Colombines blêmes, ils lèvent leurs minois vers ces faces extatiques qui les regardent sans les voir.
Mais, sur les lèvres d'une «Marianne», toute rouge en sa toge à larges plis, naît bientôt un sourire. Elle se penche vers un des enfants. Elle semble comprendre, soudain, et veut balbutier des mots tendres qu'elle a oubliés. L'enfant prend peur et s'échappe. Et la femme, redevenue une simple folle, retourne au bal, danser et s'étourdir...

Il y a trois ans que le directeur de Maison-Blanche, l'aimable Dr Gouzy, a institué ce bal, avec le dévoué concours de M. Georges-Yves Prade, conseiller général de la Seine, rapporteur pour le département du budget des Asiles, et du Dr Vetel, directeur du Service des Aliénés.

- Notre but, me dit M. Gouzy, est d'offrir une détente à nos pauvres malades, de leur donner l'illusion de s'amuser librement, de mieux aimer, en se mêlant à elles dans cette fête commune, nos infirmières. Ce bal est comme une étape vers la résurrection, vers la délivrance...

Hélas! Combien, parmi les joyeuses danseuses de cet après-midi de Mi-Carême, reverront d'autres bals, loin des grilles de l'asile!...
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Michel Caire, 2007
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