L'ASILE SAINTE-ANNE


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PREMIERE PARTIE

DE LA MAISON DE SANTÉ À LA FERME SAINTE-ANNE


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I- LA MAISON DE SANTÉ DE MARGUERITE DE PROVENCE

Le premier hôpital de la Santé construit dans le quartier qui en prendra le nom est celui qui fut établi pour les pestiférés par la veuve de Saint Louis au XIIIème siècle.
La Maison de la Santé de Marguerite de Provence (1221-1295) s'élevait dans un enclos dit la Charbonnerie, dans une zone où étaient exploitées de nombreuses mines de charbon (lignites).
Cet enclos se situait probablement sur l'emplacement de l'actuelle prison de la Santé, et de cette maison ne reste bien évidemment nul vestige.

II- LA MAISON DE SANTÉ SAINT MARCEL

Les grandes épidémies de "peste" de la fin du XVIème siècle et du début du XVIIème firent décider d'établir de nouveau dans ce quartier un établissement où pourraient être isolés, à défaut de les y soigner, les malades contagieux.
En effet, de terribles maladies contagieuses, en 1561-1562 puis en 1595-1596 firent ravage à Paris. Ces véritables pandémies appelées peste (pestis = fléau), étaient extrêmement meurtrières: 68.000 morts en 1561, 77.000 en 1562, rien qu'à l'Hôtel-Dieu.
Le bacille de Yersin n'en était pas le seul responsable: s'il s'agissait plutôt de lèpre au Moyen-Age, puis de syphilis et de peste véritable, la confusion était faite au XVIème siècle avec aussi bien le scorbut que la variole, la grippe ou le zona…
Déjà fin juillet 1596, la ville de Paris avait loué diverses maisons, dont une dans le quartier Saint Marcel, les réservant à l'isolement des malades (1).

(1) A ce propos, Hohl cite dans sa thèse sur "les pestes et les hôpitaux parisiens au XVIème siècle" ce curieux document qu'est l'ordonnance du prévôt de Paris du 31 juillet 1596, qui indique que les pestiférés devaient être renfermés "en l'une des prisons qui pour ce faire sont ordonnez, l'une sur la porte de Montmartre, l'autre sur les vignes, faulxbourg Saint Marcel , pour estre rigoureusement puniz et chatiez comme perturbateurs du repos et sancté de la ville."

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Lors de la pandémie de 1606, sous le règne de Henri IV, la Ville acheta dans le même quartier deux maisons et y établit un véritable hôpital (1) pour y loger " à perpétuité" les contagieux.
Les deux bâtiments, situés rue des vignes (rue Rataud aujourd'hui) et rue de l'Arbaleste (n°38 à 40 de la rue de l'Arbalète) entre les faubourgs Saint Jacques et Saint Marcel, étaient placés sous la direction du service de santé de la Ville.
Ces bâtiments étaient bordés de jardins, cours, et dans l'enclos entouré de murs, on ne tarda guère à installer un cimetière.
Tandis qu'était ordonné la construction d'un hôpital spécial rive droite, hors le faubourg Saint Denis (l'hôpital Saint Louis (2), honorant ainsi la mémoire de Louis IX, victime du fléau), la Maison dite Saint Marcel était cédée à l'Hôtel-Dieu (3) alors trop encombré.
L'établissement s'étendit grâce à l'acquisition de plusieurs maisons contiguës (4). Mais rapidement cette Maison de Santé de la rive gauche ne reçut plus d'"empestez".
Elle ne fut plus utilisée que pour y héberger des vagabonds étrangers en instance de rapatriement en 1612, et des "pauvres enfermés" en 1613.

(1) Assemblée de la Police Générale 1er juillet 1606; acquisition le 17 juillet par les députés de l'assemblée, Procureurs et Avocats Généraux du Roy et prévôt des marchands et échevins de la Ville.
(2) Edit de mai 1607
(3) Délibérations des 25 et 30 mai 1607
(4) La plus grande partie des terrains correspond à la rue Claude Bernard

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III- L'HÔPITAL SAINTE-ANNE OU DE LA SANTÉ

Dès 1645 (1), Anne d'Autriche envisagea le rachat de la Maison de Santé Saint Marcel en vue de la faire déplacer.
La Reine avait fait don aux bénédictines du Val de Grâce du fief de Valois, où s'élève aujourd'hui l'hôpital militaire du Val de Grâce; y séjournant fréquemment, elle craignait, tant pour elle-même que pour ses protégés, le voisinage du Sanitat dépendant de l'Hôtel-Dieu (séparé de l'abbaye par la rue des charbonniers).
Le nouvel emplacement fut trouvé l'année suivante (2): un terrain de vingt arpents au bout du faubourg Saint Jacques, dans la censive de la Commanderie de Saint-Jean-de-Latran, entre le chemin dit "des Prêtres" et le chemin bas d'Arcueil (3), au lieu-dit "Pique-hoüe" ou "Longue-Avoine".
Le brevet du Roi Louis XIV accordant à l'hôpital une concession d'eau provenant des fontaines de Rungis est signé le 15 juin 1647 (4).

(1) Délibération du Bureau de l'Hôtel-Dieu 7 avril 1645: "cedit jour, la compagnie a prie messieurs Cramoisy Robineau et Sainctot pour veoir monsieur le premier président pour ladvertir que mademoiselle de Poulaillon et aultres dames sont allees à lhsopital de Sainct Marcel advertir maistre Bastien concierge dudict hospital que la Royne alloit faire mettre des ouvriers pour joindre ledit hospital aux relligieuses du val de grace pour scavoir comme lon se comportera en ladicte affaire et en faire son raport a la compagnie".
(2) Délibération du 27 avril 1646: acquisition de terrains pour la construction de l'hôpital Sainte-Anne (Archives A.P registre des délibérations du Bureau de l'Hôtel-Dieu). Terrains "sictués hors la veue du grand chemin d'Orléans".
(3) Chemin des Prêtres: Avenue du Parc Montsouris. Chemin bas d'Arcueil: Chemin de Gentilly
(4) Edit de Louis XIV pendant la régence de la Reine Anne ("Archives hospitalières antérieures à 1790 Hôtel-Dieu 610 Aa") : " Aujourd'hui quinzième de juin 1647, le Roy étant à Amiens, désirant favoriser l'établissement de l'hôpital qui doit être construit entre les faubourgs Saint-Jacques et Saint Marcel, hors lesdits faubourgs, pour tenir lieu de celui sis au faubourg Saint Marcel, appelé la Santé, qui servait à recevoir les malades de la peste en temps de contagion lorsque celui de Saint Louis était rempli et lequel a été transféré hors lesdits faubourgs pour éviter le préjudice que la santé de la Reine régente, mère du Roi, aurait pu recevoir à cause qu'il est situé proche et joignant les murs de clôture de l'abbaye du Val de Grâce, où ladite dame fait souvent des visites, Sa Majesté, de l'avis de la Reine régente, sa mère, accorde audit hôpital nouveau la jouissance d'un pouce d'eau faisant 144 lignes de celle des fontaines de Rungis à prendre dans le regard le plus proche de l'hôpital(…)."

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Les lettres patentes du Roi confirmant la translation des services de l'hôpital de la Santé du faubourg Saint Marcel en l'hôpital Sainte-Anne datent de mai 1651.
Par contrat du 7 juillet 1651 entre les gouverneurs de l'Hôtel-Dieu et les fondés de pouvoir de la Reine régente Anne d'Autriche, l'Hôtel-Dieu cédait les bâtiments et les terrains de la Maison de Santé, la reine donnant en échange les 21 arpents de terrain choisi pour établir le nouvel hôpital, qui devait prendre le nom de la sainte patronne de la mère de Louis XIV: Sainte-Anne.
La Reine faisait un don de 54.000 livres à l'Hôtel-Dieu.
Tandis que les bâtiments du faubourg Saint Marcel étaient donnés aux religieuses Filles de la Providence, et une partie des terrains servait à agrandir les jardins du Val-de-Grâce, les travaux étaient commencés à Pique-hoüe.
Les pierres des carrières situées dans les terres achetées servirent à l'édification rapide des premiers bâtiments (Etaient terminés en 1656 le pavillon d'entrée, la clôture et le cimetière).
Puis les travaux de construction ralentirent, tandis que la culture des terres était active et les récoltes de foin abondantes.
Les locaux (1) étaient encore inoccupés en 1678 lorsque l'Hôpital Général (2) tenta d'y faire admettre les "femmes débauchées" qui encombraient alors la Pitié, ce que l'Hôtel-dieu refusa (13 juillet 1678).

(1) Plans et gravures Sanitat Saint-Anne; Hôtel-Dieu (Archives Assistance Publique, 72 EeeI, 72 Eee2 72 Sss - Planches 54-55-56 de la thèse de C.HOHL).
(2) Trois grandes institutions charitables se complétaient -et parfois s'opposaient-sous l'Ancien régime de Paris:
- Le Bureau de l'Hôtel-Dieu (Hôtel-Dieu, Saint Louis, l'hospice des Incurables (Laënnec actuel) et l'hôpital de la Santé ou Sainte-Anne)
- Le Grand Bureau des Pauvres
- L'Hôpital Général, fondé en 1656 par Louis XIV, réunissant principalement La Salpétrière, Bicêtre et la Pitié.

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Au XVIIIème siècle, Sainte-Anne n'était plus qu'une grosse ferme, qui s'étendait sur 84 arpents; des lits et des provisions y étaient cependant entreposés en cas d'épidémie.
Lorsqu'une épidémie de scorbut se déclara à Bicêtre en 1767, le Bureau de l'Hôtel-Dieu, après résistance, y accepta les malades; le 28 avril, on commença leur transfert en carriole; mais lorsqu'on s'aperçu que les scorbutiques n'étaient qu'en petit nombre parmi les malades adressés, et qu'il s'agissait aussi d' "insensés, galeux et hydropiques", " jusqu'à des galériens venant des provinces, qui n'augmentaient pas la crainte de l'épidémie dans Biscêtre", les Administrateurs délégués au département de Sainte-Anne menacèrent, et décision fut prise d'intenter un procès contre l'Hôpital Général.
Le 11 juillet, tous les malades installés abusivement à Sainte-Anne étaient ramenés à Bicêtre et l'hôpital fermait ses portes le 15.(1)
A la fin de l'Ancien Régime, Sainte-Anne n'avait donc à peu près jamais servi à l'hospitalisation des contagieux, tous les efforts s'étant portés sur le développement de l'hôpital Saint Louis.(2)

(1) Voir en annexe "les premiers malades à Sainte-Anne" ( extraits des délibérations du Bureau de l'Hôtel Dieu Archives A.P 29 avril, 23 mai, 15 juillet 1767).
(2) Il fut utilisé à des fins peu en rapport avec sa première destination, comme en 1768: " L'inspecteur des bâtiments de l'Hostel-Dieu a présenté au Bureau le devis des ouvrages nécessaires à faire pour la construction de deux angards dans l'intérieur de l'hospital Sainte-Anne, pour y loger une partie des beufs nécessaires pour la boucherie de l'Hostel Dieu pendant le Carême, estimés 1,625 livres". ( PV des délibérations du Bureau, 137° registre, année 1768, 20 janvier).

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L'hôpital Sainte-Anne fut alors concerné par le grand projet de réforme de l'organisation hospitalière à Paris.
Lorsqu'en 1772, le feu détruit, pour la troisième fois en 30 ans, une partie des bâtiments de l'Hôtel-Dieu, les problèmes de la vétusté et de l'organisation des locaux, liés à celui de l'incroyable concentration des malades au cœur même de Paris, se pose enfin.
Des enquêtes en commissions, de projets en contre-projets, le pouvoir de décision passe des mains de l'Eglise et du Bureau de l'Hôtel-Dieu à celles des milieux scientifiques, représentés par l'Académie des Sciences, à partir de la nomination de Breteuil au Secrétariat en 1784 (1).
Après avoir reconnu l'Hôtel-Dieu comme "la plus vaste et la plus inquiétante des habitations qu'il y ait, peut être de tout l'univers" (Lavoisier), les commissaires nommés par l'Académie des Sciences présentent leur rapport dont les conclusions (2) seront reprises dans l'Arrêt du Conseil d'Etat du 22 juin 1787:
Il "fixe l'établissement des quatre nouveaux hôpitaux pour la Ville de Paris à l'hôpital Saint Louis, à l'hôpital Sainte-Anne, aux Hospitalières de la Roquette et à l'Abbaye Royale de Sainte Périne de Chaillot."
L'architecte Poyet se voit chargé l'année suivante de la transformation complète, destruction et reconstruction, de la Roquette et de Sainte-Anne, sur un modèle pavillonnaire, et la démolition commence (3).

(1) Voir " les machines à guérir ( aux origines de l'hôpital moderne)" Michel Foucault et coll. Liège, 1979.
(2) "Deuxième rapport des commissaires chargés par l'Académie des projets relatifs à l'établissement de quatre hôpitaux". Histoire et mémoires de l'Académie des Sciences, 1786.
(3) Voir in: Registre des minutes des délibérations du bureau de l'Hôtel-Dieu (14 mai 1788): "Lettre du baron de Breteuil au Bureau lui transmettant les ordres du Roi de faire procéder à la démolition des hôpitaux de Sainte-Anne et Saint Louis, qui devaient être reconstruits.

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En 1788 est aussi publié sur ordre de Louis XVI la première édition du célèbre "Mémoire sur les hôpitaux de Paris" de Jacques-René Tenon. Dans la préface, il décrit les hôpitaux parisiens, dont Sainte-Anne (1), et en signale les déficiences dans la première partie du rapport.
Il propose ensuite, reprenant pour une part le rapport des Commissaires de l'Académie, une nouvelle organisation d'une conception originale qui devrait répondre aux besoins des 650.000 parisiens d'alors.
Un hôpital central recevrait les urgences, et quatre autres, périphériques, respectivement les femmes enceintes, les contagieux, les victimes d'épidémies et des malades de peau, les aliénés curables enfin.
Ces derniers seraient admis à l'hôpital Sainte-Anne reconstruit.
Tenon avait visité des établissements d'aliénés en France et surtout en Angleterre Saint Luc et Bedlam, qu'il avait considéré comme modèle. Il s'inspire largement de leur plan, et affirme, bien avant Esquirol, l'importance de l'organisation spatiale des asiles, qui font, "par eux même, fonction de remède".
On se reportera avec intérêt aux descriptions qu'il fait de ces établissements, qu'il veut propres et confortables; il établit une différence de régime entre les aliénés nuisibles, à isoler, et les autres que l'on pourrait occuper à divers exercices.
Les premiers bâtiments n'en seront qu'au stade des fondations lorsque quelques mois après le début des travaux, tous les pouvoirs seront retirés des mains de la Commission, et le projet abandonné, à la veille de la Révolution.
Cette affaire laissa donc Sainte-Anne presque entièrement démoli (2), événement qui nous intéresse, mais qui surtout marqua le début d'une révolution profonde aux prolongements lointains : la naissance de l'hôpital moderne.

(1) " L'hôpital Sainte-Anne(…) renferme 6 salles, 3 au rez-de-chaussée, ayant entre elles 190 toises de long; en supposant qu'on y plaçât 3 petits lits par toise courante, ce serait un secours à offrir à 570 pauvres. Nous ne portons point ces 570 lits en compte parce que cet hôpital n'est en ce moment d'aucun usage". (p.8 et 9)
(2) registre des minutes des délibérations du bureau de l'Hôtel-Dieu "Revendication, par le bureau, de la propriété des matériaux .provenant de la démolition de l'hôpital Sainte-Anne"; 17 février 1790.

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Le nombre - près de 200- et la richesse des projets de réforme et de plans architecturaux, les questions soulevées alors et pour la première fois, posant les problèmes conceptuels de l'urbanisme et de l'aménagement des établissements hospitaliers, engageaient un grand débat duquel découlerait celui concernant les hôpitaux pour aliénés.
Dans les deux cas, la réflexion et l'étude devaient conduire à l'invention d'un lieu de soins et de production de savoir, utile et rentable.
Vingt ans plus tard, l'Administration des Hospices donna en location ce qui restait des bâtiments à la Laiterie Sainte-Anne, qui fournissait l'année suivante le lait nécessaire à plusieurs hôpitaux parisiens.
En 1830, le Conseil de Salubrité honorait la bonté et la pureté du lait de ses 140 vaches …
Mais la laiterie devra déménager près de la barrière de Fontainebleau sur la route de Choisy-le-Roi, lorsque sera décidé sur l'initiative du Docteur Ferrus, médecin en chef à Bicêtre, d'utiliser les terrains pour le traitement de ses aliénés par le travail agricole.

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ANNEXE

LES PREMIERS MALADES A SAINTE-ANNE

Procès verbaux des délibérations du bureau de l'Hôtel-Dieu:

29 avril 1767
Monsieur Brochant a dit qu'en exécution de la délibération du jeudi 16 du présent mois, il a, conjointement avec M.Poan, donné des ordres pour faire préparer les lieux nécessaires à l'hôpital Sainte-Anne, à l'effet d'y recevoir provisoirement et quant à présent les malades scorbutiques qui devoient y être receus, venant de la Maison de Bicêtre ; qu'il étoit à propos, le bureau étant assemblé, de faire faire par le greffier du Bureau la lecture de la délibération ci dessus dattée, et de celle du mardi 14 dudit présent mois d'avril, ce qui a été fait; après quoi M.Brochant a dit que dès vendredi dernier étant venu au Bureau, monsieur Le Coulteux de Vertron y est venu aussi, mais que n'étant que deux, et ayant nécessaire de donner des ordres pour faire transporter audit hôpital Sainte-Anne le vin ordinaire, vin antiscorbutique, eau de vie et autres choses nécessaires, tant pour les malades de force de la Maison de Biscêtre, que l'on a annoncé devoir entrer le lundi 27 dudit présent mois d'avril que pour les prêtres, religieuses, chirurgiens, apotiquaires et domestiques de l'Hôtel-Dieu qui seroient employés au service desdits malades, il n'y a pas eu de délibération du Bureau, mais que M.Brochant, commissaire en cette partie, a par provision donné par écrit ordre au sommelier d'envoyer audit hôpital Sainte-Anne 6 muids de vin, une pièce de vin antiscorbutique, une pièce d'eau de vie et un quart de vinaigre; dès que le dimanche suivant le ecclésiastiques, religieuses, chirurgiens, apotiquaires et domestiques se sont rendus audit hôpital, à l'effet de voir les lieux destinés à recevoir lesdits malades; le 28 dudit mois d'avril, les carrioles de Biscêtre ont conduit audit hôpital Sainte-Anne 45 malades, dans le nombre desquels il s'en est trouvé un de mort, les 44 autres ont été placés dans une des salles dudit hôpital, et aujourd'hui il y en a 73. Monsieur Brochant a ajouté qu'étant instruit par la mère Sainte Batilde, religieuse à l'Hostel Dieu, et la Prieure des religieuses qui sont à l'hôpital Sainte-Anne, qu'il s'étoit présenté à une personne se qualiffiant d'exempt, de al part de monsieur le Procureur Général, en lui annonçant, qu'il avoit ordre de ce magistrat de faire conduire audit hôpital Sainte-Anne des malades condamnés aux galères gisantes actuellement à la tour Saint Bernard, quay de la Tournelle;

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que ladite mère Sainte Batilde lui a répondu qu'elle ne pouvoit recevoir ces sortes de malades à l'hôpital Sainte-Anne, qu'autant qu'elle en auroit l'ordre de messieurs les administrateurs de l'Hostel Dieu; qu'il est pareillement instruit qu'entre les malades envoyés jusqu'à présent de Biscêtre audit hôpital Sainte- Anne, il s'en trouve beaucoup qui ne sont pas scorbutiques; qu'il seroit à propos de constater par des états certifiés jour par jour de l'espèce de maladie des gens de force de Biscêtre amenés audit hôpital Sainte-Anne…

23 mai
Monsieur de Tilière a dit que l'objet de la présente assemblée étoit occasionnée par l'ouverture de l'hôpital de Sainte-Anne pour y recevoir les malades des force attaqués de scorbut, renfermés dans les salles de force de la maison de Biscêtre; que messieurs Brochant et Poan, commissaires nommés pour avoir soin de faire faire tout ce qui a été nécessaire pour la réception desdits malades, étoient en état de rendre compte à l'assemblée de tout ce qui s'est passé depuis le jour qu'il a été décidé que cet hôpital seroit ouvert, le jour que ces malades y ont été admis et receus depuis. Monsieur Brochant a dit :"Messieurs. Il a été donné une allarme à monsieur le Lieutenant général de police au commencement de la semaine sainte: messieurs les Administrateurs de l'Hôpital général lui ont fait entendre que les gens de force renfermés à Biscêtre étoient affligés du scorbut; que cette maladie les attaquoit si vivement et faisoit un progrès si rapide, qu'il étoit à craindre que le mal ne se communiquât dans le reste de l'hôpital, et qu'il ne dégénérât en épidémie qui pourroit passer dans la ville. Cette crainte étoit présentée dans un certificat du médecin de l'Hôpital général remis entre les mains de monsieur le Lieutenant général de police. On lui a en même temps indiqué l'hôpital de la Santé, appelé aussi de Sainte-Anne, comme un azile convenable pour y retirer les malades de force; on a offert d'y envoyer un détachement de la garde de Biscêtre; mais on a ajouté que l'on étoit dans l'impuissance de fournir à aucune sorte de dépense, en lui proposant de demander à l'Administration de l'Hôtel Dieu tous les secours et toutes les dépenses que l'exécution de ce projet exécuteroit, et que l'on prévoyoit bien être considérables.
Monsieur le Lieutenant général de police ayant fait part de cet avis à monsieur le Premier Président et à monsieur le Procureur général, messieurs les magistrats nous ont fait l'honneur de nous appeler à une conférence qui s'est tenue le mardi 14 avril dernier dans le cabinet de monsieur le Premier Président, entre les 3 magistrats et 4 députés de l'Administration

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de l'Hôtel Dieu, dans laquelle ces messieurs, effrayés du péril d'épidémie dont on leur avoit présenté l'image dans le certificat du médecin de l'Hôpital Général, nous ont fait les plus vives instances pour nous engager à prêter pour un temps fort court les bâtiments de l'hôpital Sainte-Anne dans une si urgente nécessité, à faire mettre les deux salles qu'il contient en état de seureté, et le surplus en état d'habitation pour les personnes nécessaires tant au spirituel qu'au temporel, et enfin d'avancer toutes les dépenses de réparations, nourritures et médicaments, dont monsieur le Lieutenant général de police nous a depuis fait espérer le remboursement.
(…)
L'ouverture n'en a été faite que pour un péril imminent de contagion présenté par Messieurs de l'Hôpital général, qui ne s'est point trouvé réel dans le fait; cependant, messieurs les commissaires de Biscêtre, ou les officiers inférieurs, ont envoyé à sainte-Anne tous les gens qu'ils ont jugé à propos d'y faire admettre. Du nombre des 130 malades qui ont occupé la première salle, il ne s'est trouvé, par l'examen le plus exact des médecins et chirurgiens de l'Hostel Dieu, que 27 hommes attaqués vivement du scorbut, et 56 autres qui ne le sont que légèrement. Des 50 hommes de surplus quelques uns n'étoient pas malades, n'ayant point de fièvres, ni de playes; il y a parmi eux des insensés, 18 malades de poitrine, hidropisie et consomption, unze de galle et maladies chirurgicalles , et enfin 16 attaqués de fièvres putrides.
La seconde salle a été remplie dans le cours de cette semaine de 120 malades dont 44 seulement sont attaqués de scorbut grave, et 26 de scorbut léger, il n'y a que ( fièvreux, le surplus est composé de poitrinaires et de maladies chirurgicales.
Ce détail est consigné dans les états que les médecins et chirurgiens en ont donnés et qu'ils ont certifié véritables. Il est aussi à observer que plusieurs malades ont fait les difficiles sur les aliments, en disant qu'ils payaient des pensions à l'Hôpital général.
On a donc perdu de veue dans l'exécution l'objet scorbut et d'épidémie, dont on avoit présenté une perspective effrayante.
La troisième considération conciste en ce que le service de l'hôpital de Sainte-Anne est bien plus difficile à toutes les personnes employées auprès des malades que le service des salles de l'Hostel Dieu. Ces gens qui ont des chaînes aux pieds ne vont point aux lieux privés; on peut juger de surcroit de peines que ce seul article donne aux religieuses et aux domestiques. Que ce service est aussi bien plus dispendieux à cause de

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l'éloignement, et enfin que ceux qui sont dans cet emploi manquent actuellement à l'HostelDieu, qui ne peut souffrir longtemps cette diminution de prêtres, religieuses, médecins, chirurgiens, apothiquaire, officiers et domestiques.
(…)
Ensuite M. Poan a dit :"Messieurs, (…), je suis d'avis que l'hôpital Sainte-Anne soit incessament fermé; que les malades qui y sont soient réintégrés à Bicêtre, et qu'à l'avenir ledit hôpital ne puisse être ouvert, sous quelque prétexte que ce soit, que dans le cas de la contagion, conformément à sa fondation." (…)

15 juillet
A été dit par M.Brochant que le jeudi 9 du présent mois de juillet, il y avait 45 malades de force de Biscêtre dans l'hôpital Sainte-Anne, le lendemain vendredi 10, pareils 45 et le samedi 11, 19 qui ont été transportés dans des cariolles et sur des brancards de Biscêtre à ladite maison de Biscêtre, ledit hôpital Sainte-Anne ayant été fermé ledit jour.

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IV- LA FERME SAINTE-ANNE (1833-1863)

Guillaume-Marie-André Ferrus (1784-1861), nommé médecin chef à l'hôpital de Bicêtre, remplaçant Pariset, décida en 1833 d'utiliser les terrains de Sainte-Anne pour y faire travailler les convalescents et incurables valides provenant des trois sections d'aliénés de l'hôpital.

Ferrus, disciple de Pinel, peut être considéré comme l'un des plus influents psychiatres français de la première moitié du XIXème siècle. Ses réflexions et actions novatrices se sont exercées dans trois directions principales :

- La construction et l'organisation des asiles. Son ouvrage "Projet d'établissement d'un asile d'aliénés" , paru en 1834, synthèse des observations faites au cours de ses voyages en France et en Angleterre où il visita hôpitaux et asiles, avant son entrée en fonction à Bicêtre, influença directement Girard de Cailleux pour la réorganisation de l'asile d'Auxerre en 1850, puis pour la création de l'Asile Sainte-Anne.

- L'aspect médico-légal et législatif de l'assistance aux aliénés. Nommé Inspecteur Général des Asiles d'Aliénés en 1835, ses différents rapports sont considérés comme dses travaux préparatoires aux réformes législatives, particulièrement la loi de 1838.

- Le traitement des aliénés par le travail, dont ses théories trouvent leur première application à la ferme Sainte-Anne.(1)

(1) Discours de Brierre de Boismont, hommage à Ferrus décédé le 23 mars (Annales médico-psychologiques 1861 p.350-351): " Le premier en France, M. Ferrus introduisit le système du travail corporel et spécialement celui de l'agriculture. La création de la ferme Sainte-Anne est resté le point de départ de tout ce qui a été fait depuis en ce genre."

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Le lieu s'y prête: à proximité de l'hôpital d'origine, l'enclos est vaste -5 hectares 13 ares- et surtout entouré de hautes murailles, qui n'ont pas été détruites en 1788.

Ferrus, dont Semelaigne dira qu' "il ne comptait point parmi les partisans, sans limite aucune, du système du no-restraint", écrivait en 1861, à propos de l'asile de Gheel (Belgique), qu'il avait visité : « Je crois pour moi qu'il est impossible de faire quelque chose d'aussi détestable. Pour les aliénés, traitement et liberté ne peuvent aller ensemble (…). C'est une institution très mauvaise sous le rapport médical et sous le rapport moral. Mieux vaut cent fois pour les aliénés une liberté restreinte, réfléchie, scientifique. » ( A.M.P. 1861, p.108).

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(in: E. Texier, Tableau de Paris, 1852)


Sur le terrain en friche, irrégulier, les bâtiments restants étaient dans un état de délabrement complet.

Quelques dizaines d'aliénés y sont envoyés en 1833- ils seront 70 avec trois surveillants seulement en 1837- et l'on découvre alors dans cette colonie de malades des maçons, des charpentiers, des couvreurs, des menuisiers, des peintres et des serruriers.

Les bâtiments sont réparés, et l'on y crée dortoirs, refectoires et ateliers qui s'étendent sur 6700 m2, en trois corps principaux. Une porcherie est installée dans la partie ouest de l'enclos, et prend rapidement une importance considérable (construite en 1846).

Les travaux agricoles constituent longtemps l'activité principale: les terrains sont nivelés, puis cultivés et produisent d'abondantes récoltes.

Et, "bientôt, le travail agricole n'a pas suffi à ces malades laborieux et il a fallu y adjoindre une blanchisserie de toile et encore des ateliers pour nettoyer et réapprêter toutes les couvertures de laine des hospices de Paris." (Semelaigne)

Le nombre de travailleurs, toujours choisis parmi les chroniques valides de Bicêtre, augmente avec le développement des activités, et atteindra près de 200.

Un auteur anonyme (1) vante ainsi les mérites médico-économiques de l'expérience quelques années après son début :

« Une ferme des hôpitaux de la plaine de Montrouge, la ferme Sainte-Anne, vint à vaquer. Les fous la prirent à loyer, ou plutôt l'administration la confia exclusivement à leurs soins. Dès ce moment, ce terrain sablonneux, ingrat, qui payait si mal les soins des premiers cultivateurs, prospèra et chaque jour il rapporta davantage, à tel point que l'administration voudrait encore agrandir cette ferme, afin d'y employer un plus grand nombre de fous travailleurs.

(1) "pièces manuscrites relatives à Gentilly conservées à la mairie d'Arcueil" notice historique sur Gentilly (département de la Seine 1906).

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(in: Echanges, Journal du CH Ste-Anne, n°50)


Tous les matins, ces nouveaux colons se rassemblent, et, partagés en escouades de 15 ou 20, se rendent de Bicêtre, soit à la ferme, soit à la Salpétrière pour cultiver les jardins.

Aucun d'entre eux ne se fait attendre, aucun ne s'écarte sur la route, aucun ne manque à l'arrivée. Sous le rapport moral, l'organisation des fous travailleurs a eu le plus heureux résultat.

Sous le rapport utilitaire, ils n'en sont pas moins satisfaisants: en 1833, les produits de Sainte Anne ne montaient pas à plus de 1957,68 f.; trois ans après, ils s'élevaient à 15 369,38 f. ; ils étaient de 38 328f en 1838 et de 51 349f en 1841. » (1)


Mais divers problèmes viendront mettre en question l'organisation et l'existence même de cette ferme pourtant exemplaire (2) :

- les difficultés liées à la distribution des bâtiments, qui, édifiés sans plan d'ensemble, sont disséminés et sans coordination, et à leur insuffisance vu le nombre d'admis.

- la déficience du service médical : Ferrus, nommé en 1835 Inspecteur Général des Asiles d'aliénés, puis en 1842 Inspecteur du service médical des maisons centrales, est relayé par Lélut dans la tâche de désignation des travailleurs; mais les visites à la Ferme sont rares et irrégulières; il fallut attendre 1860 pour qu'un service médical à demeure y soit créé avec la nomination du Docteur Marcé, agrégé de la Faculté, médecin des aliénés de la Seine (Arrêté ministériel du 3 septembre 1860).


(1) En fait, on relèvera un déficit constant, de 7000 34 000F par an
(2) Pour Bouchet, par exemple (Du travail appliqué aux aliénés, 1851) « …la ferme Sainte-Anne, véritable succursale agricole que tous les établissements devront avoir un jour. »
Constant dans son rapport de 1874, affirmera qu'à la ferme, Ferrus « a réalisé l'un des progrès les plus incontestables qu'ait fait depuis longtemps la thérapeutique des maladies mentales. »

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(in: Echanges, Journal du CH Ste-Anne, n°50):


Six mois plus tard, Marcé était nommé à Bicêtre (1), et le service médical supprimé; en 1862, les 175 aliénés présents dans le petit hôpital n'étaient visités que deux fois par semaine.

La même année, l'Administration se décidait à restreindre l'exploitation de la Ferme pour la remplacer par une vaste culture maraîchère sur des terrains voisins de Bicêtre; le déficit économique se confirmait d'année en année.

Ainsi, malgré les avis contraires des services médicaux, l'activité était réduite - il ne restait plus que la porcherie (2) - mettant en péril l'existence de l'établissement.

Mais ce sera la décision de la commission instituée par le Préfet Haussmann pour étudier les réformes à opérer dans le service des aliénés de la Seine qui fera sonner le glas de cette courte existence, en choisissant la ferme Sainte-Anne comme lieu où devrait s'élever l'Asile Clinique.


(1) Louis-Victor Marcé (1828-1864) remplaçait à Bicêtre Moreau de Tours nommé à la Salpétrière au poste laissé vaquant par la démission de Louis-François Lélut (1804-1877).

(2) HUSSON "Etudes sur les hôpitaux" 1862 (p. 295): « Cette porcherie est, sans contredit, ce que l'Etablissement renferme de plus intéressant. Son exploitation permet d'obtenir un travail utile des aliénés qui ne peuvent pas être employés à la culture et d'utiliser les eaux grasses et les détritus provenant des établissements hospitaliers. La charcuterie qu'on y prépare avec ses produits sert à la consommation des serviteurs et des administrés valides des hospices et maisons de retraite. Les quantités débitées en 1861 se sont élevées au chiffre de 41 646 kg 50. Au 30 juin dernier, la porcherie comptait environ 700 animaux à l'engrais. »


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Michel Caire, Contribution à l'histoire de l'hôpital Sainte-Anne (Paris): des origines au début du XX° siècle.
Thèse médecine, Paris V, Cochin-Port-Royal, 1981, n°20; 160-VIII p., ill.