VIE ET ŒUVRE DE PIERRE JANET
par Isabelle Saillot


Pierre Janet est né en 1859 de Jules Janet et Fanny Hummel.

La famille Janet comptait déjà plusieurs personnalités : Louis, libraire et auteur, Gustave et Ange-Louis (dit Janet-Lange), des graveurs célèbres du 19ème siècle. Son oncle Paul était un important philosophe du spiritualisme fondé par Victor Cousin, qui marqua la jeunesse de son neveu. Paul Janet, cousin de Pierre, dirigea la prestigieuse École Supérieure d’Électricité de Paris, qui deviendra SUPÉLEC, encore dotée aujourd’hui d’un amphithéâtre « Janet ».

Pierre Janet passe son enfance à Bourg-la-Reine, au fond de l’Allée Gabrielle d’Estrée, dans une propriété de style renaissance, qui aurait donné son nom à l’Allée. L’emplacement, à deux pas du cimetière, est aujourd’hui occupé par une résidence. Dans le jardin, il se livrera à une passion de toute sa vie, la botanique, probablement inspiré par l’intense activité botanique qui se déroule alors à Bourg-la-Reine.

Il fréquente le Collège Sainte Barbe des Champs à Fontenay-aux-Roses, puis le lycée Sainte Barbe de Paris.

A l’adolescence, il traverse semble-t-il une crise douloureuse lors de laquelle il perd ses convictions religieuses : c’est alors qu’il se passionne pour la psychologie, surtout la croyance, la volonté, et les sentiments. A l’époque, la psychologie était une spécialité de la philosophie, c’est donc cette voie qu’il choisit pour ses études.

En 1879, il entre à l’École Normale Supérieure, où il devient l’ami de H. Bergson, et obtient son agrégation de philosophie en 1882 (la famille Janet détient le record du nombre de diplômés de l’École Normale Supérieure).

Il sera alors professeur de philosophie au Lycée du Havre pendant près de 7 ans, et gardera tout sa vie un intérêt marqué pour cette discipline, publiant en 1894 un « Manuel du Baccalauréat » de philosophie, qu’il ne cessera de remanier jusqu’en 1923.


En cette fin du 19ème siècle, une autre discipline que la philosophie commence à s’atteler à des questions psychologiques, c’est la médecine, avec Ribot et Charcot. Pierre Janet saisit d’emblée l’importance de ces recherches, et se met au Havre à s’occuper bénévolement des aliénés. L’hôpital psychiatrique du Havre est aujourd’hui l’un des deux au monde à porter son nom, avec le Centre Hospitalier Pierre Janet de Hull, près de Montréal au Canada.

Son ambition est de démarquer la psychologie de son passé philosophique, en critiquant radicalement les anciennes classifications des facultés de l'âme: activité, sensibilité, conscience. A cet effet il propose, à la suite de Ribot, d’opposer à l’introspection « la méthode des sciences naturelles ». Cette méthode consiste donc maintenant à expérimenter sur des sujets en laboratoire. Les phénomènes observés seront « les actes, les gestes, le langage » des sujets.

Au Havre, Pierre Janet se passionne pour l’Automatisme, c’est-à-dire les actes effectués sans que le sujet s’en aperçoive lui-même. Il y voit « une forme rudimentaire de la conscience où l'activité, la sensibilité et l'intelligence se confondent absolument ». Ainsi, étudier l’Automatisme permet d’étudier les trois facultés en même temps et par là même, de réaliser enfin le rêve de Condillac, « réduire une conscience à ses phénomènes élémentaires ».

De 1885 à 1888, il publie une série d’articles de recherche, lesquels seront repris et développés dans sa thèse de philosophie de 1889 « L’Automatisme psychologique. Essai sur les formes inférieures de la conscience ». Ses expérimentations sur ses célèbres sujets Léonie ou Lucie, lui permettent d’emblée une critique radicale des anciennes conceptions sur la volonté, sur le moi, sur l’inconscient et sur les sentiments. Il établit les premières lois de ce qu’il appellera plus tard la Psychologie Dynamique.
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1889 : premières percées de la psychologie dynamique

Nos sensations sont nos actions les plus simples, les plus automatiques. A l’état d’idées isolées, on les trouve dans le sommeil et le rêve chez le sujet sain, la catalepsie chez le sujet malade. Plusieurs idées groupées deviennent des perceptions. Quand on parvient à les isoler, elles se manifestent par des actions plus complexes, moins automatiques, comme les distractions ou les habitudes chez le sujet sain, les somnambulismes chez le sujet malade. Les actions plus complètes sont celles qu’on rencontre ordinairement chez les sujets sains : l’automatisme peut y être faible. L’esprit est capable de rassembler un grand nombre d’idées à la fois, qui donnent accès aux phénomènes des jugements et de la volonté.

Pour Pierre Janet la psychologie historique, celle des philosophes, a fait beaucoup d’erreurs. La volonté n’est nullement nécessaire pour produire des actions complexes, qui la plupart du temps commencent en nous sans que nous en prenions conscience. L’idée du moi n’intervient pas plus, dans nombre de nos actes, en particulier les habitudes ou les distractions. Inversement, plusieurs moi peuvent se développer chez des individus malades, et se manifester soit en même temps (la première et dernière explication du spiritisme dans la recherche) soit successivement (« secondes existences »). Les sentiments, au premier chef desquels le plaisir ou la peine, ne sont nullement le moteur de nos facultés qu’y voyait Condillac, car ils sont bien souvent absents, et les premiers à disparaître en cas de faiblesse (le sujet tombe dans l’indifférence à tout). Enfin la loi de l’association a été très surestimée : la capacité de regrouper des idées est la « synthèse », et les associations ne sont que d’anciennes synthèses reproduites par automatisme.

Avec Pierre Janet, la hiérarchie des degrés de conscience devient celle de nos degrés d’action dans la réalité quotidienne.


Sa thèse reçoit immédiatement le plus grand retentissement (à l’heure actuelle encore son livre le plus réédité), et le rend célèbre d’un seul coup. Il impressionne Charcot qui lui confie la direction du laboratoire de psychologie de la Salpêtrière. Il a tout juste 30 ans et n’est même pas médecin !

Pierre Janet s’installe alors à Paris, où il habitera pendant quarante ans rue de Varenne. Tout en enseignant la philosophie au lycée et la psychologie à la Sorbonne, il s’engage dans une thèse de médecine où il approfondit l’aspect psychopathologique de sa première thèse. Il est docteur en médecine en 1893, sur le thème « Contribution à l’étude des accidents mentaux chez les hystériques ».

Il se marie en 1894 avec Marguerite Duchesne, dont il aura trois enfants, Hélène, Fanny et Michel. En 1901 il fonde la Société de Psychologie, deuxième au monde après celle des Etats-Unis, qui deviendra plus tard, et jusqu’à nos jours, la Société Française de Psychologie.

En 1902, il est nommé Professeur au Collège de France, à la chaire de « Psychologie expérimentale et comparée » de Ribot. En matière d’enseignement, il se consacre dorénavant entièrement à cette charge, mais conserve sa pratique de psychiatre, et sa recherche de psychologie à la Salpêtrière, qu’il arrêtera en 1910 suite à la malheureuse fermeture de son laboratoire. Il fonde en 1903 le Journal de Psychologie Normale et Pathologique.

Jusqu’aux années 1920, Pierre Janet déploie deux activités principales, consacrées à approfondir de façon complémentaire ses concepts psychologiques. Il est invité dans le monde entier pour donner des cours et des conférences, où son succès international est considérable. Sa famille raconte qu’en Argentine, la foule enthousiaste jette des fleurs sur son train !

1) D’une part il développe l’étude expérimentale des pathologies mentales, publiant une impressionnante somme de résultats sous forme d’articles de recherche et de livres, souvent traduits en plusieurs langues, qui constituent aujourd’hui la base la plus active de sa redécouverte. En 1894 il augmente sa thèse de médecine d’un second volume dont la somme devient « L’Etat mental des hystériques », puis complète ces études par de nombreux articles de recherche, qui sont résumés dans « Névroses et idées fixes » (1898). En 1903, il développe son étude d’une pathologie différente de l’hystérie, la « psychasthénie », et résume ses recherches dans « Les obsessions et la psychasthénie ». En 1909, un petit volume intitulé « Les névroses » fait une synthèse de ses recherches comparées sur l’hystérie et la psychasthénie.


Révolutions psychopathologiques : idées fixes et dissociation

Pour Pierre Janet, la psychiatrie se trompe en « inventant » pratiquement une maladie par symptôme (phobie, angoisse, dépression, cyclothymie, drogue, dérivation somatique, etc.) alors qu’en fait, c’est un sujet, une personnalité, qui est malade dans son ensemble. L’erreur a été de ne pas voir que tant que le sujet est malade, ses symptômes changent continuellement au fil des mois ou des années : tel patient agoraphobe cesse de l’être et tombe dans la boulimie. Tel patient dépressif se « remonte » en devenant alcoolique. Ainsi, identifier un patient à son symptôme actuel n’a pas de sens. Il faut certes traiter le symptôme, mais avant tout l’individu.
Du fait de ces erreurs cliniques, pour Pierre Janet les pathologies mentales ont été trop subdivisées : à part les psychoses, on peut distinguer deux grands ensembles, la psychasthénie et l’hystérie. Psychasthénie et hystérie sont toutes deux des faiblesses du moi, et se caractérisent principalement par des obsessions, ou « idées fixes ».

Dans la psychasthénie, les idées fixes sont conscientes et continuelles, bien connues du sujet, qui s’en désole et cherche vainement à les combattre. Dans l’hystérie, les idées fixes sont subconscientes, et ne se manifestent que soudainement, à l’insu du sujet qui n’en prend pas conscience : il y a « dissociation » d’un système psychologique du reste de la personnalité.

Psychasthénie et hystérie se traitent avant tout en remontant la force du moi, ensuite en s’attaquant progressivement aux idées fixes, par des méthodes différentes selon qu’elles sont conscientes ou subconscientes, puis en intégrant les acquis de la cure à la personnalité renforcée et réunifiée.


Enfin, en 1919, « Les médications psychologiques » critiquent les psychothérapies – non sans humour – sur la base de leurs lacunes psychologiques. Cet ouvrage de 1500 pages en 3 volumes sera utilement résumé par un petit volume intitulé « La médecine psychologique » (1923), l’un des livres de Pierre Janet les plus intéressants, complets, et drôles.

2) D’autre part, dans ses leçons au Collège de France, il construit une psychologie fondamentale de la conduite dont les premiers thèmes sont les mouvements, la conscience, la perception, les sentiments, les émotions, les fatigues, la force et la faiblesse (1902-1910). A partir de 1910, il élabore désormais une psychologie des « tendances » qui englobe et fonde la psychologie des conduites commencée dans les années 1880.


À partir des années 20, Pierre Janet développe surtout sa psychologie fondamentale, ce qui ne l’empêche pas de présider pendant plusieurs années une prestigieuse organisation psychiatrique, la Société Médico-Psychologique, encore active aujourd’hui. Le tournant est visible par les articles de recherche publiés en 1924 et 1925, qui trouveront une extension dans une somme de 700 pages : « De l'angoisse à l'extase » (1926-1928) entièrement consacrée à la définition des niveaux de la croyance et du sentiment. Sa hiérarchie des tendances soutient une ouverture de plus en plus nette à divers courants de la psychologie qui donneront plus tard son visage à la recherche contemporaine : psychologie animale, psychologie de l’enfant, ethno et paléo-psychologie, outre que certaines de ses préoccupations relèvent directement de ce qu’on appelle aujourd’hui la psychologie cognitive (perception, motricité, raisonnement). Ces travaux inspirent directement, par exemple, les premières recherches de Jean Piaget. Plusieurs livres regroupent et résument ses articles de recherche et ses cours au Collège de France : « Les Stades de l'évolution psychologique » (1926), « La pensée intérieure et ses troubles » (1927), « L'évolution de la mémoire et de la notion du temps » (1928), « L'évolution psychologique de la personnalité » (1929), et en 1932 : « La force et la faiblesse psychologiques », « L'amour et la haine », « Les débuts de l'intelligence », « L'intelligence avant le langage ».


La psychologie dynamique des conduites et des tendances

Toute action, toute conduite, est commandée par une tendance. Des tendances différentes peuvent commander la même conduite : la conduite de la couture peut être commandée par la tendance à gagner de l'argent dans son métier, ou à réparer les vêtements de famille. Inversement, la même tendance peut commander des conduites différentes : la tendance à lire peut commander de se rendre dans son salon ou à la bibliothèque.

Les tendances suivent une hiérarchie de complexité statistique. Ainsi, les tendances perceptives sont généralement moins complexes que les tendances sociales, elles-mêmes plus aisées que les tendances expérimentales.

Mais les tendances suivent aussi une subtile hiérarchie individuelle, ou dynamique, qui peut s’éloigner plus ou moins de la hiérarchie statistique : chaque tendance est munie d'une charge, c'est à dire d'une réserve intrinsèque de Force, qui détermine la facilité avec laquelle elle commande une conduite. La nature et la charge de nos diverses tendances constitue ainsi nos compétences et nos goûts, c'est à dire notre caractère. Identifier nos tendances est le rôle de l'analyse psychologique.


Pierre Janet cesse son enseignement au Collège de France en 1934, mais reste actif en publiant encore de nombreux articles de recherche dans diverses revues internationales, en recevant toujours des patients, et en participant à divers colloques en France et à l’étranger, où il est invité. Jusqu’à sa disparition, il travaillait à une vaste synthèse, restée inachevée et inédite, sur la hiérarchie des types de croyances, et leur développement dans l’histoire sous les formes de la religion, de la philosophie et de la science.
Il s’éteint en février 1947 à 88 ans d’une congestion pulmonaire. Il est inhumé à Bourg-la-Reine aux côtés des siens, et depuis 2003, en collaboration avec l’Institut Pierre Janet, sa tombe est entretenue, fleurie et valorisée par la municipalité de Bourg-la-Reine.

Les témoignages de la famille Janet, de ceux qui l’ont connu, et la lecture de ses œuvres, convergent pour donner de Pierre Janet l’image d’un homme profondément humaniste, gai et optimiste, doté d’un moral d’acier et d’une bonne humeur immuable. Dans les réunions de famille ou entre amis, il semble qu’il préférait de loin rire et plaisanter que de parler sérieusement !

Il adorait ses enfants et ses petits-enfants, s’en occupait beaucoup et jouaient souvent avec eux, en leur proposant par exemples des pliages, dont il était expert ! Sa famille témoigne que c’est lui qui se levait la nuit pour calmer des petits pleurs… Passionné de botanique, surtout les plantes grasses, il passa sa vie à constituer un herbier à partir d’échantillons recueillis dans le monde entier à l’occasion de ses voyages universitaires, qui avec le temps, devint tout à fait exceptionnel, et finit par occuper une pièce entière de son appartement. Grand amateur de poésie, il connaissait des milliers de vers et se livrait à de joyeux concours avec son ami Georges Dumas.

Ayant vécu trois affreuses guerres européennes (1870, 1914, 1939) tiraillé entre ses familles allemande (sa mère) et française (son père), il ne se départit pourtant jamais d’une confiance inébranlable en l’humanité et en ses progrès, tant techniques que psychologiques. N’ayant jamais créé d’école, fervent soutien de la recherche, il ne considérait les théories, les siennes au premier chef, que comme des modes passagères, des étapes historiques aussi nécessaires qu’imparfaites vers une compréhension toujours meilleure et plus complète de la nature.

Actuellement, de nombreux résultats de Pierre Janet bénéficient d’une redécouverte dans la recherche internationale.

La neuroscience affective (Damasio), ne cesse de se développer dans les laboratoires et redécouvre enfin le lien établi par Pierre Janet entre l’émotion et la capacité d’action. Des approches neurologiques (Berthoz) prouvent que la perception est une action, dans les termes que Pierre Janet concevait dès les années 1880.

Des recherches sur la mémoire (Nicolas) montrent enfin son lien janétien à la personnalité et à la conscience. La psychologie cognitive (Richard) nous rappelle comme Pierre Janet, que les outils sont mieux caractérisés par les actes que nous leur appliquons que par leur forme.

Depuis peu, la psychopathologie internationale utilise de plus en plus les résultats de Pierre Janet sur la dissociation consécutive à un traumatisme, qui viennent d’être intégrés au manuel international de diagnostic des maladies mentales (DSM).

La Société Internationale pour l'Étude de la Dissociation (ISSD) organise un Prix Pierre Janet tous les ans.

La théorie de la Structural Dissociation d'Onno van der Hart et ses collègues, est le fleuron de ces recherches janétiennes de pointe. Les associations, conférences, mémoires de recherche, rééditions et traductions consacrées à Pierre Janet sont en pleine expansion, sur tous les continents, et ces initiatives sont désormais soutenues et coordonnées par l’Institut Pierre Janet, fondé à Paris en 2004 par I. Saillot.

 

Isabelle Saillot, « Vie et œuvre de Pierre Janet », mars 2006

Voir aussi la biographie succincte de Pierre (Marie Félix) JANET Paris 30 mai 1859 / Paris 27 février 1947