L'hécatombe
Dès
1940, Maison-Blanche vit un terrible drame : le taux de mortalité
annuel, qui était de l'ordre de 10% avant l'Occupation, passe à
plus de 14% en 1940, plus de 28% en 1941, et à 29,35% en 1942.
On compte, pour la seule année 1941, 694 décès.
Parmi les 69 malades entrées à Maison-Blanche en mai-juin
1941, 29, soit 42% meurent dans les dix huit mois. Ce taux de mortalité
des entrants, qui est de 29% pour l'ensemble des hôpitaux psychiatriques
de la Seine, monte à près de 65% chez les malades âgés
de plus de 65 ans.
Dans toutes les sections, la mort fauche par centaines des malades
amaigries et mal vêtues, regroupées dans des pavillons peu
éclairés, mal entretenus et peu chauffés.
Les premières à mourir sont naturellement les malades isolées,
tandis que la courbe de poids de celles qui reçoivent des visites
et des colis reste souvent plate.
Une communication intitulée Résurgence des instincts
alimentaires à la faveur de la disette chez des psychopathes
est présentée en novembre 1943 par Jacques Vié, médecin
chef de la 5ème section et son interne Pierre Marty devant la Société
médico-psychologique. Elle évoque des malades dont toute
l'activité s'est orientée vers l'acquisition de substances
alimentaires. Les malades employées aux épluchures
dévorent les légumes crus (...). Celles qui jouissent de
quelque liberté récoltaient, surtout en 1942, les champignons
par kilogrammes dans les pelouses de l'asile et les consommaient crus,
sur place. Beaucoup ont mangé de l'herbe dans les cours, choisissant
parfois le pissenlit, le trèfle ou le plantain.
Certains termes reviennent souvent dans les observations des infirmières
: malade réclamant souvent de la nourriture, croit toujours
être plus mal servie que les autres, toujours pénible,
se jette sur toute la nourriture... toujours se plaint de ne pas assez
manger... difficile à maintenir, vole aux autres malades... vole
le manger de sa voisine... doit être isolée au moment des
repas sinon vole ses compagnes... La faim, colore certaines idées
délirantes d'auto-accusation: je suis une voleuse, depuis que
je suis à l'hôpital, je mange sans ticket... Une femme
de 47 ans qui récrimine souvent au sujet de la nourriture
et réclame beaucoup , s'imagine toujours avoir une portion
moins grosse que ses compagnes. Son poids a décru de 64 kgs
500 en avril 1940 à 39 kgs en mai 1942. Bien que passée
au régime de la viande le 6 mars 1942, et malgré les
traitements -Stovarsol*, sérum antidysentérique, extraits
surrénaux-, elle meurt peu après de cachexie progressive
avec entérite.
Les nouvelles adressées à la famille par le médecin
sont généralement fort claires : pour une malade dont le
poids passe de 70 kgs en janvier 1941 à 37 kgs en avril 1942, le
médecin écrit au mari : quant à l'état
général, il y a un très gros amaigrissement (...)
elle a maigri de façon notable. Cela ne s'explique que par l'alimentation.
Il semble évident que la mortalité de celles qui reçoivent
des visites et des colis est moindre, leurs courbes de poids sont plates,
tandis que les courbes de poids les plus "descendantes" concernent
des malades isolées.
Hors de l'hôpital aussi, la mortalité est élevée,
notamment chez les personnes âgées. Mais si l'on compare
le nombre des décès dans la population de Neuilly-sur-Marne
non hospitalisée à celui des deux hôpitaux psychiatriques
situés dans la commune, Maison-Blanche et de Ville-Evrard, le rapport
qui était de un à six de 1930 à 1939 passe en 1940
à un pour neuf (71 décès contre 616). En 1941, il
est de 1 pour 17 (64 décès contre 1108) et 1 pour 19 dans
les premiers mois de 1942.
La cause principale de cette hécatombe est évidente, et
le directeur de Maison-Blanche ne la dissimule pas dans son Rapport
au Préfet de la Seine pour 1941, Aucune épidémie
n'a sévi et il faut rechercher les causes anormales de mortalité
dans le régime alimentaire auquel sont soumises nos malades:
En 1941, le nombre de décès s'est accru, jusqu'à
atteindre le double de celui enregistré l'année précédente
bien que le chiffre moyen de la population soit en régression
(...) Aucune épidémie n'a sévi et il faut
rechercher les causes anormales de mortalité dans le régime
alimentaire auquel sont soumises nos malades. Quelques hausses dans le
graphique se sont également manifestées aux époques
où normalement on commençait ou arrêtait le chauffage
et dont l'une a été retardée et l'autre avancée.
L'approvisionnement manque, et l'aggravation s'est surtout accusée
en ce qui concerne l'alimentation, et nos malades n'ont vu apporter aucune
amélioration au régime de l'année précédente.
Le rationnement qui, en 1940, n'affectait que quelques denrées,
s'est peu à peu étendu à d'autres produits et à
l'heure actuelle, on peut dire que les aliments dont le marché
reste libre ne sont que l'exception.
D'autre part, nous n'avions plus à notre disposition les quelques
réserves avec lesquelles nous abordions l'année 1940 et
nous avons dû trouver, sur place, les ressources qui nous étaient
nécessaires. C'est surtout dans la consommation des légumes
frais que cet effort a dû être fourni, l'Assistance Publique
nous ayant assez fortement réduit cette fourniture. Les ressources
nouvelles ont été développées de trois façons
différentes:
I°- Par la création, sous les auspices de Mr le Directeur des
Affaires départementales, d'un groupement d'achats, commun aux
hôpitaux psychiatriques et autres établissements départementaux.
2°- Par l'exploitation, sur le domaine de notre établissement
de cultures maraichères dont le rendement a constitué un
appoint appréciable.
3°- Par les achats effectués dans la région par le Chef
des Services Economiques.
(...) Les parties cultivables ont été encore augmentées
et il est permis d'espérer un résultat plus important encore
pour 1942.
Le total de ces réceptions nous a permis de rétablir dans
le second semestre de 1941 un service de légumes au repas du soir
des malades, pratique que nous avons continuée jusqu'à ce
jour. Il en résulte que, pendant les jours sans viande, nous donnons
deux services de légumes au déjeuner et un service de légumes
au dîner, soit une consommation journalière d'environ 3.000
Kilogs.
Il est, malheureusement, improbable que cette pratique puisse être
continuée car l'état du marché s'est considérablement
aggravé et nous éprouvons, actuellement, les plus grosses
difficultés pour notre ravitaillement en légumes frais.
Inutile de signaler qu'il nous a été impossible de constituer
un stock de base et que les silos que nous avions ouverts ont dû
être entamés bien avant l'époque prévue.
Pour les denrées contingentées nous avons reçu assez
régulièrement, dans la limite des prestations réglementaires,
les quantités nécessaires à la subsistance des hospitalisées,
toutes classées dans la catégorie "Adultes" et,
sous ce rapport, la situation n'appelle aucune remarque particulière,
étant entendu que ce rationnement s'est exercé dans un sens
plus limitatif que l'année précédente.
(Archives de Maison-Blanche, Compte moral, Année 1941).
Ainsi donc, plusieurs dispositions régionales et locales ont
été prises, dont la mise en culture maraichère des
terrains de l'hôpital, et la création d'un groupement d'achats
commun aux établissements départementaux (Arrêté
signé T. Girod, Directeur des Affaires départementales,
17 juin 1941. A.N., F23 IGR 122, dossier Seine-et-Oise 1942).
Ce centre d'achat dont bénéficient les quatre hôpitaux
psychiatriques installés en Seine-et-Oise, a pour but d'assurer
l'approvisionnement supplémentaire en légumes frais et fruits
pour les hôpitaux psychiatriques, les hôpitaux, maisons de
retraites, écoles et instituts de la Préfecture de la Seine.
Les camions transportant les marchandises pour le compte du Groupement
d'achats sont pourtant parfois arrêtés par la police économique
de Seine-et-Oise (A.N., F23 IGR 122, dossier Seine-et-Oise 1942).
Mondor, sous-directeur des Affaires départementales de la Préfecture
de la Seine, obtient en juin 1942 de la Direction départementale
du ravitaillement général le droit pour les hôpitaux
d'acheter "en culture", c'est-à-dire directement aux
producteurs (A.N., F23 IGR 122, dossier Seine-et-Oise 1942). Les
hôpitaux ne pouvaient auparavant acheter qu'aux Halles.
On lutte aussi contre les vols, les fraudes et le "coulage".
Les détournements de nourriture au détriment des malades
hospitalisés en psychiatrie ont-ils été "importants",
comme l'écrit Régis Guyotat dans Le Monde du 17 octobre
2003?
Nous n'en avons retrouvé qu'un seul cas dans les nombreux dossiers
du personnel consultés (voir notre document: Le
coulage): il s'agit d'une surveillante, dans le vestiaire de laquelle
sont retrouvés le 4 Juillet 1942 divers objets volés, et
du pain, enveloppé dans un torchon. Pour le directeur de l'hôpital,
ce qui est le plus grave, ce sont les 500 grammes de Pain, qui,
incontestablement, provenaient d'un prélèvement opéré
sur la ration des malades. Et les collègues de la surveillante
n'hésitent pas à l'accuser d'une façon formelle,
de s'approprier les provisions et même le menu journalier des malades...
En raison de la gravité des faits reprochés,
elle est relevée de ses fonctions pour inaptitude morale, et réformée
par arrêté préfectoral.
Un poste de surveillant-contrôleur des services intérieurs
de Maison-Blanche est créé en janvier 1943, chargé
de réprimer les détournements et les larcins : volailles
enlevées dans les poulaillers des agents logés, vols de
bicyclettes, de pommes de terre, de linge, etc. Vu l'hostilité
dont son titulaire est victime, le poste sera supprimé en 1945.
Par ailleurs, plusieurs dispositions visant à améliorer
la situation des infirmières sont prises, et en premier lieu le
bénéfice de la carte "T", par assimilation aux
travailleurs dits "lourds" ou "de force".
Les agents logés du personnel secondaires se voient en outre attribuer
en 1943 des parcelles de terrain d'environ 400 m2 pour la culture de légumes
de consommation personnelle, et la possibilité d'y édifier
des poulaillers. Remarquons toutefois que cette allocation ne résoud
pas tous les problèmes, puisque les semences sont, elles aussi,
rationnées (O.F.I., 23 décembre 1942: La carte de
jardinage et l'acquisition de graines de semence potagères. Vichy,
23 Décembre. La carte de jardinage établie par le Ministère
de l'Agriculture a été délivrée dans toutes
les communes par les soins des mairies au cours des mois d'Octobre et
de Novembre. Tout exploitant d'un jardin doit être actuellement
en possession de cette carte et des feuilles de tickets permettant l'obtention
des semences. (...) Les collectivités n'ont pas reçu de
carte de jardinage, mais les bons de semence délivrés par
les préfectures départementales. (...) Ces collectivités
devront remettre les bons à un marchand grainier de leur choix.
(...) (A.N., 72 AJ 1853, dr Rationnement alimentaire)
Mieux encore: une cantine pour le personnel ouvre en décembre 1942,
sur le modèle prévu par la loi du 9 septembre 1942.
Dans une note du 9 décembre 1942 ayant pour objet la Création
d'une cantine et adressée aux Directeurs des Etablissements
départementaux d'assistance, le Directeur des Affaires Départementales
se réfère précisément à un essai
qui s'est poursuivi au cours du mois de Novembre dans les hôpitaux
psychiatriques de VILLE-EVRARD et de MAISON-BLANCHE. Il y souligne
que l'un des principes parmi les plus formel est la séparation
absolue entre l'administration de la cantine et l'administration de l'établissement.
En aucun cas, il ne devra y avoir mélange des denrées destinées
à vos administrés avec celles destinées à
votre personnel. A la cuisine, les menus devront être différents
et exécutés dans des récipients différents.
Des attributions spéciales de vin, pommes de terre, pâtes,
légumes secs, sans contrepartie de tickets, sont allouées
à ces cantines et consenties mensuellement au établissements
sur présentation d'un état d'effectif. A Maison-Blanche,
13.850 repas sont servis en 1943.
|