Affaire
Marquereau. Coups mortels
« Il s'agit, dans cette affaire, du meurtre d'un fou par un gardien de l'Asile d'aliénés d'Auxerre, et l'Yonne a relaté les circonstances de ce drame.
Les débats ne sont pas absolument sensationnels. Cependant, l'assistance est assez grande.
Les débats commencent à 2 heures. Charles Marquereau est un garçon de 21 ans. Il est originaire d'Epiry (Nièvre).
L'acte d'accusation relève à sa charge les faits suivants:
L'acte
d'accusation
Marquereau
était attaché, en qualité de gardien, à l'Asile
départemental d'Aliénés d'Auxerre. Il avait, dans
ses attributions, la surveillance d'un dortoir dans lequel couchait un
aliéné, le nommé Pélardy, plus connu sous
le sobriquet de «La Jambe de bois» parce qu'il était
amputé d'une jambe.
Le 18 novembre 1897, entre 6 heures et 7 heures du matin, Pélardy,
ayant répondu par un refus à l'ordre que lui donnait Marquereau
de faire son lit, ce dernier, sans aucune provocation, le frappa brutalement
à coups de poing et à coups de pied.
Cette agression fut suivie d'une lutte entre les deux hommes, rendue inégale
par l'infirmité de Pélardy et son âge relativement
avancé.
L'accusé, qui était chaussé de galoches, terrassa
le malheureux aliéné, et pendant que ce dernier était
à terre, il le maintint en appuyant le genou sur sa poitrine et
en outre lui lança des coups de pied très violents dans
toutes les parties du corps, notamment dans les côtes, dans l'estomac
et le dos.
Pélardy se releva, et comme il se refusait encore à faire
son lit malgré les injonctions du gardien, l'accusé alla
chercher un manche à balai avec lequel il frappa de nouveau l'aliéné.
Quelques instants après, Pélardy s'affaissait et succombait
aux blessures qu'il avait reçues au cours de cette scène
de violence.
L'expertise médicale a établi, en effet, que la mort avait
pour cause les traumatismes subis par Pélardy. La victime portait
de nombreuses ecchymoses à la tête, à la paroi abdominale
et avait quatre côtes fracturées.
L'accusé soutient vainement qu'il était en état de
légitime défense et que les blessures ayant entraîné
la mort ont pu être faites par deux autres gardiens qui, en même
temps que lui, ont frappé Pélardy.
Il est démontré que Marquereau a été l'agresseur
et que les coups qu'il a portés ne sont pas justifiés par
le souci légitime de défendre sa vie.
Il résulte enfin de la procédure que si deux collègues
de l'accusé sont intervenus au cours de la lutte pour lui prêter
main-forte, ils n'ont pas donné à Pélardy des coups
de poing assez forts pour occasionner les graves lésions ayant
entraîné la mort.
L'accusé était bien noté par ses chefs. Il n'a pas
d'antécédents judiciaires.
L'Interrogatoire
«-
Les renseignements recueillis sur votre compte ne sont pas défavorables,
dit le président à l'accusé. C'est après avoir
accompli votre service militaire que vous êtes entré à
l'Asile d'aliénés d'Auxerre, le 1er novelbre 1895.
Marquereau.- Oui, monsieur.
- Vous étiez, étant militaire, employé à l'hôpital
militaire. En êtes-vous sorti librement?
- Oui, monsieur.
- Cependant, vous en auriez été renvoyé, parce que
vous vous enivriez fréquemment.
- Non, monsieur, je ne buvais pas.
- Pendant votre séjour à l'Asile, vous vous étiez
déjà rendu coupable d'un acte de brutalité, et l'on
a dû vous changer de quartier.
- Oui, monsieur, mais le quartier dans lequel on m'avait versé
était aussi dangereux que le précédent.
- Vous étiez chef de service et vous aviez, en cette qualité,
la surveillance d'un dortoit. Vous aviez la garde d'un malade nommé
Pélardy qui n'était pas très dangereux, attendu qu'il
était estropié et n'avait pas les mouvements libres.
- Pélardy était dangereux. Il frappait souvent avec ce qui
lui tombait sous la main.
- Un matin, continue M. le président, Pélardy avait fait
son lit, mais vous aviez trouvé que ce lit était mal fait
et vous aviez voulu exiger qu'il le refit.
Marquereau. - Si Pélardy avait bien fait son lit, je ne l'aurais
pas fait refaire. Il s'est refusé à le faire, prétendant
que son lit était bien fait, et il m'a repoussé. C'est Pélardy
qui a commencé à me frapper dans la poitrine. Il a même
voulu m'empoigner par le cou.
le président. - La victime était cependant impotente?
L'accusé. - Pélardy était plus fort que moi. la preuve,
c'est que j'ai dû appeler mes collègues pour le défendre.
Le président. - Vous étiez chaussé de galoches et
vous l'avez frappé à coups de pied.
L'accusé. - Non, monsieur.
Le président. - Vous êtes intervenu de nouveau, lorsque Pélardy
était debout, et vous seriez allé prendre un manche à
balai et vous l'en auriez frappé.
L'accusé. - Non, monsieur le président, je ne l'ai pas frappé
cette fois-là.
Le président. - Vous avez frappé encore une fois Pélardy,
et quelques minutes après, il était mort.
L'accusé. - C'est Clément qui est venu me dire: Pélardy
est mort.
Le président. - Vous avez donc causé la mort de Pélardy.
L'accusé. - Si Pélardy avait des blessures et s'il est mort,
il y avait avec moi d'autres gardiens qui avaient frappé aussi.
Le président. - Les deux gardiens ont-ils frappé à
coups de galoches et de bâtons?
L'accusé. - Non, monsieur, mais avec les pieds.
Le président. - Les témoins ne reconnaissent que vous pour
ce fait.
L'accusé. - Les témoins aléiéns sont faux.
Pélardy m'a pris par le cou et donné des coups de poing,
et c'est alors que mes deux collègues sont venus et ont fait comme
moi. Ils l'ont brutalisé et frappé. Quoiqu'ayant une jambe
de bois, Pélardy éatit plus fort que moi.
Les témoins
Le docteur Alaman dit qu'il a constaté le mort de Pélardy.
Il a relevé des blessures aux côtes. Donnant des renseignements
sur l'accusé, il déclare qu'il n'avait rien à lui
reprocher avant ce fait. Le docteur croit que Pélardy a succombé
à une congestion cérébrale.
Le président. - Pourquoi n'avez-vous pas fait immédiatement
votre enquête à ce sujet?
Le témoin. - Je croyais erronés les bruits qui couraient.
J'ai cru devoir attendre au lendemain.
Me Lalande pose la question suivante:
- Est-il exact que le malade Pélardy, quinze jours avant le crime,
ait poursuivi M. le docteur Lapointe, directeur de l'Asile, avec une lime?
M. Alaman : - Oui, M. Lapointe me l'a raconté.
L'audition des témoins continue au moment où paraît
le journal. Le verdict sera rendu assez tard dans la soirée.
Audience
du jeudi 17 février
Affaire Marquereau. - Coups mortels
Les témoins
«M.
le président Madier continue l'interrogatoire des témoins.
M. Pasquier, ancien gardien des fous. Il était dans un dortoir
voisin, il a entendu du bruit, il a vu la lutte entre Marquereau et Pélardy.
Il les a séparés. Marquereau a demandé un manche
à balai. Pasquier a répondu: «Il y en a un dans ton
dortoir». Pasquier a vu Marquereau saisir ce manche à balai
et en frapper Pélardy.
M. le président. - En présence d'un fou furieux, le devoir
d'un gardien est d'employer la camisole de force et non le bâton.
M. Clément, gardien des fous. - D'après lui, c'est Marquereau
qui a frappé le premier, parce que Pélardy refusait de faire
son lit. Marquereau ensuite a frappé Pélardy avec le bâton
sans nécessité.
M. Clément essaie de parler comme un avocat.
Quand la première lutte s'est engagée entre Marquereau et
Pélardy, M. Clément n'a pas vu les coups dans l'estomac.
mais quand Pélardy s'est trouvé par terre, Marquereau l'a
frappé à coups de pied pendant peu de temps.
Pélardy, d'après M. Clément, n'a pas tombé
tout de suite sous les coups de bâton. Il a pu encore aller vers
son lit et il est mort peu de temps après.
M. Clément, sur la question capitale, affirme que Marquereau a
frappé Pélardy avant d'être frappé par Pélardy.
M. Seret, gardien-chef. - Quand le sous-surveillant a annoncé à
M. Seret la mort de Pélardy , ce sous-surveillant a attribué
la mort à une congestion. Il donne de bons renseignements sur son
subordonné Marquereau. Comme acte brutal antérieur à
l'affaire Pélardy, M. Seret ne signale qu'une gifle donnée
par Marquereau à un autre fou. Quant à Pélardy, il
était parfois très violent. Un jour il voulut frapper le
Directeur avec une lime. Malgré son infirmité, Pélardy
pouvait, à certains moments, devenir dangereux.
M. le docteur Nodot. - Comme médecin légiste, il a pratiqué
l'autopsie de Pélardy; il en donne les détails. Il n'a pas
trouvé de causes ayant pu donner donner la mort, autres que les
causes provenant des coups.
M. le défenseur. - M. l'interne Chapron déclare que Pélardy
était un alcoolique, cause qui rendait les os friables. Qu'en pense
M. le docteur Nodot?
M. le docteur Nodot. - Je n'ai pas trouvé de traces d'alcoolisme.
les fractures causées par les coups pouvaient occasionner la mort.
M. le docteur Nodot ajoute qu'une fracture de côte se produit plus
difficilement après la mort que pendant la vie. L'hypothèse
d'une fracture post-mortelle lui paraît inadmissible. Il croit absolument
que la mort de Pélardy n'est due qu'aux coups portés par
Marquereau.
M. Chapron, ex-interne à l'Asile. Il a pris part à l'autopsie.
Il affirme que Pélardy était très irritable, même
parfois dangereux. Quant à Marquereau, il était, dit M.
Chapron, généralement bon et gentil pour les fous. M. Chapron,
contrairement à l'avis de M. le Dr Nodot , croit à la possibilité
très probable de fractures qui se serainet produites après
la mort. Pélardy était entré à l'Asile il
y a 15 ans, comme alcoolique.
M. Chapron constate que l'autopsie n'a été faite par le
Dr Nodot que trois jours après la mort; donc le cadavre avait eu
le temps de passer par beaucoup de mains, et a pu subir des avaries.
M. Joseph Savary, secrétaire de la Direction de l'Asile, donne
sur Marquereau des renseignements excellents. Il le représente
comme un garçon poli, bien élevé, gentil et nullement
brutal. Quant à Pélardy, c'était un fou dangereux.
M. Seret, gardien-chef, revient affirmer que Marquereau n'était
pas dans le quartier des fous les moins dangereux. M. Seret renouvelle
les chaleureux éloges qu'il a déjà faits de Marquereau.
M. Gervais, gardien, dit qu'il a été victime en 1896 d'une
dénonciation calomnieuse du fou Pléaux. Ce fou avait dit,
faussement, que M. Gervais l'avait battu. Pléaux s'était
écorché lui-même pour le faire croire. M. Gervais
ajoute que souvent les fous donnent des coups aux gardiens.
Un autre gardien vient affirmer que l'an dernier, en mai, il a été
frappé d'un coup de couteau par un fou. Très souvent, dit-il,
les aliénés cachent des objets contondants, bâtons
ou couteaux, pour frapper les gardiens à l'occasion. Marquereau
a notamment reçu des coups de bâton et des coups de pied.
- Les fonctions de gardien, ajoute le défenseur, sont dangereuses
à l'Asile d'Auxerre plus que dans beaucoup d'autres asiles.
M. le président lit la copie des déclarations faites, dans
un langage assez drôle, par plusieurs fous ou délirants,
témoins de la lutte entre Marquereau et Pélardy. Ces déclarations
constatent les coups de bâton portés par Marquereau à
Pélardy.
L'audition des témoins est terminée.
Réquisitoire,
Plaidoirie, Verdict
«M.
Mercier, juge suppléant, occupe le siège du ministère
public et requiert contre Marquereau, une sévère condamnation.
Ce jeune magistrat manque d'applomb; il écrit ses réquisitoires
avant de les prononcer; il les lit presque à l'audience; il n'ose
pas s'abandonner à la phrase non préparée. Il a tort;
car, avec de l'exercice et de l'habitude, il rendrait sa parole moins
hésitante, il triompherait de sa timidité naturelle, et
ses discours, quoique d'allure un peu trop froide, impersonnelle et classique,
ne manquerait pas de valeur: on y remarque dans la discussion, beaucoup
de méthode et de logique, et dans la forme une certaine élégance
de bon aloi. Les arguments, toujours groupés avec ordre, sont judicieusement
choisis et se présentent bien. C'est le mode d'élocution
qui gâte toutes ces qualités.
M. Mercier a développé cette idée très juste
: alors même que certains aliénés seraient dangereux,
il ne s'en suit pas que l'on ait le droit de les assommer; les gardiens
doivent employer la camisole de force, et non point la trique. Et enfin,
les fous - qui sont ici-bas, des malheureux, des déshérités,
des êtres faibles, misérables et souvent abandonnés
- ont droit à plus de protection que les autres humains. Les gardiens
qui les frappent ne méritent pas d'indulgence.
Mais le jury ne partage pas cette opinion; il prend parti pour le gardien
Marquereau et ne venge pas la mort de l'aliéné Pélardy.
MARQUEREAU EST ACQUITTÉ. Il le doit uniquement aux excellents renseignements
de moralité fournis sur lui par MM. Joseph Savary et Seret, et
par d'autres citoyens sérieux et honorables qui l'ont très
bien connu. »
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