Le fou de Saint-Omer

Société Médico-psychologique, séance du 25 octobre 1875

« M. Baillarger. Un fait inouï, et qui rappelle douloureusement les barbaries d'un autre âge, s'est passé, il y a quelques jours, à Saint-Omer.

Un malheureux aliéné, évadé d'un quartier d'hospice, se réfugie sur une tourelle, d'où on essaye en vain de le faire descendre.

Après d'infructueux efforts, la patience des autorités se lasse, et, par un inconcevable oubli du respect dû à un malade, des sentiments d'humanité que son malheur devait inspirer, l'ordre est donné de tirer sur lui des coups de fusil.

On voudrait croire que l'intention ait été seulement de l'effrayer par le bruit; mais il n'en a pas été ainsi, les armes étaient chargées à balle, et l'aliéné atteint de quatre blessures, est tombé, a été saisi et garrotté, puis emporté tout sanglant à l'hospice.

Il est du devoir de la Société Médico-psychologique de protester avec indignation contre une conduite aussi barbare, et de flétrir un acte de cruauté aussi odieuse qu'inutile.
On avait mille moyens de vaincre la résistance du malheureux aliéné; on pouvait attendre, on n'avait pas le droit de le traiter comme un fauve.

Notre collègue, M. Dagonet, s'est trouvé en présence d'un cas semblable; un aliéné évadé s'était réfugié à la cime d'un peuplier; on ne pouvait l'y atteindre; après avoir fait solidement attacher l'arbre aussi haut que possible, on le fit scier par le pied, et sans danger pour lui, l'aliéné fut amené à terre.

Quels que soient les hommes qui ont donné un pareil ordre, et s'il est vrai qu'ils appartiennent à la magistrature et à l'administration, leur conduite est d'autant plus coupable qu'ils ont pour mission de protéger, de défendre l'aliéné; au nom de la médecine mentale, au nom de l'humanité, la Société Médico-psychologique doit protester énergiquement contre un pareil attentat.

La Société Médico-psychologique tout entière s'associe aux généreuses paroles de M. Baillarger, et décide qu'elles seront textuellement rapportées dans le compte-rendu de la séance. »


Annales Médico-psychologique, Variétés
LE FOU DE ST-OMER

« Cette affaire a eu un tel retentissement que nous croyons devoir reproduire le récit qui en a été fait par divers journaux. Nous n'en retrancherons que les détails inutiles ou reconnus inexacts.

Le jeudi, 14 octobre, quatre gendarmes de Fauquembergue furent appelés à Fleichin (sic, pour Fléchin) pour y arrêter le nommé Leprêtre, berger, atteint de folie panophobique depuis deux ans environ, et qui, après avoir frappé et menacé de mort ses parents, s'était enfermé dans sa chambre avec des armes.

Les gendarmes, néanmoins, s'en rendirent maîtres et le conduisirent chez le procureur de la République. Ce magistrat le fit transférer, le lendemain vendredi, à l'hospice Saint-Louis.
Il y était à peine arrivé qu'il s'échappe et va se jeter dans la rivière qui coule près le lavoir Sainte-Marie. On le repêche, on le change de linge, puis, pour éviter une nouvelle escapade, on le place dans une chambre de sûreté.

Bientôt Leprêtre manifeste la nécessité de satisfaire un besoin pressant, et lorsqu'on s'occupe d'y aviser, s'esquive de nouveau, grimpe sur un arbre pour gagner un toit qui en est à proximité et, du faite du toit, s'élance sur le lavoir Sainte-Marie. Il allait arriver au sommet lorsqu'il tomba.

Malgré une chute de cinq mètres, il se relève tout ensanglanté et, en un instant, arrive en grimpant au sommet de la tour. On veut l'y suivre, mais Leprêtre démolit une cheminée, et avec les briques il menace d'assommer ceux qui veulent le faire descendre.

On a recours à la compagnie des sapeurs-pompiers, qui lui envoie des flots d'eau. Leprêtre y reste insensible. Samedi, on a renouvelé la manœuvre de la pompe sans plus de résultat.

Nombre de curieux affluaient pendant la nuit sur la place du Marché-aux-Bestiaux, parmi eux des gens de Fléchin qui ne négligeaient rien pour l'amener à descendre. « As-tu faim ? Non. - As-tu froid ? Non. - Veux-tu descendre ? Je suis trop bien. - Qu'est-ce que tu fais ? Je fais pénitence. - Mais tu n'as rien à te reproche r? -Allez-vous en tous vous coucher.

Dimanche matin, vers neuf heures, il était toujours là. On lui fit passer au moyen d'une longue perche un pantalon, une chemise et un peu de pain. Sa résolution n'avait pas faibli, il était aussi décidé que la veille et il ne paraissait pas avoir souffert de la privation de nourriture, ni des intempéries de la saison. Cependant, dit l'Indépendant du Pas-de-Calais, des mesures étaient concertées pour en venir à bout avant la nuit.

A quatre heures, la place du Marché-aux-Bestiaux est évacuée par ordre militaire, des dragons maintiennent la foule sur le terre-plein des fortifications, un certain nombre de soldats et les gendarmes restent dans le jardin avec une trentaine de personnes, au nombre desquelles M. le sous-préfet, M. le maire et M. le substitut du procureur de la République.

Dès une heure, on avait préparé à Leprêtre un hachis de bœuf dans lequel on avait fait entrer un violent soporifique.
« N'avez-vous pas faim, ne voulez-vous pas manger ? lui cria-t-on. - Si, répondit-il. » Et on lui fit passer la nourriture destinée à l'endormir. Il l'absorbe, et, en effet, on croit bientôt s'apercevoir de l'effet du narcotique. La besogne semplait donc être terminée; on contremande une échelle roulante que des soldats du train étaient allés chercher, on n'en a plus besoin.

Des signes parfaitement reconnaissables indiquent l'envahissement du sommeil; il branle la tête, cherche à assurer sa marche, il va tomber. Erreur! La dose lui avait été sans doute administrée en trop grande quantité, il la vomit, se réveille et raffermit son allure.

Il est quatre heures et demie quand un incident vient hâter le dénouement. Un clairon du 8e de ligne, celui qui lui avait fait passer le matin la chemise, le pantalon et le pain qu'il avait mangé, veut essayer si une tentative pour aller le chercher aura pour effet de l'amener à capitulation. Une échelle est appliquée dans l'intérieur et notre brave soldat s'y aventure.

Une pluie de briques répond à cette témérité généreuse. Le soldat dévoué est blessé en deux endroits, et on doit l'emmener étourdi.

Un prêtre vénérable, M. l'abbé Limoisin, veut alors adresser la parole au malheureux. Il lui parle de Dieu et fait appel à tous les sentiments les plus généreux d'un cœur humain. Et enfin il lui dit :
- Voyons, mon ami, voulez-vous descendre, j'irai vous chercher?
- Monsieur le curé, je veux rester ici, ne montez pas.
- Mais si je monte, que me ferez-vous?
- Je vous tuerai.

M. le sous-préfet tente à son tour de le convaincre, puis le général, qui lui donne sa parole d'honneur de soldat qu'il ne lui sera fait aucun mal. Rien n'y fait.

Il devenait dès lors impossible de déloger le fou autrement que par des moyens extrêmes. Un ordre sévère est donné; une balle vient l'atteindre à l'épaule gauche; et, pendant que la fusillade crépite à l'extérieur, une tentative a lieu à l'intérieur pour pénétrer sur la tourelle. Le prêtre déjoue tous les efforts. Il est déjà blessé en quatre endroits qu'il reste encore debout, menaçant, démolissant la balustrade pour se faire une arme des débris.

Enfin, à neuf heures, selon l'habitude contractée dans les nuits précédentes, il se met dans une cheminée qui s'ouvre sur la plate-forme, pour y passer sans doute la nuit. Soit qu'il fût diminué par suite du manque de nourriture, soit qu'il n'eût plus suffisamment de force pour se maintenir, il glissa et vint tomber au rez-de-chaussée. Il faisait de curieux efforts pour remonter quand on s'aperçut de sa présence.

Toutes les précautions pour s'assurer de sa personne furent immédiatement prises, et l'individu, dûment garotté, fut conduit, enveloppé dans une couverture, à l'hospice St-Louis. Ses blessures n'ont aucune gravité, de même que celles du soldat atteint par les briques.

- Quelques jours plus tard une note adressée par l'Agence Havas aux journaux de province, nous apprenait qu'on avait ouvert une enquête sur cette déplorable affaire.

Plus récemment, la Cour de Douai qui, à la date du 3 oct., avait évoqué l'instruction des faits, a rendu à la date du 20 novembre un arrêt par lequel elle s'est déclarée incompétente et a délaissé le procureur impérial (sic) à se pourvoir.
1° Contre le substitut du procureur de la République de Saint-Omer, sous l'inculpation de délit d'abus d'autorité (art. 186 du Code pénal).
2° Contre le sous-préfet de Saint-Omer, qui, inculpé de son côté, à raison des mêmes faits et du même délit, devient justiciable de la même juridiction, à raison de la connexité.
L'affaire doit, assure-t-on, être portée devant la cour le 6 décembre prochain.

La Société médico-psychologique s'était émue de cet acte de barbarie et dans sa séance du 25 octobre dernier, sur la proposition de M. le Dr Baillarger, elle a décidé qu'après vérification de l'exactitude des faits rapportés par les journaux, une protestation énergique serait consignée dans on procès-verbal. »


Société Médico-psychologique, séance du 15 novembre 1875

« M. Lunier, à la suite de la lecture du procès-verbal, donne quelques détails sur le malheureux Leprêtre.

Atteint de trois balles de chassepot et d'une balle de revolver, il n'a reçu heureusement que des blessures peu profondes; sa vie n'est pas compromise.

Il s'est même produit sous l'influence de la violente commotion qu'il a éprouvée une modification assez favorable dans son état mental. »


Annales Médico-psychologique, Variétés, fin 1876
L'aliéné Leprêtre

« Cet homme, connu aujourd'hui sous le nom de fou de Saint-Omer, sur lequel l'autorité locale avait fait tirer des coups de feu pour le déloger d'une tour où il s'était réfugié, avait été conduit à l'hospice Sainte-Anne, à Paris.
Depuis lors, il a été transféré à l'asile de Lommelet, où sont admis les aliénés assistés du département du Pas-de-Calais. Quoique boitant, par suite de la fracture qu'il s'est faite à la cuisse en se précipitant du haut d'un deuxième étage, Leprêtre est sain de corps; malheureusement il n'en est pas de même de son esprit. Son idée fixe le poursuit toujours, et il a de nouveau essayé de s'échapper de cette dernière maison de santé. »


Michel Caire, 2008
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