UNE VISITE DES ÉTABLISSEMENTS D'ALIÉNÉS PARISIENS EN 1808 |
Traduction
et commentaires de
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AVERTISSEMENT : le texte proposé ci-après a été présenté sous forme d'un mémoire dactylographié au Concours de la Société Française d'Histoire des Hôpitaux 1996, où il a été honoré du Prix COFRAHOPE (Comité Français - Hôpitaux pour l'Europe). Les notes de bas de page ont été intégrées au texte principal. *** The author is setting out a book printed at Bayreuth in 1809 and stating a visit of parisian hospitals between 1806 and 1808 by the german botanist and medic August Friedrich Schweigger. The only part of that relation translated in French is concerning mental hospitals ; it gives an out of ordinary look upon health cares in France during the 1st Empire. |
INTRODUCTION
Cet ouvrage
de 206 pages, publié à Bayreuth en 1809, n'a jamais été
jusqu'ici traduit en français et demeure presque inconnu.
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Son auteur, August Friedrich Schweigger (1783-1821) étudie à Erlangen la botanique, la zoologie et la médecine, dont il obtient le grade de docteur en novembre 1804. Après son séjour à Paris, il est nommé professeur de botanique à Konigsberg. Au cours d'un voyage d'étude en Sicile, il est assassiné dans une grotte près de Cammarata, non loin d'Agrigente, le 28 juin 1821. Son frère, Johann Salomo Christoph Schweigger, 1779-1857, physicien allemand de renom, lui a consacré en 1830 une notice biographique posthume : Bruchstücke aus dem Leben des als Opfer seiner Wissenschaft gefallenen Dr. Aug Fr. Schweigger; Halle, 1830. Voir : Wunschman, 1891, 332-333. |
Schweigger nous offre de précieuses informations sur l'état de la médecine parisienne sous l'Empire, qui complètent utilement celles de son principal devancier, le médecin ordinaire à l'hôpital général de Vienne Joseph Frank (1771-1842), auteur du célèbre Reise nach Paris, relation de son voyage dans la capitale française pendant les années 1802 et 1803. |
Frank fait paraître son Reise nach Paris, London, und einem grossen
Theile des übrigens Englands und Schottlands in Beziehung auf Spitäler,
Versorgungshaüser, übrige Armen-Institute, Medizinische Lehranstalten,
und Gefängnisse. à Vienne en 1804-1805.
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D'autres ouvrages en langue allemande s'inscrivent dans la même lignée,
parmi lesquels, pour s'en tenir à la première moitié
du XIXème siècle, ceux de C.-M. André, du médecin
berlinois J. L. Casper, du suisse J. H. Kopp et de G. Cless.
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Les campagnes napoléoniennes n'interrompent donc pas les échanges
scientifiques entre les deux grandes nations, et pourraient même
les avoir favorisés et avoir ainsi renforcé les influences
réciproques entre médecins français et germaniques.
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Johann
Gottfried Langermann (1768-1832), le destinataire et éditeur des
lettres de Schweigger, est considéré comme l'un des pionniers
de la psychiatrie allemande. Dans les premières années du siècle dernier, Langermann
transforma, sur la demande du ministre prussien Karl August von Hardenberg
la Maison des fous de Saint-Georges près de Bayreuth en « Psychische
Heilanstalt für Geisteskranke » (établissement de soins
psychiques pour malades de l'esprit).
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Langermann
aura donc joué un rôle de précurseur dans le développement
des institutions et dans l'humanisation des des soins donnés aux
fous.
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Le
médecin français Vaidy en porte témoignage dans la
relation d'une visite effectuée à Bayreuth en compagnie
du médecin-directeur, accordant « les plus grands éloges
aux soins philanthropiques que l'on y donnait aux aliénés,
et à la manière sage et prudente avec laquelle le traitement
moral y était dirigé » :
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Le chapitre
de l'ouvrage de Schweigger dont nous proposons une traduction (p.1 à
39) concerne les trois grands établissements d'aliénés,
Bicêtre, la Salpêtrière, Charenton, ainsi que les maisons
privées.
Les malades mentaux, généralement alors dénommés aliénés (lrren, dans le texte) et plus rarement fous (Narren), reconnus comme malades (Kranken), atteints d'aliénation mentale (Wahnsinn) ou folie (Verrücktheit, Tollheit) sont admis dans des établissements ou maisons d'aliénés (Irrenanstalten, Irrenhäuser) aussi dénommés hôpitaux (Spitäler, Krankenhäuser), ou dans des pensions privées (Privatanstalten). Le médecin qui, bien que n'y limitant généralement pas son activité, se consacre spécialement aux aliénés, n'est pas encore un aliéniste (Irrenarzt). La distribution des locaux, les différentes classes de malades, les traitements en usage font l'objet de descriptions précises et pittoresques. Schweigger, qui n'est pas un spécialiste des maladies mentales, ne s'interdit pas pour autant commentaires critiques et réflexions personnelles souvent pertinentes, où il fait preuve non seulement de grandes qualités intuitives mais aussi de connaissances inattendues eu égard à sa formation, tant dans le domaine des troubles psychiques que dans celui de l'organisation hospitalière. Son point de vue a d'autant plus de valeur qu'il paraît exempt de toute intention polémique. |
En
ces années 1806-1808, le nouveau dispositif parisien de soins aux
aliénés finit de se mettre en place, et demeurera presque
inchangé pendant une soixantaine d'années, c'est-à-dire
jusqu'à la création de l'hôpital Sainte-Anne sous
le Second Empire : après la création du Conseil général
des Hospices, les salles de l'Hôtel-Dieu destinées aux fous
et aux folles ferment définitivement (1802), tandis que le service
de traitement des femmes indigentes s'installe à la Salpêtrière,
celui des hommes à Charenton puis à Bicêtre à
partir de 1807.
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SUR LES HÔPITAUX ET LES ÉTABLISSEMENS DE BIENFAISANCE À PARIS
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HÔPITAUX CIVILS
Le nombre d'hôpitaux à Paris est très considérable, pour
le plus grand bien de la multitude des pauvres. Il s'agit d'une part d'hôpitaux
proprement-dits (hôpitaux), d'autre part d'établissements
de soins pour vieillards ou invalides (hospices). Quelques maisons réunissent
les deux objets. Presque toutes sont placées sous la direction
du Conseil général administratif des hospices civils.
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BICÊTRE
Bicêtre (à une demi-heure de la barrière d'ltalie), réservé
aux hommes aliénés, m'apparaît peu satisfaisant; ceux-ci
y sont presque tous logés ensemble dans un espace restreint. Les
cours sont partagées par une clôture en fer et des portes
à barreaux, de sorte que les aliénés d'un côté
ont constamment ceux d'en face sous leur regard. Ce vice architectural
est ici bien pire qu'à la Salpêtrière. |
Nota. Jean Louis Alibert, 1768-1837, fondateur de la dermatologie en France, fait paraître en 1806 son uvre maîtresse Description des maladies de la peau observées à l'hôpital Saint-Louis, et exposition des meilleures méthodes suivies pour leur traitement. Paris, Barrois, 1806, qui annonce son Précis théorique et pratique sur les maladies de peau... Paris, Barrois, 1810-1818, 2 vol. |
La troisième section renferme les aliénés curables.
Ils occupent un bâtiment particulier et une cour qui n'est séparée
de celle des incurables que par une grille en fer. Le bâtiment lui-même
comprend quatre salles de 28 lits sur deux rangées. Au rez-de-chaussée
dans la salle de droite se trouvent les aliénés tranquilles,
dans celle de gauche les aliénés turbulents, au premier
étage à droite les convalescents, à gauche les aliénés
malades.
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COMMENTAIRE sur Bicêtre
Lors de la visite de Schweigger, le service médico-chirurgical du vieil hôpital
est donc dirigé par Jean Baptiste Pascal Lanefranque, assisté
de François Dumont et François Hebréard. Jean Baptiste
Pascal Lanefranque, fils de Thomas de Lanefranque, conseiller du Roi et
docteur en médecine, naît dans les Landes le 7 avril 1770
et entre à Bicêtre, à 34 ans, le 1er floréal
an III.
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Lanefranque est entré à Bicêtre le 20 avril 1795, au départ de Pinel. Chargé essentiellement des malades des infirmeries, comme son prédécesseur, il a laissé la conduite du quartier des aliénés au surveillant Pussin jusqu'à la mutation de celui-ci à la Salpêtrière en mai 1802 : « La maison des fous est sous la surveillance du C. Pussin qui, par des moyens purement moraux, guérit un grand nombre de ces fous après qu'ils ont résisté aux traitements physiques qu'on leur fait subir, suivant l'ancienne méthode, à l'Hôtel-Dieu », indique J.-B. Say dans La Décade philosophique, an IX, t.3, p.262 (cité par M. Gauchet et G. Swain, La pratique..., 1980; p.66 note 33). |
En cette année 1808, Bicêtre n'assure le traitement proprement-dit des fous que depuis un an. Auparavant, l'hospice ne recevait que les aliénés indigents jugés « sans espoir de guérison » après traitement à Charenton : Après trois mois de traitement en vertu de l'arrêté du ministre de l'Intérieur en date du 28 fructidor an X (15 septembre 1802, délai porté à six mois le 8 février 1806 par le même ministre à la requête du directeur de Charenton, Minutes du Conseil Général des Hospices (C.G.H.), vol. XV, 6226, f°560. |
Au
printemps 1806, le Conseil Général des Hospices civils de
Paris a décidé « d'établir le traitement des
aliénés dans l'hospice de Bicêtre » (Minutes du
C.G.H, vol. X, 3365, f°339).
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Travaux que l'on peut suivre dans les minutes du C.G.H.
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Bicêtre
dispose enfin d'un « bâtiment bien aéré de 160
lits, d'un rang de loges pour les furieux, de cour et de jardins pour
le service et la promenade de ces infortunés, d'une salle de bain
contenant 12 baignoires avec autant de douches, fournies d'eau par une
fontaine, et de tous les accessoires nécessaires à ce genre
de maladies ».
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Ainsi,
le 1er juillet 1807, le Conseil ordonne que les aliénés
à la charge des hospices seront désormais envoyés
directement à Bicêtre par le Bureau central, tandis que ceux
qui ont les moyens de payer une pension continueront d'être reçus
à Charenton.
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François
Hebréard n'a guère laissé de traces dans l'Histoire
de la psychiatrie.
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LA SALPÊTRIÈRE
La Salpêtrière est réservée aux femmes. Le célèbre Pinel,
un vieil homme d'une extrême obligeance, est le médecin-directeur.
Pussin et Lallement sont ses assistants; le deuxième occupe la
fonction de chirurgien. Pinel travaille dans des locaux très défavorables
où la plupart des chambres sont des loges humides de un à
quatre lits. Il dispose bien de quelques salles mais pratiquement d'aucune
chambre agréable. Il fait tout son possible pour surmonter ces
inconvénients.
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COMMENTAIRE sur La Salpêtrière Seul le service
des aliénés est traité ici. Les quartiers des vieillards
et infirmes, et l'infirmerie de la Salpêtrière font l'objet
d'un autre chapitre du livre (p.114 et suiv.), où sont évoqués
Augustin-Jacob Landré-Beauvais (1772-1840), médecin adjoint
de Pinel, et les chirurgiens Lallement et Murat.
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Philippe Pinel, l'illustre médecin aliéniste, est trop connu
pour que nous lui consacrions une note biographique. Rappelons seulement
que Pinel a pris ses premières fonctions hospitalières à
Bicêtre le 11 septembre 1793, d'où il a obtenu sa mutation
à la Salpêtrière en 1795. Nommé Professeur
adjoint de Physique Médicale et d'Hygiène de l'École
de Santé de Paris le 14 décembre 1794, il a succédé
l'année suivante à Doublet dans la chaire de Pathologie
interne)
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Non
sans fierté, Pinel a évoqué ces voyageurs qui, « curieux
de visiter l'hospice des aliénées de la Salpêtrière,
et témoins de l'ordre et du calme qui y règnent en général,
ont dit quelquefois avec surprise en parcourant leur enceinte : "Mais
où sont les folles?", ces étrangers ignoraient que
c'étoit faire l'éloge le plus encourageant de cet établissement »
(Traité médico-philosophique, 2e éd. (1809), p.193).
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En
1798, lorsqu'il demandait la mutation de son ancien collaborateur, Pinel
se voyait en effet obligé d'admettre que, « depuis plus de
trois ans (qu'il est) en activité de service à la Salpêtrière,
il (lui) a été impossible d'entreprendre le traitement de
la folie ou même de faire aucune observation exacte sur cette maladie
à cause de l'espèce de désorganisation où
est cette partie de l'hospice ».
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Le
"Voyage à la Salpêtrière" du citoyen Jacques-Louis
Moreau pendant l'été 1800, publié dans La Décade
philosophique, an VIII, 4e trimestre, n°32, 20 thermidor, pp. 268-276,
confirme que ces changements n'étaient point superflus :
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Tout
change donc, grâce à Pussin, « un des hommes les plus
connus pour leur droiture et leur fermeté, pour introduire et maintenir
dans cet emploi la police intérieure la plus sévère
et l'ordre de service le plus régulier », et le médecin
peut enfin se consacrer aux recherches nécessaires aux progrès
de la médecine mentale :
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Les
documents publiés par G. Bollotte (Un suicide..., 1974, 571-573. Les sources de l'auteur, non citées
dans l'article, sont les minutes du C.G.H., vol. X, 3336, f°295 à
299) à propos de la mort d'une aliénée à l'infirmerie
des loges de la Salpêtrière en février 1806 illustrent
bien les positions respectives du médecin chef et de son surveillant
et les conflits d'attribution avec le représentant de l'administration
de l'hôpital.
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CHARENTON
J'en viens à présent à la curieuse institution de Charenton,
destinée aux deux sexes. Elle a beaucoup souffert pendant la Révolution,
avant quoi elle était en même temps maison d'aliénés
et prison. Cela ne fait que quelques années que l'on y effectue
des admissions.
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Les
deux médecins mentionnés ont la pleine confiance des malades
et essaient de parvenir à leur but en leur parlant aimablement.
Les mauvais traitements ne sont en aucun cas admis; à cet égard,
deux gardiens (surveillans) veillent sur les garçons de service
La punition ordinaire est d'enfermer les malades dont on attache les mains
ensemble si nécessaire, ou à la rigueur de les maintenir
dans leur lit avec des camisoles, et pour les malades instruits la réprimande
publique.
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En plus de ces représentations, il conviendrait d'en faire d'autres
en présence des seuls médecins, surveillants et des autres
malades, et écrire de petites pièces pour les aliénés
qui les joueront. Le rôle de chacun des fous doit être choisi
pour qu'il permette de critiquer leurs idées fausses; il faudrait
encore que les convalescents jouent des pièces choisies pour convenir
aux aliénés cultivés qui les regarderont. Il apparait
ainsi nécessaire de sélectionner les spectateurs dont l'état
corresponde à celui des acteurs. Le mélancolique pourra
calmer l'aliéné excité, qui pourra lui-même
égayer le premier; une même comédie peut être
un moyen de soins et de mise à l'épreuve quand elle est
choisie avec assez de précaution pour ne pas irriter les aliénés.
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En
été, une partie des hommes est occupée au jardinage;
les aliénés peuvent aussi participer à des jeux collectifs
dans la cour.
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Permettez-moi quelques observations sur les aliénés en général,
ce qui vaut aussi pour ceux de Bicêtre et de la Salpêtrière.
Je peux confirmer la supposition que les idiots sont moins nombreux dans
les maisons d'aliénés parisiens et en général
dans la plupart des provinces françaises qu'en Allemagne.
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Nota. La remarque de Schweigger sur le caractère national est confirmée
par Coste dans son article "Hôpital" du Dictionnaire des
sciences médicales (Panckoucke, T. XXI, 1817), qui contredit cependant
notre auteur quant aux effets de ces dispositions sur l'expression de
la pathologie mentale.
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Beaucoup d'entr'eux suivent le cours de leur pensée sans idée précise,
quoique la plupart sont quand même attachés à leurs
idées favorites. Pour le bonheur des médecins français,
les idiots représentent vraiment un faible nombre et sont regardés
comme incurables. Le nombre des mélancoliques n'est pas très
élevé non plus et semble diminuer toujours plus. Pendant
la Révolution, il semble qu'ils étaient plus nombreux. Considérable
est le nombre de ceux qu'une grande dévotion a rendu fous, et qui
le plus souvent restent malades. Les hommes se prennent souvent pour des
dieux ou des prophètes, et les femmes désespèrent
de la miséricorde divine et ne guérissent à peu près
jamais.
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J'ai encore à ajouter le récit de la représentation d'une
comédie à laquelle j'ai assisté le 31 mars dans la
maison d'aliénés de Charenton. En considération de
l'intérêt singulier et de la rareté de la chose, j'ai
plaisir à en parler en détail.
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À
cette pièce succéda un petit ballet dansé par deux
jeunes filles d'un théâtre parisien, suivi d'un entracte
dont je profitai pour observer les aliénés spectateurs.
Tous avaient été calmes; un seul, qui s'était mis
à faire du bruit, avait aussitôt été écarté.
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Ensuite on donna :
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Sans
doute ce costume plaira-t-il au vrai fou sans qu'il suscite en lui la
moindre idée sérieuse. On doit cependant être conscient
du haut degré de légèreté des Français
pour comprendre comment un convalescent d'un certain âge qui était
autrefois agité peut jouer ce rôle avec tant de sérénité,
il joue mieux que les autres et l'on voit qu'il se plaît dans ce
costume, je dois toutefois observer qu'il est encore un homme très
gai et qu'il se comporte d'une façon telle qu'on ne peut, par son
jeu du moins, conclure à la folie. Les aliénés spectateurs
semblaient peu émus par cette apparition, je n'ai pu constater
aucun signe d'indignation ou de mauvaise humeur. |
COMMENTAIRE sur Charenton
La visite de Charenton justifie un long développement.
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Il s'agit plus probablement de Louis Nicolas Pierre Joseph Dubois (1758-1845), conseiller d'Etat, nommé le 8 mars 1800 Préfet de police, et en cette qualité membre du Conseil général d'administration des Hospices, que d'Antoine Dubois (1756-1837), professeur d'anatomie à la Faculté, fondateur en 1801 de la célèbre maison de santé Dubois, futur accoucheur en chef à la Maternité et accoucheur de l'Impératrice. |
L'édifice,
dont les bâtiments les plus anciens servaient déjà
sous l'Ancien Régime à recevoir et soigner les fous, a été
remanié sous la conduite du directeur nommé à la
réouverture de l'établissement en 1797, François
Simonet de Coulmier (1741-1818).
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L'hydrothérapie
y connaît un développement original avec le bain de surprise
dont la description diffère nettement selon les témoins :
une méthode de choc, où l'effroi suscité est un facteur
curatif pour Schweigger, un acte barbare pour Colins et Esquirol, qui
l'appelle bain de terreur. |
Les
représentations théâtrales
retiennent toute l'attention de Schweigger. Elles seront l'objet d'une
longue polémique qui conduira à leur interdiction.
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Les
premières d'entr'elles semblent avoir été données
au début de l'année 1805 , alors que Gastaldy , qui en parait
l'initiateur, était médecin en chef de la maison (Au
début de 1805 selon Lever (note n°50 p.762), mais Giraudy,
dans son Mémoire de l'an XII, évoque une petite fête
donnée en l'honneur du directeur le 15 germinal an XII (5 avril
1804) en présence du ministre de l'Intérieur, où
« plusieurs convalescens y jouèrent un rôle. Quelques
couplets furent chantés avec accompagnement d'une musique agréable;
des vers furent récités, et un dialogue très-interessant
fut exécuté »).
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Nota. Royer-Collard fut préféré à Esquirol, dont
la candidature était soutenue par Philippe Pinel, ainsi qu'en témoigne
la lettre publiée et reproduite par E. Szapiro (« Pinel et
Esquirol : quelques commentaires sur les débuts d'une amitié ».
Annales médico-psychologiques, 2, n°1, 1976; 59-62).
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L'activité théâtrale s'inscrivait dans le projet de traitement moral
tel que le directeur l'expose dans son Précis sur la maison de
santé de Charenton :
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Mais les rôles étaient-ils vraiment tenus par les malades? C'est ce dont il a longtemps été permis de douter, puisque Royer-Collard, Hippolyte de Colins, et à leur suite Esquirol affirment qu'il n'en était rien : |
Hippolyte
de Colins, Notice sur l'établissement.
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Plusieurs contemporains voyageurs de passage et autres parisiens curieux avait bien
relatés ces spectacles joués « par des fous, en présence
d'autres fous qui ont la folie d'aller les écouter » (A.
de Labouisse-Rochefort), comme cette « jeune folle ... jolie, blonde,
vive et gracieuse » dans le rôle de Lucile du Dépit amoureux,
et « un autre fou dont le nom a été célèbre
dans les lettres et au théâtre » (Laujou fils) dans le
rôle de Mascarille (Mémoires de Mlle Flore).
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Sade a-t-il également joué la comédie?
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Quant
à Colins, il s'interroge en 1812 sur la confiance que « peut
inspirer un Directeur... qui lui a permis de jouer un rôle dans
une autre pièce, et quel rôle encore? Celui du méchant
qu'il rend avec toute la vérité du crime qu'il porte dans
son cur. J'ai vu tout un public frémir d'horreur à
ce spectacle, tandis que le directeur général rougissait
de colère, de n'entendre aucun applaudissement dans la salle »
et poursuit : « cette année encore les vers chantés pour
les fêtes sont sortis de sa plume, digne horace d'un tel mécène!!
... Ce qui achèvera d'exciter la plus vive indignation, c'est qu'à
la représentation du ... on a inséré dans la pièce
des couplets à la louange de la famille Impériale et particulièrement
du Roi de Rome, et que toute la salle savait que ces couplets étaient
de l'auteur de Justine. Est-il permis de laisser outrager ce que la France
a de plus sacré par les louanges d'un tel scélérat! »
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Les
commentaires de Schweigger permettent pourtant de juger de l'intérêt
thérapeutique de telles représentations, même si l'observateur
se montre réservé sur la valeur authentiquement curative
des expériences : distraction salutaire pour les pensionnaires de
la maison probablement plus que « remède souverain contre la
folie » (Coulmier) si les pièces et la distribution des rôles
ne sont pas choisies avec soin.
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Esquirol
« développe un de ces sophismes qu'on appelle aujourd'hui
"procès d'intention", sophisme symétrique dont
le sens, s'il y en a un, est que l'accusé a tort d'avance. L'ancienne
logique formelle avait pour cela un mot plus rigoureux, dilemme : si A
est blanc, il en résulte B, et si A est noir, il en résulte
également B. Ce ne sont pas les fous qui jouent : les spectacles
sont donc abominables. Du reste, ce sont les fous qui jouent, ce qui rend
les spectacles abominables. Coulmiers a tort quoi qu'il fasse, voilà
qui est clair » (M. Gourevitch, 1989)
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Le 30 mai de l'année suivante, Roulhac Dumaupas prend ses fonctions
de directeur administratif. Une page est tournée.
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En Allemagne, la méthode connaît un développement vers
ce qui semble annoncer le psychodrame du XXème siècle, puisque
là, les médecins eux-mêmes, spécialement formés
à la technique, mettent en scène, dirigent et contrôlent
un jeu imaginatif, où l'improvisation des malades acteurs est de
règle,
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On assiste à la première résurgence en France de la
thérapeutique par le jeu théâtral, fort proche du
modèle initiale, à l'initiative d'un aliéniste fort
décrié, François Leuret (1797-1851), médecin
en chef à Bicêtre, ancien interne de Royer-Collard à
Charenton et... élève d'Esquirol.
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MAISONS DE SANTÉ
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COMMENTAIRE sur la Maison Esquirol Les maisons
de santé privées visitées par Schweigger sont au
nombre de sept. La plupart d'entr'elles disposent d'un médecin
résident.
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Les autres pensionnats privés d'aliénés cèdent
le pas à cet établissement, ne serait-ce que parce qu'ils
reçoivent des incurables. Parmi ceux-ci : Maison
de santé dirigée par Madame RICHEBRAQUE
(rue du Chemin Vert n°19, faubourg Saint Antoine)
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COMMENTAIRE Mme Reboul-Richebracques est une des maîtresses de pension les moins connues. Sous l'Ancien Regime et la Révolution, la maison alors dirigée par les chirurgiens Joseph Esquiros et Adrien-Jean Escourbiac avait connu une certaine notoriété. En 1808, un médecin, dont on ignore le nom, réside donc dans la maison; peut-être s'agit-il déjà du docteur Renout, qui y sera attaché après son déménagement rue de Picpus vers 1811. Sous Louis-Philippe, la pension sera dirigée par Calmeil, médecin de Charenton, et sous le Second Empire par le docteur Etienne Goujon. |
Maison de santé dirigée par Monsieur PROST Une belle maison de campagne à Montmartre (en face de la rue de la Rochefoucault) équipée pour seulement 15 à 18 malades des deux sexes, avant tout des aliénés et malades nerveux chroniques. Des femmes enceintes y sont également reçues jusqu'à ce que l'établissement fonctionne à plein. L'ensemble est destiné à des personnes très aisées. Monsieur Prost a cherché à démontrer il y a quelque temps dans un ouvrage (Coup d'oeil physiologique sur la folie, 3 parties, 1806 et 1807) que des vers intestinaux sont la cause la plus fréquente de l'aliénation mentale. De ce fait, son traitement médical se conforme à cette hypothèse. |
COMMENTAIRE La maison
de santé de Pierre-Antoine Prost (1770-1832) ouvre en 1805 [erratum : 1807] à
Montmartre rue Trainée n°4 (22, rue Norvins de nos jours).
Le médecin assure à la fois la direction administrative
et le traitement des malades. Prost lui-même et son uvre sont
tombés dans un oubli presque total.
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Maison de santé établie par Monsieur MARCEL
L'établissement est exclusivement réservé aux aliénés des
deux sexes; il y a ici pour l'essentiel des incurables, au nombre de soixante;
hommes et femmes sont entièrement séparés. Chaque
malade a une petite chambre donnant sur un long couloir.
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COMMENTAIRE
Les parents de Monsieur Marcel, Pierre Cabin dit Marcel et Marie-Louise-Edmée
Héricourt, tenaient à la fin de l'Ancien Régime une
maison pour aliénés d'esprit rue du petit Bercy (rue de
Dijon actuelle).
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Maison de santé tenue par Monsieur BELHOMME
Elle est avant tout organisée pour quarante aliénés, la plupart
incurables; Monsieur Belhomme accepte également de jeunes gens
qui lui sont adressés par leurs parents avec l'autorisation de
la police pour une surveillance en détention pour quelques mois.
Les furieux logent dans un bâtiment à part avec une cour
très spacieuse au fond du jardin. Les autres logent dans la maison
du chirurgien, Monsieur Belhomme, et prennent leurs repas avec lui.
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COMMENTAIRE
Ni "docteur", comme on l'a parfois affirmé en le confondant avec son fils Jacques
Etienne (1800-1880), ni chirurgien comme l'indique Schweigger, Belhomme
était miroitier avant d'ouvrir vers 1770 une maison de santé
qui devint l'une des plus importantes de la fin de l'Ancien régime
à Paris et bénéficiera même des services de
Philippe
Pinel de 1786 à 1793.
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Maison de santé de Monsieur DUBUISSON
Il y a ici presque toujours quarante aliénés incurables, ce qui
ne permet pas de parler de traitement médical. Monsieur Dubuisson
m'a affirmé avoir beaucoup contribué au soulagement des
aliénés très angoissés et déprimés
(sehr ängstlichen und niedergeschlagenen Irren)
(ce que beaucoup sont devenus par la Révolution) en faisant construire
une chapelle où la messe est célébrée une fois par semaine.
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COMMENTAIRE
Claude-Henry Jacquelin Dubuisson (1739-1812) avait repris en 1788 à la veuve
Bouqueton la direction d'une maison de santé rue de Montreuil,
qui, treize ans plus tard, fusionnait avec celle du chirurgien L. Lasmesas,
installée rue du Faubourg Saint-Antoine n°303 (333 actuel).
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Maison de santé de Mademoiselle LACOUR
Les locaux et l'agencement intérieur de la maison conviennent parfaitement à un petit établissement d'aliénés. Malheureusement, elle s'est fort dégradée depuis le décès de la propriétaire, mais on envisage une meilleure réorganisation. L'ensemble a été prévu pour des aliénées ainsi que pour des femmes enceintes et des personnes âgées qui souhaitent mener une vie retirée. La pension est de 800 à 1000 francs. |
COMMENTAIRE
La demoiselle Marie Douay, associée ensuite à Marguerite Lacour, sa cousine,
tenait sous l'Ancien Régime une pension rue Neuve-Sainte-Geneviève,
hôtel du Bel-Air (n° 19-19 ter de la rue Tournefort actuelle)
(de 1765 a 1774), avec annexe rue de Charonne (de 1770 à 1777).
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ADMISSION DES ALIÉNÉS
Ce sont là les pensions privées de fous les plus connues. Je passe
sur quelques autres petites maisons pour abréger, d'autant qu'elles
sont destinées à d'autres malades que les aliénés
mentaux.
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COMMENTAIRE
Une circulaire intitulée "Réclusion d'insensés" adressée
par le ministre de l'Intérieur aux préfets des départements,
datée du 30 fructidor an XII (17 septembre 1804) confirme et précise
les règles d'admission des aliénés présentées
par Schweigger, sans cependant faire mention du rôle des médecins
dans la procédure :
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BIBLIOGRAPHIE
(N.B. Les
références complètes sont consultables sur la page
"Bibliographie" du site)
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Michel CAIRE, Sabina VEIT, Une visite des établissements parisiens d'aliénés en 1808. Traduction et commentaires de "Über Kranken und Armen Anstalten zu Paris", Von Dr. August Friederich Schweigger. Mémoire dactylographié, 1996, 56 p. |