Page 40
I- LES TRAVAUX
|
Aux terrains occupés par la ferme Sainte-Anne, acquis par
l'Administration de l'Assistance Publique (jugement du 13 août 1863),
s'ajoutèrent des parcelles voisines expropriées (jugement du 15 octobre
1863) , l'ensemble couvrant près de 18 hectares (177 275 m2 ) (1).
Le prix des terrains fut d'environ 2 800 000f. (Le devis définitif -délibérations
des 12/12/1863 et 20/12/1864 - était de 5 243 700f. et la dépense réelle
des constructions et aménagements se portera à l'ouverture en 1867 à 5
480 041f.).
Les travaux sont adjugés en septembre et les constructions débutent fin
1863.
Les plans ont été dressés, d'après le programme et les indications de
Girard de Cailleux, par l'architecte Questel, qui dirige les travaux.
(2)
Lorsque Charles-Auguste Questel (1807-1888) fut appelé à cette direction,
il s'était déjà illustré dans nombre de réalisations: l'église Saint-Paul
de Nîmes (1838-1849), la restauration de l'Amphithéâtre d'Arles (1849),
des travaux de consolidation aux écuries de Versailles, l'édification
de l'Hospice de Gisors et de la Préfecture et du musée-bibliothèque de
Grenoble (1862). (3)
(1) Auxquels
s'ajoute près de 2800m2 par l'acquisition de la portion de l'avenue Sainte-Anne
appartenant à la Ville de Paris et comprise dans le périmètre de l'asile
(Délibération du 12/12/67).
(2) Une proposition de Dagonet (Décembre 1862 lettre adressée à M.
le Sénateur, Préfet de la Seine) pour instituer un concours médico-architectural
ayant pour sujet la création des futurs asiles ne fut pas retenue.
(3) Membre du Conseil des Bâtiments Civils; de formation classique,
il était un grand admirateur des architectes italiens du XVIe siècle (Serlio).
Page 41
II-
DESCRIPTION
L'ensemble,
entouré de murs en maçonnerie de mllon, a la forme d'un quadrilatère
irrégulier, d'une surface de 13 hectares 25 ares.
Il est limité à l'Est par la rue de la Santé; les parcelles nécessaires
au percement de deux voies de circulation et d' "isolement"
au Nord et à l'Ouest du nouvel établissement (futures rues Cabanis et
Broussais) étaient soustraites au terrain initial; les deux rues seront
ouvertes en 1867 (1).
En dehors de l'enceinte, une petite zone de terrain entre la rue Broussais
et les voies du chemin de fer de Sceaux sera cultivée quelques années
par les aliénés.
De même, au Sud de l'Asile, une parcelle correspondant à la partie sud
de la Ferme Sainte-Anne restera hors les murs, à travers laquelle sera
percé le boulevard de Transit (future rue d'Alésia).
La porte principale de l'établissement est située au bout de la rue Ferrus
(2) en direction du centre de la ville et des grandes voies d'accès.
L'entrée se fait par une grille sous un portail monumental, surmonté d'un
fronton triangulaire;
De là part une large avenue de 390 mètres de long, plantée de marronniers,
l'avenue Sainte-Anne, située sur un axe Nord-Sud et divisant le terrain
en deux parties inégales
(1) Jugement
du 14 mai 1867 "Abords de la ferme Sainte-Anne"
(2) Ancienne Avenue Sainte-Anne ou de la Santé, qui conduisait au Sanitat
d'Anne d'Autriche puis à la Ferme, elle fut baptisée rue Ferrus en 1864;
le nom d' "Avenue Sainte-Anne" fut longtemps encore utilisé
pour désigner la voie qui divise l'Asile en deux, de la porte de la rue
Cabanis à celle de la rue d'Alésia.
Page 42
A gauche,
sur près du tiers de la superficie totale, on trouve d'abord la loge du
concierge, puis le pavillon du directeur de l'Asile avec jardin clos et
dépendances (écurie et remise), un petit verger, puis le bâtiment du Bureau
Central.
A droite de l'avenue, sur les deux autres tiers sont installés : les remises
et les écuries (1), les ateliers (2), l'asile proprement-dit et le jardin
potager.
Les bâtiments et préaux intérieurs couvrent près de 9 hectares, les terres
de culture maraîchères et verger 2 hectares, les allées, pelouses et parterres
et les cours s'étendent sur 2,5 hectares.
(1) Remise pour 6 voitures, deux écuries pour trois et six chevaux
au rez-de-chaussée; magasins et logements du cocher et du chef d'écurie
au premier étage.
(2) Ateliers des cordonniers et des tailleurs au premier étage, des
serruriers et menuisiers, dépôt et magasins au rez-de-chaussée.
Page 43
L'ASILE
PROPREMENT-DIT
Les bâtiments
de l'asile sont compris dans un rectangle de 215 mètres de largeur sur
195 mètres de profondeur (non compris deux pavillons semi-circulaires
situés de part et d'autre de l'ensemble, et quelques pavillons annexes).
L'entrée, face au Bureau Central, se fait par une voûte placée au milieu
du bâtiment de l'administration.
Sur un axe principal se trouvent
- le bâtiment des services généraux, face à celui de l'administration
- la chapelle
- l'amphithéâtre
- la buanderie enfin, hors du chemin de ronde.
Les pavillons d'hospitalisation sont situés de part et d'autre de cette
ligne d'axe, perpendiculairement et parallèlement à celle-ci.
Le bâtiment de l'administration : masse de 47 mètres de long sur 12 de
large, a trois étages et une mansarde. Par un escalier situé sous la voûte,
on accédait aux logements des deux médecins chefs de section, de l'économe
et d'employés. Ceux-ci pouvaient ainsi gagner leurs appartements sans
pénétrer dans l'Asile.
Passé l'enceinte (1), un portique appuyé sur le grand bâtiment permet
de se rendre à couvert aux parloirs. Deux montées d'escaliers de dix huit
marches y conduisent. Placés de chaque côté, formant retour sur le bâtiment,
ces parloirs sont installés dans de petits pavillons sans étage.
(1) « 0n
pousse une grille, et l'on pénètre dans l'asile. Ce qui frappe au premier
coup d'il, c'est la nudité des terrains; des allées sablées, un
vaste gazon, pas un arbre. Il ne peut en être autrement, l'asile n'ayant
été inauguré que le 1 mai 1867. Dans le lointain, sur sa colline grise
on aperçoit Bicêtre: les deux tristes maisons peuvent se regarder à travers
l'espace. » Maxime Du Camp (Les aliénés à Paris, 1872)
Page 44
Au fond de la vaste Cour d'Honneur de soixante quinze mètres
de profondeur, aux larges allées, s'élève le bâtiment des services généraux
, occupant la partie centrale d'un espace rectangulaire autour duquel se
trouvent les pavillons d'hospitalisation.
Le bâtiment, de 47 mètres de longueur sur 16 de largeur, a trois étages
surmontés, au dessus des combles, d'un belvédère d'où la surveillance de
l'ensemble de l'asile peut être assurée.
Dans une niche centrale, couronnée par un campanile qui contient les cloches,
se trouve un cadran d'horloge.
Ce "Pavillon de l'horloge" contient tous les services communs
aux divisions hommes et femmes (1).
Deux petites cours à vitres octogonales, à droite et à gauche, séparées
par une porte close, éclairent des couloirs donnant sur les galeries centrales;
par chacune de celles-ci, on peut gagner à couvert les quartiers d'aliénés.
|
Trente mètres derrière s'élève la Chapelle de l'Asile, exposée
au levant. En forme de croix latine, elle est construite en style roman
(comme l'église Saint-Paul de Nîmes), mais le portail latéral est classique
(2).
Les murs et charpentes intérieures sont couverts de peintures (de même
que ceux de la Maison de Charenton).
|
Elle est coiffée d'une coupole octogonale supportée par quatre grands arcs
doubleaux et des trompes, et percée de huit fenêtres géminées.
|
(1) Sauf la Chapelle, la buanderie et la salle des morts.
Aux sous-sols et rez-de-chaussée: Générateurs de vapeur, cuisine et dépendances,
pharmacie, bureaux de la direction et de l'économat, cabinets des deux médecins
en chef, de la Supérieure et du gardien-chef, magasins de l'économe; dans
les deux étages, la Communauté, les logements du pharmacien en chef et des
internes, le vestiaire, la lingerie et la bibliothèque.
(2) Revue générale de l'Architecture 1879 (pl. 48).
Page 45
Immédiatement
derrière la Chapelle se trouve l'amphithéâtre; ce "Bâtiment des morts"
contient une salle de dépôt des morts,une salle d'autopsie et un cabinet
de médecin.
Plus en arrière, toujours sur la ligne d'axe mais au delà du chemin de
ronde, un pavillon en T est occupé par la buanderie et par les réservoirs
d'eau, au milieu, dans une tour de maçonnerie à créneau (Château d'eau
octogonal); l'eau venant des deux réservoirs est répartie dans toutes
les parties de l'asile. Les lavoirs sont établis dans de vastes auges
de pierre.
De part et d'autre de ce bâtiment se situent l'étendoir et le dépôt de
combustibles.
Immédiatement derrière s'ouvre une porte donnant sur la rue Broussais.
Les quartiers d'aliénés sont séparés en deux groupes : la division des hommes
à droite, celle des femmes à gauche, parfaitement symétriques par rapport
à l'axe principal de l'asile. Chaque division comporte 7 pavillons (plus celui des bains).
- Le pavillon de l'infirmerie, parallèle à l'axe, donc Est-Ouest est attenant
à l'une des extrémités du Bâtiment de l'Administration.
- Quatre pavillons sont parallèles entre eux et perpendiculaires à l'axe.
L'ensemble a lui-même un axe de symétrie: une galerie centrale qui part
du pavillon de l'horloge et sépare les 2° et 3° pavillons. Cette galerie
conduit au pavillon des bains, auquel est annexé un petit bâtiment en demi-rotonde
pour agités; ils sont donc situés tous deux à l'arrière et au centre de la division.
(4) Un dernier pavillon destiné aux gâteux est dirigé d'Est en Ouest
comme l'Infirmerie. Il y fait pendant à l'autre extrémité de la division.
Page 46
LES
PAVILLONS D'HOSPITALISATION
Les deux pavillons
parallèles à l'axe mesurent 36,50 mètres de longueur sur 8,80 de largeur;
les quatre autres font 41,50 m. sur 8,60 m.
Les premiers sont destinés à recevoir 36 malades (3 dortoirs de 12 lits),
les autres 52 malades (3 dortoirs de 16 lits et 2 chambres de 2 lits).
Les dispositions d'aménagement sont pratiquement uniformes
(1) :
chaque bâtiment est divisé en deux parties égales; d'un vestibule central
situé au rez-de-chaussée, on gagne à droite une salle de réunion et un réfectoire,
à l'extrémité duquel se trouvent deux offices.
Le vestibule s'ouvre à gauche sur un dortoir de 16 lits, qui donne sur une
chambre de surveillant, des lavabos et cabinets d'aisance.
Par un escalier partant du vestibule, on arrive au 1er étage où sont aménagés
une chambre de deux lits, deux dortoirs de 16 lits de chaque côté, avec
chambre de surveillant et lavabos.
Au deuxième étage, dans les combles se trouvent une autre chambre de deux
lits et les greniers.
Dans les deux plus petits des pavillons (Infirmerie et gâteux) les lavabos
sont remplacés par un office muni d'un poste d'eau et d'un fourneau à gaz
pour chauffer eau et aliments.
Le chauffage des pavillons est assuré par un calorifère placé dans la cave;
les sièges d'aisance, urinoirs et vidoirs sont d'un système perfectionné
(système Jennings).
(1) Nous pouvons (presque) suivre l'exemple de Bailly (3ème rapport des
commissaires chargés par l'Académie des projets relatifs à l'établissement
de quatre hôpitaux. Histoire et mémoires de l'Académie des Sciences. Paris
1706) :
"Les deux moitiés de cet hôpital sont semblables et en décrivant l'une
on décrit l'autre...Les pavillons de chaque côté sont semblables, il suffirait
d'en décrire un..."
Page 47
PAVILLONS
DE BAINS ET HYDROTHERAPIE
Le pavillon
de bains de chaque division comprend, à droite d'un vestibule central,
les salles de bains sulfureux, de bains résineux (1), de bains de vapeur
(cabines séparées), de bains de pieds et de bains pour le personnel.
A gauche, se trouvent les salles de bains ordinaires et d'hydrothérapie.
Dans la salle des bains ordinaires sont installées dix baignoires; quatre
sont pourvues dé douches en pluie.
Chaque baignoire est installée à l'écart des murs et peut être entourée
de rideaux; l'eau arrive aux pieds par des robinets hors de portée des
malades (Bains froids - 10 à 25°C - ou tempérés).
Quelques unes sont réservées aux malades récalcitrants: ils peuvent y
être maintenus par un système à armature (cercle de fer), avec dessus
en toile forte.
Dans la salle d'hydrothérapie se trouve une piscine en brique et ciment;
l'accès et la sortie de la piscine se font par un escalier avec rampe
en fer.
Les jets sont commandés par le médecin, installé dans une tribune en tôle;
il peut aussi actionner des manivelles dirigeant les divers appareils
de douche (en pluie froide, mitigée, en lance mobile, en lance mitigée,
douches circulaires, vertébrales, douches de siège).
(1) Bains résineux ou thérébentinés: bains d'air chaud chargé de vapeurs résineuses;
d'une durée de 10 à 20 minutes, ils sont suivis d'une douche en pluie
ou en éventail, ou d'une immersion dans la piscine et d'un massage. Ils
étaient particulièrement indiqués dans les formes "dépressives"
de la folie.
Page 48
Un quartier d'agités est donc annexé à chaque division, installé
dans un pavillon sans étage, en forme de demi-rotonde.
Il comprend: une chambre pour le surveillant, un petit cabinet de bains,
neuf cellules individuelles desservies par une galerie circulaire; chacune
d'elles donne sur un petit préau clos (sauts-de-loup et mur).
Un préau est annexé à chacun des pavillons d'hospitalisation.
Mesurant 32 mètres sur 30, il est planté d'arbres; en son centre s'élève
un kiosque; des cabinets d'aisance sont installés dans un petit abri isolé.
Il est bordé d'un mur de 3 à 4 mètres de haut, doublé d'un saut-de-loup.
(Pour Constans, la pente de ces sauts-de-loup est beaucoup trop raide; "elle
devrait être assez douce pour qu'on ne fût pas obligé d'en défendre l'accès
par des treillages fort disgracieux et qui présentent des inconvénients
de toute sorte").
Toutes les galeries sont établies en retour d'équerre sur les portiques
qui relient les pavillons entre eux, aux bâtiments de l'administration et
des services généraux et à la Chapelle, et sont couvertes.
Ces portiques sont constitués par un ordre toscan qui supporte un entablement
(Hautecur): des piliers monolithes en roche d'Euville supportent des
filets en bois; au dessus, entre les chevrons, ils sont ornés de métopes
à jour en terre cuite, et sont recouverts d'une charpente apparente.
Le mode de construction et les matériaux utilisé sont les mêmes pour tous
les bâtiments: (1)
|
(1) Rapport établi en vue de l'inscription à l'inventaire supplémentaire
des monuments historiques ("Recensement des édifices anciens de la
France" Secrétariat d'Etat à la Culture) (Inscription du 26 novembre
1979).
Page 49
Les murs
de face ont leurs parements extérieurs en mllon piqué, les murs
de refend sont en brique et mllon enduits; les soubassements sont
en pierre, les angles sont garnis de chaînes de pierre, comme les bandeaux,
appuis et corniches (Pierre de Saint Maximin).
Le toit des pavillons a une forte saillie sur le nu des murs; les chevrons
en queue de vache supportent un chéneau en bois. Les autres bâtiments
ont leurs murs couronnés par des corniches en pierre avec chéneaux en
terre cuite.
Les toitures sont en tuiles Muller.
Toutes les charpentes sont en bois; le fer n'a été utilisé que pour le
plancher du Bâtiment des services généraux qui a une grande portée.
Les escaliers des pavillons sont en pierre avec noyau en maçonnerie; Les
fenêtres, divisées en deux dans le sens de la hauteur, ont des châssis
très étroits formés de compartiments en fer, et n'ont donc pas de barreaux.
Page 50
Le plan d'ensemble
de l'asile tracé par Questel renvoyait à un parti devenu déjà habituel:
les divers bâtiments d'hospitalisation (quartiers) situés de part et d'autre
d'une grande cour formant l'axe principal, sur lequel se trouvent la Chapelle
et les services généraux.
On retrouve l'idée fondamentale de l'asile d'Auxerre, mais plus nette
et harmonieuse, parce que d'un seul jet.
D'un plan global, ce système rationnel et symétrique unissant des unités
architecturales (les pavillons) avait déjà été mis en uvre par Gilbert
à la Maison de Charenton (hôpital Esquirol actuel de Saint-Maurice, dont
la première pierre fut posée le 30 octobre 1838) sur le programme d'Esquirol.
On peut en trouver le modèle dans certains projets présentés à l'Académie
des Sciences dans les années 1780.
Reflet du changement des conceptions du traitement de l'aliénation mentale,
application directe des programmes, le parti adopté dans la construction
des établissements hospitaliers, et particulièrement des asiles, conduit
à une rupture totale :
La qualification traditionnelle des architectes n'est plus reconnue; l'Architecture
classique, avec ses études de voyages, ses références à l'Histoire et
ses modèles laisse place à une architecture scientifique, de scientifiques,
qui, s'appuyant sur des questionnaires et des statistiques doit définir
un idéal technique et fonctionnel (1);
la recherche du spectaculaire dans le décor fait place à celle de l'économique
et du rationnel; les limites du programme ne doivent pas être franchies,
sa réalisation doit être complète.
(1) E.Lavezarri, architecte, à propos de l'asile, dans la Revue générale
de l'architecture et des travaux publics (1877) écrit: "D'après moi,
un livre consacré exclusivement, comme cette revue, aux études architecturales,
à la Science de la construction (le terme art de bâtir est-il vraiment
de mise aujourd'hui?) ne peut se lancer dans les discussions, les unes
philosophiques, les autres pathologiques, qui doivent précéder tout programme
d'édifice et dont ce programme sera forcément la conséquence".
Page 51
Et à la différence
de ses uvres grenobloises, Questel ne pouvait à Sainte-Anne exprimer
tout son art.
« Le caractère de leur destination leur interdisant les ressources
de la décoration, ils ont naturellement un ensemble un peu pauvre et un
aspect assez froid », écrit l'architecte Garnier à propos de deux
des réalisations de Questel, Sainte-Anne et l'hospice de Gisors. (1)
Mais bien que l'ordonnance soit sobre et le décor simplifié à l'extrême,
les édifices ont une élégance certaine.
Le contraste est frappant entre le modèle retenu, et réédité à de multiples
exemplaires et la riche variété, l'originalité de quelques propositions.
L'idée émise en 1816 par Fodéré (L'asile en forme de village, avec ses
rues, ses places, ses jardins et son territoire, « tous les besoins
peuvent y être satisfaits pour le présent, toutes les prévisions y seraient
aménagées pour l'avenir. »), celle de Delasiauve en 1868 (2) qui envisage,
pour 80.000 aliénés à secourir, de petits asiles à établir dans 10.000
communes, contenant chacun 4 hommes et 4 femmes, pour ne citer qu'elles,
sont absolument irrecevables à une époque où la tendance est à une conception
totalitaire qui pourrait se résumer en quelques mots : concentration, rationalité,
régularité et symétrie.
(1) Le Moniteur Universel, 13 mai 1867.
(2) Débat sur les aliénés dangereux, séance du 30 novembre 1868 de
la Société médico-psychologique. (A.M.P. 1869, I, p.284). Delasiauve précisait
que cette organisation permettrait, en plus de remédier à l'encombrement,
« de mieux répondre aux besoins de la sécurité publique en séquestrant
un grand nombre de malades, notamment des épileptiques qui aujourd'hui
restent en liberté, et qui néanmoins sont fort dangereux. »
On peut aussi citer une réalisation particulièrement originale: l' "Irrenthurm''
de Vienne, créé en 1734, bâtiment circulaire à alvéoles en forme de roue
avec cour centrale. (« Anciens asiles et anciens traitements de la
folie », A. Marie, Société clinique de médecine mentale, 1909, p.344).
Page 52
L'ASILE-ISOLEMENT
« Une
maison d'aliénés est un instrument de guérison, entre les mains d'un médecin
habile, c'est l'agent thérapeutique le plus puissant. »
Cette affirmation classique d'Esquirol (Préambules aux mémoires statistiques
et hygiéniques sur la folie; 1822) est l'idée fondamentale sur laquelle
reposera pesamment l'institution asilaire en France (jusqu'à la Libération
?).
Elle est partagée presque unanimement par des générations d'aliénistes
qui posent la théorie de l'isolement.
L'isolement, pris au sens propre, au sens le plus fort du terme, est la
condition sine qua non de la thérapeutique, et thérapeutique en soi :
"Les murs de l'asile sont déjà à eux seuls le remède contre la folie"
(Calmeil),
"L'asile fermé, tel que tous les bons esprits le conçoivent en France"
(Renaudin l864);
Tenon évoquait déjà les établissements de fous "qui font eux-mêmes
fonction de remède" (Mémoires sur les hôpitaux de Paris 1788).
Si l'on voit à travers ce système une conduite avant tout ségrégative,
voire oppressive (où l'on voudrait une folie neutralisée parce que circonscrite),
il n'en reste pas moins qu'il annonce, en exprimant nettement la fonction
thérapeutique propre à l'Institution, ce qu'est la thérapie institutionnelle
(1).
Gardons nous de confondre cet isolement avec celui de la prison; à plus
d'un titre, le parallèle semble intéressant à faire entre les deux systèmes
d'enfermement au XIXe siècle.
Remarquons d'abord ce qui est plus qu'une coïncidence: Haussmann Préfet
de l'Yonne au début du Second Empire, coopérant avec Girard à l'asile
d'Auxerre, est aussi en 1853 l'initiateur de la fondation de la prison
de cette ville, dont la porte fait face à la grille d'entrée de l'asile.
Préfet de la Seine, il concourt à la décision d'édification de la prison
de la Santé, construite de 1861 à 1867 sous la direction
(1) "De la doctrine post-Esquirolienne" Bonnafé (L'Information Psychiatrique, 1960).
Page 53
de l'architecte
Vaudremer, alors qu'à cent mètres de là se construisait l'Asile Clinique.
La nécessité de créer de nouveaux lieux de séquestration était évidente :
les conceptions du traitement de l'aliénation mentale se modifiaient profondément.
De même, en ce qui concerne la répression de la criminalité et de la délinquance,
la privation de la liberté devait reléguer les châtiments corporels au
rang des peines dépassées, inhumains symboles de l'Ancien Régime.
Recherche et réflexion aboutissent dans les deux cas à la définition de
programmes, préalable essentiel aux réalisations; les voyages et visites
d'établissements permettent la comparaison.
La synthèse doit naturellement conduire à déterminer un modèle universellement
valable.
Il nous semble que le débat concernant l'architecture carcérale est plus
le fait des architectes que des pénalistes eux-mêmes, tandis que la prééminence
des aliénistes dans celui sur les asile est évidente.
Mais l'Etat, par l'intermédiaire des Préfets, garde quoiqu'il en soit
le pouvoir, bien qu'en accord avec les autres parties dans la volonté
de mise en ordre.
La question centrale du débat sur les prisons est celle du bon ou du mauvais
effet de la solitude. (1)
"La cellule met le détenu en présence de lui-même; il est forcé d'entendre
sa conscience".
"Les murs sont la punition du crime", écrit l'architecte Blouet
à propos de la prison de Philadelphie (cité par B. Foucart).
Là est une des oppositions déterminantes avec l'asile, où le reclus doit
apprendre à vivre dans une néo-société, ou plus simplement réapprendre
à vivre en société.
(1) Voir
l'art. de Bruno Foucart (Revue de l'art n° 32, 1976) "Architecture
carcérale et architectes fonctionnalistes en France au XIXe siècle".
>Page 54
Une autre
opposition, peut-être une des plus importante parce que corrélative de
toutes les autres, est celle de l'organisation spatiale: celle de l'asile
est résolument anti-panoptique, nous y reviendrons.
L'aliéné, étranger au monde, placé derrière les murs, n'est donc pas seulement
enfermé; nous verrons, égale à celle de l'espace, l'importance de l'organisation
de la vie quotidienne.Une forteresse dans la ville :
Sainte-Anne est un modèle de cet "asile-forteresse" du XIXe
siècle. On ne trouvera pas ici d'articulation réelle à l'espace environnant:
l'asile est construit là où le terrain est assez vaste et libre.
A l'intérieur du périmètre circonscrit par des "voies d'isolement",
il est bordé de murs d'enceinte. Le système des "sauts-de-loup"
n'avait pas son indication, à la différence d'Auxerre, puisqu'autour de
Sainte-Anne manquait déjà la campagne dont la vue "devait calmer
les imaginations des aliénés".
Essentiel était de ne pas être vu; Constans signale l'insuffisance des
murs : « Plusieurs des préaux, surtout du côté des femmes, sont dominés
par les ateliers du chemin de fer de Sceaux et quelques unes des maisons
voisines. »
Mais pour Narjoux, « les aliénés se trouvent dans des conditions d'isolement
suffisantes pour les empêcher de voir les habitants
Page 55
ou être incommodés
par leurs provocations. » (1)
L'asile proprement-dit est entouré de bâtiments et de murs d'une hauteur
modérée.
Des sauts-de-loup bordent les cours; ainsi la vue est dégagée, jusqu'à
l'enceinte extérieure.
La préoccupation constante au XIXosiècle d'un isolement rigoureux des
malades mentaux sera longue à remettre en question: on connait l'opposition
rencontrée par E. Toulouse lors de la création en 1922 du premier service
ouvert pour le traitement des malades.
Le Centre de Prophylaxie mentale, futur hôpital Henri Rousselle, sera
installé dans les locaux de l'ancienne Admission.
La peur de la confusion (et du risque de contagion?) entre ce petit service
et le reste de l'asile sera tel qu'en 1924 (Rapport de l'architecte de
la Division des asiles; 22 oct. 24), on proposera, outre l'ouverture d'une
porte monumentale spéciale sur la rue d'Alésia, "l'établissement
à l'intérieur de l'asile d'une clôture grillagée destinée à limiter l'hôpital
de Prophylaxie en l'isolant complètement du restant de l'asile."
(2)
(1) Le
même problème se pose en 1882-1883 quand des maisons particulières sont
établies sur le terrain situé face à l'asile de l'autre côté de la rue
d'Alésia.
L'argument principal opposé à l'installation de particuliers dans ces
maisons est que de ce terrain (le sol étant 3 m. au-dessus du niveau de
la rue), les habitants auront vue sur l'asile.
D'autre part, "les baraques priveraient de la vue du chemin de fer
les malades pour lesquels le passage du train est un grand sujet de distraction."
(Dossier sur les projets d'aliénation du terrain; Archives de la Ville
de Paris D 12N4 2)
(2) Archives de la Ville de Paris D 12N4 3.
Page 56
PAVILLONS
ET CLASSEMENTS
"En
un mot, le principe (
) dont nous avons constamment suivi l'application,
a été: L'uniformité dans la variété et la multiplicité dans l'unité."
Girard de Cailleux
Le classement, comme l'observation et les soins proprement-dits des malades,
a fonction thérapeutique.
Ce principe axiomatique conduit à une segmentation de l'espace, qui répond
également à des exigences de clarté et de pureté.
L'architecte tourne donc le dos au panoptisme; l'édifice classique éclate,
l'hôpital pavillonnaire naît.
Il est constitué d'unités autonomes sur le plan architecturothérapeutique.
Nous avons précédemment décrit les différents pavillons, et nous nous
intéresserons ici à leur destination.
Chaque pavillon répond à une classe de malades, en fonction de leur comportement:
A Sainte-Anne, cinq sont ainsi déterminées:
- gâteux
- paralytiques
- agités
- semi-paisibles
- paisibles
Si l'on compare avec l'asile d'Auxerre, où il existe quatre catégories:
- idiots gâteux et déments,
- épileptiques maniaques,
- maniaques agités et
- maniaques paisibles et convalescents,
on relève l'absence à Sainte-Anne de division pour les idiots et pour
les épileptiques.
La commission de 1860 s'était prononcée pour la création d'établissements
spécialement destinés à ces deux classes; pour les épileptiques, c'était
aller plus loin que l'ordonnance du 18 décembre 1839 imposant leur séparation
d'avec les aliénés.
Nous verrons que seules des sections spéciales seront créées pour isoler
ces deux classes dans trois des asiles périphériques.
Page 57
Le principe
de la séparation "curables"-"incurables" était depuis
longtemps abandonné (déjà par Parchappe en 1852), tant pour des raisons
d' "humanité", des motivations économiques, que devant la difficulté
d'affirmer la curabilité d'un malade.
Une autre question alors discutée est celle de la réunion dans le même
asile des aliénés indigents, de ceux de la classe moyenne et des classes
supérieures. Nous l'aborderons à propos de la création du Pensionnat.(1)
En pratique, dans les premières années du fonctionnement de l'asile on
note une organisation un peu différente de celle prévue à l'origine:
- les agités "vrais" sont isolés dans les deux petits quartiers
cellulaires ("les agités bruyants, furieux ou dangereux qu'on est
obligé de maintenir en cellule au moins pour la nuit").
- les "agités qu'on peut faire coucher en dortoirs" sont réunis
avec les "semi-paisibles" dans deux grands pavillons pour chaque
sexe.
- les paisibles occupent également deux pavillons pour chaque sexe, tandis
que quelques "convalescents" sont répartis dans une quinzaine
de lits.
- les "faibles" vivent dans les petits pavillons du fond de
l'asile
- les deux infirmeries accueillent les aliénés temporairement atteints
d'affections somatiques.
(1) La même volonté de transposition des discriminations
sociales se retrouve dans l'affaire des églises: en 1866, sur ordre du
Préfet Haussmann, une commission est chargée d'étudier les "moyens
de construire des églises avec économie" (arrêté du 28 août 66).
Le même type de préoccupations au plan économique et social s'affirme
ici comme dans le débat sur les asiles: Quel est le modèle qui, tout en
offrant les garanties nécessaires, se révèle le plus économique ? Faudrait-il
construire des églises riches pour les riches, des églises pauvres pour
les pauvres ?
Page 58
La situation
de chaque pavillon par rapport aux différents services rappelle l'importance
des règles de circulation, et l'esprit méthodique et rationnel dans lequel
la distribution-classification a été déterminée:
Le bâtiment des paisibles est le plus proche du parloir (hormis l'infirmerie)
et de la sortie de l'asile.
Les semi-paisibles, et surtout les agités sont installés à côté des pavillons
de bains (la balnéothérapie étant le meilleur moyen de réduire l'agitation).
La proximité des quartiers de paralytiques et de gâteux d'avec l'amphithéâtre
est-elle seul effet du hasard ?
Nous avons vu que chaque quartier de classement comprend tous les éléments
indispensables à une existence presque autonome, et sont ainsi modèles:
- Préau à l'air libre et galerie couverte
- Chauffoir ou salle de réunion
- Réfectoire
- Habitations de nuit (dortoirs, chambres)
- Cabinets de toilette ou lavabos; cabinets d'aisance.
Circulation:
Des portiques relient entre eux et aux bâtiments des services les pavillons
épars.
Ce réseau de galeries couvertes est organisé de telle sorte qu'il répond
"aux besoins variés du service" et rend "à ce corps multiple
par ses détails, l'harmonie et l'unité qui en constitue la base"
(Girard de Cailleux).
En fait, on ne peut dire qu'il y a un asile: la rigoureuse
séparation selon la ligne d'axe, entre les deux sexes, permet de reconnaître
l'existence de deux asiles, qui s'ignorent l'un l'autre.
Les règles strictes de circulation (art. 115 et 116 du règlement intérieur)
interdisent les rencontres inopportunes.
Elles conduisent aussi à isoler les quartiers les uns des autres.
Page 59
LE
BUREAU DES EXAMENS
Le vaste bâtiment,
devant lequel s'étend une grande cour entourée d'arbres, ornée de pelouses,
fait face au bâtiment administratif de l'Asile.
Long de 83 mètres, il est composé de trois pavillons de deux
étages, reliés par des corps d'un seul étage.
Le pavillon central forme un avant-corps, au premier étage duquel sont situés
les appartements du médecin en chef et du receveur.
A l'arrière du pavillon central, en retour d'équerre, s'étend une aile contenant
une salle de cours (1) et un pavillon d'isolement (quartier cellulaire relié
au bâtiment principal par deux galeries couvertes et ouvertes) sans étage.
L'ensemble est divisé en deux parties symétriques, l'une destinée aux hommes
à gauche, l'autre aux femmes à droite.
Chacune de ces divisions, prévue pour 25 malades seulement, est spacieuse;
à l'étage, elle est constituée de dortoirs et chambres individuelles; chacune
donne directement sur les préaux derrière le bâtiment.
Des salles et des appareils balnéaires y sont adjoints. Au rez-de-chaussée,
cinq petites salles de réunion servent aussi de réfectoires.
Quant à l'aménagement intérieur, il est sobre, et surtout, comme l'indique
Collineau dans son rapport à la Société médico-pratique, "tout aménagement
propre à rappeler ou à faire naître l'idée de coercition a été rigoureusement
proscrit".
(1) Cette
salle, que Magnan pourra gagner directement de son appartement, et où
il fera ses illustres cours cliniques et conférences, porte aujourd'hui
son nom, comme le bâtiment lui-même.
Page 60
Pas de grilles,
pas de verrous sur les portes; mais la sécurité doit pourtant être assurée:
les châssis des fenêtres sont en fer (1), les serrures sont solides, et
la disposition des cellules (deux pour chaque sexe, dont une matelassée)
permet une surveillance facile et permanente.
(1) Fenêtres
à double grillage, situées à hauteur d'appui, avec châssis à guillotine,
à l'origine d'accidents, d'une "sécurité" toute relative donc,
ce qui a concouru à désaffecter les cellules (F. Barbier).
|