TRANSFUSION,
s.f., transfusio, du verbe transfundere, transvaser, verser d'un vase
dans un autre; l'action de faire passer le sang du corps d'un animal dans
celui d'un autre; opération contraire aux principes de la saine
physiologie et défendue par l'autorité publique sous les peines les plus rigoureuses.
Cette opération fit beaucoup de bruit dans le monde médical
vers le milieu du 17e. siècle, depuis les années 1664 et
suivantes jusqu'en 1668; sa célébrité commença
en Angleterre, et fut, suivant l'opinion la plus reçue, l'ouvrage
du docteur Wren, fameux médecin anglais; elle se répandit
de là en Allemagne par les écrits de Major, professeur en
médecine à Kiel; la transfusion ne fut essayée en
France qu'en 1666; Denis et Emmerets furent les premiers qui la pratiquèrent
à Paris; elle excita d'abord dans cette ville de grandes rumeurs,
devint un sujet de discorde parmi les médecins, et la principale
matière de leurs entretiens et de leurs écrits; il se forma
à l'instant deux partis opposés, dont l'un était
contraire et l'autre favorable à cette opération; les uns
prétendaient que c'était un remède universel; les
autres démontraient que cette méthode était inutile,
quelquefois dangereuse, et même mortelle.
Bientôt on fit des expériences dont chacun, suivant son opinion,
déguisa les résultats.
Enfin, les esprits aigris par la dispute, finirent par s'injurier réciproquement.
Le verbeux Lamartinière, l'athlète des antitransfuseurs,
écrivait aux ministres, aux magistrats, à des prêtres,
à des dames, à tout l'univers que la transfusion était
une opération barbare sortie de la boutique de Satan, que ceux
qui l'exerçaient étaient des bourreaux qui méritaient
d'être renvoyés parmi les cannibales, les Topinamboux, etc.
que Denis entre autres surpassait en extravagance tous ceux qu'il avait
connus, et il lui reprochait d'avoir fait jouer les marionettes à
la foire; d'un autre côté Denis à la tête des
transfuseurs, appellait jaloux, envieux, faquins, ceux qui pensaient autrement
que lui, et traitait Lamartinière de misérable arracheur de dents, et d'opérateur du Pont-Neuf.
La cour et la ville prirent bientôt parti dans cette querelle, et
cette question, devenue la nouvelle du jour fut agitée dans les
cercles avec autant de feu, avec aussi peu de bon sens que dans les écoles
de l'art et les cabinets des savans; la dispute commença à
tomber vers la fin de l'année 1668 par les mauvais effets mieux
connus de la transfusion, et à la suite d'une sentence rendue au
Châtelet, le 17 Avril 1668, qui défendait sous peine de prison
de faire la transfusion sur aucun corps humain, que la proposition n'ait
été reçue et approuvée par les médecins
de la faculté de Paris, et cette illustre compagnie ayant gardé
le silence sur cette question, elle tomba dans l'oubli qu'elle méritait. (...)
Denis fit ses premières expériences sur des animaux de même
espèce d'abord, puis sur d'autres de différentes espèces.
Avant que d'appliquer la transfusion aux hommes, il publia ses expériences
pour connaître l'avis des savans.
Ceux-ci lui firent des objections et lui opposèrent des raisons
fondées sur les principes d'anatomie et d'économie animale.
Dédaignant les raisonnemens, Denis osa pratiquer la transfusion
sur l'homme.
La prudence aurait, ce nous semble, exigé qu'il fît les premières
tentatives d'une opération si douteuse sur un criminel condamné
à la mort; quelles qu'en eussent été les suites,
personne n'aurait eu lieu de se plaindre; le criminel, voyant un espoir
d'échapper à la mort, s'y serait soumis volontiers: c'est
ainsi qu'on devrait souvent tirer parti de ces hommes que la justice immole
à la sûreté publique; on pourrait les soumettre à
des épreuves de remèdes inconnus, à des opérations
nouvelles, ou essayer sur eux différentes méthodes d'opérer,
l'on obtiendrait par là deux avantages : la punition du crime,
et la perfection de la médecine.
Denis choisit le sang des animaux pour en faire la transfusion dans les
veines des malades qui voudraient s'y soumettre.
Voici le procédé opératoire: les instrumens nécessaires
sont, deux petits tuyaux d'argent, d'ivoire ou de toute autre substance,
recourbés par l'extrémité dans les veines ou artères
des animaux qui servent à la transfusion, et sur qui on la fait;
par l'autre bout, ces tuyaux sont faits de façon à pouvoir
s'adapter avec justesse et facilité.
Peu en peine de faire souffrir les animaux qui doivent fournir le sang
qu'on veut transfuser aux hommes, le chirurgien prépare commodément
leur artère, il la découvre par une incision longitudinale
de deux ou trois pouces, la sépare des tégumens, et la lie
en deux endroits distans d'un pouce, ayant attention que la ligature qui
est du côté du coeur puisse facilement se défaire;
ensuite il ouvre l'artere entre les deux ligatures, y introduit un des
tuyaux, et l'y tient fermement attaché: l'animal ainsi préparé,
le chirurgien ouvre la veine du malade (il choisit ordinairement une de
celles du bras), laisse couler le sang autant que le médecin le
juge à propos, ensuite ôte la ligature qu'on met, selon l'usage,
pour saigner, audessus de l'ouverture et la met audessous; il fait entrer
son second tuyau dans cette veine, l'adapte ensuite à celui qui
est placé dans l'artère de l'animal, et enlève la
ligature qui arrêtait le mouvement du sang; aussitôt il coule,
trouvant dans l'artère un obstacle par la seconde ligature, il
enfile le tuyau, et pénètre ainsi dans les veines du malade.
On jugeait par son état, par celui de l'animal qui fournissait
le sang et par la quantité que l'on croyait transfusée du
tems où il fallait cesser l'opération; on fermait la plaie
du malade avec la compresse et le bandage employés dans la saignée
du bras.
La premiere expérience se fit, le 15 du mois de Juin 1667 sur un
jeune homme âgé de quinze ou seize ans, qui après
plusieurs saignées, était languissant; sa mémoire
auparavant heureuse, était presque entièrement perdue, et
son corps était pesant, engourdi.
Après la première transfusion, le malade fut parfaitement
guéri, ayant l'esprit gai, le corps léger et la mémoire
bonne, suivant le rapport de Denis; mais l'observation la plus remarquable,
celle qui a fait le plus de bruit, soit dans Paris, soit dans les pays
étrangers, et qui a été cause que les magistrats
ont défendu la transfusion, a pour sujet un fou, qu'on a soumis
plusieurs fois à cette opération, et qui en a été
parfaitement guéri suivant les uns, et que les autres assurent
en être mort.
Voici le détail abrégé que Denis donne de sa maladie
et des succès de la transfusion.
La folie de ce malade était périodique, revenant surtout
vers la pleine lune: différens remèdes qu'il avait essayés
depuis huit ans, et entre autres dix huit saignées et quarante
bains, n'avaient eu aucun succès; l'on avait même remarqué
que les accès se dissipaient plus promptement lorsqu'on ne lui
faisait rien que lorsqu'on le tourmentait par des remèdes; on se
proposa de lui faire la transfusion.
Denis et Emmerets, consultés à ce sujet, jugèrent
l'opération très-utile et très praticable : ils répondirent
de la vie du malade, mais n'assurèrent pas sa guérison;
ils firent cependant espérer quelque soulagement de l'intromission
du sang d'un veau dont la fraîcheur, disaient - ils, et la douceur
pourraient tempérer les ardeurs et les bouillons du sang avec lequel
on le mêlerait; cette opération fut faite le lundi 19 décembre,
en présence d'un grand nombre de personnes de l'art et de distinction
: on tira au patient dix onces de sang du bras, et l'opérateur
gêné ne put lui en faire entrer qu'environ cinq ou six de
celui du veau; on fut obligé de suspendre l'opération, parce
que le malade avertit qu'il était prêt de tomber en faiblesse;
on n'aperçut les jours suivans aucun changement; on en attribua
la cause à la petite quantité de sang transfusé;
on trouva cependant le malade un peu moins emporté dans ses paroles
et ses actions, et l'on en conclut qu'il fallait réitérer
encore une ou deux fois la transfusion.
On en fit la seconde épreuve le mercredi suivant 21 décembre,
l'on ne tira au malade que deux ou trois onces de sang, et on lui en fit
passer près d'une livre de celui du veau.
La dose du remède ayant été cette fois plus considérable,
les effets en furent plus prompts et plus sensibles. Aussitôt que
le sang commença d'entrer dans ses veines, il sentit une chaleur
extraordinaire le long du bras et sous l'aisselle; son pouls s'éleva,
et peu de tems après une grande sueur lui coula du visage; son
pouls varia fort dans cet instant: il s'écria qu'il n'en pouvait
plus des reins, que l'estomac lui faisait mal, et qu'il était prêt
à suffoquer.
On retira aussitôt la canule qui portait le sang dans ses veines,
et pendant qu'on lui fermait la plaie, il vomit beaucoup d'alimens qu'il
avait pris demi-heure auparavant, passa la nuit dans les efforts du vomissement
et s'endormit ensuite.
Après un sommeil d'environ dix heures, il fit paroître beaucoup
de tranquillité et de présence d'esprit; il se plaignit
de douleurs et de lassitude dans tous ses membres, pissa un grand verre
d'urine noirâtre, et resta pendant toute la journée dans
un assoupissement continuel; il dormit très-bien la nuit suivante.
Le vendredi, il rendit un verre d'urines aussi noires que la veille; il
saigna du nez abondamment ce dont on tira une indication pour lui faire
une saignée copieuse.
Cependant le malade ne donna aucune preuve de folie, se confessa et communia
pour gagner le jubilé, reçut avec beaucoup de joie et de
démonstrations d'amitié sa femme contre laquelle il était
particulierement déchaîné dans ses accès de
folie.
Un changement si considérable fit croire à tout le monde
que la guérison était complette.
Denis n'était pas aussi content que les autres; il appercevait
de tems en tems encore quelques légèretés qui lui
firent penser que pour perfectionner ce qu'il avait si bien commencé,
il fallait encore une troisième dose de transfusion; il différa
cependant l'exécution de ce dessein, parce qu'il vit ce malade
se remettre de jour en jour et continuer à faire des actions qui
prouvaient le bon état de sa tête.
Vers la fin du mois de janvier, ce fou qui avait donné de grandes
espérances, et qui avait prodigieusement enflé le courage
des transfuseurs, tomba malade (Denis ne marque pas le caractere de la
maladie); sa femme lui ayant fait prendre quelques remedes qui n'eurent
aucun effet, s'adressa à M. Denis, et le pria instamment de réitérer
sur lui la transfusion.
Ce ne fut qu'à force de prieres, que ce médecin si impatient
quelques jours auparavant de faire cette opération au même
malade, s'y résolut alors : à peine avait-on ouvert la veine
du pied pour lui tirer du sang, pendant qu'une canule placée entre
l'artère du veau et une veine du bras lui apportait du nouveau
sang, que le malade fut saisi d'un tremblement de tous les membres; les
accidens redoublèrent, et l'on fut obligé de cesser l'opération
à peine commencée, et le malade mourut dans la nuit.
Denis, soupçonnant que cette mort était l'effet du poison
que la femme avait donné à ce fou pour s'en délivrer,
et alléguant quelque poudre qu'elle lui avait fait prendre, demanda
l'ouverture du cadavre, et dit ne l'avoir pu obtenir; il ajoute que la
femme lui raconta qu'on lui offrait de l'argent pour soutenir que son
mari était mort de la transfusion, et qu'il refusa de lui en donner
pour assurer le contraire.
A son refus, la femme se plaignit, cria au meurtre : Denis eut recours
aux magistrats pour se justifier, et de ces contestations résulta
une sentence du Châtelet qui, comme nous l'avons déja remarqué,
« fait défense à toutes personnes de faire la transfusion
sur aucun corps humain, que la proposition n'ait été reçue
et approuvée par les médecins de la faculté de Paris,
à peine de prison ».
La véracité de cette opération a été
contestée principalement au sujet de la dernière transfusion.
Lamartinière, qui assure savoir exactement ce qui s'est passé,
dit que le fou, après avoir subi deux fois la transfusion dont
il fut considérablement incommodé, resta pendant quinze
jours hors de l'accès de sa folie, et après ce tems, précisément
au fort de la lune de janvier, la maladie recommença, ayant changé
de nature; le délire, auparavant léger et bouffon, était
devenu violent et furieux, en un mot, maniaque; sa femme lui fit prendre
alors les poudres de Claquenelle qui passaient pour excellentes dans pareils
cas; ce sont ces poudres que Denis a voulu faire regarder comme un poison.
Ces remèdes n'ayant produit aucun effet, et la fièvre étant
survenue, Denis et Emmerets résolurent de faire de nouveau la transfusion;
ils vainquirent par leur importunité les refus du malade et de
sa femme; mais à peine avaient ils commencé à faire
entrer du sang d'un veau dans ses veines, que le malade s'écria:
arrêtez, je me meurs, je suffoque ; ces transfuseurs ne discontinuèrent
pas pour cela leur opération; ils lui disaient: vous n'en avez
pas encore assez, monsieur; et cependant il expira entre leurs mains.
Surpris et fâchés de cette mort, ils n'oublièrent
rien pour la dissiper; ils employèrent inutilement les odeurs les
plus fortes, les frictions, et après s'être convaincus qu'elle
était irrévocablement décidée, ils offrirent
à la femme, suivant ce qu'elle a déclaré, de l'argent
pour se mettre dans un couvent, à condition qu'elle cacherait la
mort de son mari, et qu'elle publierait qu'il était allé
en campagne; elle n'avait pas voulu accepter leur proposition, et donna
lieu par ses cris et ses plaintes, à la sentence du Châtelet.
Depuis cette sentence, la transfusion a cessé d'être pratiquée
non seulement en France, mais dans les pays étrangers ; l'oubli
dans lequel elle est tombée depuis deux siècles, démontre
manifestement qu'elle est est dangereuse ou tout au moins inutile.
Les brigues, les clameurs, la nouveauté, l'esprit de parti peuvent
bien accréditer pour un temps un mauvais remède et en avilir
de bons, mais tôt ou tard la vérité se découvre
: on apprécie les remèdes à leur juste valeur, on
fait revivre l'usage des uns, et on rejette absolument celui des autres.
L'émétique quoique proscrit par une requête des médecins
de la faculté de Paris, n'en a pas moins été employé
par les médecins de Montpellier, ensuite son usage est devenu universel,
et son utilité a été enfin généralement
reconnue, parce qu'en effet c'est un médicament avantageux ; il
n'en a pas été de même de la transfusion.
Nous ne chercherons pas à prouver combien était ridicule
cette opération, que l'on a regardée comme devant conduire
à l'immortalité : le lecteur doit être assez pénétré
des principes de l'écolomie animale, pour que nous n'ayons pas
besoin de lui inspirer de l'éloignement pour ce moyen dont nous
n'avons fait mention ici que pour l'histoire de l'art.»
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