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I-L'OUVERTURE
Le 1er mai
1867 a lieu l'inauguration de cet asile "appelé à occuper le premier
rang parmi ceux du département de la Seine" (Haussmann) et le jour
même arrivent les premiers malades.
Selon le vu d'Haussmann (1) repris par la commission de 1860, l'asile
était placé sous le régime de la séparation des fonctions administratives
et des fonctions médicales.
(1) "A
Paris même, à l'hôpital clinique, où se trouveraient les notabilités de
la science, on ne pourrait peut-être pas obtenir que les médecins se consacrassent
entièrement au service des aliénés; les fonctions de médecin et de directeur
pourraient donc être distinctes; la haute position des médecins attachés
à l'hôpital clinique leur donnerait, du reste, sur le service, une autorité
à laquelle devrait se soumettre celle du directeur, sous peine de succomber
dans une lutte inégale. Mais en dehors de Paris, où l'intérêt scientifique
serait moins vif, où l'influence des médecins serait moins grande, il
est porté à croire qu'il faudrait des médecins-directeurs, parce que dans
l'intérêt du service il faut organiser l'unité et ne pas livrer le régime
des aliénés à des tiraillements, suites de discussions et de luttes funestes
à tous les points de vue." Haussmann, séance du 6 mai.
Ainsi, Vaucluse et Ville-Evrard auront à leur tête des médecins-directeurs,
respectivement Billod et Dagron.
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A l'Asile Clinique :
Prosper
Lucas était nommé médecin en chef de la division des Femmes. Il était
remplacé à Bicêtre par J. Falret.(1)
Henri
Dagonet était nommé médecin en chef de la division des Hommes. Professeur
agrégé à la Faculté de médecine de Strasbourg, chargé d'enseignement sur
les maladies mentales et nerveuses, il était remplacé par Hildenbrand
à l'asile de Stéphansfeld, Bas-Rhin.
Au Bureau central d'examen:
Girard de Cailleux était nommé Directeur et médecin en chef par Haussmann
(2);
Valentin
Magnan et Gustave
Bouchereau sont nommés "médecins-internes".
(1) Nommés par le Préfet selon l'article 5 du décret-loi du 25 mars 1852 sur la Décentralisation
administrative; ils étaient auparavant nommés par le ministre selon l'ordonnance
de 1839.
[Erratum : Lucas est remplacé non par Jules Falret, mais par Legrand du Saulle]
(2) Qu'il présentera dans ses Mémoires comme "très habile spécialiste,
doublé d'un administrateur sagace".
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II-
LE BUREAU CENTRAL D'EXAMEN
FONCTIONNEMENT PENDANT LA PERIODE D'INSTALLATION (1)
Le Bureau
était donc indépendant de l'Asile, "construit dans le voisinage immédiat
de cet établissement" (Haussmann), séparé de lui par une allée.
En ce lieu, il respectait les exigences de discrétion. Situé comme il
avait été un temps prévu au centre de Paris, il aurait pu attirer trop
de curieux. Il n'en était pourtant que peu éloigné et pouvait donc "tout
de suite recevoir les malheureux chez lesquels la maladie aurait fait
explosion d'une manière subite et dont la position réclamerait des secours
immédiats" (Dagonet).
L'objet de ce bureau était de se substituer à l'Infirmerie Spéciale du
Dépôt, situé sur le parvis de Notre-Dame.
Dans la circulaire du 6 mai 1867, le chef du 5o Bureau indique explicitement
(2):
"A partir du 1er mai courant, tout aliéné, homme ou femme, que M.M.
les Commissaires de Police croiront devoir envoyer d'urgence dans un hospice,
en vertu de l'art. 19 de la loi de 1838, devra être dirigé sur l'asile
Sainte-Anne, rue Ferrus, Boulevard Saint-Jacques."
L'existence de l'Infirmerie du dépôt semblait en effet contraire à la
loi du 30 juin 1838, dont l'article 24 précise:
(1) Pour
ce qui concerne cette période, et surtout les suivantes, que nous n'aborderons
pas dans ce travail, voir: "Historique du service de l'Admission
de l'Hôpital Sainte-Anne (1867-1967)", Thèse de F. Barbier, Paris,
1969.
(2) Archives de la Préfecture de Police D B 218
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"...Dans
toutes les communes où il existe des hospices ou hôpitaux, les aliénés
ne pourront être déposés ailleurs que dans ces hospices ou hôpitaux. (...)
Dans aucun cas, les aliénés ne pourront être ni conduits avec les condamnés
ou les prévenus, ni déposés dans une prison."
D'autres arguments avaient été avancés par les commissionnaires de 1860;
dans leur rapport, à propos du passage obligatoire à l'Infirmerie, on
peut lire:
"On a particulièrement insisté, dans le sein de la commission, sur
la nécessité d'assurer, dès le principe, au service des aliénés, un caractère
d'unité.
Pour atteindre ce but, on a émis l'avis qu'il y aurait lieu de créer,
comme annexe de l'asile central, un bureau d'admission où seraient examinés
les individus qui se présenteraient munis des justifications réglementaires,
ou qui seraient amenés soit en vertu d'un arrêté préfectoral, soit sur
la demande des familles ou celle des tiers.
L'état des nouveaux venus étant régulièrement constaté, ils seraient,
selon les cas, ou retenus à l'asile central, ou dirigés sur les asiles
extérieurs.
Aujourd'hui, les aliénés ramassés sur la voie publique ou arrêtés sur
la dénonciation de la famille ou des voisins, sont amenés à la Préfecture
de police, enfermés et privés des soins urgents et spéciaux que réclame,
au début, leur infirmité .
Les médecins entendus dans la commission, s'entendent à dire que cette
première et cruelle station exerce une influence quelque fois funeste
sur le cours de la maladie.
Ils ont accueilli avec une satisfaction marquée le projet d'un bureau
où les admissions provisoires, pendant l'accomplissement des formalités
légales, se feraient dans les conditions que nous venons d'exposer.
La dignité des familles et des individus serait plus respectée pour une
hospitalité prudente et discrète que par cette sorte de détention, toujours
équivoque et blessante, dans l'enceinte d'une prison."
Dans les faits, l'Infirmerie du dépôt sera maintenue (1), et le bureau
central en sera le relais: il recevra les aliénés qui lui sont envoyés
de la Préfecture de Police, déterminera la forme d'aliénation et les orientera
ensuite.
(1) Elle s'appellera "Infirmerie Spéciale près la Préfecture de Police"
à partir de 1872, et depuis le 20 avril 1950, "Infirmerie Psychiatrique
de la Préfecture de Police".
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Quelques "présumés aliénés" seront adressés comme prévu par la circulaire
du 6 mai par les Commissaires, directement; on leur donnera "asile"
le nombre de jours nécessaires pour vérifier la réalité de l'aliénation
mentale.
La circulaire du 27 septembre 1871 mettra fin à cette pratique:
"Depuis un certain temps, beaucoup d'entre vous ont été insensiblement
amenés, le plus souvent par déférence pour les vux des familles,
à envoyer directement à l'asile Sainte-Anne, en dehors du contrôle administratif
et médical de la Préfecture de Police, des individus pour la séquestration
immédiate desquels on invoque à tort les prescriptions de l'art. 19, attendu
que leur état mental ne présente pas le danger imminent qui seul peut
justifier des mesures exceptionnelles et d'urgence."
Le bureau n'a plus alors qu'un rôle de répartition: l'internement en placement
d'office est prononcé, l'admission est donc imposée.
Il en prendra le nom en 1870.
L'intérêt de la mise en observation était pourtant évident: elle pouvait
ralentir la progression du nombre des entrées dans les asiles (1).
En plus des transferts de la Préfecture, le bureau avait aussi reçu au
tout début de son existence quelques malades amenés directement par leur
famille en vue d'un placement volontaire; l'usage du "P. V."
avait été d'emblée restreint: le règlement de l'asile indique que le Directeur
peut recevoir, en plus des PO, "des aliénés du même département placés
à titre volontaire selon l'art. 8 de la loi, mais seulement dans des cas
exceptionnels et urgents et avec l'autorisation préalable du Préfet."
(1) Une expérience dans ce sens avait été faite peu avant dans la Meurthe: les
aliénés étaient d'abord reçus à l'hospice d'Epinal et n'étaient dirigés
sur Maréville qu'après reconnaissance de leur état dangereux; le nombre
d'admissions avait chuté de 47 en 1861 à 16 en 1862 et à 15 en 1863.
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Dans les premières années on ne note que 17 Placements Volontaires (tous en 1868):
sept hommes et dix femmes.
Le placement volontaire sera ensuite supprimé dans les faits, et tous
les aliénés internés sur ordre du Préfet, en placement d'office (1).
Il faudra attendre 1875 pour que des admissions en PV soient de nouveau
acceptées dans les asiles de la Seine (17 hommes et 21 femmes, contre
195 hommes et 152 femmes la même année en PO).
Cette mesure répondait au vu du Conseil Général (12 novembre 1874).
La réglementation fut précisée lors de la séance du 9 décembre 1876: 330
places seraient réservées dont 170 pour les malades payants et 160 pour
les indigents, (30 payants et 30 indigents à Sainte-Anne), mesure ratifiée
par arrêté préfectoral du 15 janvier 1877.
Ces aliénés seraient admis soit par l'intermédiaire du bureau d'admission,
soit directement dans chacun des asiles de la Seine.
On attendra 1884 pour voir le nombre d'entrées en PV dépasser celles faites
en PO (571 contre 493). En dehors de l'année 1892, les PV seront désormais
plus nombreux que les PO.
(1) Les raisons de cet échec ne sont pas univoques:
- Seule la Préfecture de Police avait les moyens de rassembler et surtout
de transporter les aliénés sans difficulté. Pour que le bureau central
remplace l'Infirmerie, il aurait fallu qu'il possède ces moyens, par un
système d'ambulance.
- On peut également penser que la Police ne souhaitait pas perdre ce contrôle
du maintien de l'ordre.
- D'autres arguments ont été avancés: celui de la garantie de la juste
application de la loi de 1838, celui aussi de la plus grande facilité
pour identifier les malades inconnus et errants...
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Au Bureau Central, ce sont les deux médecins-internes qui accompliront l'essentiel
du travail.
Magnan et Bouchereau avaient auparavant fait leurs quatre années d'internat
des Hôpitaux de Paris. Tous deux anciens internes de la Salpétrière, ils
avaient été "désignés par leur forte culture médicale et la solidité
de leur éducation psychiatrique" (Sérieux) (1), pour occuper ces
nouveaux postes.
Nommés par arrêté du 4 février 1867, il leur était assigné les tâches
d'examen et de proposition de répartition suivant le diagnostic.
Girard avait celles de signer les certificats immédiats et de quinzaine
et de statuer sur ces propositions; les certificats étaient rédigés par
les internes.
On peut imaginer la richesse clinique des observations de Magnan et de
Bouchereau, qui examineront des milliers de malades (en 1868, par exemple,
2585 passages, dont 1397 hommes et 1100 femmes) dans ce bureau centralisant
tous les aliénés parisiens présentant des troubles remarquables.
Le 17 décembre 1867, Magnan sera nommé médecin suppléant de l'asile, tout
en conservant ses fonctions au bureau.
Le 31 novembre 1869, les médecins internes prennent le titre de médecins
résidents par arrêté préfectoral.
(1) On peut aussi penser que la nomination de Magnan n'était pas indifférente
au fait qu'il connaissait les Souverains: il avait été désigné pour prendre
la garde auprès du Prince Impérial souffrant lorsqu'il était l'interne
de Roger, médecin de la Cour (Fillassier).
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Le 10 août 1868 est inauguré au Bureau Central un "Bureau de consultations gratuites
pour les maladies mentales et nerveuses", premier du genre à notre
connaissance; dirigé par Girard de Cailleux assisté des deux internes,
il était ouvert deux fois par semaine; en 1868, en quatre mois, ont lieu
289 consultations, avec 209 délivrances gratuites de médicaments.
Comme celle qui sera ouverte à l'Asile en 1869, la consultation était
faite pour "prévenir l'entrée des malades et par conséquent diminuer
le nombre des admissions"(Girard).
Même si la motivation première était donc d'ordre économique, on remarquera
la nouveauté que représente cette tentative de prévention, à une époque
où l'orientation du service n'allait certes pas dans ce sens.
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Lorsque Girard de Cailleux, médecin en chef et directeur du Bureau Central sera "admis
à faire valoir ses droits à la retraite" (annoncé sans commentaire
dans les Annales médico-psychologiques de 1870) le 1er octobre 1870 (1),
Magnan et Bouchereau seront "chargés de toutes les obligations imposées
aux médecins en chef des asiles" et nommés "médecins-répartiteurs".
Comme directeur, il sera provisoirement remplacé par Bayeux, économe de
l'asile (nommé définitivement le 25 juin 1872), et Michel Moring prendra
les fonctions d'Inspecteur Général du Service des aliénés du Département
de la Seine (fonction qui ne sera supprimée que le 16 février 1878).
L'organisation du service fut immédiatement critiquée; à travers les critiques
formelles, c'est l'esprit du projet Haussmann qui est ainsi mis en question.
Un élément important du programme primitif était que l'asile Sainte-Anne
devait remplacer les services d'aliénés de Bicêtre et de la Salpétrière
qui seraient supprimés.
L'Administration de l'Assistance publique, sous la gestion de laquelle
passe en 1871 (2) l'ensemble du service prend fait et cause pour les médecins
de ses deux quartiers d'hospice:
"Les médecins de Bicêtre et de la Salpétrière se sont plaints vivement
de ce mode de répartition qui avait pour effet de n'envoyer dans ces asiles
que des aliénés incurables, gâteux ou des mourants qui avaient plus ou
moins longtemps séjourné dans les services de l'asile.
L'asile Sainte-Anne a pratiqué sur une large échelle ce mode d'envoi afin
d'alléger sa statistique mortuaire; l'humanité elle-même a eu à en souffrir"
(Observations sur le rapport...1872)
Il est certain que Girard, médecin en chef-répartiteur en même temps qu'Inspecteur
Général du service, avait favorisé les nouveaux asiles aux dépens des
deux quartiers d'hospice, dont le nombre et la qualité des admissions
diminuaient.
(1) La guerre est déclarée le 19 juillet 1870; le 1er septembre, Mac-Mahon capitule
et Napoléon III est fait prisonnier à Sedan; la République est proclamée
le 4 sur l'initiative de Gambetta.
Girard avait su s'attirer des inimitiés, et son engagement politique était
tel qu'il ne put conserver ses fonctions lors du changement de régime;
il s'exila en Norvège (on lui doit les plans de l'asile de Gaustadt d'Oslo)
puis en Suisse où il terminera sa carrière comme médecin-directeur de
l'asile d'aliénés de Marsens (Canton de Neuchâtel).
(2) Arrêté ministériel du 15/2/71 (Dans les faits dès novembre 1870)
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Plus généralement, c'est le lien entre le Bureau Central et l'asile clinique, leur interdépendance,
qui est le plus critiqué.
Diverses plaintes avaient déjà conduit à la création en mars 1869 d'un
Comité médical consultatif du service public des aliénés de la Seine,
sur proposition de M. Moring, alors Agent général des hospices.
Ulysse
Trélat fut nommé président, Jules Falret secrétaire; une des premières
questions débattues fut celle de la répartition.
L'asile Sainte-Anne avait été indéniablement favorisé par rapport à Vaucluse
et Ville Evrard: les malades "les plus intéressants pour la Science"
y étaient préférentiellement admis (1).
En 1872, l'Administration de l'A. P. se félicite de l'arrêté préfectoral
du 18 mai: "En ramenant à l'unité les deux sections administratives
d'admission (il) a permis de simplifier et d'activer l'accomplissement
des formalités exigées par la loi."
"(Il) a prescrit qu'à l'avenir, la répartition des malades serait
faite par le bureau administratif de l'asile entre les divers services
autant que possible à tour de rôle, et en tenant compte des places vacantes
ou de l'état de chaque malade. Cette disposition a eu pour effet de remédier
à de véritables abus et de satisfaire à de justes réclamations.
Le bureau d'examen et de répartition, qui devait être un lieu de passage
où les aliénés seraient observés pendant trois jours avait en effet été
détourné de sa destination. On l'avait transformé en un véritable asile
de traitement.
Des aliénés y ont été retenus beaucoup plus longtemps qu'il ne convenait,
quelques uns plus de cent et même de trois cents jours.
On y a fait servir les malades à la clinique, ce qui est nuisible à des
aliénés nouvellement séquestrés et ce qui est d'ailleurs inefficace pour
un enseignement sérieux, puisque là, ils ne doivent pas être l'objet d'un
traitement suivi."
Moins d'un an plus tard, le Préfet suspendra l'enseignement (v. chapitre
6)
On peut considérer que ces décisions marquaient la fin de la période d'installation
de ce Bureau, qui allait prendre le nom de "Bureau de répartition".
(1) Ceux aussi qui pouvaient rendre le plus de service à l'asile: l'atelier
de tailleurs de Sainte-Anne devait sa réputation au fait qu'il était pourvu
des meilleurs aliénés-tailleurs.
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