La période pré-asilaire et asilaire
Cette période, qui verra naître, croître et décliner l’asile et l’aliénisme, s’étend de la toute fin du XVIIIème siècle à la fin de l’entre-deux-guerres.
Les deux dernières décennies du siècle des Lumières avaient été marquées par plusieurs évènements : création de l'Inspection des hôpitaux civils et maisons de force, promulgation des circulaires de Colombier et Doublet, de Breteuil, publication des ouvrages de Tenon, Daquin et Pinel, élaboration du concept d’asile d’aliénés et premières innovations institutionnelles, se concluant en 1802 par la fermeture des salles de traitement de l’Hôtel-Dieu.
Mais en ce moment où, en France, naît la psychiatrie, la réglementation sur les aliénés est paradoxalement des plus incertaines. Le changement de régime s’accompagne de la disparition des institutions (Parlement, Châtelet, etc.), et de l'abrogation des règlements et lois régissant la séquestration des individus.
La première mesure législative prise par l’Assemblée nationale est l'abolition des lettres de cachet et la mise en liberté des personnes détenues à ce titre, à l'exception notable de celles qui le sont pour cause de démence : mais la Loi des 16-26 mars 1790, qui dans son article 9 prescrit leur interrogatoire par les juges et leur examen par les médecins, est une étape essentielle dans l’histoire de l’internement :
Loi des 16-26 mars 1790
Article 9 : « Les personnes détenues pour cause de démence seront, pendant l'espace de trois mois, à compter du jour de la publication du présent décret, à la diligence de nos procureurs, interrogées par les juges dans les formes usitées, et, en vertu de leurs ordonnances, visitées par les médecins qui, sous la surveillance des directoires de district, s'expliqueront sur la véritable situation des malades, afin que, d'après la sentence qui aura statué sur leur état, ils soient élargis ou soignés dans les hôpitaux qui seront indiqués à cet effet. ».
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C’est donc à la Justice, éclairée par la médecine, de prononcer le cas échéant la privation de liberté d’un individu malade, afin qu’il soit soigné. L'intention, louable, ne sera guère suivie d'effet, faute notamment d'établissement adapté. Par ailleurs, les aliénés d'esprit sont en majorité détenus en vertu d'autres ordres que ceux du roi, et devront attendre encore pour que l'on s'intéresse à leur sort.
Quelques mois plus tard est voté le Décret des 16-24 août 1790, qui décide que les mesures privatives de liberté des insensés et furieux relèvent de l'autorité administrative, en l’espèce municipale :
Décret des 16-24 août 1790
Titre XI, art. 3 : - Les objets de police confiés à l'autorité des corps municipaux sont : (...) 6e- « Le soin d'obvier (prévenir) ou de remédier aux évènemens fâcheux qui pourroient être occasionnés par les insensés et les furieux laissés en liberté (…) ».
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C’est cet article qui servira de règle pendant plusieurs décennies à l’égard des mesures à prendre pour l’admission des aliénés en un lieu de sûreté.
L’année suivante, dans le même esprit, le Décret-Loi des 19-22 juillet 1791, Titre Ier, article 15-3, rend passible d'une contravention le fait de laisser « divaguer des insensés ou furieux ». Ces dispositions seront reprises dans le Code pénal promulgué en 1810, qui punit d’une amende « ceux qui auraient laissé divaguer des fous ou des furieux étant sous leur garde (…) ».
Administration préfectorale et Code civil
En 1800 (loi du 28 pluviôse an 8) est instaurée l’administration française moderne, avec son corps préfectoral dont le rôle sera primordial en la matière étudiée.
Dès 1801, il est admis que, si le placement provisoire relève bien de la police, c’est-à-dire de l’administration, la réclusion est du ressort de la justice :
« L'autorité administrative (…) est autorisée (…) à faire arrêter (un insensé) et à le placer provisoirement dans un dépôt de sûreté », mais cette mesure « ne peut jamais dispenser de faire prononcer définitivement sur son état par les tribunaux. (…) C’est aux tribunaux et « à eux seuls qu'il appartient de déclarer par un jugement la démence des individus qui en sont atteints, après les avoir interrogés, et après avoir entendu des témoins et fait vérifier leur état par des officiers de santé » (lettre du ministre de la Justice au ministre de l'Intérieur, 15 thermidor an 9).
Ainsi donc, seul un jugement peut donner lieu au séjour dans les maisons consacrées à la réclusion des insensés, parfois appelées « maisons de refuge », tandis que l’admission dans les hospices destinés au traitement ou « hôpitaux de malades » n’impose pas de décision judiciaire préalable.
Le décret du 8 germinal an XI, fondu dans le Code Civil de 1804 (Loi du 30 ventôse an XII), institue l’interdiction légale pour les personnes en état « habituel d’imbécillité, de fureur ou de démence », et confirme la compétence de l’autorité judiciaire dans la mesure de « placement » : l’article 510 ouvre en effet à la possibilité de faire traiter l’interdit « dans son domicile », ou de le placer « dans une maison de santé, et même dans un hospice » (comme le Lieutenant civil d’Ancien Régime pouvait déjà en décider). Même si l’interdiction n’entraîne pas de plein droit et systématiquement l’internement.
Loi du 30 ventôse an XII (21 mars 1804)
Code Civil, Titre XIème
Article 489 : Le majeur qui est dans un état habituel d'imbécillité, de démence ou de fureur, doit être interdit, même lorsque cet état présente des intervalles lucides.
Article 491 : Dans le cas de fureur, si l'interdiction n'est provoquée ni par les époux ni par les parents, elle doit l'être par le ministère public, qui, dans le cas d'imbécillité ou de démence, peut aussi la provoquer contre un individu qui n'a ni époux, ni épouse, ni parents connus..
Article 510 : Les revenus d'un interdit doivent être essentiellement employés à adoucir son sort et à accélérer sa guérison. Selon les caractères de sa maladie et l'état de sa fortune, le conseil de famille pourra arrêter qu'il sera traité dans son domicile, ou qu'il sera placé dans une maison de santé, et même dans un hospice..
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Ce lien entre l’incapacité justifiant une interdiction préalable et l’internement qu’elle autorise sera en quelque sorte inversé dans la Loi de 1838 avec l’instauration de l’administration dite provisoire des biens des aliénés séquestrés. Pour les législateurs de 1838, la sortie est conditionnée par la guérison, et s’accompagne ipso facto de la restauration des droits civils. Dès lors que cette condition sera abandonnée, séjour sous contrainte en psychiatrie et protection des biens pourront et devront être disjoints : c’est ce qui sera réalisé par la loi portant réforme du droit des incapables majeurs du 3 janvier 1968 [qui abroge les articles 31 à 37, 39 et 40 de la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés].
En référence au Code Civil, plusieurs circulaires précisent nettement que la détention des insensés est du ressort de la justice. Dans celle du 30 frimaire an 12 (17 septembre 1804), le ministre de l’Intérieur lui-même rappelle aux préfets les principes auxquels ils doivent se conformer, et leur devoir de « veiller avec soin à ce que les autorités qui (leur) sont subordonnées ne s'en écartent jamais » : « les furieux doivent être mis en lieu de sûreté.
Mais ils ne peuvent être détenus qu'en vertu d'un jugement que la famille doit provoquer. » Pour les « individus tombés dans un état de démence ou de fureur », « c'est aux tribunaux seuls » que la loi confie le soin de constater leur état.
« En substituant à ces procédés réguliers une décision arbitraire de l'Administration, on porte atteinte à la liberté personnelle et aux droits civils de l'individu que l'on fait détenir. (…) L'Administration n'est pas plus fondée à remettre en liberté et en possession de leur état, des individus détenus comme insensés par ordre de justice; d'abord, parce qu'il ne lui appartient point de suspendre l'effet des décisions judiciaires, et, de plus, parce que l'état civil des individus n'est ni mis à sa disposition, ni placé sous sa surveillance. »
Dans les années qui suivent apparaissent de façon récurrente dans diverses correspondances les lacunes et ambigüités des textes de référence.
En 1823 encore, le ministre de l'intérieur et le préfet de police polémiquent au sujet de l’interdiction et de la réclusion des insensés, notamment autour d’une contradiction : selon les textes de 1790 et 1791, les fous furieux devraient être mis en lieu de sûreté; mais ils ne pourraient être détenus qu'en vertu d'un jugement.
Il semble au ministre que "c'est équivoquer sur les mots".
« La séquestration d'un individu dont l'interdiction a été prononcée par les tribunaux est légale et ne peut donner lieu à aucune difficulté », mais si l'interdiction est considérée comme un prérequis indispensable pour interner, et qu’elle ne peut être obtenue qu'à l'issue d'une procédure longue, et seulement quand l'état de démence, d'imbécillité ou de fureur est "habituel", le dispositif légal est-il approprié dans les cas d'urgence ?
Dans les départements, il est fréquent que les malades soient gardés en prison en attendant le jugement d'interdiction qui permet de les placer dans une maison d'aliénés. En revanche, les hôpitaux parisiens, Charenton, Bicêtre et La Salpêtrière, sont quasiment exemptés des formalités judiciaires : en 1821, Bicêtre ne compte que 18 interdits sur 651 incurables, et La Salpêtrière 26 sur 1600 malades.
La loi de Ventôse précise que « dans le cas de fureur, si l'interdiction n'est provoquée ni par les époux ni par les parents, elle doit l'être par le ministère public, qui, dans le cas d'imbécillité ou de démence, peut aussi la provoquer contre un individu qui n'a ni époux, ni épouse, ni parents connus. »
Si le ministère public ne peut provoquer d’office l’interdiction des individus qui ont des parents que dans le cas de fureur, que faire des personnes en état d’imbécillité ou de démence dont la famille n’engage pas de procédure ? Ils ne pourront être ni interdits, ni donc séquestrés. De même lorsque l’état n’est pas « habituel ».
D’autre part, la mesure d’interdiction d’un fou furieux provoquée par le ministère public n’entraînant pas de plein droit la séquestration, l’autorité administrative peut-elle et doit-elle le retenir en prison, tant qu’il ne sera pas réclamé par sa famille ou que sa liberté pourra offrir des dangers ?
En somme, dans les années 1820, il apparaît de plus en plus nécessaire qu'une nouvelle loi « prononce dans quels cas et suivant quelles formes cette séquestration pourrait être autorisée, afin de préserver de tout abus les restrictions qu'elle porterait à la liberté individuelle. »
De l'interdiction à l'isolement
Dans les années 1830, au paradigme de l’interdiction, notion juridique, va progressivement se substituer celui de l’isolement, notion médicale.
Lorsqu'en octobre 1832, Esquirol présente sa théorie devant l'Institut, de nombreux aliénistes adhèrent déjà à cette doctrine. L’isolement devient la condition de mise en œuvre et la clé de voûte du Traitement Moral, et l'une de ses principales composantes, « le premier et le plus énergique des moyens de traitement », « indispensable pour la guérison » précise Esquirol.
Les débats parlementaires de 1837-1838 montrent une convergence de ce point de vue médical avec la préoccupation des autorités : l’intérêt de leur traitement, leur sûreté personnelle, celle d’autrui, l’ordre public commandent d’isoler les aliénés de leurs familles et de leurs relations habituelles, de les soumettre à des précautions particulières de surveillance.
L’isolement et l’interdiction étant « deux mesures d'un ordre tout à fait différent » (Falret), elles doivent être indépendantes l’une de l’autre. D’autant que « subordonner les précautions d’isolement à l’interdiction de l’aliéné, ce serait rendre l’interdiction obligatoire, nécessaire pour tous les cas d’aliénation mentale » (p.11 de la Discussion des Députés et des Pairs).
Or, le Code Civil en fait une faculté, et non pas une obligation aux familles, et une obligation au ministère public, mais seulement en cas de fureur habituelle et une possibilité si l’aliéné n’a pas de parents connus.
Le projet de loi du gouvernement, déposé par le Ministre de l’Intérieur sur le bureau de la Chambre le 6 janvier 1837, reconnaît « que l’isolement du malade, dans un but de traitement, ne devait plus être subordonné à l’interdiction », mais que celle-ci doit demeurer « la condition nécessaire de toute séquestration prolongée au delà de deux ans », considérant que la guérison, condition du retour de l’individu à la liberté, est obtenue « dans les établissements où un bon régime de traitement est établi » chez un grand nombre dans les deux premières années : l’autorisation ou l’ordre d’admission ne sont donnés que pour six mois, trois fois renouvelables. Ces deux années une fois écoulées, si l’interdiction n’est pas prononcée, précise l’article IV, le malade doit être remis en liberté.
Cette disposition, abandonnée dans le texte voté en 1838, fut combattue par Falret, qui releva le paradoxe de poursuivre l’interdiction pendant le cours du traitement qui a pour but la guérison, et considère que la plupart des circonstances qui commandent l’isolement d’un aliéné ne peuvent motiver son interdiction. Ce qui renvoie à l’opposition curable – incurable, hôpital de traitement – lieu de relégation : dépôts de mendicité, hospices non spécialisés.
Par ailleurs, il sera décidé après débat que l’ordre sera indéfini quant à sa durée, tout en prévoyant de nouvelles « visites » et avis médicaux. Ce qui a été réformé en 1990, sans toutefois limiter le nombre des renouvellements des arrêtés.
Relevons encore que dans ce premier projet, ni l’admission du malade à l’asile, ni son séjour ne nécessitent l’intervention d’un médecin, pour certifier et contrôler. Seul l’article IV y fait référence, pour ce qui concerne l’avis à transmettre au préfet en vue de la sortie : celui-ci pourra l’ordonner, après avoir pris l’avis d’une Commission de quinze membres, qui se prononce souverainement pour l’admission et contrôle l’avis médical de sortie
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