L'ASILE SAINTE-ANNE


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DEUXIÈME PARTIE

L'ASSISTANCE AUX ALIÉNÉS DANS LE DÉPARTEMENT DE LA SEINE EN 1860

LES TRAVAUX DE LA COMMISSION SPÉCIALE


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L'ASSISTANCE AUX ALIÉNÉS DANS LE DÉPARTEMENT DE LA SEINE EN 1860

La longue période de réflexion et de recherche, avant et surtout à partir de la Loi du 30 juin 1838 (1), concernant les principes d'établissement et d'organisation des asiles d'aliénés en France, avait conduit à déterminer nombre de modèles théoriques, et à créer quelques établissements en province.

La situation du Département de la Seine était particulièrement critique : Paris accusait un retard de plus de vingt ans par rapport à nombre de départements (2). Cette période allait devoir laisser place à Paris à l'ère des réalisations.

Avant d'aborder la question de la constitution et des travaux de la commission spéciale qui a élaboré le projet de création des asiles d'aliénés dans ce département, dont Sainte-Anne, il semble utile de présenter cette situation.


(1) Article 10: "Chaque département est tenu d'avoir un établissement public spécialement destiné à recevoir et soigner les aliénés, ou de traiter, à cet effet, avec un établissement public ou privé, soit de ce département, soit d'un autre département."
(2) En 1866, une vingtaine d'asiles avaient été édifiés depuis la promulgation de la loi.

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I- LA SITUATION DES ALIÉNÉS A PARIS EN 1860

La conjugaison de plusieurs facteurs propres à Paris mettait en évidence la nécessité de dégager rapidement des solutions :

1/ Accroissement du nombre des aliénés

- En premier lieu, l'augmentation de la population asilaire avait suivi celle de la population générale :
. cet accroissement très sensible (près de deux millions d'habitants en 1860 contre un million en 1836 et un million et demi en 1856) était lié au développement rapide de l'urbanisation parisienne et à l'immigration qui avait suivi.
. parallèlement, le nombre d'aliénés parisiens présents dans les asiles passait de 2306 en 1836 à 3506 en 1856 (1), puis à 4056 en 1860 (2).

- On peut aussi considérer le rôle joué par les conditions de vie propre aux débuts de l'ère industrielle, avec l'importance grandissante de certains facteurs pathogènes.

- La facilité avec laquelle les placements - tous d'office - étaient effectués jouait également un rôle déterminant, par suite, comme l'indique Girard ("Etude pratique sur les maladies nerveuses et mentales"), de l'adoption à Paris de cette doctrine « que tout aliéné, quelque inoffensif qu'il paraisse, peut être dangereux dans un moment donné, et que dans une grande ville comme la capitale, on ne peut laisser errer sur la voie publique aucun homme capable d'y apporter le plus léger trouble ou attenter d'une manière quelconque à la sécurité du chef de l'Etat. »


(1) Rapport du Directeur de l'Administration de l'A.P. Nombre d'aliénés présents au 31 décembre.

(2) Rapport Girard de Cailleux. Nombre au 20 mars 1860 (1635 hommes, 2421 femmes; 2368 dans les hôpitaux de la Seine, 1688 en province).


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Déjà, en 1842, dans un rapport au Conseil Général des hôpitaux, Ulysse Trélat, demandant qu'on élève des constructions nouvelles, indiquait que les services de la Seine étaient « devenus insuffisants depuis que les aliénés sont recherchés avec plus d'attention dans le sein de la population raisonnable qu'ils troublent et qu'ils exposent. »

Citons aussi, parmi bien d'autres, Renaudin (1864) : « A Paris, plus que partout ailleurs, l'aliéné est un corps étranger, dont l'asile est le refuge nécessaire. »

Dans le même ouvrage, Girard relevait deux autres causes de cet accroissement :
. l'extension de l'assistance publique au traitement des idiots, des imbéciles et des débiles;
. le rôle joué par la division du service des aliénés entre deux autorités dont le point de vue est différent: d'un côté le Préfet de Police, "qui ordonne la séquestration, mais qui, n'ayant point à s'occuper des frais de séjour ni d'entretien de la personne placée, n'est par conséquent nullement intéressé à restreindre le nombre des séquestrations", de l'autre, le Préfet de la Seine, qui paye la dépense.


2/ Encombrement et insuffisance des services parisiens

Les structures d'accueil restaient inchangées depuis le début du siècle (alors qu'en 1801 n'étaient comptés que 946 aliénés). Les aliénés des classes aisées étaient répartis dans différentes maisons privées, et les autres à la Salpétrière pour les femmes et à Bicêtre pour les hommes (1).


(1) Sous l'Ancien Régime, les "fous incurables" étaient enfermés à Bicêtre, à La Salpétrière et aux Petites Maisons (Pensionnat, ancien Hospice des Ménages), et les "fous curables" entassés à l'Hôtel-Dieu, salle Saint-Louis pour les hommes et salle Sainte Martine ou Sainte Geneviève pour les femmes.
De 1802 à 1807, des malades femmes avaient aussi été reçues à Charenton.



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Girard, étudiant les résultats obtenus dans le département 25 ans après la loi de 1838, et cherchant « s'il ne serait pas possible de faire mieux et à meilleur compte », dresse un sombre tableau; il paraît intéressant de rapporter ici le résumé qu'il fait de l'état du service des aliénés de Bicêtre et de la Salpétrière.

« En résumé, le service des aliénés de Bicêtre et de la Salpétrière est placé dans des conditions qui, relativement bonnes par rapport aux temps antérieurs, sont insuffisantes et appellent des réformes radicales.

Les diverses sections consacrées au traitement de ces infortunés, dans les deux asiles, sont défectueuses et trop souvent vicieuses, sous le double rapport architectonique et médical. Les quartiers qui les constituent, de même que les éléments qui les composent, manquent d'unité et de coordination. Plusieurs d'entre eux n'offrent aux malheureux qui les habitent ni sûreté ni salubrité.

Les dortoirs sont encombrés, les classifications incomplètes. Les agités sont insuffisamment disciplinés, les moyens de contrainte encore trop multipliés; le nombre des gâteux trop élevé; le service médical incomplet; la surveillance difficile et mal organisée; le travail insuffisant.

Si la nourriture y est excellente, si le coucher est bon, les vêtements laissent considérablement à désirer et demandent une nouvelle organisation: celle des trousseaux.

Enfin, il existe dans ces deux asiles un mélange fâcheux et contraire à la loi : il constitue un abus grave qu'il importe de faire cesser le plus tôt possible.

Déjà, au commencement du siècle, le Conseil Général des hôpitaux a réalisé un progrès important en éloignant pour toujours des hospices de Bicêtre et de la Salpétrière les criminels qui y séjournaient.

Que l'Administration poursuive son œuvre en séparant encore pour les placer dans des asiles spéciaux, les aliénés, les infirmes et les vieillards.

Qu'elle n'oublie pas que cette confusion illogique et contraire aux principes de la science semble établir une fausse analogie entre ces trois ordres de situations qui sont bien distinctes (...).

Enfin, il faut à l'aliéné des conditions exceptionnelles de calme, d'espace, de ventilation, de vue, de distraction, de promenades, de travail, de traitement que n'offre pas le séjour dans une grande ville, et que peut seul présenter un établissement spécial.

C'est à dire que je considère Bicêtre et la Salpétrière comme étant impropres au service des aliénés, et que je conclus à l'organisation de ce service dans des asiles nouveaux, créés en vue de cette destination spéciale. »


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Ces critiques acerbes sont largement partagées: on peut citer Berthier, médecin-chef à Bourg, qui conclut, après sa visite des deux hôpitaux : « Ils sont entachés de vices constitutionnels, ils font honte à notre pays. » ou Semelaigne : « La capitale rougit pour ainsi dire d'elle-même .»


3/ Contrats avec les asiles départementaux

La solution proposée devant cette carence et la pléthore d'aliénés internés, consistant à passer des contrats entre le département de la Seine et les asiles de province à partir de 1844 (1) avait fait surgir plus de problèmes qu'elle n'en avait réglés.
On comptait en 1860 environ 1600 aliénés de la Seine, soit plus du tiers, traités dans ces établissements (2).

Les inconvénients liés à cette situation étaient multiples: d'abord ceux liés à cet exil forcé, tant pour les familles que pour les malades eux-mêmes; le maintien des contacts, reconnu déjà comme essentiel, était rendu impossible du fait des distances (les asiles d'accueil étant répartis sur la totalité du territoire français), et la réinsertion dans le milieu d'origine très difficile.


(1) En 1844, 401 aliénés de la Salpétrière et de Bicêtre furent envoyés dans les asiles de Saint-Venant (Pas-de-Calais), Lille (Nord), Armentières (Nord), Maréville (Meurthe) et Fains (Meuse).

(2) Au 1er janvier 1860, 4041 aliénés: 2366 dans les deux asiles de la Seine ( 962 hommes et 1404 femmes), 1593 dans des asiles sous traités (570 hommes et 1023 femmes) et 82 dans des asiles sans contrat (50 hommes et 32 femmes).

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Les sorties étaient donc exceptionnelles :

Entre 1844 et 1859, sur 3267 aliénés envoyés en province, 168, soit 5%, étaient sortis (103 considérés comme guéris, les autres n'étant qu'améliorés ou simplement retirés);

Dans le même laps de temps, à Paris, sur 23.051 aliénés traités, on comptait 11.185 sorties, soit 48,5% (7348 guéris).

Cette situation était compliquée par le double intérêt qu'avaient les asiles provinciaux à les retenir: ils bénéficiaient de leur travail, et du prix de pension versée par l'Administration de la Seine (qui n'avait plus aucun contrôle).

Cette solution devait être transitoire; nous verrons qu'elle continuera à être utilisée bien longtemps après la création des asiles de la Seine.

Très critique, Girard de Cailleux, bien que nécessairement partial puisque son étude devait conduire à justifier de l'urgence de la réforme, insistait sur la situation dramatique que devaient endurer les exilés : dans la presque totalité des 16 asiles concernés par les contrats en 1863

- les classifications étaient insuffisantes ou inexistantes: épileptiques confondus avec les "malades mentaux simples", ce qui était contraire à l'ordonnance du 18 décembre 1839, malades agités trop nombreux et mêlés entre eux et avec les semi-paisibles;

- étaient notés: la proportion trop élevée des malades malpropres, l'abus général des moyens de contrainte, la mauvaise tenue des cahiers de visite, l'état des vêtements "insuffisants, déchirés et malpropres", le mauvais équilibre du régime alimentaire, la surveillance souvent insuffisante ou incomplète, la mauvaise organisation du travail et des "exercices intellectuels et moraux"...

Même si Girard reconnaissait l'existence d'exceptions, le rapport édité fin 62 était accablant.


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Dans ce long rapport imagé, Girard dit pouvoir citer des asiles où il a trouvé « des aliénés étendus et fixés sur de la paille au moyen de liens attachés à des entraves, aux manches de leurs camisoles, et au sommet du dos, rappelant sous une autre forme les tortures de Procuste. »

En conclusion, il écrit : « Il semble qu'on a inscrit pour les malheureux exilés de la Seine, sur le frontispice de leur lugubre demeure, ce fameux vers de Dante : "Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate !" »

A Paris ou en province, les asiles d'aliénés se valent; La solution serait la création d'un service spécial des aliénés de la Seine, la construction et l'organisation des asiles propres au département, service auquel il faudrait donner « une unité de pensée, d'intérêt, de responsabilité, de pouvoir et d'action. »

Au milieu du Second Empire, les conditions allaient être favorables pour remédier à ces déficience: d'une part la stabilité politique et l'expansion économique rapide au cours de cette période d'ordre, d'autre part la présence d'Eugène HAUSSMANN comme Préfet de la Seine et sa collaboration avec Girard de Cailleux, qui serait déterminante.

Les deux hommes s'étaient connus à Auxerre, où Henri Girard avait été nommé en 1840 médecin-directeur de l'asile d'aliénés et Haussmann préfet de l'Yonne en 1850 (1).

(1) Nommé le 20 juin 1840 à Auxerre, Girard était auparavant Chef de Clinique médicale à l'Ecole de médecine de Lyon, et avait publié des travaux de démographie psychiatrique remarqués.


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Ils avaient pu apprécier leurs qualités mutuelles d'organisateurs et de réformateurs au cours du travail de restructuration de l'asile (1).
Nommé Préfet de la Seine en 1853, Haussmann créa sept ans plus tard le poste d'Inspecteur Général du service des aliénés de la Seine, et y nomma Girard de Cailleux. (2)


(1) Politiquement proche d'Haussmann, Girard avait par ailleurs profité de l'appui de l'influent Préfet de la Seine en 1860, lorsqu'il avait demandé et obtenu la reconnaissance officielle du nom de Girard de Cailleux.

(2) Il est indéniable que le Préfet avait une vision originale, voire progressiste, de l'aliénation mentale, qu'il considérait, écrira F. Barrot, "non pas seulement comme un danger public qu'il faut écarter mais encore, et particulièrement, comme une infirmité et une maladie qu'il faut secourir".


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II- L'ENQUÊTE; LES TRAVAUX DE LA COMMISSION SPÉCIALE

Le 27 décembre 1860, Haussmann crée par arrêté une commission chargée d'étudier « l'amélioration et les réformes à opérer dans le service des aliénés du Département de la Seine. »

Il s'en attribue la présidence, nomme le Sénateur Ferdinand Barrot vice-président et rapporteur, et Girard de Cailleux secrétaire.

Les autres membres sont : deux sénateurs, Herman et Amédée Tayer, le Procureur Général près la Cour Impériale Chaix-d'Est-Ange, le docteur Véron député de Sceaux, Marchand Conseiller d'État, le Baron Dubois Doyen de la Faculté de Médecine et Husson Directeur de l'Administration Générale de l'Assistance Publique.

Se réunissant chaque semaine, du 15 février au 10 juin 1861, ils consultent de nombreux aliénistes « sur les améliorations à introduire, soit pour le mode de recrutement des médecins, soit pour le bien-être des malades » et sur le projet de construction à Paris « d'un grand hôpital de clinique des maladies mentales et de plusieurs autres établissements dans la banlieue », et visitent les établissements.

Le 18 mars, ils s'entretiennent avec Lélut et Moreau de Tours; le 15 avril à la Salpétrière, ils visitent les cinq quartiers et entendent Baillarger, Mitivié, Trélat et Falret; le 22, ils sont à Bicêtre, entendent Marcé et Delasiauve (qui fait l'intérim de Voisin), puis visitent la Ferme Sainte-Anne.

Le 24 avril, ils se déplacent à Auxerre, dont l'asile ne peut que mériter les éloges des visiteurs membres de la commission, dont Girard et Haussmann.
La dernière visite sera pour la Colonie de Fitz-James, succursale de l'asile privé de Clermont (Oise).


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Le 25 novembre 1861, soit dix mois seulement après le début de l'enquête, la réunion de clôture se tient, et le rapporteur Ferdinand Barrot présente le projet.

Les questions traitées sont donc : l'organisation générale des asiles, le type de ces asiles, leur capacité d'hébergement, les catégories d'aliénés à y recevoir, le traitement à mettre en œuvre et la nature des pouvoirs auxquels ils seront soumis.

En résumé, la commission propose la création d'asiles spéciaux pour les aliénés du Département, avec administration directe par l'autorité départementale :
- Un asile central à Paris,
- Un bureau d'admission annexé à cet asile,
- Des asiles "satellites" situés hors Paris,
- Des établissements rattachés aux asiles, mais séparés, destinés à recevoir des pensionnaires à des prix déterminés,
- Des asiles spéciaux pour les épileptiques et les idiots.

De plus, le rapport propose « que la direction des asiles réunisse dans les mêmes mains s'il y a lieu l'autorité administrative et l'autorité médicale »; prévoit « l'application des aliénés à des travaux divers » et « que soit adopté le système des secours à domicile pour les aliénés dans tous les cas où la résidence dans sa famille ne présentera aucun danger pour la tranquillité publique. »

En ce qui concerne le type d'asile à créer, la réponse fut trouvée sans problème : l'exemplarité de l'asile d'Auxerre - dont son système de pavillons isolés permet une classification méthodique et rationnelle - a frappé les commissionnaires, au point qu'il va être retenu comme modèle :
« La commission a rapporté de sa visite à l'asile d'Auxerre des impressions tellement favorables que, dans une de ses délibérations, elle a cru pouvoir proposer l'organisation de cet établissement comme le type dont il serait le plus convenable de se rapprocher pour la création des asiles du département de la Seine. »


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Des projets exposés dans ce programme, celui de la décentralisation géographique est un des plus originaux; on l'avait vu discuté à la fin du XVIIIe siècle pour les hôpitaux généraux (1).
Il avait même eu un début d'application avec la translation de l'Hospice des Incurables Femmes de la rue de Sèvres à Ivry, dans un établissement de 2000 lits.

Il était convenu d'en finir avec l'accumulation des aliénés à l'intérieur de Paris; seraient établis :
- Une dizaine d'asiles périphériques, extra-muros, à moins de vingt kilomètres de Paris (2), (auxquels viendraient s'ajouter les asiles spéciaux pour épileptiques et idiots;)
Chacun de ces asiles serait prévu pour recevoir au maximum 600 aliénés, soit 300 femmes et 300 hommes, normes proposées par Girard (les mêmes que celles recommandées par Parchappe dans son ouvrage de 1851; l'ancien Inspecteur Général voyait son travail de synthèse largement utilisé, sans être jamais cité).(3)

(1) Repris au XIXe siècle, en particulier par l'architecte F. C. Gau (1790-1853), qui propose en 1832 de remplacer l'Hôtel-Dieu par une petite infirmerie parisienne et quatre hôpitaux en dehors de Paris.
On sait que l'Hôtel-Dieu sera reconstruit sur place par Gilbert et Diet sous le Second Empire, « l'Empereur, malgré les objections bruyantes de certains organes autorisés de la Science, voulut conserver l'Hôtel-Dieu au centre de la Ville dans la vieille Cité, berceau de Paris, à côté, à l'ombre de Notre-Dame, et l'opinion publique était visiblement avec lui » écrit Haussmann dans ses "Mémoires".

(2) Eu égard aux problèmes de locomotion de l'époque: la vingtaine de kilomètres représente la distance maximale pouvant être parcourue en une étape par les chevaux, assurant donc des rapports faciles entre les aliénés et leur famille, et le transport des aliénés eux-mêmes.
(3) « Ce chiffre permet une division convenable par catégories une surveillance administrative complète, une comptabilité facile à contrôler et un service médical suffisamment vigilant ! »(F. Barrot).


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Le nombre d'aliénés internés en 1860 (20 mars) étant estimé à 4056, la capacité des asiles est déterminée en fonction d'une augmentation prévisible de 2000; il était évidemment hors de question, ne serait-ce que pour des motifs économiques (prix des terrains) de construire un seul établissement pour 6000 aliénés.


- Un seul asile intra muros, central, sur l'emplacement de la Ferme Sainte-Anne.

Un autre emplacement, à Issy, avait d'abord été retenu, puis abandonné: les terrains de la Ferme étaient vastes, et offraient un grand avantage car dans une situation plus accessible aux élèves de la Faculté de médecine, permettant donc d'y établir une Clinique pour l'étude des maladies mentales (1).

La position originale de cet établissement est clairement exposée :

- Un lieu "de réception, d'examen et de classement des individus réputés aliénés": le Bureau central d'examen;

- L'Asile, véritable centre expérimental, « où seraient admis tous les types d'aliénation mentale, mais surtout les cas de folie aigus et récents », à vocation thérapeutique et d'enseignement, présenté en ces termes dans le rapport de la commission :

« En se préoccupant tout à la fois du soulagement des malades et des progrès de la Science, la Commission a émis l'avis qu'un asile central devrait être fondé à l'intérieur de Paris (2); placé au milieu du courant intellectuel de la capitale, desservi par les maîtres les plus éminents de la science, offrant à l'étude toutes les variétés de l'aliénation mentale, cet asile serait le véritable foyer de la science aliéniste. Là seraient accueillies avec prudence les méthodes les plus actives; là se concentrerait le grand et pratique enseignement de l'art de guérir ou de soulager les malades. »


(1) « à proximité des Ecoles et des Académies, pour satisfaire aux besoins scientifiques » comme le souhaitait Haussmann (séance du 25 mars).

(2) Il ne pourra donc l'être que dans un faubourg, entre l'ancien mur d'octroi et les fortifications.


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On peut remarquer ici le pendant de la décentralisation géographique: la centralisation médicale, qui sera doublée de la centralisation administrative.


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III- FINANCEMENTS ET DÉCRETS

Les conclusions de la commission spéciale présentaient un projet limité par un problème économique : le financement principal était constitué par une somme de 10 millions, rentrée de l'avance faite à la Caisse de la Boulangerie (1).

La commission, dès sa première séance, avait ainsi proposé que, "sur les huit ou dix asiles à construire, on commencerait par l'hôpital des cliniques et par deux autres", et Ferdinand Barrot écrivait dans son rapport : "L'œuvre sera successive (...), c'est l'asile central qui serait d'abord fondé; il sera le point de départ de l'organisation générale; les asiles extérieurs viendront à leur tour au fur et à mesure des besoins, et en se conformant au meilleur emploi des ressources".

Le coût de la réalisation de la douzaine d'établissements évalué à 70 millions représentait une charge trop lourde pour le Département.

Les conclusions de la commission sont reprises dans une première délibération le 20 décembre 1861 de la Commission Départementale, puis ratifiées sous forme d'avant-projet un an plus tard - au vu du mémoire d'Haussmann du 8 décembre - le 20 décembre 1862 par le Conseil Général de la Seine, dans les mêmes termes :

Trois asiles seraient créés :
- sur l'emplacement de la Ferme Sainte-Anne,
- sur le domaine de Vaucluse, près d'Epinay sur le chemin d'Orléans (110 hectares).
- sur le domaine de Ville-Evrard près de Neuilly sur Marne (288 hectares).


(1) Dans ses "Mémoires", Haussmann précise que la question de la réorganisation du service des aliénés put être abordée en 1860 à l'occasion de cette rentrée.
Fondée par Haussmann en 1853 pour régulariser le prix du blé, fonction de la qualité et de la quantité des récoltes, la Caisse de la Boulangerie n'avait plus sa raison d'être après ouverture du pays au Libre-échange.



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Ces emplacements choisis étaient « assez vastes pour qu'une fructueuse activité remplace l'emploi des moyens de cœrcition, pour que l'aliéné retrouve dans l'asile tous les éléments de la vie ordinaire, et pour que les avantages de la colonie soient réunis à ceux d'une maison de traitement. » (E. Renaudin)

Le 23 avril 1863, le corps législatif adoptait un projet de loi autorisant le Département de la Seine à affecter la somme des 10 millions à la création de ces trois asiles d'aliénés (somme « qui pourrait être élevée à 15 millions si besoin »; loi du 9 mai 1863).

D'autre part, le financement était assuré par l'attribution d'une portion, à concurrence de cinq millions, du produit de l'imposition extraordinaire de 10 centimes (loi du 7 juillet 1856), « qui ne serait pas nécessaire au service de l'emprunt de 50 millions. »

Les décrets du 30 juillet pour Sainte-Anne, et du 3 octobre 1863 pour Vaucluse et Ville-Evrard, déclaraient d'utilité publique la création des trois premiers établissements, et autorisaient l'acquisition des terrains.


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DÉCRET IMPERIAL DU 30 JUILLET 1863


Napoléon,


vu la délibération prise par le Conseil Général du Département de la Seine, session de 1862, et tendant à la création d'Asiles publics d'aliénés; la loi du 9 mai qui a affecté à cette entreprise le montant d'une créance de 10 millions sur la Caisse de la Boulangerie; le plan indicatif des immeubles à acquérir;
avons décrété et décrétons ce qui suit:


Article premier:
Est déclarée d'utilité publique la création à Paris d'un asile clinique pour le traitement des maladies mentales: le dit-asile devant être établi sur les terrains et dépendances de la ferme Sainte-Anne;
en conséquence le Préfet de la Seine est autorisé a acquérir soit à l'amiable soit par voie d'expropriation
1° les propriétés de la ferme Sainte-Anne appartenant à l'Administration Générale de l'Assistance Publique
2° les terrains enclavés dans ladite propriété et teintés en jaune sur le plan ci-joint.


Article 2:
Il sera pourvu au paiement de ces acquisitions au moyen des ressources déterminées par la loi du 9 mai dernier.


Article 3:
Notre ministre, etc...


Fait à Vichy le 30 juillet 1863,
Napoléon

Par l'Empereur: Le ministre Secrétaire d'Etat au Département de l'Intérieur, Boudet.



plan haut suite

Michel Caire, Contribution à l'histoire de l'hôpital Sainte-Anne (Paris): des origines au début du XX° siècle.
Thèse médecine, Paris V, Cochin-Port-Royal, 1981, n°20; 160-VIII p., ill.