Philippe Pinel en 1784 |
Résumé Philippe
Pinel (1745-1826), le plus illustre des aliénistes français,
fut interdit d'exercice sous L'Ancien Régime à Paris parce
que docteur d'une faculté de province. Par deux fois candidat malheureux
à un concours qui lui aurait offert les moyens de reprendre ses
études, il se voit également refuser en 1784 un office à
la Cour. Les circonstances de ces échecs sont ici réévoquées
à la lumière de divers documents, pour certains inédits. Philippe
Pinel in 1784. A "foreign" physician in front of the Paris Faculty
of Medicine |
Jusqu'à
sa prise de fonction à Bicêtre en septembre 1793, Philippe
Pinel semble n'avoir eu que très peu d'occasions d'exercer la médecine.
Depuis sa réception comme docteur de la Faculté de Toulouse
vingt ans plus tôt, il n'aura guère effectué à
Paris, où il est arrivé en 1778, que quelques consultations
dans des maisons de finance, et à la maison de santé de Jacques
Belhomme rue de Charonne.
Si sa pratique a été sous l'Ancien Régime aussi limitée et discrète, c'est que, comme tout médecin diplômé d'une autre faculté que Paris, il était interdit d'exercice dans la capitale. Cette interdiction, obtenue à Paris dès le XVIIème siècle par une faculté soucieuse de préserver ses privilèges et de limiter la concurrence, et confirmée par l'Edit de Marly était inscrite dans les statuts: Arrêt du Parlement du 1er mars 1644, Edit royal de Marly du 18 mars 1707, et Statuts de 1751, article 74: "Nul ne pourra exercer la médecine à Paris s'il n'est reçu docteur ou licencié dans la Faculté de médecine de cette ville et s'il n'y a été admis à la manière accoutumée et s'il ne fait pas partie du corps des médecins royaux, comme médecins du Roi très chrétien ou de sa famille". Les contrevenants s'exposaient à de lourdes sanctions que le doyen de la faculté n'hésitait pas à requérir devant la juridiction du Châtelet: en 1769, Imbert, docteur de Montpellier, en 1770 Ernon, docteur de Liège, et de Brotonne, docteur de Reims sont ainsi condamnés à 500 livres d'amende avec publicité de l'arrêt. Le médecin "étranger" souhaitant légaliser sa situation pouvait bien sûr repasser par les bancs de la faculté parisienne. C'est ce à quoi se résoud Philippe Pinel en 1782, non sans avoir d'ailleurs longuement hésité, persuadé qu'un médecin doit "nécessairement être d'un certain âge pour inspirer la confiance". "Cette ville (Paris) me plaît dans l'état où je me trouve, je l'aurais en aversion s'il fallait y exercer la médecine; je ne vois dans ceux qui exercent ici cette profession respectable que bassesses et intrigues, et aucune de ces qualités qui méritent la considération et l'estime. D'ailleurs, quand je voudrais me fixer dans ce séjour, le défaut de fortune m'opposerait toujours un obstacle; il faut ici nécessairement du luxe et de la dépense. Au surplus, il paraîtra peut-être à certaines personnes que je suis long à prendre un parti; mais on sait la fatalité attachée à la profession du médecin, il faut nécessairement être d'un certain âge pour inspirer la confiance; rien ne peut suppléer au nombre des années, à moins d'aller se fixer dans une petite ville" (lettre à son frère Pierre, 8 décembre 1778). Dans une lettre du 12 janvier 1784, à ce même frère regrettant d'avoir choisi la prêtrise plutôt que la médecine, Pinel écrit : "La médecine est sans doute une belle chose, mais si tu savais le nombre d'années qu'il faut pour en bien posséder les principes, et les circonstances rares où il faut se trouver; si tu connaissais en outre les désagréments qu'offre sans cesse la pratique, quand on est obligé d'en faire un état de lucre, tu n'aurais certainement point regret de ne pas avoir pris ce parti". Neuf lettres de Pinel adressées à ses frères Pierre et Louis et à son ami Desfontaines, et datées de 1778 à l'an IV, ont été publiées par son neveu Casimir Pinel dans divers numéros de la "Gazette hebdomadaire de médecine" en 1858 et 1859, puis par Semelaigne (1888, pp. 137 - 169). |
Mais Pinel
est peu fortuné - il vit de cours particuliers de mathématiques
(deux élèves, messieurs de Thelusson et de Saint James,
lui ont été fournis par Jacques Antoine Joseph Cousin, mathématicien
membre de l'Académie des sciences) - et la réinscription
engage à des frais importants, de quelques centaines à plusieurs
milliers de livres selon le degré auquel il serait admis à
reprendre ses études.
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Le 9 février
1782, la Faculté enregistre les candidatures, au nombre de quatre,
et nomme les examinateurs des lettres des concurrents. "Comitia
mensis februarii 1784 |
En février
1784, il remet ses lettres testimoniales pour qu'elles soient examinées
par les six docteurs régents élus à cet effet.
La relation manuscrite de leur jugement est parvenue jusqu'à nous. Elle est conservée à la Bibliothèque de l'Institut dans les papiers de Cuvier, avec le brouillon du manuscrit de son Eloge de Philippe Pinel et divers documents Bibl. Institut, Fonds Cuvier, Liasse 212, p.2. Quatre autres documents (une notice biographique rédigée pour la circonstance par Scipion, un manuscrit de Philippe Pinel intitulé "Projet de réforme de l'enseignement de l'art de guérir" datable de 1790, un certificat de présence à Bicêtre du onze frimaire an II, et une lettre de la Commission des Secours publics informant Pinel de sa nomination à la Salpêtrière, ont été publiés par G. Bollotte) confiés en 1827 par Scipion Pinel, fils de l'illustre aliéniste, au Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences. A la suite d'un premier envoi, Scipion avait adressé à Cuvier une nouvelle lettre datée du 15 mai 1827 et accompagnée d'un certificat de la Faculté de Paris. "Monsieur le Baron, ayant reconnu que les premiers renseignemens que j'avais eu l'honneur de vous remettre, étaient inexacts sous le rapport des dates auxquelles mon père a été reçu docteur en médecine à Toulouse, ou son temps qu'il a passé à l'Ecole de Montpellier, je vous ai adressé le certificat qui lui fut donné lorsqu'il se présenta à la faculté de Paris pour le concours d'une chaire vacante. Ce certificat est précieux en ce qu'il constate la date de sa réception, dont je n'ai pu trouver aucune trace, ni dans ses papiers, ni dans les archives de l'Ecole de Toulouse qui furent anéanties pendant la révolution. D'après de nouveaux renseignemens, je crois pouvoir vous affirmer que reçu docteur en médecine en 1773 à Toulouse, il passa ensuite trois années à Montpellier, puis qu'il se rendit à Paris. Les premiers renseignemens m'avaient été donnés par son frère professeur émérite au Collège de Nismes, il parait que sa mémoire aurait été infidèle ou qu'il aura été induit en erreur par des communications peu exactes. Du reste, je crois que M. Pariset a assez bien rétabli les dates dans le discours qu'il a prononcé dans la séance annuelle de l'académie de médecine. Je n'ai pu trouver dans les papiers de mon père aucun diplôme, ni aucune autre pièce relative à ses premières années. Si vous aviez encore besoin de quelque explication, veuillez disposer entièrement de ma personne, et me croire Monsieur le Baron, avec la plus haute considération votre dévoué et reconnaissant serviteur (S. Pinel)". Ce certificat, qui indique la date de réception de Philippe Pinel à Toulouse, lui avait bien été remis lors de son deuxième concours pour le prix de Diest, et non pour le concours d'une chaire vacante comme l'écrit Scipion. L'acte, rédigé en latin et dont nous proposons une traduction, exprime le respect scrupuleux des traditions héritées des anciens, Hippocrate, Aristote et Galien vénérés comme les dieux d'une religion dont la très salubre faculté de Paris est le temple, pour quelques années encore. |
"Expositio judicii Doctorum Regentium, qui a saluberrima Facultate prpositi fuere, ad examinandas litteras testimoniales Di Phylippi Pinel pro concursu medico anni 1784
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Bien que
Pinel soit seul candidat, la Faculté organise le concours. |
Peu auparavant,
Pinel avait tenté de recourir à la seule autre possibilité
offerte aux médecins "étrangers" désireux
de pratiquer légalement leur art à Paris: tenter d'obtenir
un office à la Cour.
Etre admis à servir auprès de la famille royale donnait en effet, selon l'Edit de 1707, le privilège de libre exercice sur toute l'étendue du royaume. Pinel, recommandé par son ami Desfontaines auprès de Le Monnier, premier médecin du Roi, présente donc sa candidature à la charge de médecin de Mesdames Adélaïde et Victoire, tantes du Roi. Mais "lorsqu'il se présenta sa timidité le rendit muet, ces princesses se firent une fausse idée et il fut encore obligé de renoncer à cette lueur de fortune" (Cuvier). Et c'est Cornette qui, le 27 février 1784, obtient le brevet de médecin ordinaire de Mesdames de France, avec trois mille livres de gages (A.N., O1 127, f°66-67. Claude-Melchior Cornette, fils d'un ferronnier de Besançon où il naît le 1er mars 1744, docteur de Montpellier, disciple de Lassone, était depuis 1779 membre de l'Académie des Sciences. En 1789, il achète la place de Premier médecin des Ecuries d'Artois). L'année précédente, Pinel a cependant obtenu le poste de rédacteur de la Gazette de santé, revue médicale fondée en 1776, qui lui assure sa subsistance: « Le journal dont je suis chargé m'assure une honnête existence, sans me mettre dans la dépendance de personne, mais cependant en me rendant aussi utile que je puis » (lettre à son frère Pierre, Paris, 12 janvier 1784). Fondée par Gensanne, dirigée par Paulet puis Pinel, la Gazette de santé est absorbée en 1790 par le Journal de Médecine de Roux. En 1784, ayant apparemment renoncé à son projet universitaire, il se consacre désormais à la direction du journal, à la publication de divers articles (dans la Gazette de santé, le Journal de physique,1787, 1788, 1789 et 1791, le Journal gratuit de santé, 1790, la Médecine éclairée par les sciences physiques, 1791, 1792) et à la traduction d'un ouvrage du médecin anglais William Cullen : Institutions de médecine pratique, traduites sur la quatrième et dernière édition de l'ouvrage anglois...; Paris, Pierre-J. Duplain et Versailles, chez André, 1785, 2 vol. : Tome premier ; Tome second. En 1788 était parue sa traduction de l'ouvrage de Giorgio Baglivi édité à Lyon en 1745: Opera omnia medico-practica et anatomica ...Notis illustravit et præfatus est / Ph. Pinel ; Parisiis, sumptibus P.J. Duplain, 1788; 2 vol. Il fréquente également le salon de Mme Helvetius et ses habitués, Condorcet, Lavoisier, Savary, Thouret, Cabanis et Roussel. Dans le courant de la même année, il s'installe hôtel des Quatre Nations, rue des Maçons (rue Champollion), s'essaie au magnétisme ("J'ai fréquenté le baquet et même magnétisé chez M. Delon pendant environ deux mois. Cela a abouti à quelque petite aventure galante, et, quand la raison s'endort, j'ai un peu de penchant à prescrire aux dames la charmante manuvre du magnétisme", Lettre à Desfontaines, 27 novembre 1784) et profite d'un assouplissement des règles d'exercice de la médecine pour soigner quelques malades notamment dans des maisons de commerce : "(M. Cousin) m'a chargé, en dernier lieu, de traiter d'une fièvre l'enfant d'une personne de sa connaissance, ce que j'ai fait à la satisfaction, à ce qu'il me paraît, de tout le monde... Du reste, mes affaires vont très bien ici, et je puis me passer désormais de montrer les mathématiques. J'ai quelques maisons de finance dont je suis le médecin" (Lettre à Desfontaines, 27 novembre 1784). Puis il devient, dès 1786 (P. Pinel. Traité médico-philosophique, 2ème éd., 1809, p.383), l'un des médecins consultants de la maison Belhomme, rue de Charonne, sa première expérience pratique des soins aux aliénés d'esprit qu'il n'évoquera guère plus tard que pour dénoncer les "obstacles à l'application des remèdes moraux" rencontrés dans la pension (P. Pinel. Traité médico-philosophique, 1ère éd., 1801, p.51). Survient la Révolution. Comme premier médecin d'Adélaïde, Cornette accompagne en 1791 les tantes du Roi en émigration à Rome avec son confrère Pierre-(Louis)-Marie Maloet (né en 1730, docteur régent en 1752 de la Faculté de Paris, nommé premier médecin de Mesdames le 31 mai 1773. Il rentre d'émigration ruiné, mais sera nommé l'un des quatre médecins consultants de l'Empereur et meurt le 22 août 1810), premier médecin de Victoire. Porté sur la liste des émigrés, Cornette perd tous ses biens et meurt à Rome le 11 mai 1794. A cette date, Pinel est médecin en chef de Bicêtre et en décembre de la même année sera nommé professeur de la nouvelle Ecole de santé de Paris. A 50 ans, il débute la prestigieuse carrière qui lui avait été refusée sous l'Ancien Régime. |
Bibliographie Bollotte
Gabriel, 1968 |
Michel Caire, «Philippe Pinel en 1784. Un médecin "étranger" devant la Faculté de médecine de Paris», Histoire des sciences médicales, 1995, XXIX, n°3; 243-251 (communication devant la Société Française d'Histoire de la Médecine (Paris), séance du 26 mars 1994) |