SAINT-ALBAN (Lozère)


À propos d'une réalisation d'assistance psychiatrique à Saint-Alban

L'article qui suit a été publié dans l'Évolution Psychiatrique en 1952 (III; pp.579-582), rubrique "L'actualité psychiatrique", sous la signature d'Henri Ey.

L'auteur, dont l'autorité s'est tôt affirmée et étendue à tous les domaines de la psychiatrie de l'après-guerre, présente l'œuvre réalisée dans le vieil hôpital, le vieil asile pourrait-on dire, de Lozère.

Cette expérience au sens d'une magistrale leçon alors entreprise à Saint-Alban représente une étape essentielle dans l'histoire de l'assistance psychiatrique.

L'année où paraît cet article, le premier médicament "neuroleptique" fait son entrée dans les hôpitaux psychiatriques. La psychothérapie institutionnelle a mieux résisté à l'arrivée des neuroleptiques que l'hypnose à celle du chloroforme en anesthésie chirurgicale : une coexistence des deux approches a pu s'instaurer, avant que la psychopharmacologie n'affirme sa suprématie.

On découvrira -ou redécouvrira- d'ailleurs ici que les malades de Saint-Alban bénéficiaient aussi déjà de « toutes les thérapeutiques biologiques (chocs, insuline, cures de sommeil, lobotomies, etc...) » : l'insuline depuis 1938, l'électrochoc dès 1941, la leucotomie, méthode Egaz Moniz, pratiquée par Balvet, Ferdière, Tosquelles en 1942.

Mais l'on peut se demander tout de même où auraient pu conduire les développements de la socialthérapie inventée à Saint-Alban, sans la découverte des premiers traitements pharmacologiques de la psychose (neuroleptiques).

Avec le temps, l'histoire du Saint-Alban de Paul Balvet (1907-2001), Lucien Bonnafé (1912-2003), François Tosquelles (1912-1994), André Chaurand (1908-1981), Maurice Despinoy, Jean Oury, Robert Millon, Roger Gentis, Marius Bonnet (-1997) -et permulti alii- s'est quelque peu perdue.

La description de ce merveilleux organisme d'assistance, de cette société en marche vers la "guérison" qu'en offre Henri Ey est, au delà de l'hommage à ses créateurs, utile à la connaissance de cette histoire.



(note) SAINT ALBAN est l'Hôpital Psychiatrique du département de la LOZERE. Cet établissement perdu dans la solitude montagnarde du Gévaudan était, il y a 15 ans, malgré les efforts des médecins qui s'y sont succédé -et notamment ceux de Madame Masson- dans un état pour le moins peu satisfaisant.

Il a, depuis lors, constitué un centre d'activité extraordinaire dont le Dr. TOSQUELLES est l'animateur. P. BALVET, BONNAFE et CHAURAND, puis DESPINOY ont prêté à cette œuvre commune la meilleure forme de leur activité.


« Sous cette rubrique "l'Actualité Psychiatrique" nous rendons compte ici des ouvrages, travaux, etc.... qui nous paraissent mériter une particulière attention. Mais l'activité scientifique ne se limite pas en Médecine aux travaux de laboratoire ou d'érudition et outre les monographies, articles et livres qu'il peut écrire, un médecin peut consacrer le meilleur de lui-même à une "œuvre" non écrite. Tout aussi scientifique que les plus "savantes" communications aux plus "savantes" sociétés peut être une réalisation d'assistance hospitalière. De telles "œuvres" -surtout quand leur réussite les érige au rang de chefs-d'œuvre- méritent d'être présentées comme des exemples et des modèles.

« C'est le cas de l'œuvre psychiatrique réalisée par une phalange de pionniers qui depuis 15 ans ont, dans l'ombre, le silence et l'isolement, monté à SAINT ALBAN, un merveilleux organisme d'assistance.

Merveilleux, non pas tant peut-être aux yeux de l'architecte ou du technicien des constructions hospitalières, mais merveilleux du point de vue du Psychiatre. C'est-à-dire aux yeux de ce médecin qui, s'étant spécialisé dans les "maladies mentales", a, par destination, le souci d'élaborer de nouvelles normes thérapeutiques, capables de réaliser pour tout ce qui touche de près ou de loin à l'aliénation mentale une modification structurale de la "gestalt" bio-psycho-sociale dans laquelle le malade, dans et par sa maladie, est "pris", et "pris" deux fois: pris au propre piège de son trouble -pris dans les conduites d'autrui qui pour s'en défendre, le protéger, le guérir ou seulement le définir, dispose automatiquement autour de lui le vide d'une distance maladroite ou calculée. Pour ce "vrai" Psychiatre, Saint-Alban est "un lieu où souffle l'esprit", mais plutôt que sanctuaire de pèlerinage, véritable centre d'enseignement.


« Ce n'est pas comme à la recherche du pittoresque, en journaliste ou en touriste, que l'on découvre quelque part dans l'aridité et la dureté de ce paysage du "pays des neiges" l'asile entouré de ses classiques murailles, cet asile un peu plus pauvre que les autres, aussi rébarbatif et, dans certains de ses aspects de vieux château délabré, plus rocailleux et plus triste même que les autres. Rural, entre-croisant dans ses espaces dénivelés les images juxtaposées d'une cour de ferme, de clinique chirurgicale, d'une galerie d'aérium, de chambre de cure de sommeil, d'une place de village, d'une belle installation de service de cure libre, d'un laboratoire ou d'un clair service d'accueil, etc. l'Hôpital Psychiatrique de SAINT ALBAN avec ses installations modernes nichées dans des bâtiments hétéroclites est à ce point de vue "baroque".
«Mais au travers de ce pittoresque et de ce baroque, ce que nous rencontrons, c'est l'œuvre - qui, de suite, saisit. Là où le cadre laisserait attendre le régime asilaire avec son cortège de scènes de "Fosse aux Serpents", on est tout surpris de s'apercevoir que dans cet "asile" où il n'y a ni "agité" ni "gâteux" il n'y a pas d'"asile". - On pénètre de plein pied dans une atmosphère tout à la fois familiale et scientifique, d'une tonalité assez nouvelle pour forcer l'admiration.


« D'accord avec l'administration représentée aux temps héroïques de la création de SAINT ALBAN par des Médecins-Directeurs de la trempe de P. BALVET ou BONNAFÉ, d'accord avec une Préfecture et un Conseil Général clairvoyants et sages, c'est la Ligue d'Hygiène Mentale qui administre la Société des Malades. C'est dire qu'en grande partie ce sont les malades eux-mêmes (qui font partie ou sont délégués de la Ligue) qui administrent leur société. Ce sont eux qui font appliquer le règlement intérieur de chaque section, qui organisent la vie collective et notamment veillent sur les circuits économiques des produits du travail. La création d'ateliers coopératifs permet à chaque groupement d'exercer une activité laborieuse et lucrative réelles. La psychothérapie de groupe s'enracine ainsi dans une forme de société qui n'est plus un simulacre :

"L'objet fabriqué, écrivait récemment le Dr. TOSQUELLES dans une de ses constructions, n'a pas de valeur thérapeutique en soi, mais il est par contre investi de valeurs affectives, économiques et sociales qu'il importe d'essayer d'aider le malade à découvrir. Cette découverte ou prise de conscience d'autrui est le but de l'ergothérapie. Toute ergothérapie doit essayer de s'ouvrir vers une socialthérapie où les diverses formes de la vie de groupe doivent être rendues possibles".

« Ces ateliers de la ligue sont pour ainsi dire situés entre deux autres types d'ergothérapie : l'une administrative "comme est et doit être" dit encore le Dr. TOSQUELLES, la simple "thérapeutique d'engagement" (destinée à éveiller l'intérêt) souvent inutilisable dans ses produits - et l'autre d'entr'aide à valeur économique investie seulement dans l'intérieur du groupe et pour ses intérêts culturels, ludiques ou économiques (vêtements, oréparation de fêtes, aménagement de l'habitat, etc.). Pour parvenir à ses fins la socialthérapie coopérative est réglée à SAINT ALBAN par des dispositions règlementaires particulières. On sait que dans la plupart des établissements on se heurte à la règle du règlement modèle qui prescrit que "tout le travail des malades appartient à l'établissement". Cette règle a été ainsi complétée: "à l'exception du travail fait avec des outils et matériaux appartenant aux malades eux-mêmes". Or ces outils et matériaux leur sont fournis par la Ligue dont ils sont membres. De même le pécule des malades travailleurs est versé à la Ligue et, récemment, la part des vieillards économiquement faibles qui selon la loi doit être consacrée à l'achat de douceurs et objets personnels, est venue accroître le capital de l'entreprise commune.


« On comprend que sous cette "administration" quasi autonome de leurs relations sociales fondamentales, les malades se sentent "valorisés" et "personnalisés". Et tout, dans le genre de vie qu'ils mènent, renforce cette lutte contre l'anéantissement de l'individu par la névrose ou la psychose. Toute la vie quotidienne est sans cesse animée (fêtes patronales, concours, kermesses, veillées, promenades (parfois fort loin de Saint Alban), etc...). Le Club Paul BALVET est le centre de toutes ces activités où le personnel joue son rôle.

(note) L'œuvre est magnifiquement servie par la Communauté des Sœurs de Saint François Régis et le personnel infirmier, l'un et l'autre à la dévotion du chef de service qui a su passionner les plus réfractaires et potentialiser les plus maladroits.

« Un exemple typique de cette solidarité et de cette émulation dans l'action valorisatrice est constitué par les obsèques d'un malade décédé qui ont retrouvé là leur valeur de rite social. Alors que dans tous les établissements similaires du monde entier l'enterrement d'un malade est pour ainsi dire "clandestin" et "honteux", ici c'est la communauté aussi totale que possible qui y assiste (comme dans un village où le défunt est né et où sa mort aurait rassemblé autour d'elle le "clan" tout entier). et même si par malheur c'est à la suite d'un suicide que le malade est mort, de ce suicide il est discuté ouvertement et librement dans toutes les réunions du club. Celles-ci sont d'ailleurs concrétisées dans un "journal intérieur". Certes dans la plupart des services psychiatriques il existe un journal, mais à SAINT ALBAN s'il y a aussi un journal à usage externe -le journal banal et somme toute qui fait plutôt partie de "simulacre psychothérapique" que d'une psychothérapie de groupe approfondie- il y a surtout le journal à usage interne qui au cours des "veillées" est élaboré par les malades eux-mêmes en toute liberté et ensuite repris par les médecins qui s'emploient à "l'abréaction" de tous les conflits personnels que le journal reflète. Psychodrame quotidien, catharsis de tous les instants, péripéties de transferts et d'identification salutaires, chaque aspect de la vie sociale du groupe est utilisé, exploité et dirigé.


« La vue panoramique de cette cité serait incomplète si on ne précisait pas que toutes les thérapeutiques biologiques (chocs, insuline, cures de sommeil, lobotomies, etc...) et même certaines explorations techniques très poussées (radiologie, électroencéphalographie, laboratoire de biochimie, etc...) sont à la base même du système thérapeutique et constituent l'arsenal de cette société en marche vers la "guérison". Car la "guérison" c'est le mot d'ordre, l'alpha et l'oméga de toute l'entreprise. Tout, en gros et en détail, est subordonné à elle. Mon service est à peu près de la même importance numérique et du même type de recrutement que celui du Dr. TOSQUELLES; je sais ce que peuvent coûter d'efforts des résultats comme ceux que j'y obtiens, aussi est-ce avec admiration que j'ai pu constater les résultats thérapeutiques supérieurs obtenus à SAINT ALBAN. Car si à première vue on peut redouter que la socialthérapie ne cristallise le malade dans une vie sociale réduite et aisée mais fermée, il suffit de connaître ces résultats pour être rassuré sur ce point et se convaincre de la valeur de récupération sociale de l'ensemble du système.


« Telle est, présentée sous son aspect schématique, l'œuvre gigantesque qui a été entreprise et réalisée à SAINT ALBAN. C'est pour nous tous non pas une "expérience" au sens d'une conjecturale tentative, mais une expérience au sens d'une magistrale leçon.

« Certains ne manqueront pas de se demander si l'œuvre ici présentée comme essentiellement "scientifique" n'est pas plutôt une sorte de bienfaisante et philanthropique billevesée, bien plus propre à amuser qu'à être prise au sérieux.

« J'aurais trahi l'esprit même de l'œuvre dont je me proposais de représenter ici la rigoureuse densité si, précisément, on ne pouvait tirer de cette œuvre l'argument décisif pour répondre à ces ironiques questions.

Car enfin, ce que montre SAINT ALBAN c'est précisément que le "médecin d'asile" de l'ancien style n'existe plus -que l'asile n'y existe plus- et que l'administration même de l'asile est pliée et comme asservie aux exigences proprement médicales et thérapeutiques.

Le Psychiatre y apparaît alors dans son vrai visage, dans l'accomplissement de sa mission la plus authentique. »

Docteur Henri Ey


Michel Caire, 2009-2010
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