Annales
Médico-psychologique, Variétés
LE FOU DE ST-OMER
« Cette
affaire a eu un tel retentissement que nous croyons devoir reproduire
le récit qui en a été fait par divers journaux.
Nous n'en retrancherons que les détails inutiles ou reconnus
inexacts.
Le jeudi, 14 octobre, quatre gendarmes de Fauquembergue furent appelés
à Fleichin (sic, pour Fléchin) pour y arrêter
le nommé Leprêtre, berger, atteint de folie panophobique
depuis deux ans environ, et qui, après avoir frappé et
menacé de mort ses parents, s'était enfermé dans
sa chambre avec des armes.
Les gendarmes, néanmoins, s'en rendirent maîtres et le
conduisirent chez le procureur de la République. Ce magistrat
le fit transférer, le lendemain vendredi, à l'hospice
Saint-Louis.
Il y était à peine arrivé qu'il s'échappe
et va se jeter dans la rivière qui coule près le lavoir
Sainte-Marie. On le repêche, on le change de linge, puis, pour
éviter une nouvelle escapade, on le place dans une chambre de
sûreté.
Bientôt Leprêtre manifeste la nécessité de
satisfaire un besoin pressant, et lorsqu'on s'occupe d'y aviser, s'esquive
de nouveau, grimpe sur un arbre pour gagner un toit qui en est à
proximité et, du faite du toit, s'élance sur le lavoir
Sainte-Marie. Il allait arriver au sommet lorsqu'il tomba.
Malgré une chute de cinq mètres, il se relève tout
ensanglanté et, en un instant, arrive en grimpant au sommet de
la tour. On veut l'y suivre, mais Leprêtre démolit une
cheminée, et avec les briques il menace d'assommer ceux qui veulent
le faire descendre.
On a recours à la compagnie des sapeurs-pompiers, qui lui envoie
des flots d'eau. Leprêtre y reste insensible. Samedi, on a renouvelé
la manuvre de la pompe sans plus de résultat.
Nombre de curieux affluaient pendant la nuit sur la place du Marché-aux-Bestiaux,
parmi eux des gens de Fléchin qui ne négligeaient rien
pour l'amener à descendre. « As-tu faim ? Non. - As-tu froid ?
Non. - Veux-tu descendre ? Je suis trop bien. - Qu'est-ce que tu fais ?
Je fais pénitence. - Mais tu n'as rien à te reproche r?
-Allez-vous en tous vous coucher.
Dimanche matin, vers neuf heures, il était toujours là.
On lui fit passer au moyen d'une longue perche un pantalon, une chemise
et un peu de pain. Sa résolution n'avait pas faibli, il était
aussi décidé que la veille et il ne paraissait pas avoir
souffert de la privation de nourriture, ni des intempéries de
la saison. Cependant, dit l'Indépendant du Pas-de-Calais,
des mesures étaient concertées pour en venir à
bout avant la nuit.
A quatre heures, la place du Marché-aux-Bestiaux est évacuée
par ordre militaire, des dragons maintiennent la foule sur le terre-plein
des fortifications, un certain nombre de soldats et les gendarmes restent
dans le jardin avec une trentaine de personnes, au nombre desquelles
M. le sous-préfet, M. le maire et M. le substitut du procureur
de la République.
Dès une heure, on avait préparé à Leprêtre
un hachis de buf dans lequel on avait fait entrer un violent soporifique.
« N'avez-vous pas faim, ne voulez-vous pas manger ? lui cria-t-on.
- Si, répondit-il. » Et on lui fit passer la nourriture
destinée à l'endormir. Il l'absorbe, et, en effet, on
croit bientôt s'apercevoir de l'effet du narcotique. La besogne
semplait donc être terminée; on contremande une échelle
roulante que des soldats du train étaient allés chercher,
on n'en a plus besoin.
Des signes parfaitement reconnaissables indiquent l'envahissement du
sommeil; il branle la tête, cherche à assurer sa marche,
il va tomber. Erreur! La dose lui avait été sans doute
administrée en trop grande quantité, il la vomit, se réveille
et raffermit son allure.
Il est quatre heures et demie quand un incident vient hâter le
dénouement. Un clairon du 8e de ligne, celui qui lui avait fait
passer le matin la chemise, le pantalon et le pain qu'il avait mangé,
veut essayer si une tentative pour aller le chercher aura pour effet
de l'amener à capitulation. Une échelle est appliquée
dans l'intérieur et notre brave soldat s'y aventure.
Une pluie de briques répond à cette témérité
généreuse. Le soldat dévoué est blessé
en deux endroits, et on doit l'emmener étourdi.
Un prêtre vénérable, M. l'abbé Limoisin,
veut alors adresser la parole au malheureux. Il lui parle de Dieu et
fait appel à tous les sentiments les plus généreux
d'un cur humain. Et enfin il lui dit :
- Voyons, mon ami, voulez-vous descendre, j'irai vous chercher?
- Monsieur le curé, je veux rester ici, ne montez pas.
- Mais si je monte, que me ferez-vous?
- Je vous tuerai.
M. le sous-préfet tente à son tour de le convaincre, puis
le général, qui lui donne sa parole d'honneur de soldat
qu'il ne lui sera fait aucun mal. Rien n'y fait.
Il devenait dès lors impossible de déloger le fou autrement
que par des moyens extrêmes. Un ordre sévère est
donné; une balle vient l'atteindre à l'épaule gauche;
et, pendant que la fusillade crépite à l'extérieur,
une tentative a lieu à l'intérieur pour pénétrer
sur la tourelle. Le prêtre déjoue tous les efforts. Il est
déjà blessé en quatre endroits qu'il reste encore
debout, menaçant, démolissant la balustrade pour se faire
une arme des débris.
Enfin, à neuf heures, selon l'habitude contractée dans
les nuits précédentes, il se met dans une cheminée
qui s'ouvre sur la plate-forme, pour y passer sans doute la nuit. Soit
qu'il fût diminué par suite du manque de nourriture, soit
qu'il n'eût plus suffisamment de force pour se maintenir, il glissa
et vint tomber au rez-de-chaussée. Il faisait de curieux efforts
pour remonter quand on s'aperçut de sa présence.
Toutes les précautions pour s'assurer de sa personne furent immédiatement
prises, et l'individu, dûment garotté, fut conduit, enveloppé
dans une couverture, à l'hospice St-Louis. Ses blessures n'ont
aucune gravité, de même que celles du soldat atteint par
les briques.
- Quelques jours plus tard une note adressée par l'Agence
Havas aux journaux de province, nous apprenait qu'on avait ouvert
une enquête sur cette déplorable affaire.
Plus récemment, la Cour de Douai qui, à la date du 3 oct.,
avait évoqué l'instruction des faits, a rendu à
la date du 20 novembre un arrêt par lequel elle s'est déclarée
incompétente et a délaissé le procureur impérial
(sic) à se pourvoir.
1° Contre le substitut du procureur de la République de Saint-Omer,
sous l'inculpation de délit d'abus d'autorité (art. 186
du Code pénal).
2° Contre le sous-préfet de Saint-Omer, qui, inculpé
de son côté, à raison des mêmes faits et du
même délit, devient justiciable de la même juridiction,
à raison de la connexité.
L'affaire doit, assure-t-on, être portée devant la cour
le 6 décembre prochain.
La Société médico-psychologique s'était
émue de cet acte de barbarie et dans sa séance du 25 octobre
dernier, sur la proposition de M. le Dr Baillarger, elle a décidé
qu'après vérification de l'exactitude des faits rapportés
par les journaux, une protestation énergique serait consignée
dans on procès-verbal. »